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Essais de psychologie sportive/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Payot & Cie (p. 154-171).

Le sport peut-il enrayer

la névrose universelle ?

Les termes « névrose universelle » ne sont pas scientifiques. On ne peut même pas prétendre qu’ils soient strictement exacts. Tout le monde comprendra pourtant dans quel sens nous les employons ici et reconnaîtra qu’ils qualifient clairement l’état de choses actuel. La vie moderne n’est plus ni locale, ni spéciale ; tout y influe sur tous. D’une part, la rapidité et la multiplicité des transports ont fait de l’homme un être essentiellement mobile pour lequel les distances sont de plus en plus insignifiantes à franchir et que sollicitent, par conséquent, de fréquents changements de lieu ; d’autre part, l’égalisation des points de départ et la possibilité d’élévations rapides vers le pouvoir ou la fortune, ont excité les appétits et les ambitions des masses à un point inconnu jusqu’ici, provoquant des changements de conditions non moins fréquents. Ce double élément a transformé de façon fondamentale l’effort humain. L’effort d’autrefois était régulier et constant ; une certaine sécurité, résultant de la stabilité sociale, le protégeait. Surtout, il n’était pas cérébral à un degré excessif. Celui d’aujourd’hui est tout autre. L’inquiétude et l’espérance l’environnent avec une intensité particulière. C’est que l’échec et la réussite ont de nos jours des conséquences énormes. L’homme peut à la fois tout craindre et tout espérer. De cet état de choses est née une agitation que les transformations de la vie extérieure encouragent et accroissent. Au dedans et au dehors, le cerveau est entretenu dans une sorte d’ébullition incessante. Les points de vue, les aspects des choses, les combinaisons, les possibilités, tant pour les individus que pour les collectivités, se succèdent si rapidement qu’il faut, pour en tenir compte et les utiliser au besoin, se tenir toujours en éveil et comme en une mobilisation permanente.

Qui réglera, préparera, exécutera dans de telles conditions ? Qui gouvernera, en un mot, et sera responsable ? C’est naturellement le système nerveux. On a été longtemps à ne pas reconnaître son importance capitale dans l’économie humaine. Cuvier pourtant avait dit de lui : « Le système nerveux est, au fond, tout l’animal ; les autres systèmes ne sont là que pour le servir. » Par la suite, on a admis cette vérité et on en a tiré les conclusions normales. Dernièrement, le professeur Grasset, analysant le rôle du système nerveux dans la maladie, écrivait ceci : « Dans cette bataille contre l’étranger (le mal, le microbe), le système nerveux est véritablement le directeur de la résistance et l’organisateur de la victoire ;… il fait l’unité de la défense, il harmonise et unifie tous les efforts vers le but. Averti de l’arrivée de l’étranger sur un point, il prévient les autres parties de l’organisme, dirige et accumule les renforts sur les points attaqués et faibles. » Et généralisant, M. Grasset développait la pensée de Cuvier en ces termes : « Le système nerveux joue un rôle immense pour toutes les fonctions de l’individu vivant ; c’est lui qui fait l’unité des vies locales et qui les systématise et les coordonne pour la vie générale. »

S’il en est ainsi, il n’est pas surprenant que le dit système nerveux apparaisse comme la clef de voûte de l’activité moderne avec ses imprévus, ses audaces, ses sursauts. Que son soutien vienne à manquer, et tout l’édifice est à bas. C’est bien ainsi que se passent les choses. Assurément, les névroses variées ne datent point de notre temps. Les médecins sont unanimes à en démêler le diagnostic certain en bien des maladies, qui passèrent jadis pour mystérieuses et s’expliquent à merveille sitôt qu’on en aborde par ce côté l’examen rétrospectif. Mais les maladies nerveuses d’autrefois, à quelques rares exceptions près, tombaient sur des faibles ; elles abattaient peu à peu, lentement. Le propre de celles d’aujourd’hui — leur nouveauté, si l’on veut, — c’est qu’elles terrassent aussi des forts sur qui elles agissent brusquement, avec une brutalité tout à fait inattendue. Ceux-là ne sont point des malades imaginaires ; ni l’imagination, ni la volonté chez eux ne sont atteintes ; ils ne se croient pas malades et ils ne veulent pas l’être. Ils sont terrassés tout de même. Les choses se passent pour eux comme si l’huile de pétrole qui alimente la lampe venait à manquer tout à coup. Il semble que l’influx nerveux fasse défaut de même. Sans doute, bien des petits symptômes, s’ils s’étaient écoutés, les eussent avertis de la catastrophe prochaine, mais, quoi ! ils se sentaient robustes et avaient confiance en leur santé. Ainsi avons-nous vu ces derniers temps tomber sur la route (et quelques-uns par une neurasthénie allant jusqu’au suicide) des hommes de races et de professions fort différentes : un officier supérieur, un acteur célèbre, un professeur de renom, un maître d’armes sont parmi les cas des plus récents. Tous avaient leurs fortunes faites et guère de soucis. Ils s’étaient trop dépensés, voilà tout. La vie moderne — cette ébullition — les avait dévorés. Dans ces conditions, on a le droit de parler de « névrose universelle », indiquant par là que l’activité présente pèse d’aplomb sur le système nerveux et, par conséquent, le menace et l’atteint de façon directe et redoutable.

