Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/20

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Essais de morale et de politique
Chapitre XX
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 208-225).

XX. Du conseil (et des conseils d’état.)

La preuve la plus sensible de confiance qu’un homme puisse donner à un autre homme, c’est de le choisir pour son conseiller. Car, lorsqu’il confie à un autre ses biens, ses enfans, son honneur même, ou telles affaires particulières, il ne lui confie encore qu’une partie de ce qu’il a et de ce qu’il est ; au lieu qu’il met sa personne même à la discrétion de ceux qu’il choisit pour ses conseillers ; c’est-à-dire, le tout. Mais il est juste que, de leur côté, ses conseillers soient sincères et d’une fidélité à toute épreuve.

Quand un prince est assez sage pour se former un conseil de personnes d’élite, il ne doit pas craindre que son autorité en souffre, ni que le public le soupçonne d’incapacité, puisque Dieu même a un conseil, et que le nom le plus auguste qu’il ait donné à son fils bien-aimé, est celui de conseiller. C’est dans le judicieux et sage conseil que réside toute stabilité : quelques sages mesures qu’on puisse prendre, les choses humaines ne seront jamais entièrement exemptes d’agitation ; mais si les affaires ne sont débattues et agitées plus d’une fois dans un conseil, le gouvernement lui-même sera sujet à toutes les agitations et les vicissitudes de la fortune ; il flottera dans une incertitude et une irrésoIution perpétuelle ; on le verra sans cesse faire et défaire, sans règle et sans but fixe ; en un mot, sa marche incertaine et chancelante sera semblable à celle d’un homme ivre. Le fils de Salomon sentit, par sa propre expérience, quelle est la force et le pouvoir d’un bon conseil, comme son père en avoit vu la nécessité. Car ce fut par un conseil mal choisi, que le royaume chéri de Dieu fut d’abord démembré, puis ruiné sans ressource : genre de conseil sur lequel on peut faire deux observations fort instructives, qui nous serviront à démêler les bons conseils d’avec les mauvais ; l’une, qui concerne les personnes, est que ce conseil étoit tout composé de jeunes gens ; l’autre, qui regarde le résultat de la délibération, est que ces conseillers si jeunes ne suggéroient au prince que des conseils violens.

La haute sagesse de l’antiquité brille éminemment dans une fable qui paroît avoir été inventée pour montrer aux rois combien il leur importe d’être étroitement unis, et en quelque manière incorporés avec leur conseil ; mais en même temps avec quelle prudence et quelle politique ils doivent s’en servir. Car, en premier lieu, les poëtes feignent que Jupiter épousa Métis, qui est l’emblème du conseil ; première fiction qui nous donne à entendre que la souveraineté et le conseil doivent être mariés ensemble. En second lieu, après que Jupiter, ajoutent-ils, eut épousé Métis, elle conçut de lui ; elle devint grosse : mais le dieu ne voulant pas attendre le terme de l’accouchement, la dévora ; il eut une espèce de grossesse, et ensuite il accoucha de Pallas, qui sortit de son cerveau toute armée. Cette fable, quelque monstrueuse qu’elle puisse paroître, ne laisse pas de renfermer un des plus grands secrets de l’art de gouverner ; car elle nous montre, d’une manière sensible, comment le prince doit tirer parti de son conseil. 1°. Elle nous donne à entendre qu’il doit y proposer toutes les affaires importantes ; ce qui répond à la première conception et à la première grossesse. En second lieu, quand les matières ayant été discutées, digérées, et, en quelque manière, couvées dans le sein de son conseil, sont en état d’être mises au jour, il ne doit pas permettre à ce conseil de passer outre, ni souffrir qu’il s’attribue à lui-même la décision, en la publiant en son propre nom, et comme de sa seule autorité. Il faut, au contraire, que le prince évoque à lui l’affaire en totalité, afin que la nation soit persuadée que tous les édits et les statuts (qu’on peut alors comparer à Pallas armée, parce qu’ils sont prononcés avec toute la maturité, la prudence et l’autorité nécessaires) ; que ces statuts, dis-je, émanent uniquement du chef suprême, et non-seulement qu’ils procèdent de son autorité (ce qui seroit suffisant pour montrer sa puissance, et insuffisant pour augmenter ou soutenir sa réputation), mais même de sa seule volonté, de sa seule prudence, et de son propre jugement.

