Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/26

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXVI
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 267-273).

XXVI. De l’affectation de prudence, et du manège des formalistes.

Si nous devons en croire l’opinion commune, les Français sont plus sages qu’ils ne le paroissent, et les Espagnols le paroissent plus qu’ils ne le sont. Quoi qu’il en soit des nations, à cet égard, cette distinction peut être appliquée aux individus. Car l’apôtre, en parlant des faux dévots, dit qu’ils n’ont que les apparences et les dehors de la piété, sans avoir les effets et la réalité. Tels sont aussi, en fait de prudence et de capacité, les hommes que nous avons en vue dans cet article ; ils ont le talent de ne faire, avec beaucoup d’appareil et de gravité, rien du tout, ou presque rien. C’est un spectacle assez plaisant, et même ridicule pour un homme judicieux, de considérer leur manège, et de voir avec quel art ils se mettent, pour ainsi dire, en perspective, pour donner à une simple superficie l’apparence d’un corps solide. Quelques-uns sont si retenus et si réservés, qu’ils n’étalent jamais leur marchandise au grand jour, ils feignent toujours d’avoir quelque chose en réserve ; et lorsqu’ils ne peuvent se dissimuler qu’ils parlent de choses qui excèdent leur capacité, ils tâchent de paraître les savoir, mais les taire seulement par prudence. Il en est d’autres qui, ne parlant que du visage et du corps, sont, pour ainsi dire, sages par signes, comme Cicéron l’observoit au sujet de Pison : vous répondez, disoit-il, en haussant un de vos sourcils jusqu’au front, et en abaissant l’autre jusqu’au menton, que vous avez en horreur la cruauté. D’autres croyant en imposer, à l’aide d’un grand mot qu’ils prononcent d’un air tranchant et sentencieux, vont toujours leur train, comme si on leur avoit accordé ce qu’au fond il leur seroit impossible de prouver. D’autres encore, se donnant l’air de mépriser tout ce qui excède leur capacité, et feignant de le laisser de côté comme une bagatelle, voudraient ainsi faire passer leur ignorance réelle pour une preuve de jugement et de sagesse. D’autres encore ont toujours sous leur main quelque frivole distinction, et tâchant de vous amuser à l’aide des ces subtilités minutieuses, ils déclinent le point essentiel de la question. Aulugelle s’exprime ainsi au sujet d’un homme de ce caractère : c’est un diseur de rien qui, à force de distinctions, pulvérise le sujet le plus solide. Platon en donne un exemple dans son Protagoras, où il introduit Prodicus, en lui prêtant un discours tout composé de distinctions depuis le commencement jusqu’à la fin[1].

En toute délibération, les hommes de ce caractère ont grand soin d’adopter la négative[2]. Car une fois que la proposition, mise sur le tapis, est rejetée, il n’y a plus rien à faire ; au lieu que, si on la met en discussion, c’est une nouvelle besogne qui se présente. Cette fausse prudence ruine toutes les affaires. Pour terminer cet article, nous observerons qu’il n’est point de marchand prêt à faire faillite, ni de pauvre honteux, qui emploie autant de petits artifices pour cacher sa misère et soutenir son crédit, que ces hommes vuides de sens, dont nous parlons, en emploient pour acquérir ou conserver une réputation de prudence et de capacité : ils y réussissent quelquefois ; et parviennent à jouer un certain rôle ; mais gardez-vous de les employer dans les affaires de quelque importance, car vous tirerez plus aisément parti d’un homme un peu plus sot et un peu plus rond, que de ces formalistes[3].

  1. Un homme de lettres très célèbre, ou plutôt très fameux, qui ne goûtoit point le style concis, sec, décousu et poussif de Sénèque, s’exprimoit ainsi à ce sujet : c’est du sable sans chaux : cet homme de lettres, c’étoit Caligula.
  2. Chaque individu peut observer en lui-même que, lorsqu’il est dans un état de foiblesse, il est naturellement porté à chercher les différences, les exceptions, les inconvéniens, les argumens négatifs, les personnalités, en un mot, les ridicules, les défauts, et le côté foible des personnes, des choses, des opinions, des discours, des productions, etc. Or, ce que nous disons d’un individu actuellement foible, il faut le dire des individus en qui cette foiblesse est habituelle : les personnes foibles cherchent, dans tout, le côté foible, c’est-à-dire, ce qui leur ressemble ; ce qu’on peut expliquer ainsi. Lorsqu’on se sent foible, le sentiment de cette foiblesse n’est rien moins qu’agréable. Or, tout individu qui est mécontent de soi, est mécontent de tout ; il l’est de toutes les personnes et de toutes les choses qui, en réveillant sa sensibilité d’une manière quelconque, lui font sentir plus souvent ou plus vivement sa pénible existence. Comme l’âme humaine regarde, pour ainsi dire, tous les objets à travers ce corps auquel elle est unie, elle est naturellement portée à attribuer à ces objets qu’elle considère, les perfections ou les défauts de sa lunette ; et l’homme, lorsqu’il est mal disposé, croyant voir sur tous les objets la tache qui est dans son œil, ses discours tachent tout. L’auteur de la Balance naturelle et de la Méchanique morale a indiqué un grand nombre de signes physionomiques et de signes moraux, pour reconnoître cette classe d’individus dont il est question ici, et qu’il a désignés par les noms de contractifs ou de négatifs, en désignant leurs opposés par ceux d’expansifs ou de positifs. Mais voici leurs signalemens en peu de mots.

    L’expansif ajoute à ce que vous dites ; le contractif en retranche ; l’un abat continuellement, l’autre rebâtit ; l’un blesse, l’autre guérit ; mais ne guérit de la fièvre qu’en donnant la coliquo : l’un vous pousse, l’autre vous retient ; l’un agit, l’autre conseille ; l’un prend son imagination pour l’expérience, l’autre invoque sans cesse l’expérience, et ne veut pas qu’on fasse d’essais ; l’un dit tout et fait tout ; mais quand tout est fini, l’autre a tout dit et a tout fait. L’un est le soleil, et l’autre la lune ; deux astres qui se peignent dans leurs yeux mêmes, brillans ou ternes. En un mot, c’est le feu et l’eau ; toujours enneimis, mais toujours nécessaires l’un à l’autre et à la société, ils se trouvent presque toujours ensemble, et prédominant alternativement, ils maintiennent ou rétablissent ainsi presque toujours l’équilibre en eux-mêmes et dans les individus ou les sociétés sur lesquels ils ont de l’influence.

  3. Le métier d’un formaliste, d’un négatif, d’un charlatan froid, d’un druide, d’un prêtre (chinois), est de ne rien faire et de paroître tout faire, de tracasser les hommes laborieux, pour paroître plus occupés que ceux qui travaillent, et de bourdonner autour des abeilles, avant de s’emparer de leur miel. Mais l’excuse naturelle de cet infortuné est cette paresse incurable qui l’a condamné pour toujours à faire un si honteux métier, et à ne vivre que d’apparence. Car tout homme qui ne sème point, moissonne dans le champ d’autrui ; ceux qui ne travaillent point, vivent aux dépens de ceux qui travaillent ; et quand on ne sait pas s’amuser à bien faire, on se désennuie à mal faite. Au reste, la plupart des hommes ayant été élevés par d’hypocrites fainéans, il n’est pas étonnant que les hommes de ce caractère soient si communs. Les instituteurs se sont, pour ainsi dire, greffés eux-mêmes sur toute l’espèce humaine.