Les résultats seraient bien plus graves qu’ils ne le sont, si l’humanité n’était, en somme, assez fortement organisée déjà pour la défense. Et elle le sera de plus en plus, grâce à une accoutumance qui commence à se manifester. L’homme normal, habitué à dormir dans le silence et l’obscurité nocturne, arrive fréquemment à s’habituer au bruit de la rue ou à la lumière du jour, si les exigences du domicile ou du métier imposent de telles conditions à son sommeil. L’argot parisien a un mot amusant pour désigner ce qui n’est en réalité que de la solidité nerveuse, c’est : « ne pas s’épater ». Ne pas s’épater de ce qui vous arrive, des mésaventures, des ennuis, des échecs, cela consiste à les accueillir non point du tout avec résignation, pas même avec indifférence, mais avec un certain fatalisme dosé de résolution et d’espérance. Le fatalisme musulman est passif ; celui-ci est actif. Or, dans le monde entier, la pratique du « ne pas s’épater » se répand très rapidement. Il en résultera peut-être, probablement même, une diminution d’idéal, quelque étroitesse et quelque sécheresse. Mais, d’autre part, il faut bien avouer que cette diffusion est, pour notre civilisation présente, une condition absolue d’existence. Ce n’est point l’idéal le plus élevé qui suffirait, malheureusement, à préserver nos nerfs. Il y faut une philosophie pratique conforme aux besoins du jour.

Il y a aussi à considérer que les tracas et les soucis quand, par leur répétition et leur intensité, ils ne dépassent pas une limite exceptionnelle, constituent un frein salutaire dans un temps où la loi morale est faible, les facilités de jouissance énormes et les instincts passionnels avivés par la trépidation. De sorte que les causes même de fatigue qui apparaissent si abondantes à notre époque, correspondent à des sources de forces nouvelles. Et, enfin, pour achever la description de la cuirasse sous laquelle nous pouvons nous abriter, il faut mentionner l’hygiène, d’autant plus efficace qu’elle est d’application plus récente et que l’observation de ses lois, par ceux qui jusqu’ici les ignoraient, est apte à produire des effets plus complets. Une nutrition régulière et raisonnable, des habitudes de propreté quotidiennes, des fenêtres largement ouvertes, ce sont là des progrès manifestes et dont on ne saurait exagérer la portée. Remarquons, toutefois, que la question des denrées falsifiées, d’une part, de l’autre, celle de l’air rendu de plus en plus impur par les agglomérations et les usines, handicapent ces mêmes progrès.

Le grand élément de lutte, le véritable protecteur pour les générations d’aujourd’hui, c’est le sport. Lui seul peut à la fois créer des forces et apporter du calme en grande proportion au sein d’une société trépidante, et par là il apparaît comme le plus puissant « arc-boutant » à l’aide duquel l’homme consolidera son système nerveux dangereusement ébranlé. À quelles conditions ce résultat sera-t-il atteint ? Voilà ce qu’il nous reste à examiner.