Cherchons maintenant quels sont les inconvéniens auxquels le prince s’expose, en formant un conseil d’état, ou en le consultant, et quels sont les moyens nécessaires pour prévenir ces inconvéniens, ou y remédier. Les principaux et les plus connus se réduisent à trois. Le premier est que les affaires étant communiquées à un assez grand nombre de personnes, on ne peut guère compter sur le secret. Le second est que l’autorité du prince en paroît affoiblie ; qu’il semble aussi se défier de sa propre capacité, et n’avoir pas la force de se gouverner lui-même. Le troisième est le danger des conseils perfides, intéressés, et plus utiles à celui qui les donne, qu’à celui qui les reçoit.

Pour prévenir ces inconvéniens, les Italiens ont imaginé, et les Français ont adopté, sous quelques-uns de leurs rois, les conseils secrets, et connus sous le nom de conseils du cabinet, remède pire que le mal.

À l’égard du secret, rien n’oblige le prince à communiquer toutes ses affaires à son conseil, et il est maître de ne le faire qu’avec choix et discernement, soit par rapport aux matières, soit par rapport aux personnes. Il n’est pas non plus nécessaire que le prince, lorsqu’il met une affaire en délibération, déclare son propre sentiment ; il doit, au contraire, être très réservé sur ce point, et prendre garde de se laisser pénétrer. Quant au conseil du cabinet, on pourroit graver sur la porte ces mots : je suis plein de fentes et d’issues. Une seule personne assez vaine pour tirer gloire de savoir de tels secrets, et assez indiscrète pour les révéler, nuira cent fois plus qu’un grand nombre d’autres qui, avec beaucoup de mauvaises qualités, seroient du moins persuadées que leur premier devoir est de garder religieusement de tels secrets. Il est, à la vérité, des affaires qui exigent le plus profond secret, sur lequel on ne pourra guère compter, si elles sont communiquées à plus d’une ou de deux personnes, outre le prince : et après tout, ce ne sont pas celles qui réussissent le moins ; car, outre le secret, dont on est alors assuré, ce qui est déjà un grand avantage, il y a aussi plus de concert, de suite, de constance et de facilité dans l’exécution ; un petit nombre de personnes ayant moins de peine à se bien entendre[1]. Mais encore faut-il alors que le prince ait un grand fond de prudence, et qu’il ait la main assez ferme pour tenir lui-même le timon. Il faut de plus que ces conseillers intimes auxquels il se communique ainsi, soient sincères, d’une probité reconnue, et fidèlement attachés aux vues de leur maître. C’est ce dont on voit un exemple frappant en la personne de Henri VII, roi d’Angleterre, qui ne confioit jamais ses affaires les plus importantes qu’à deux personnes, Fox et Morton.

Quant au second inconvénient, je veux dire l’affoiblissement de l’autorité du prince, c’est une crainte chimérique. Je dirai plus, lorsque le prince assiste en personne aux délibérations de son conseil, sa présence, dans une si auguste assemblée, rehausse plutôt l’éclat de la majesté royale, qu’elle ne la rabaisse. Jamais prince ne fut dépouillé de son autorité, pour avoir trop dépendu de son conseil, sinon dans deux cas ; savoir : lorsque certains membres y ont eu trop d’influence, sur-tout lorsqu’un seul y a pris trop d’ascendant, ou lorsque plusieurs membres se sont coalisés dans des vues particulières ; deux inconvéniens faciles à découvrir et à éviter.

