Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/24

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXIV
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 247-261).


XXIV. Des innovations.

Tout animal naissant est d’abord informe, et n’est encore qu’une espèce d'ébauche : il en est de même des innovations, qui sont les enfans du temps : principe toutefois qui a ses exceptions ; car on sait que ceux qui les premiers ont illustré leurs familles, sont ordinairement plus dignes de cette illustration que leurs successeurs : or, ce que nous disons des hommes, il faut le dire aussi des choses ; et dans la plupart des institutions humaines, le premier plan, qui est comme le premier modèle et l’original, est rarement égalé par les imitations ou les copies qu’on en fait dans les temps ultérieurs[1] ; car le mal, auquel la nature humaine se porte d’elle-même, depuis qu’elle est pervertie[2], va naturellement toujours en croissant ; au lien que le bien, auquel elle ne se porte qu’en se faisant une sorte de violence à elle-même, va naturellement en décroissant. Tout remède est une innovation, et quiconque fuit les remèdes nouveaux, appelle, par cela même, de nouveaux maux ; car le plus grand de tous les novateurs, c’est le temps même : or, le temps changeant naturellement les choses en pis, comme nous venons de le dire, si l’homme, par sa prudence et son activité, ne s’efforce pas de les changer en mieux, quand verra-t-il la fin de ses maux ? Il est vrai que ce qui est établi depuis long-temps, et enraciné par l’habitude, peut, sans être très bon en soi-même, être du moins plus convenable ; et que les choses qui ont long-temps marché ensemble, se sont ajustées et, pour ainsi dire, mariées les unes aux autres ; au lieu que les institutions nouvelles ne s’ajustent pas si bien aux anciennes ; et quelque utiles qu’elles puissent être en elles-mêmes, elles sont toujours un peu nuisibles, par ce défaut de convenance et de conformité. Il en est d’elles comme des étrangers, qui sont plus admirés et moins aimés.

Tout ce que nous venons de dire seroit parfaitement vrai, si le temps lui-même n’introduisoit naturellement aucun changement ; mais le fait est que le temps s’écoule sans interruption comme un fleuve, et son instabilité est telle, que l’excessive stabilité des institutions, et un attachement opiniâtre aux anciennes coutumes, causent autant de troubles que les innovations mêmes[3], et ceux qui ont trop de vénération pour l’antiquité, ne sont qu’un objet de ridicule pour leurs contemporains. Ainsi les hommes, dans leurs innovations, devroient imiter le temps même, qui amène sans doute de grands changemens, mais par degrés et presque sans qu’on le sente. Autrement toute nouveauté est vue de mauvais œil, et en améliorant certaines choses, on fera que beaucoup d’autres empirent : car alors celui qui gagne au changement, n’en rend grâce qu’au temps seul ; au lieu que celui qui y perd, le regarde comme une injustice, et s’en prend aux novateurs[4].

On ne doit pas non plus se décider trop aisément à faire de nouvelles expériences sur le corps politique, pour remédier à ses maux, hors le cas d’une urgente nécessité, ou d’une utilité manifeste. Et, avant de se déterminer à ces innovations, il faut être bien sûr que c’est le désir de réformer qui attire le changement, et non le désir de changer, qui attire la réforme. En un mot, toute innovation doit être sinon toujours rejetée, du moins toujours un peu suspecte ; et c’est ce que nous apprend l’Écriture sainte, lorsqu’elle nous dit : commençons par nous tenir sur les voies antiques, puis, regardons autour de nous pour découvrir la meilleure route ; puis, quand nous l’aurons découverte, ayons le courage d’y marcher.