Il n’y a pas encore bien longtemps, les médecins, faute d’avoir réfléchi sur ce point et surtout par manque d’observations directes, opposaient couramment l’exercice musculaire à l’exercice cérébral. La distinction était parfaitement juste ; seulement elle laissait de côté un des facteurs les plus importants, à savoir le système nerveux. On ne se demandait pas s’il intervient ou non dans l’exercice musculaire et, en tous cas, on tenait pour acquis que cette intervention est négligeable en dehors de dépenses de forces tout à fait exceptionnelles. C’était l’époque où si un jeune garçon se trouvait surmené par la préparation de quelque examen, on lui indiquait naïvement l’escrime comme contrepoids salutaire à sa fatigue. Or, nul n’ignore aujourd’hui qu’en pareil cas l’escrime compte parmi les exercices les moins recommandables. Cette doctrine de l’alternance des fatigues a été reconnue fausse, ou du moins n’en doit-il être tenu compte que dans des limites précises et non sans de grandes précautions. Bien des circonstances se présentent où, mal conseillé et mal pratiqué, l’exercice musculaire provoque une dépense d’influx nerveux très considérable et aboutit, par conséquent, à l’affaiblissement du système nerveux. Ce n’est pas le sport ainsi utilisé qui pourra « enrayer la névrose universelle », cela va sans le dire.

En général, cette coopération exagérée du système nerveux au mouvement sportif découle-t-elle de la nature du sport auquel le sujet se livre ou bien, quel que soit le sport pratiqué, de la façon fâcheuse au point de vue hygiénique dont le sujet s’y prend ?… Cela dépend. Mettons d’abord à part une série de sports mécaniques qui, outre leur complication, la dose d’attention perpétuelle qu’ils requièrent (auto, aviation) et le fait qu’ils entraînent l’homme inconsciemment et comme malgré lui au-delà de ses forces (bicyclette), ont encore ce très sérieux inconvénient auquel on ne songe guère, d’être d’invention récente et par conséquent de ne bénéficier d’aucune préparation ancestrale. Car il est très probable que les exercices tels que la natation, l’équitation, le tir… pratiqués par les générations précédentes, s’impriment en quelque sorte sur la race, de sorte que la génération actuelle bénéficie à les pratiquer à son tour sinon d’un surcroît d’habileté, du moins d’une diminution de fatigue.

Les exercices dont nous venons de parler mis à part, il reste tous ceux sur lesquels influera l’observation de certaines conditions bonnes ou mauvaises dans la façon de s’y livrer. Et ces conditions correspondront à une collaboration plus ou moins normale du système nerveux, à un appel plus ou moins raisonnable aux forces nerveuses. Cherchons quelles sont les dites conditions. Les premières qui viennent à l’esprit sont le dosage et la régularité. Il semble bien qu’elles s’imposent. Le bon sens les appuie. C’est devenu une sorte de lieu commun de faire leur éloge. Il n’est guère de congrès scientifique traitant la question des exercices physiques d’où ne sorte la double recommandation de les maintenir dans les limites du dosage et de la régularité. Remarquons pourtant que ces qualités-là sont un peu négatives, un peu vieillottes. Leur domination enlèvera à la pratique des sports beaucoup de l’énergie, de la spontanéité, de l’élasticité qui doivent s’y manifester. Le vrai « débrouillard » prend l’occasion comme elle s’offre, l’effort comme il se présente ; il ne les mesure pas, ne les soupèse pas avant de se décider à l’action. Et voilà une des parts les plus précieuses du patrimoine moral des sports qui serait endommagée si on allait se mettre à traiter l’effort comme une médecine, avec un compte-gouttes. Le dosage et la régularité, cela peut encore se préconiser au point de vue physiologique pur ; mais le point de vue psychique a une importance énorme en cette affaire. Le sport, en effet, est un agent psychique incomparable et, soit dit en passant, c’est là une dynamique à laquelle on pourrait avantageusement faire appel dans le traitement de bien des psycho-névroses. Car, très souvent, les psycho-névroses se distinguent par une sorte de disparition du sentiment viril et il n’est rien comme le sport pour le faire renaître et l’entretenir. En l’espèce, pour que le sport puisse combattre efficacement ce que nous avons appelé la « névrose universelle », il convient de lui laisser tous ses moyens et ses moyens psychiques en particulier. Voilà pourquoi le souci du dosage et de la régularité ne nous paraît pas devoir dominer nos préoccupations.

