Essais de psychologie sportive/Chapitre V

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Payot & Cie (p. 53-65).

Les sanatoriums

pour bien-portants

Avril 1907.

Qu’est-ce qu’un bien-portant peut venir chercher dans un sanatorium ? Au premier abord, l’accouplement de ces deux mots a quelque chose de légèrement ahurissant. À la réflexion, on reconnaîtra pourtant qu’il serait difficile de trouver une formule mieux appropriée à l’objet dont il s’agit. Nous voulons parler d’un sanatorium, en effet, c’est-à-dire d’un établissement ayant en vue la conservation ou la consolidation de la santé ; et nous concevons le régime de cet établissement de telle façon que seuls des bien-portants puissent le fréquenter efficacement. Mais pourquoi le fréquenteraient-ils ? Pour deux motifs ; afin d’y trouver quand besoin s’en fait sentir le délassement le plus propre à les maintenir dans la bonne voie physique — et aussi afin d’y augmenter à l’occasion leur « coefficient de capacité ».

Les occupations de la plupart des hommes d’aujourd’hui sont abondantes ; elles présentent de plus ce double caractère d’exiger la sédentarité et d’utiliser principalement la force nerveuse. Seuls certains métiers manuels demeurés sains et s’exerçant en plein air ont bénéficié d’une réduction de la tâche quotidienne en durée et en intensité d’effort ; mais ils sont très rares. Beaucoup d’autres métiers dits manuels ont évolué, par contre, grâce aux progrès scientifiques et aux perfectionnements de la machinerie, dans la direction des métiers cérébraux ; ils s’en rapprochent sensiblement désormais par leurs procédés et les résultats qui en découlent au point de vue de l’organisme humain. Parmi ces derniers enfin (je veux dire parmi les métiers cérébraux), il en est qui font vivre le travailleur dans une atmosphère de surchauffe incessante et le placent en quelque sorte sous une pression mentale assez exagérée pour devenir dangereuse. Il s’ensuit que la majorité des hommes commencent à éprouver et éprouvent chaque jour davantage le besoin de certains temps d’arrêt ou de repos coupant opportunément la longue période de leur pleine activité. L’état désirable auquel doivent aspirer ces hommes, tant au point de vue de leur bien-être personnel qu’au point de vue de leur productivité plus ou moins grande, est l’équilibre. En regard de la dépense considérable de force nerveuse et mentale qu’exige d’eux la civilisation moderne, il leur faut un approvisionnement équivalent de force musculaire ; l’homme équilibré est, de nos jours, celui auquel la fortune réserve ses faveurs. Il y a donc tout avantage à profiter des périodes de repos dont nous venons d’indiquer la nécessité pour s’approvisionner de force musculaire. Et on le peut d’autant mieux que — en ce qui concerne les bien-portants, et par là nous n’entendons pas ceux, assez rares, qui sont exempts de toutes espèces de misères physiques, mais simplement ceux, très nombreux, dont les organes apparaissent de façon générale normaux et en bon état — la fatigue musculaire est à la fois un incitant et un repos. Cela est presque toujours vrai pour les jeunes hommes et la plupart du temps pour les hommes faits, très avant dans l’âge mûr.

Pour qu’il en soit ainsi toutefois, il est essentiel que les deux fatigues ne se produisent pas simultanément, et c’est là une occurrence fréquente. Le métier cérébral ne s’interrompt pas complètement par la cessation du geste qu’il provoque. L’imagination le prolonge ; il n’est pas aussi facile de donner congé au cerveau qu’aux bras. D’ailleurs les occupations connexes subsistent le plus souvent. Que si, dans ces conditions, l’on se borne à introduire dans sa vie une série d’efforts physiques, on a chance d’aboutir au surmenage ; en tous les cas, on n’aboutit pas au repos fortifiant. Les Américains, ces grands empiriques, savent cela d’instinct depuis longtemps. Et quand le financier de Wall Street, un des plus trépidants au sein d’une société trépidante, a décidé que l’heure avait sonné pour lui d’un répit obligatoire, il s’en va dans les Adirondacks camper avec des amis, chasser, pêcher, ramer sans nul souci possible de ce qui se passe au delà de l’horizon soudainement sauvage et primitif dans lequel il s’est enfermé. Les Adirondacks constituent pour lui et pour ses compatriotes un vaste « Sanatorium pour bien-portants ». Vaste et provisoire, car cette région, comme tout le reste du Nouveau monde, connaîtra l’ère de l’exploitation et de la culture, verra se multiplier les défrichements, les enclos, les routes et s’élever les habitations. C’est là précisément où nous en sommes, nous autres Européens. Il faut bien de la bonne volonté pour trouver chez nous le district solitaire où établir un camp à l’américaine avec à portée du gibier de terre et d’eau, une rivière ou un lac, et des prairies pour les longues chevauchées. De là le recours à un établissement mettant à la portée de l’Européen, au lieu des sports naturels qui lui sont rarement permis et ne peuvent en tous cas s’offrir à lui réunis, l’ensemble des sports artificiels : escrime, gymnastique, cyclisme — ou des sports artificialisés, comme l’équitation sur piste ou la natation en piscine.

