Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/29

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXIX
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 305-315).

XXIX. De la manière de conserver sa santé.

Il est à cet égard, pour chaque individu, une sorte de prudence qui ne se rapporte qu’à lui, et qui est plus sûre que toutes les règles générales de la médecine ; elle est toute comprise dans cette seule règle : remarquez avec soin, en vous observant vous-même, ce qui vous est salutaire et ce qui vous est nuisible ; telle est la plus sûre méthode pour conserver sa santé, et la meilleure espèce de médecine préservative. Cependant ce premier raisonnement : telle chose ne convient pas à mon tempérament, ainsi je dois cesser d’en faire usage, est mieux fondé que celui-ci : telle chose ne me nuit point, ainsi je puis, sans inconvénient, continuer d’en faire usage. Car cette vigueur qui est propre à la jeunesse, remédie d’abord à une infinité de petits excès qu’on se permet ; mais ce sont des espèces de dettes qu’on paie dans un âge plus avancé[1]. Considérez, à mesure que vous avancez en âge, que la diminution de vos forces exige des ménagemens, et ne vous permet plus de faire les mêmes choses ; car on ne brave pas impunément la vieillesse. Ne faites aucun changement subit dans les parties essentielles de votre régime ; et si la nécessité vous y oblige, ayez soin d’y approprier tout le reste de votre manière de vivre[2] ; car une maxime un peu mystérieuse, et qui n’en est pas moins vraie, c’est celle-ci : dans le corps humain, ainsi que dans le corps politique, un grand nombre de changemens faits tous à la fois, sont moins dangereux qu’un seul, s’il est considérable. Ainsi, examinez toutes les différentes parties de votre régime, comme alimens, sommeils, exercices, vêtemens, logemens, etc. et si vous y trouvez quelque chose qui vous soit nuisible, tâchez de vous en déshabituer peu à peu ; mais si ce changement vous nuit, revenez à vos premières habitudes ; car il vous seroit très difficile de bien distinguer ce qui est généralement salutaire, de ce qui ne convient qu’à votre constitution individuelle. Avoir l’esprit libre et l’humeur enjouée, aux heures des repas et du sommeil, est un des préceptes dont la pratique contribue le plus à la prolongation de la vie. Quant aux passions et aux affections de l’âme, évitez avec soin l’envie, les craintes accompagnées d’anxiétés, la rancune, les afflictions profondes, les occupations qui exigent des recherches subtiles, épineuses, contentieuses, etc. les joies immodérées, la tristesse concentrée et sans communication : nourrissez en vous l’espérance et la bonne humeur, plutôt que la joie excessive ; variez vos plaisirs, au lieu de vous en rassasier ; excitez fréquemment en vous le sentiment de l’admiration et de la surprise, par le moyen de la nouveauté ; préférez les études qui présentent à l’imagination des objets nobles, grands et relevés, comme l’histoire[3], la fable, le spectacle de la nature. Si vous vous abstenez de toute espèce de médicament tant que vous êtes en santé, votre corps aura peine à en supporter les effets, lorsqu’une maladie ou une incommodité vous obligera d’en faire usage. Si au contraire vous vous y accoutumez trop dans l’état de santé, lorsqu’ensuite une maladie les rendra nécessaires, le corps n’éprouvant alors aucune impression extraordinaire, Ils n’auront pas assez d’effet. La diète réitérée périodiquement, dans certaines saisons et pendant un certain temps, me paroît préférable au fréquent usage des médicamens ; elle est plus altérante, mais elle occasionne moins d’agitations et elle fatigue moins les organes[4].

Lorsque le corps éprouve quelque dérangement extraordinaire, ne le négligez point ; mais consultez à ce sujet un homme de l’art. Dans l’état de maladie, occupez-vous principalement de votre santé ; mais, dans l’état de santé, agissez, allez hardiment, et sans trop vous occuper de votre corps. Car toute personne qui aura accoutumé son corps à soutenir des chocs fréquens, pourra, dans ses maladies (à l’exception toutefois des maladies aiguës), se guérir à l’aide de la seule diète et d’un régime un peu plus doux. Celse donne à ce sujet un conseil qu’il n’eût pas été en état de donner comme médecin, s’il n’eût été en même temps un personnage d’une prudence consommée. Selon lui, la méthode qui contribue le plus sûrement à la conservation de la santé et à la prolongation de la vie, est celle qui consiste à varier son régime alimentaire, ses exercices et ses occupations, en combinant ensemble les contraires, et en se portant vers les deux extrêmes alternativement, mais un peu plus fréquemment vers l’extrême le plus doux : par exemple, il faut s’accoutumer aux veilles et au long sommeil, alternativement, mais en donnant un peu plus au sommeil excessif qu’aux veilles excessives ; ou encore faire diète, dans certains temps, et dans d’autres temps d’amples repas, mais en péchant, à cet égard, un peu plus souvent par excès que par défaut ; enfin, mener une vie très active, et une vie plus sédentaire, alternativement, mais plus souvent une vie active. C’est le moyen de donner à la nature ce qui peut la flatter, et en même temps assez de vigueur pour exécuter ou supporter les choses les plus difficiles et les plus pénibles. Parmi les médecins, les uns, trop indulgens pour leur malade, et se prêtant excessivement à ses fantaisies, s’écartent trop aisément et souvent des loix d’un traitement régulier et méthodique : or, en flattant le malade, ils flattent aussi la maladie. D’autres, au contraire, trop rigides et trop esclaves des règles de l’art, ne voulant point s’en écarter dans le traitement, ne donnent point assez au tempérament individuel, à la situation, ou à des positions particulières du malade. Appelez un médecin dont la marche tienne le milieu entre ces deux extrêmes : ou, si vous ne pouvez en trouver un de ce genre, combinez ensemble les deux opposés[5]. Mais, en consultant l’un ou l’autre, n’ayez pas moins de confiance en celui qui connoît bien votre tempérament, qu’en celui qui a la plus grande réputation d’habileté.

