Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/16

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Essais de morale et de politique
Chapitre XVI
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 161-174).
XVI. De l’athéisme.

J’aimerois mieux croire toutes les fables de la Légende, du Thalmud et de l’Alcoran, que de croire que cette grande machine de l’univers, où je vois un ordre si constant, marche toute seule et sans qu’une intelligence y préside. Aussi Dieu n’a-t-il jamais daigné opérer des miracles pour convaincre les athées, ses ouvrages mêmes étant une sensible et continuelle démonstration de son existence. Une philosophie superficielle fait incliner quelque peu vers l’athéisme, mais une philosophie plus profonde ramène à la connoissance d’un Dieu. Car, tant que l’homme, dans ses contemplations, n’envisage que les causes secondes qui lui semblent éparses et incohérentes, il peut s’y arrêter, et n’être pas tenté de s’élever plus haut : mais lorsqu’il considère la chaîne indissoluble qui lie ensemble toutes ces causes, leur mutuelle dépendance, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, leur étroite confédération, alors il s’élève à la connoissance du grand Être qui, étant lui-même le vrai lien de toutes les parties de l’univers, a formé ce vaste système et le maintient par sa providence. L’absurdité même des opinions de la secte la plus suspecte d’athéisme, est la meilleure démonstration de l’existence d’un Dieu ; je veux parler de l’école de Leucippe, de Démocrite et d’Épicure. Car il me paroît moins absurde de penser que quatre élémens variables, avec une cinquième essence, immuable, convenablement placée, et de toute éternité, puissent se passer d’un Dieu, que d’imaginer qu’un nombre infini d’atomes, ou d’élémens infiniment petits, et n’ayant aucun centre déterminé vers lequel ils puissent tendre aient pu, par leur concours fortuit, et sans la direction d’une suprême intelligence, produire cet ordre admirable que nous voyons dans l’univers[1]. Nous trouvons dans l’Écriture sainte ces paroles si connues : l’insensé a dit dans son cœur : il n’est point de Dieu. Remarquez qu’elle ne dit pas qu’il le pense, mais seulement qu’il se le dit à lui-même, plutôt comme une chose qu’il souhaite et qu’il tâche de se faire accroire, que comme une chose dont il soit intimement persuadé. Les seuls hommes qui osent nier l’existence de Dieu, sont ceux qui croient avoir intérêt à sa non-existence[2], et ce qui prouve bien que l’athéisme est plus sur les lèvres qu’au fond du cœur, c’est de voir que les athées aiment tant à parler de leur opinion : comme s’ils cherchoient à s’appuyer de l’approbation des autres, pour s’y fortifier. On en voit même qui veulent se faire des prosélytes, et qui prêchent leur opinion avec autant d’enthousiasme et de fanatisme que des sectaires ; en un mot, l’athéisme a ses missionnaires, ainsi que la religion : que dis-je ? il a même ses martyrs, qui aiment mieux subir le plus affreux supplice que de se rétracter[3]. S’ils étoient vraiment persuadés que Dieu n’existe point, son existence une fois niée, tout seroit fini, et ils n’auroient plus rien à dire : à quoi bon se tourmenter ainsi pour cette opinion négative[4] ? On a prétendu qu’Épicure dissimuloit sa véritable opinion sur ce point ; que, pour mettre en sûreté sa réputation et sa personne, il affirmoit publiquement qu’il existoit des êtres parfaitement heureux et jouissant tellement d’eux-mêmes, qu’ils ne daignoient pas se mêler du gouvernement de ce monde inférieur : mais qu’au fond il ne croyoit point du tout l’existence de la divinité, et ne parloit ainsi que pour s’accommoder au temps. Mais cette accusation nous paroît d’autant plus dénuée de fondement, que, dans ses entretiens particuliers sur ce sujet, son langage étoit quelquefois sublime et vraiment divin : ce qui est vraiment profane, disoit-il alors, ce n’est pas de nier les dieux du vulgaire, mais d’appliquer aux dieux les opinions de ce profane vulgaire : Platon lui-même auroit-il mieux parlé ? Et quoiqu’Épicure ait eu l’audace de nier la providence des dieux, il n’eut jamais celle de nier leur nature. Les sauvages de l’Amérique ont des noms particuliers pour désigner spécifiquement tous leurs dieux ; mais ils n’en ont point qui répondent à notre mot Dieu[5], C’est à peu près comme si les Païens n’avoient eu que ces noms de Jupiter, d’Apollon, de Mars, etc. et n’avoient pas eu celui de Deus (en latin), de Dios (en grec) ; ce qui prouve que les nations les plus barbares, sans avoir de la divinité une idée aussi étendue et aussi grande que la nôtre, en ont du moins une notion imparfaite. Ainsi, les athées ont contre eux les Sauvages réunis avec les plus profonds philosophes. On trouve rarement des athées réels, désintéressés, et purement théoriques, tels que Diagoras, Bion, Lucien, etc. peut-être encore se peut-il qu’ils le paroissent plus qu’ils ne le sont. Car on sait que ceux qui combattent une religion ou une superstition reçue, sont toujours accusés d’athéisme. Mais les vrais athées ce sont les hypocrites qui manient sans cesse les choses saintes, et qui, n’ayant aucun sentiment de religion, les méprisent qu fond du cœur[6].