Une autre condition s’impose et suffit, une condition qui résume toutes les autres : le calme. Pour que le sport puisse enrayer la névrose universelle, il faut qu’il se pratique dans le calme : calme physique, calme mental, calme technique. Malheureusement, c’est là un aspect de la question qui demeure fort étranger à la plupart des sportsmen. En dehors des Anglais à qui leur tempérament, les traditions fortement enracinées de la respectability et la puissance de leurs organisations sportives rendent aisée l’observation de cette loi tacitement admise par eux, les autres peuples ne paraissent point disposés à en tenir compte. Les Latins surtout s’en éloignent au lieu de s’en rapprocher. Le dilemme est pourtant formel : ou le sport se pratiquera dans le calme, ou bien, loin de pouvoir aider à guérir la névrose, il l’aggravera, car le système nerveux non seulement n’y trouvera pas le repos, mais une excitation nouvelle.

Le calme sportif rencontre en face de lui deux adversaires terribles dont la défaite seule peut lui permettre d’établir son règne. Ces deux adversaires sont la hâte et la foule. De nos jours chacun se hâte, qu’il y ait lieu ou non. L’habitude d’être souvent pressés fait que nous le sommes toujours et que nous ne savons plus distinguer entre ce qui est urgent et ce qui ne l’est point. La précipitation que les contemporains apportent aux affaires, lesquelles veulent, en effet, être traitées pour réussir de façon expéditive, ils l’étendent à leurs plaisirs et par là s’appliquent à les gâter ; ils s’imaginent en jouir et, en réalité, ont perdu le secret de cette jouissance. La hâte a tout naturellement envahi les cercles sportifs et elle contribue à neutraliser de façon terrible les bienfaits du sport. À la fatigue salutaire des muscles, elle ajoute la mauvaise fatigue des nerfs excédés. Peu de sports échappent à ce mal : un pourtant, l’aviron. Le rameur doit gagner la rivière ordinairement lointaine ; le temps de mettre son bateau à l’eau, de l’armer, de s’éloigner de la berge, cela suffit à un sculler — à plus forte raison à un équipier pour qui le retard de ses camarades s’ajoute au sien — pour se procurer le repos inconscient qui mettra entre lui et ses occupations habituelles l’espèce de « matelas d’immobilité » indispensable à son bien-être. Et le retour s’accomplit dans les mêmes conditions. Pour les autres sports, des facilités analogues n’existent pas. Dans un des Essais précédents consacré à vanter « la chaise-longue de l’athlète », nous avons recommandé à la volonté du sportsman de s’affirmer dans ce sens ; mais ce ne sont pas des paroles qui même approuvées et commentées pourront prétendre à changer les mœurs. Or les mœurs, à cet égard, vont en empirant. Et pourtant il faut chasser la hâte du domaine sportif. C’est là notre Delenda Carthago.

Et puis la foule. Celle-là fait peut-être encore plus de mal. Elle est partout sous des formes variées. Ce ne sont pas seulement les spectateurs qui, par leur nombre, leurs enthousiasmes ou leurs dédains, leurs applaudissements ou leurs critiques influent déplorablement sur l’atmosphère sportive ; c’est encore et surtout la presse avec sa publicité outrancière, ses dépêches, ses chroniques, son verbiage, ses ridicules exaltations, ses formules ampoulées et ses clichés vulgaires. Nous souhaiterions de voir se créer un centre sportif où il ne serait pas permis d’entrer sans se livrer à quelque exercice, où chaque séance d’exercice devrait être précédée et suivie d’un repos complet de quinze minutes au moins et où aucun journal de sport ne serait admis. Ce serait là le temple de la régénération. Il servirait d’exemple ; peu à peu on en copierait les règlements et on en vanterait le bienfaisant draconianisme. Peu à peu les sportsmen se déshabitueraient et se dégoûteraient de cette foule qui les tient en esclavage et leur fait payer, par la perte de la liberté et des meilleures jouissances, les fleurs que parfois elle consent à jeter sur leur passage.

Ainsi voilà notre réponse à la question très actuelle qui fait le sujet de cette étude. Ses nationaux appelaient la vieille Corée d’un nom poétique et doux : l’empire du Matin Calme. Les circonstances ont changé là-bas et le nom n’est plus très approprié sans doute. Ramassons-le et appliquons-le aux territoires sportifs. Oui, il faut que le sport devienne l’empire du Matin Calme et, pour y établir ce calme indispensable, il faut en chasser la hâte et la foule, ces deux vampires de la civilisation présente. La tâche est assurément difficile, mais il serait inutile de chercher à l’éluder. Vous désirez que le sport enraye la névrose universelle. Eh bien ! c’est le seul moyen.