Essais de psychologie sportive/Chapitre XVIII

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Payot & Cie (p. 146-153).

La Face

Mai 1910.

Volontiers, les Européens se moquent des Chinois parce que ceux-ci sont préoccupés de « sauver la Face ». Cette expression si pittoresque de leur vocabulaire peint assez bien ce dont il s’agit. Sauver la Face, c’est mettre les apparences à l’abri et assurer par là le triomphe fictif de certains principes, de certaines vertus même si la réalité doit, à cet égard, différer du tout au tout de la théorie. Sauver la Face, c’est donner l’impression de ce qu’on voudrait être ou de ce que l’on voudrait qui fût — la donner aux autres et, jusqu’à un certain point, se la donner à soi-même. C’est donc mentir, puisque cela revient à altérer sciemment la vérité. Pourtant on peut se demander si ce mensonge-là n’est pas parfois salutaire et s’il n’est pas, en tous cas, préférable à l’aveu de faiblesse, d’impuissance ou d’échec que la morale pure souhaiterait de lui substituer.

Tous les jours d’abord, il nous arrive, dans le détail des rapports sociaux, de chercher à sauver la Face, et nous le faisons sans aucun scrupule. Nous fermons notre logis aux importuns en leur envoyant dire que nous sommes sortis ; et si un visiteur s’introduit contre notre gré, nous nous empressons, faisant contre fortune bon cœur, de proclamer le plaisir qu’il nous cause par sa venue. En vain de zélés puritains ont-ils tenté de réagir contre ces habitudes ; elles sont sans doute aussi vieilles que la civilisation et forment une des bases indéniables de la vie collective. Le mieux est de n’y point ajouter d’importance. Ce sont des formules admises dont l’emploi n’entache pas le caractère et n’entame pas la droiture de ceux qui y ont recours.

Mais il est d’autres manières plus nobles de sauver la Face ; et celles-là, au lieu de les simplement tolérer, on les admire, on les loue, on s’efforce de les imiter. Ce sont celles qu’inspirent le patriotisme et aussi le sentiment exalté de la dignité humaine. Il y a dans cet ordre d’idées des degrés différents. Tous les grands peuples ont eu plus ou moins le culte de la Face inspiré par l’intérêt national. L’histoire le montre surabondamment. Les Chinois sous ce rapport se rencontrent avec les Romains et les Anglais. Ce qu’on a bien souvent critiqué chez ces derniers sous le nom de cant britannique n’est pas autre chose qu’une façon de sauver la Face. La « respectability », cet ensemble de qualités si aisé à sentir et si difficile à définir, représente une des assises certaines du britannisme ; et le cant est l’art d’en simuler au besoin les aspects. Les Chinois, eux, s’efforcent de ne pas laisser surprendre leur pensée ; il est d’usage parmi eux que la personnalité, loin de se manifester au dehors, cherche à se dissimuler comme en une tour de porcelaine. Quant aux anciens Romains, l’affectation d’impassibilité était pour eux de règle et toute la cité s’efforçait à imiter l’attitude fameuse des sénateurs assis, immobiles, dans leurs chaises curules en face des barbares envahisseurs. Un historien a pu très justement écrire que la première moitié du xviie siècle en France se distingua par « la formation de l’unité morale, le culte de la volonté, la religion du devoir, l’affectation de l’héroïsme dans la conduite et du purisme dans le langage ». Cela est exact, et combien cette attitude de la France, alors modèle des nations occidentales, influa sur l’Europe !… Ainsi, on pourrait suivre, à travers les âges, l’application constante d’un procédé que les habitants du Céleste-Empire ont pu peut-être ridiculiser quelquefois en l’appliquant à des enfantillages, mais qui, d’une façon générale, est foncièrement humain et porte même l’empreinte évidente de la civilisation.

Que si nous passons maintenant aux faits individuels inspirés par le sentiment de la force virile, une série ininterrompue de figures et d’anecdotes se présente montrant l’homme vraiment digne de ce nom, constamment en lutte avec la peur et avec la souffrance et préoccupé dans cette lutte de sauver la Face devant ses semblables. Ce ne sont pas seulement les types prodigieux de l’histoire ou de la légende qui surgissent : tels Antar subissant à cheval et la lance à la main les tortures du poison, ou Regulus passant la mer pour retourner librement à d’abominables supplices ; ce sont encore les multitudes anonymes, les disciples successifs du stoïcisme éternel, honneur de l’humanité : le Romain silencieux ou souriant devant la mort, les Bayards oubliés de tous les temps, et ces hommes jaunes qui mettaient hier encore leur faux point d’honneur à s’ouvrir eux-mêmes le ventre d’un geste rapide et sûr ; en sorte qu’il est tout à fait injuste, en fin de compte, de reprocher aux Chinois leur zèle à sauver la Face dans les petites choses quand ils s’y montrent si énergiques dans la plus grande qui soit, la perte de la vie.

Il est vrai qu’une doctrine commode intervient, celle de l’insensibilité factice permettant aux fakirs, par exemple, de se mutiler le plus douloureusement sans que leur corps semble percevoir la souffrance. On pourrait discuter très longuement sur cette question de l’insensibilité, mais tout le monde est d’accord pour admettre que non seulement elle résulte d’une exaltation formidable opérant sur tout l’organisme, mais encore que cette exaltation ne peut agir du premier coup, qu’il faut un entraînement. Les fakirs sont des habitués, presque des intoxiqués. Rien de pareil n’intervient dans les cas que nous venons de rappeler. Il s’agit d’hommes normaux employant leur vouloir à dissimuler soit la peur soit la souffrance qu’ils éprouvent, derrière une façade d’imperturbabilité. Voilà bien l’art de « sauver la Face » sous son aspect le plus beau et le plus noble.

Quelle est en ceci la part du physique ?… Cette part est énorme. C’est la volonté qui donne l’ordre de ne pas céder, mais ce sont les muscles qui dissimulent aux regards d’autrui la bataille et, tant que la bataille peut se voir, la « Face » n’est point « sauvée ». Le heurt, la cohue, le désordre même se continueront peut-être derrière cette ligne de défense, mais au dehors rien ne transparaîtra. Que les nerfs se démènent et se révoltent s’ils veulent ; ce sont les muscles qui sauvent la Face.

C’est certainement ainsi que l’entendait le grand Turenne lorsqu’il s’adressait à lui-même sa sublime apostrophe : « Tu trembles, carcasse ! Tu tremblerais bien davantage encore si tu savais où je te conduirai demain. » Il sentait la bataille intérieure, mais ses muscles faisant bonne garde empêchaient quiconque d’y assister. On conçoit dès lors que le sport apparaisse comme une excellente préparation à des luttes de ce genre. Le sport, en effet, est un grand disciplineur de muscles et par là le meilleur maître de dissimulation physique. Non seulement le sportsman doit se défendre contre la peur et la souffrance, mais il doit paraître solide, gai, satisfait à travers les déboires et dans la défaite aussi bien que dans la réussite. Il ne le doit pas seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même. En s’abandonnant aux effets du dépit ou de la mauvaise humeur, il affaiblit son propre organisme et se place dans des conditions défectueuses. Ainsi nous nous apercevons que « sauver la Face » est une besogne d’un ordre éminemment sportif.

Ne nous moquons plus des Chinois et tâchons au contraire de faire une application judicieuse de leur doctrine.