  1. Ce principe n’est rien moins que général ; et il est faux, absolument faux que tout ou presque tout décline et dégénère : assertion de vieillard cacochyme qui se prend lui-même pour l’univers entier, et qui, se sentant décliner, croit que tout décline comme lui : le fait est que les qualités physiques, de telle espèce, ne peuvent croître, sans que les qualités opposées décroissent en même proportion, et vice versa : il en est de même des qualités morales (telles que les vices et les vertus, les talens, les défauts ou les travers), attachées aux qualités physiques de l’une ou de l’autre espèce. Ainsi, les institutions physiques, morales, civiles, politiques ou religieuses, dont la perfection dépend des qualités physiques et morales, qui vont en croissant, à mesure qu’un peuple avance dans la civilisation, doivent aussi se perfectionner de plus en plus ; et celles dont la perfection dépend des qualités qui vont en décroissant, doivent dégénérer. Or, les qualités qui vont en décroissant, à mesure qu’un peuple vieillit, sont les qualités masculines, et celles qui vont en croissant sont les qualités féminines, comme le prouve l’histoire du genre humain, où l’on voit toutes les nations s’efféminer et s’abâtardir, en avançant en âge ; à quoi il faut ajouter le bénéfice de l’expérience. Or, si, dans une nation qui a vieilli, la foiblesse se trouve combinée avec l’expérience, elle peut être figurée sous l’emblême d’une vieille femme : aussi en a-t-elle les goûts ; elle aime ce qu’elle appelle l’utile, le solide, c’est-à-dire, ce qui remplit la bourse ; par exemple, le commerce, l’industrie, l’agriculture. Dans les arts et les lettres, elle ne monte plus le pégase poétique, mais plus souvent l’âne ou le mulet mathématique, logique, nomenclaturier ; en un mot, elle aime l’argent et les jetons. Cependant cette vieille femme, un jeune homme peut la ressusciter pendant quelques heures, et c’est alors un miracle de l’amour et de ses enfans. Mais quelles sont ces qualités masculines et ces qualités féminines ? Voyez, dans le quatrième livre de la méchanique morale, les deux tables de signes physionomiques, à l’aide desquels on peut connoitre le sexe de l’esprit et du caractère d’un peuple ou d’un individu. Cette méthode de rapporter aux deux sexes tout ce qui concerne l’homme, les animaux, les plantes, etc. soit effets et causes, moyens et buts, signes et significations, explications, prédictions et exécutions, tout, en un mot ; cette méthode, dis-je, comme je l’ai dit dans une des notes de l’ouvrage précédent, est une grande clef.
  2. Le premier homme, disoient Voltaire et quelques autres incrédules, ayant eu l’imprudence de se vendre aux esprits infernaux, et de troquer l’éternité toute entière pour une pomme, il est clair que ses enfans, qui n’ont pas goûté de ce fruit, ne peuvent plus se sauver du feu éternel qu’en se rachetant ; ce qui exige un rédempteur et des courtiers bien salariés, dogme très dispendieux pour ceux qui l’achètent, et très lucratif pour ceux qui le vendent ; mais il doit être à très haut prix, comme toutes les marchandises de l’Inde ; car il vient de là, et il a pris naissance dans cette vaste contrée, qui fut le berceau du genre humain et de toutes les (fausses) religions. Les philosophes, dans plusieurs parties de l’Asie, ne pouvant concilier avec la connoissance ou la supposition d’un Dieu tout à la fuis infiniment bon et infiniment puissant, ces maux innombrables qu’ils voyoient répandus sur la terre, et dont les hommes vertueux ne sont pas plus exempts que les scélérats, furent naturellement portés à imaginer que ces maux devoient être le châtiment de quelque faute très ancienne, et à laquelle tous les rameaux de la grande famille du genre humain participoient, par leurs relations nécessaires avec la souche ; qu’un premier homme ayant mérité ces maux par sa désobéissance, le châtiment de cette faute qui, selon eux devoit être proportionné, non à la foiblesse de l’offenseur, mais à la grandeur de l’offensé, dut s’étendre sur toute la postérité du coupable ; invention vraiment asiatique, et vraiment digne de ces odieuses contrées où le crime d’un seul individu est puni dans toute sa famille, et quelquefois même jusqu’à la quatrième ou cinquième génération. L’Asie, condamnée