L’athéisme peut avoir différentes causes, 1°. un trop grand partage de sentimens et les disputes sur la religion, surtout lorsqu’elles se multiplient excessivement ; car, lorsqu’il n’y a que deux opinions et deux partis qui les défendent, cette opposition même donne plus de zèle et de ferveur à l’un et à l’autre[7]. Mais s’il règne une grande diversité d’opinions, cette multiplicité fait naître des doutes sur toutes, et introduit l’athéisme. 2°. La conduite scandaleuse des prêtres, quand elle est portée au point qui faisoit dire à Saint Bernard : il ne faut plus dire, tel le peuple, tel le prêtre, car aujourd’hui le prêtre est cent fois pire que le peuple. 3°. De fréquentes railleries sur les choses saintes ; ce qui extirpe du fond des cœurs, le respect dû à la religion. 4°. Enfin, les sciences et les lettres, sur-tout au sein de la paix et de la prospérité ; car les troubles et l’adversité ramènent à la religion.

Ceux qui nient l’existence de Dieu, s’efforcent d’abolir la plus noble prérogative de l’homme. Car l’homme, par son corps, n’est que trop semblable aux brutes ; et lorsque, par son âme, il n’a pas quelque ressemblance avec la divinité, ce n’est plus qu’un animal vil et méprisable. Ils ruinent aussi le vrai fondement de la magnanimité, et tout ce qui peut élever la nature humaine. En effet, voyez combien un chien même a de courage et de générosité, lorsqu’il se sent soutenu de son maître, qui lui tient lieu d’une divinité et d’une nature supérieure ; courage que certainement il n’auroit point sans cette confiance que lui inspire la présence et l’appui d’une nature meilleure la sienne[8]. C’est que ainsi que l’homme qui se sent assuré de la protection de la divinité, et qui repose, pour ainsi dire, sur le sein de la divine providence, tire de cette opinion, et du sentiment qui en dérive, une vigueur et une confiance à laquelle la nature humaine, abandonnée à elle-même, ne sauroit atteindre. Ainsi, l’athéisme déjà odieux à mille égards, l’est sur-tout en ce qu’il prive la nature humaine du plus puissant moyen qu’elle ait pour s’élever au dessus de sa foiblesse naturelle. Or, il en est, à cet égard, des nations comme des individus ; jamais nation n’a égalé le peuple romain pour l’élévation des sentimens et la magnanimité : écoutez Cicéron lui-même, montrant la véritable source de cette grandeur d’âme :

Quoique nous soyons quelquefois un peu trop amoureux de nos institutions et de nous-mêmes, ô pères conscripts ! cependant quelque haute idée que le peuple romain puisse avoir de sa supériorité naturelle, comme il ne l’emportoit ni sur les Espagnols par le nombre, ni sur les Gaulois par la hauteur de la stature et la force de corps, ni sur les Carthaginois par la ruse, ni sur les Grecs par les sciences, les lettres et les arts, ni, enfin, sur les Latins et les Italiens par cet amour inné de la liberté, qui semble être le caractère distinctif, l’instinct, et comme l’âme de tous les habitans de cette contrée ; s’il a vaincu et surpassé en tant de choses toutes les nations connues, ce n’est donc point à ses qualités particulières qu’il a dû ces victoires et cet ascendant ; mais à la seule piété, à la seule religion, à cette seule espèce de science et de sagesse, qui consiste à penser et à sentir que l’univers entier est mu et gouverné par l’intelligence et la volonté suprême des Dieux immortels.

