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Essais de psychologie sportive/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Payot & Cie (p. 43-52).


Automatisme, obéissance

et initiative répétée

Mars 1907.

Ce n’est pas un jeu inutile que de s’occuper à classer les sports. S’il n’a pas de raison d’être directe, il aide du moins à analyser les aspects de l’activité sportive, lesquels sont multiples. La physiologie, la psychologie, la technique ont leur mot à dire et leur point de vue à présenter ; ce dont, au reste, on ne s’est jusqu’ici préoccupé qu’en passant, superficiellement et sans en tirer les enseignements qui en découlent. Physiologiquement, les profanes opposeraient volontiers les exercices de force aux exercices d’adresse. Cette distinction repose sur des apparences plutôt que sur des réalités. Il existe bien peu d’exercices où l’adresse ne se combine avec la force. Très souvent, des deux qualités, celle qui est le moins visible domine et, d’une façon générale, l’adresse consiste surtout à bien répartir la force. La classification psychologique en sports d’équilibre et sports de combat est plus exacte et plus intéressante, encore que peut-être elle n’englobe pas la totalité des cas. Parmi les classifications techniques, une des moins justifiées est celle adoptée par l’Académie des sports de Paris. Diviser les exercices en athlétiques, mécaniques, hippiques et cynégétiques, c’est leur attribuer des caractéristiques de valeur inégale et d’application discutable. Si l’on prend le mot athlétique dans le sens anglais, il ne doit se rapporter qu’à une spécialité très restreinte ; si on le prend dans le sens antique, il indique une qualité susceptible de se superposer à toutes sortes de sports. Quoi de plus athlétique qu’une partie de polo ? Quant aux sports mécaniques, ils comprennent évidemment ceux dans lesquels l’homme se sert d’une véritable machine, mais, logiquement, on doit y faire entrer aussi ceux dans lesquels il s’aide d’un engin, patin, raquette ou épée.

À proprement parler, du reste, tous les exercices musculaires ne sont-ils pas mécaniques ? Ils se pratiquent tous au moyen d’une machine qui est à coup sûr l’une des plus intéressantes et des plus complexes, la machine humaine. Dans cet ordre d’idées, en prenant pour critérium la nature déterminante du mouvement initial, il semble que l’on puisse distinguer trois modalités que nous proposons d’appeler : l’automatisme, l’obéissance et l’initiative répétée. L’automatisme, c’est le mouvement se reproduisant en quelque sorte de lui-même avec un minimum d’initiative individuelle. L’obéissance, c’est le mouvement commandé et exécuté en conformité de l’ordre reçu. L’initiative répétée enfin, c’est le jugement et la volonté intervenant à tous moments sans qu’il soit possible de se passer d’eux. Quelques applications feront mieux comprendre ce que nous voulons dire. Le lecteur n’aura pas de peine à dégager dans l’aviron, dans la natation, dans le cyclisme, dans la course à pied, dans l’équitation, dans un grand nombre de mouvements gymnastiques à mains libres, les caractères d’un automatisme essentiel ; essentiel à tel point qu’il n’y a pas de bons rameurs ni de bons cavaliers si cet automatisme ne s’établit pas : au novice on enseigne qu’il doit viser le rythme, la régularité ; il y atteint par l’automatisme qui peu à peu se crée en lui. Prenons, par contre, l’escrime, le foot-ball, le lawn-tennis ; là le régime de l’initiative répétée prédomine exclusivement. Une escrime automatique serait la pire des écoles. Et parce que le foot-baller reçoit quelquefois des ordres péremptoires et qu’on lui demande de véritables actes d’abnégation, lesquels, d’ailleurs, rehaussent singulièrement son rôle, il ne s’ensuit pas que le régime de l’obéissance remplace pour lui, même temporairement, celui de l’initiative répétée. Il s’agit, en effet, d’instructions imprévues et variées qui tombent sur lui à l’improviste et qu’il ne suffit pas que son entendement enregistre, mais que son jugement doit encore interpréter avant que sa volonté n’en assure l’exécution. À la différence de la course à pied, le saut est un exercice d’initiative répétée. Le coureur de haies qui saute dix haies également espacées et de construction identique a besoin de rythme, mais l’automatisme ne suffirait pas à lui faire franchir cette série d’obstacles. Si mathématique qu’il parvienne à rendre la position respective de ses membres par rapport à l’obstacle, elle varie pourtant à chaque fois de façon peut-être imperceptible à l’œil, mais réelle pourtant et suffisante pour exiger un acte d’initiative nouveau devant chacune des haies. À plus forte raison cela est-il exact quand la nature et la disposition des obstacles à franchir d’affilée se trouvent différer.