à une servitude éternelle, mit dans la main du despote de l’univers le sceptre de fer qu’elle voyoit dans la main de ses tyrans, et l’Europe, peuplée par les nations orientales, adopta le rêve mélancolique de l’Asie. Mais et l’Asie et l’Europe, en supposant dans les cieux ce qu’ils voyoient sur la terre, n’ont fait que l’apothéose de la foiblesse humaine. Car ce n’est qu’après avoir attribué à ce grand Être auquel, ni les hommages, ni les blasphèmes humains, ne peuvent atteindre, sa propre foiblesse et sa propre vanité, que l’homme le croyant aussi sensible aux injures et aussi susceptible à cet égard, qu’il le seroit lui-même, le suppose tirant de la faute très légère d’un époux foible et complaisant, une vengeance terrible et perpétuelle, étendant sur toute la postérité du coupable la faute du premier père, punissant, dans une multitude immense d’innocens, la faute d’un seul individu ; et donnant ainsi lui-même l’exemple de l’injustice à l’être foible auquel il commande la justice. Supposez Dieu et l’homme tels qu’ils sont ; laissez entre ces deux êtres incommensurables la distance infinie que la différence même de leur nature y a mise, et n’ayant plus de faute commise, vous n’aurez plus de faute à réparer : chaque individu alors ne sera plus condamné pour la faute du père de tous les hommes, ni justifié par les mérites du fils de Dieu, mais absous par ses propres vertus, et condamné par ses propres vices, conformément aux idées de justice et d’équité que Dieu même lui a données. Le vrai péché originel c’est l’orgueil de l’homme qui l’a inventé, en se donnant dans l’univers une importance qu’il n’y a pas ; et la véritable offense faite à Dieu, c’est d’oser dire que Dieu est capable de s’offenser. Tel est, dis-je, le langage de l’incrédulité et de cette raison présomptueuse qui ose juger Dieu même ; mais la religion s’armant du feu de la charité, appuyé du feu temporel prolongé par le feu éternel, sait lui imposer silence ; et c’est elle seule que l’homme doit écouter, dans la simplicité de son cœur et la pauvreté de son esprit.
  3. C’est précisément parce que les uns sont obstinément attachés aux anciennes coutumes, que les innovations des autres sont dangereuses ; et les premiers sont attachés à leurs vieux habits, parce qu’ils s’y trouvent plus à l’aise que dans un neuf ; les innovations convertissent les vieillards en écoliers, et les jeunes gens en maîtres ; les premiers se trouvant obligés de recommencer le voyage à l’heure où ils espéroient et avoient droit d’espérer du repos : mais les novateurs doivent compter sur cette obstination des vieillards et des hommes d’habitude ; car toutes les réflexions philosophiques sur ce sujet ne rajeuniront pas ce qui a vieilli, et n’assoupliront pas ce qui est devenu roide.
  4. Une grande innovation ôte toujours à un grand nombre de citoyens leur principal moyen de subsistance, leur habileté relative, leur réputation, leurs jouissances habituelles, leurs principes et leur repos ; elle fait actuellement un mal très certain en vue d’un bien très incertain : ce n’est pas au hazard que j’ai ajouté : leurs principes ; car un, homme qui a cru, pendant soixante ans, telle action juste, et qui se trouve tout à coup obligé de la croire injuste, est naturellement porté à soupçonner que ce qui lui paroit juste depuis doux jours, ne l’est pas plus que ce qui lui avoit paru tel depuis son enfance, et s’il est de bonne foi avec lui-même, il perd ses principes : au lieu que ceux qui n’ont point de principes, en changent tant qu’on veut, et, à la faveur de cette souplesse très méritoire, sont de très bons citoyens, à l’ordre du premier venu : combien de jours, de semaines, de mois ou d’années faut-il attendre, pour avoir droit de violer un premier serment, et d’en faire un second ? Telle est peut-être la vraie cause de l’irrésolution et de l’inertie de certains individus, dans un vaisseau qui a perdu sa boussole, et que des fous actifs pourront sauver par hazard. Trop souvent les seuls qui gagnent à une grande innovation, sont ceux qui la font, et ils la font, parce qu’ils y gagnent : après quoi, ils sont tout étonnés que ceux à qui elle fait tout perdre, ne soient pas précisément du même avis, et aussi pressés que ceux à qui elle fait tout gagner.