À l’égard du dernier inconvénient ; savoir : les conseils perfides et intéressés, il est évident que ces paroles de l’Écriture sainte : il ne trouvera plus de bonne foi sur la terre, doivent être appliquées à tel siècle pris en masse, et non à tels ou tels individus. Très heureusement il y a encore des hommes fidèles, sincères, vrais, pleins de droiture et de franchise, détestant tout manège, tout artifice et toute dissimulation. Voilà les hommes que les princes devroient tâcher d’attirer à eux et d’attacher, par les plus forts liens, à leur personne. D’ailleurs, rarement ces conseillers d’état sont tous d’intelligence et parfaitement d’accord entre eux. Ordinairement la jalousie et la défiance réciproque les portent à s’observer de près les uns les autres, et à s’inspecter, pour ainsi dire, réciproquement ; en sorte que, si tel d’entre eux se hazardoit à donner des conseils captieux et tendant à ses fins particulières, le prince en seroit bientôt averti. Mais le remède radical à cet inconvénient est que les princes tâchent de connoître leurs conseillers aussi-bien que ces conseillers les connoissent eux-mêmes ; car le premier talent d’un prince est de bien connoître tous ceux qu’il emploie. D’un autre côté, il ne convient nullement à des conseillers que le prince honore de sa confiance, d’épier tous ses discours et toutes ses actions, pour pénétrer au fond de son cœur : et les conseillers les mieux constitués, sont ceux qui emploient plutôt leur talent et leur sagacité à améliorer les affaires de leur maître, qu’à étudier ses penchans et à approfondir son naturel ; lorsqu’un tel esprit animera tous ses travaux, il sera plus occupé à lui donner de sages conseils, qu’à le flatter et à lui complaire. Une méthode qui peut être fort utile aux princes, c’est de prendre les avis de leurs conseillers, tantôt dans leurs assemblées, tantôt séparément ; car un avis donné en particulier est plus libre et plus sincère ; au lieu qu’en public, mille considérations obligent de taire une partie de sa pensée, et quelquefois le tout. Dans un entretien particulier, on se livre plus hardiment à son propre génie ; mais dans une assemblée, on cède davantage à celui des autres. Il faut donc employer ces deux moyens alternativement ; consulter dans le particulier ceux d’entre les conscillers qui ont le moins d’influence, afin de les mettre plus à leur aise ; et, en plein conseil, ceux qui ont le plus d’ascendant, afin de les contenir plus aisément dans les bornes du respect.

Il seroit très inutile à un prince de demander des conseils sur ses affaires, s’il n’en demandoit aussi sur les personnes qu’il emploie ou veut employer. Car les affaires sont comme des images inanimées ; et toute l’âme de l’action est dans le choix des personnes. Or, ces informations qu’il faut prendre sur les personnes, ce n’est pas pour en avoir simplement une idée générale, vague, et semblable à celles qui sont la base d’un théorème de mathématique, mais une idée précise et spécifique ; il faut, dis-je, que toutes les questions de ce genre aient pour objet le caractère individuel et le génie propre de chaque sujet à employer ; car le choix judicieux des personnes est la preuve la plus sensible qu’un prince puisse donner de son discernement ; et les erreurs les plus dangereuses sont celles qu’on commet sur ce point[2]. Les meilleurs conseillers, comme quelqu’un l’a dit, ce sont les morts ; ils ne flattent et ne craignent plus qui que ce soit ; au lieu qu’un conseiller vivant est souvent tenté et quelquefois même forcé de pallier, d’affoiblir ou d’adoucir la vérité. Ainsi il est utile de conférer quelquefois avec les livres, sur-tout avec ceux qu’ont écrit des hommes qui ont été eux-mêmes acteurs sur le théâtre du monde[3].

Aujourd’hui, et en beaucoup de lieux ; les conseils ne sont que des espèces de cercles et d’entretiens familiers où l’on discourt sur les affaires plutôt qu’on ne les discute : on s’y presse trop d’arriver à la conclusion, et de convertir en décrets ces résultats superficiels. Il vaudroit beaucoup mieux, lorsqu’il s’agit d’une affaire très importante, prendre un jour pour la proposer, et remettre au lendemain la décision ; car la nuit donne conseil. Ce fut ainsi qu’on en usa par rapport au traité d’union proposé entre l’Angleterre et l’Écosse. Aussi régna-t-il dans cette assemblée beaucoup d’ordre et de régularité. Je voudrois qu’on assignât un jour fixe pour les requêtes ou pétitions des particuliers. Par ce moyen, les demandeurs ou pétitionnaires, assurés du jour où ils seroient entendus, n’auroient besoin de se préparer que pour ce jour-là, et perdroient beaucoup moins de temps. Moyennant cette mêne disposition, dans les assemblées où l’on ne devroit traiter que d’affaires importantes, on ne seroit plus distrait par les petites, et l’on seroit tout à la chose.