  1. Cet ordre que l’homme suppose dans l’univers, pourroit-on dire, ne lui semble tel que par son analogie avec les arrangemens auxquels il donne lui-mème le nom d’ordre ; mais l’homme est-il bien certain que les idées qu’il a de l’ordre, sont conformes à celles qu’en a la Divinité même, et que ce qu’il appelle ordre ne soit pas un désordre par rapport à elle ? D’ailleurs, la constance qu’il attribue à cet ordre qu’il croit voir dans l’univers, n’est relative qu’à la courte durée de l’être éphémère qui en juge. Or, 3 000 ans ne sont pas même une seconde par rapport à l’éternité. Ainsi, quand il seroit prouvé que cet ordre a duré 3 000 ans, cela ne prouveroit pas qu’il est constant. Sans doute, peut-on répondre : mais, si tout est relatif, comme vous le prétendez, l’arrangement de l’univers étant, par rapport à l’homme, un ordre constant, il y a donc un Dieu relativement à l’homme, et c’est tout ce qu’il nous faut : si le bonheur de l’homme est tout tissu de relations, et son existence toute relative, les vérités relatives lui suffisent ; il n’a pas besoin des vérités absolues, et toutes les objections fondées sur des vérités de cette dernière espèce sont nulles par rapport à lui.
  2. Ce raisonnement est d’autant plus faux, qu’il peut-être ainsi rétorqué contre ceux qui l’emploient. Les seuls hommes qui affirment que Dieu existe, sont ceux qui croient avoir intérêt à son existence ; et le dogme de l’existence de Dieu est si nécessaire aux hommes honnêtes, qu’ils pourroient bien, à leur insu, n’en avoir pas de meilleure preuve que cette nécessité même. Aussi l’intérêt que les athées croient avoir à la non-existence de Dieu, ne prouve pas plus qu’il existe, que l’intérêt que les théistes croient avoir à son existence ne prouve qu’il n’existe point ; et l’inconvénient de tout argument fondé, comme celui-ci, sur des personnalités, est qu’on peut toujours le rétorquer contre ceux qui en abusent.
  3. Si tous ces signes sont communs aux athées et aux théistes, ils ne prouvent donc rien, ni pour les uns ni pour les autres ; mais ne seroit-ce pas cela mème que l’auteur voudroit dire ? Ces trois exemples de rétorsion suffiront pour bannir de la philosophie toutes les personnalités, puisque tout homme qui, dans la dispute, y a recours, donne prise et provoque une récrimination. Si l’existence de Dieu n’étoit appuyée que sur de telles preuves, tout homme raisonnable seroit forcé d’être athée ; mais heureusement elle a des bases plus solides : car, outre les preuves métaphysiques, physiques et morales qui sont connues, on peut raisonner ainsi. Il n’est pas probable que l’homme soit dans l’univers entier la suprême intelligence : il est donc probable qu’il y a dans l’univers des intelligences supérieures à la sienne ; et, comme il n’est point dans la nature deux êtres parfaitement égaux, il est également probable qu’il existe uno intelligence supérieure à toutes les autres, qui a fait sur la totalité de la matière ce que l’homme a fait sur une partie infiniment petite de cette matière, c’est-à-dire, qui a pu et a voulu l’arranger, y mettre de l’ordre. Cette suprême intelligence, cette cause de toutes les causes, je l’appelle Dieu. Ce grand être, mes sens ne me le montrent pas ; mais ils me préparent à le voir, et ma raison me le montre dans la subordination de tous les êtres, dont ils m’ont révélé l’existence. Il est, voilà ce qu’elle me dit ; mais quel est-il ? voilà ce qu’elle ne me dit pas ; car tout ce qu’elle me dit sur ce sujet, est tiré de l’homme même, et tout ce que l’homme tire de lui-même tient trop de la nature humaine, pour devoir être appliqué à l’être incommensurable qu’il veut mesurer.
  4. À se mettre en état de résister à ceux qui soutiennent l’affirmative : comme ils sont dans la charitable habitude de brûler leurs adversaires, pour les réfuter, on tâche de se faire un grand nombre de prosélytes, pour jeter de l’eau sur les fagots, et tenir de sa propre force la tolérance qu’on n’obtiendroit pas de leur charité.
  5. C’est peut-être qu’ils n’ont pas même l’idée que nous attachons à ce mot ; et que, n’ayant pas encore de monarque, ils n’en ont pas supposé un dans les cieux : ces pauvres misérables s’imaginent que leurs dieux sont libres comme eux. Mais heureusement, lorsqu’ils seront plus avancés dans la civilisation, ils mettront dans l’univers l’unité qu’ils auront mise dans l’état.
  6. Je prie le lecteur de fixer son attention sur les deux phrases précédentes ; de chercher contre quelle sorte de gens elles sont dirigées, et d’envoyer la lettre à son adresse.
  7. Ils aiment Dieu avec une tendresse proportionnée à la haine qu’ils se portent l’un à l’autre, chacun le regardant comme l’ennemi de son ennemi.
  8. La plupart des hommes préfèrent un ami riche à un ami pauvre ; mais on ne voit pas un chien quitter un maître pauvre qui le nourrit mal, pour s’attacher à un riche qui le nourriroit mieux.