  1. Morbi sensim collecti acervatim apparent, dit Hippocrate ; les maladies accumulées insensiblement, ne paraissent qu’en masse : passé un certain âge, le médecin peut guérir la maladie, mais il ne peut guérir le vice de constitution qui en a été la principale cause, et qui est l’effet du temps.
  2. Ces trois choses, les alimens, les exercices et le sommeil, doivent toujours être proportionnées les unes aux autres, et l’on ne doit jamais en augmenter ou en diminuer une, sans augmenter ou diminuer proportionnellement les deux autres.
  3. L’histoire produit cet effet, lorsque, la lisant passivement, on la regarde comme une sorte de tableau mouvant, de lanterne magique et de spectacle ; mais, si l’on y joint beaucoup de réflexions, on n’y voit plus que le tableau du crime récompensé et de la vertu punie (du moins extérieurement) ; on y voit, ainsi que dans le spectacle de la nature, que c’est le plus fort ou le plus fin qui a raison.
  4. Il ne s’agit pas ici de cette diète unique et prolongée, dont nous avons parlé dans plusieurs notes des ouvrages précédens, et dont le but est de remédier sur-le-champ à une maladie, ou incommodité commençante, mais d’une diète de plus courte durée et réitérée pendant plusieurs jours ou semaines, pour se faire tomber dans un état de foiblesse analogue à celui où l’on se trouve après une longue maladie, et se revivifier tous les ans ; ou tous les deux ans, par une convalescence. Lorsqu’un individu est rassasié des alimens et de la vie même, il doit se faire jeûner et, en quelque manière, mourir à demi par la diète et, en général, par l’abstinence, puisque l’appétit est la semence du plaisir, et que la privation est la semence de l’appétit.
  5. Et alors, pourra-t-on dire, vous serez entre le médecin tant pis et le médecin tant mieux. Mais une vérité dont la plupart de ces médecins qui se portent ainsi tout à droite, ou tout à gaucho, ne se doutent pas plus que ceux qui les tournent en ridicule, c’est qu’il est une infinité de maux physiques, et probablement de maladies, ou du moins d’incommodités, qu’on peut guérir par les deux voies opposées ; comme on peut guérir, par les deux moyens contraires, un vice moral ou politique ; la nature produisant quelquefois le même effet, par les deux causes contraires, comme elle produit quelquefois, par la même cause, les deux effets contraires. Par exemple, soit un individu, assez robuste, qui, étant attaqué de plénitude depuis plusieurs jours, ait presque entièrement perdu l’appétit ; s’il mange un peu plus qu’il ne doit manger, à raison de son état, sur-tout des alimens qu’il n’aime point ; que de plus il boive deux ou trois verres d’eau fraîche, une heure après son repas, il aura probablement une demi-indigestion, bientôt suivie d’une évacuation par bas qui le purgera, et l’appétit reviendra, sous un jour ou deux ; en faisant une seule diète un peu longue, il obtiendra le même effet. Il doit y avoir beaucoup de cas semblables à celui-là : par exemple, un purgatif qui occasionne une évacuation convenable et suffisante, est, par ses effets médiats et éloignés, tout aussi calmant qu’un narcotique, comme le diascordium, l’est par ses effets immédiats et prochains. Il en est de même au moral. Timoleon, personnage d’un caractère fort doux, et Dion, homme très âpre, délivrèrent également de la tyrannie la ville de Syracuse. Les uns obtiennent, par la douceur, le même effet que les autres obtiennent par la rigueur. Le moyen doux est plus sûr, mais aussi il a moins d’effet ; et le moyen rigoureux, qui est plus efficace, est aussi plus dangereux ; mais ce qui vaut encore mieux, c’est la combinaison et l’emploi alternatif des deux moyens opposés, comme le dit notre auteur lui-même d’après Celse : ce qui réunit tous les avantages et prévient tous les inconvéniens ; parce que, dans tous les cas possibles, il y a deux extrêmes à éviter, l’excès et le défaut. Bien entendu qu’on mettra, entre l’emploi de l’un des moyens contraires, et celui de l’autre, l’intervalle de temps convenable, et qu’on ne passera de l’un à l’autre que par degrés, autrement il en résulterait une vacillation fatigante et à la longue pernicieuse, soit dans le corps humain, soit dans le corps politique.