L’initiative répétée est encore le cas pour plus d’un exercice de la gymnastique dite acrobatique, le trapèze par exemple ou même la barre fixe et les barres parallèles, qui sont en apparence des engins parfaitement stables, mais ne le sont qu’en apparence, car ils fléchissent sous le poids de l’homme et, si le poids est identique ou peu s’en faut d’une fois à l’autre (il le demeure en tous cas au cours d’une même séance), la force de l’élan, force extrêmement variable, en modifie les effets. Les capitales européennes ont applaudi cette année le fameux dare devil, le plongeur à bicyclette. Chacun se rappelle son exploit, comment à trente-cinq mètres de hauteur, dévalant sur sa bicyclette un plan fortement incliné, il se trouvait soudain lancé dans le vide et, se dégageant alors de sa machine, venait plonger dans un étroit bassin qui suffisait à amortir sa chute. On a interviewé cet acrobate de haut vol (c’est le cas de lui appliquer une telle épithète), et le récit de ses sensations a été des plus curieux. Il a expliqué comment chaque soir il éprouvait le point tragique où devait s’accomplir sa séparation d’avec la machine. Ainsi, dans cet exploit d’apparence si automatique, c’est le régime de l’initiative qui dominait pourtant.

À la différence de l’escrime, la boxe, qui est évidemment dans son essence un exercice d’initiative répétée, comporte une certaine dose d’automatisme, surtout la boxe anglaise. La retraite de corps, d’un usage presque constant, établit une sorte de va-et-vient automatique que l’initiative, sans doute, ne cesse point de contrôler et doit pouvoir surprendre à tout moment de l’assaut, qui n’en est pas moins réel. Bien plus forte est la dose d’automatisme contenue dans le tir de chasse. Les bons tireurs expriment la chose en disant qu’ils « jettent leur coup de fusil ». Et c’est bien cela. L’instinct mécanique va plus vite que l’instinct réfléchi. La réflexion du dare devil, pour quasi instantanée qu’elle fût, existait. Le tireur de chasse ne réfléchit pas ; c’est ce qu’un champion disait naguère : « Si je m’observe, je manque mon coup. » Le coup de feu est comme la continuation, la résultante du geste automatique exécuté pour lever l’arme et épauler.

Nous avons dit que la course à pied et à bicyclette, l’aviron… étaient des exercices où l’automatisme dominait. Mais que surgisse un entraîneur devant le coureur et l’obéissance apparaît, transformant l’exercice au point de vue de la nature initiale du mouvement. De même que si, dans l’embarcation, un barreur ou un chef de nage règlent l’allure du rameur, celui-ci se sent devenir un instrument ; ses muscles répondent aux injonctions d’un autre. L’initiative s’extériorise ; celle à laquelle il obéit n’est plus en lui-même, mais hors de lui. De même encore si, les mains libres ou tenant des haltères ou une barre à sphères, vous avez en face de vous un homme qui vous commande les mouvements à exécuter, vous passez sous le régime de l’obéissance musculaire. Un peu de cette obéissance se fait sentir dans certaines phases de la leçon de boxe, mais elle ne saurait exister en équitation, par exemple, ni en escrime ; la complexité des mouvements accrus ici par ceux de l’animal, là par le maniement de l’engin, exige que, même pour exécuter le geste ordinaire, un acte évident d’initiative intervienne.

Tout cela peut être vrai, direz-vous, mais quel intérêt cela a-t-il pratiquement, sinon scientifiquement ? L’intérêt le voici. Le souci du perfectionnement musculaire appliqué et même celui de l’hygiène générale gagnent à ce que soient déterminés les effets précis de ces divers modes de mouvements sur l’organisme. S’ils ne sont pas identiques au départ, ne le deviennent-ils pas rapidement ? Nous ne le croyons pas. Il paraît probable que leur origine différente continue à les diversifier. En ce cas, leur alternance, intelligemment et opportunément réglée, constituerait une source de progrès et de repos. Du reste, en musique, les choses se passent ainsi.

Nous trouvons dans l’apprentissage de tout instrument le jeu commandé par le maître qui représente le régime de l’obéissance, l’étude du mécanisme qui représente l’automatisme et le déchiffrage, qui représente l’initiative répétée. Impossible de se passer d’une de ces trois modalités ; il faut les pratiquer toutes trois. Bien plus, on se repose, on se délasse de l’une par l’autre. C’est là une vérité bien connue des musiciens. Alors, qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que l’application en soit faite à la vie sportive ? Les sportsmen qui en font l’expérience sentent bien, du reste, combien un régime les repose d’un autre, combien un exercice de gymnastique automatique ou d’obéissance les prépare à une phase énergique d’initiative répétée. Mais tout le monde gagnerait à ce que de tels effets fussent éclaircis et contrôlés de façon que la pratique s’en répandît utilement dans tous les groupes sportifs.