L’heure a sonné où un tel établissement peut être utile à tous. Dans certains pays, en effet — par exemple dans une grande partie de l’Europe continentale — on se serait trouvé jusqu’ici hors d’état d’en profiter, parce que l’éducation sportive avait été trop longtemps négligée. Pour qu’un homme soit à même de faire ses « vingt-huit jours », comme on dit en France, ou de suivre son « cours de répétition », comme on dit en Suisse, il faut qu’il ait accompli au préalable la période réglementaire de service comme recrue et qu’il ait ainsi appris les éléments du métier militaire. De même, les « vingt-huit » ou les « treize jours » sportifs dont il est ici question supposent une initiation antérieure qui n’a pas besoin d’avoir été très complète, mais qui doit avoir existé en quelque manière. Or, le nombre augmente — partout et rapidement — de ceux qui reçoivent cette initiation.

Ceci dit, comment se représenter l’organisation du sanatorium pour bien-portants ? En voici les éléments désirables. Le sanatorium comprendra : un grand gymnase et des salles d’escrime et de boxe très aérées et possédant en annexe un préau couvert, des douches, un ou deux salons, une salle à manger, enfin vingt à trente chambres simples et confortables avec literie métal et crin, rideaux lavables et tapis volants, le tout autant que possible éclairé à l’électricité et chauffé à l’eau chaude. Comme nourriture : trois repas par jour avec des menus copieux à tendances végétariennes, sans exagération toutefois ; du vin de table pour ceux qui le désirent, mais aucun spiritueux. Comme genre de vie, l’extinction des feux à 9 heures ½ du soir, mais par ailleurs aucune obligation. Le régime normal a été indiqué dans la Gymnastique utilitaire[1] et précisé en ces termes : « Lever à sept heures, coucher à neuf — trois heures de travail musculaire le matin et autant dans l’après-midi, — une heure et demie de sieste entre deux et le reste en flânerie. » C’est là bien entendu, sinon un minimum, du moins une moyenne inférieure susceptible d’être augmentée utilement. Il n’y a pas lieu de prévoir de surveillance médicale : le « directeur des exercices physiques », dont le type s’importera du Nouveau monde, où il est très répandu, suffira à remplir la double besogne de conseiller technique et hygiénique. C’est à chacun, s’il le juge nécessaire, de se faire examiner au préalable par son médecin habituel.

Deux points sont essentiels. D’abord la proscription du concours sous quelque forme que ce soit. Évidemment on ne saurait empêcher les hôtes du sanatorium de se mesurer entre eux s’ils le veulent absolument, mais c’est le devoir du directeur des exercices physiques de chercher à les en détourner et de ne s’y prêter en aucune manière. L’émulation ne doit naître ici que de la consultation des records et notamment de ces records moyens qui indiquent « les résultats auxquels peut viser selon son âge, les conditions de son organisme et la fréquence de ses exercices, un homme de force moyenne ». Celui qui fait un séjour au sanatorium n’a pas besoin d’être incité à l’effort musculaire, puisqu’il est venu tout exprès pour cela ; mais il a besoin que cet effort soit également réparti sur toute la période de son séjour ; il a besoin surtout que nulle excitation nerveuse ne soit admise à agir sur lui en vue de rendre l’effort momentanément excessif. Ceci est de toute nécessité ; donc, pas de concours.