Dans le choix des commissaires qui doivent rapporter des affaires au conseil, il vaut mieux employer des personnes tout-à-fait indifférentes, et qui n’aient point encore d’opinion fixe, que de prétendre établir une sorte d’égalité ou d’équilibre à cet égard, en combinant ensemble des personnes d’opinions opposées, et dont chacune soit en état de défendre la sienne.

Je souhaiterois encore qu’on établit des comités (conmissions) perpétuels, pour différens objets, tels que le commerce, les finances, la guerre, les griefs, etc. pour telles espèces d’affaires, pour telles provinces, etc. dans les états où il y a plusieurs conseils subordonnés, et un seul conseil supérieur, comme en Espagne ; ces conseils inférieurs ne sont, à proprement parler, que des commissions perpétuelles, analogues à celles dont nous parlons ici, mais revêtues d’une plus grande autorité.

S’il arrive que le conseil ait besoin de prendre des informations relativement à ce qui concerne différentes professions, comme celles de jurisconsulte, de navigateur, de négociant, d’artisan, etc. il consultera de préférence les hommes mêmes qui exerceront ces professions, et qui devront être ouïs d’abord par les commissaires, puis par le conseil, si les circonstances l’exigent. Au reste, il ne doit pas leur être permis de se présenter en foule et tumultuairement, ni de s’expliquer en criant à pleine tête et dans le style tribunitien ; ce qui serviroit plutôt à étourdir et à fatiguer l’assemblée, qu’à l’instruire.

Une table fort longue ou quarrée, ronde ou ovale, etc. ou des sièges placés tout autour de la salle et près de la muraille, ne sont point du tout des choses indifférentes ; quoique ces dispositions semblent ne tenir qu’à la forme et être purement extérieures, elles ne laissent pas d’avoir des effets très réels. Par exemple, lorsque la table est fort longue, le petit nombre de personnes assises au haut bout, ont un avantage naturel et emportent souvent l’affaire ; an lieu qu’à une table quarrée, ce seront les conseillers assis au bas bout qui auront l’avantage.

Lorsque le prince assiste en personne au conseil, il doit être très réservé et bien prendre garde de laisser deviner trop tôt son sentiment ; car s’il se laisse pénétrer de bonne heure, tous les assistans ne s’appliqueront qu’à lui complaire ; et au lieu de lui donner librement un avis salutaire, ils lui chanteront : Placebo tibi, Domine (Seigneur, je tâcherai de vous complaire ; commencement d’un psaume de David.)

  1. La puissance (la force intellectuelle) d’un corps qui n’agit que de la tête et de la langue, ou de la plume, est en raison inverse du nombre de ses membres, comme nous le disions dans une des notes précédentes ; un grand nombre d’hommes ne pouvant être long-temps d’accord, et perdant toujours à lutter les uns contre les autres, le temps qu’ils devroient employer à lutter tous ensemble contre l’ennemi commun : le vrai moyen d’affoiblir un tel corps c’est de le diviser ; et le vrai moyen de le diviser c’est de multiplier ses membres.
  2. Chaque erreur de ce genre est une erreur sommaire et collective ; car la sottise qu’on fait, en choisissant mal une personne qu’on sera souvent obligé de consulter, ou d’employer pour l’exécution, est grosse de toutes les sottises qu’elle fera, ou conseillera, et de tous les inconvéniens qui en résulteront.
  3. Mais qui ne le sont plus ; car le spectateur voit mieux l’acteur que l’acteur ne le voit ; et celui qui regarde jouer voit mieux les coups que celui qui joue ; mais, pour bien juger les coups, il faut avoir joué, et pour être bun spectateur, il faut avoir été acteur. Ceux qui sont encore dans le tourbillon des affaires, regardent l’objet de plus près, et ils le regardent de si près qu’ils ne le voient pas. C’est sur-tout parce que cet objet qu’ils considèrent les regarde eux-mêmes, qu’ils le voient si mal ; leur rôle est d’être vus, et non de voir. Ils sont si occupés à faire des sottises, qu’ils n’ont pas le temps d’apprendre à les éviter, ou à les réparer ; en faisant beaucoup, ils croient toujours bien faire, et prennent la quantité pour la qualité. Cependant ; avant de courir, il seroit bon de savoir où l’on va.