Le second point, qui est connexe au premier et en découle, a trait à « l’organisation du repos ». La théorie du rôle remarquable que joue le repos physique absolu quand il double l’exercice violent a été exposée ici. L’article était intitulé : « La chaise longue de l’athlète. » On l’a beaucoup cité et commenté. Eh bien ! le sanatorium devra en être rempli de ces chaises longues et aussi de divans du genre américain, simples planches de bois sur lesquelles on pose un matelas mince et mobile en crin ou en varech serré. Dans l’intervalle des exercices, on doit s’y étendre sans chercher un sommeil superflu, mais pour tâcher d’y réaliser l’immobilité complète des membres et de la pensée.

L’occasion sera bonne, évidemment, pour se livrer à quelques essais « naturistes » ; et, en général, en faire l’essai c’est s’y fixer. Le bain d’eau ne suffit pas à l’être humain ; il lui faut encore le bain d’air ; il a été longtemps frustré de tous les deux ; il l’est encore du second. La peau a besoin de s’exercer à nu, et le temps viendra sans doute où la pratique quotidienne de mouvements gymnastiques exécutés sans vêtements, à l’air libre ou au moins fenêtres ouvertes, deviendra la règle générale. La chose n’est pas toujours facile à organiser chez soi, surtout dans les villes et, en plus des obstacles matériels, il y a l’inertie anti-novatrice à vaincre. Le sanatorium, à cet égard, facilite toutes choses et il est certain que plus l’on y pourra faire d’exercices à nu, plus la santé y gagnera et plus sera facile le perfectionnement technique. Quant au « bain de soleil », à condition de ne pas le prolonger inconsidérément et d’avoir la tête couverte, il ne saurait y avoir d’inconvénients à y recourir si le climat ou la saison le permettent.

Nous avons mentionné tout à l’heure la possibilité pour le client du sanatorium d’augmenter son « coefficient de capacité ». Que si, en effet, il est assez énergique pour « forcer un peu la note » au bout de quelques jours et, prenant tout à fait au sérieux son travail pour demander à ses muscles des efforts de plus en plus considérables, il est assuré d’obtenir certaines modifications corporelles de haute importance — et notamment un accroissement thoracique. C’est dans le manuel de la Gymnastique utilitaire déjà cité qu’a été étudiée pour la première fois cette possibilité d’une « plus-value » physique, désignée sous le nom d’augmentation du coefficient de capacité. « De telles modifications, y est-il dit, sont réalisables non seulement bien au delà de l’adolescence, mais en plein âge mûr ; de fait, elles sont réalisables tant que le système artériel n’a pas perdu sa souplesse et son élasticité. Leur valeur est double. On peut comparer l’effet produit à l’emménagement dans une demeure plus vaste, dans une demeure où l’on se sentira par conséquent plus à l’aise que dans celle d’où l’on sort et où l’on jouira d’un plus grand confort. Un second résultat plus précieux encore sera la constitution de « réserves » propres à accroître la résistance éventuelle à la maladie. La maladie met en quelque sorte le siège devant l’organisme ; la principale difficulté que rencontre le médecin n’est-elle pas de faire passer des vivres à l’assiégé ? Rien ne vaut les réserves fraîches que chacun aura sagement ajoutées au cours de sa vie virile aux approvisionnements dont la nature et l’éducation l’avaient muni. » C’est pourquoi, conclut l’auteur, il serait infiniment désirable que l’homme s’efforce « à deux ou trois reprises différentes, entre vingt-cinq et quarante-cinq ans, d’augmenter de la sorte son coefficient de capacité. »

Une dernière question pour terminer ce bref exposé. Comment arrivera-t-on à établir des sanatoriums pour bien-portants ? Il s’agit d’une clientèle qui n’existe guère et qu’il faut créer. Toute clientèle à créer entraîne des aléas, et d’autre part pour édifier, équiper et mettre en train un pareil établissement, des capitaux assez considérables sont nécessaires. La réponse à cette objection est très simple. En admettant que personne ne veuille risquer l’entreprise, rien n’empêche un hôtel déjà existant de s’« annexer » un sanatorium pour bien-portants. Quelque chose d’analogue s’est produit en Suisse et en Allemagne, où maints hôtels de montagne qui n’avaient qu’une saison d’été se sont équipés en vue des amateurs de ski, de toboggan et de patinage et ont réalisé de la sorte d’importants bénéfices. De même bien des hôtels pourraient trouver leur avantage à organiser la cure de sports en attendant que des établissements spéciaux se créent pour l’assurer.


  1. Alcan, éditeur, Paris.