Essais de psychologie sportive/Chapitre XVI

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Payot & Cie (p. 129-137).

Le sport et la morale

Février 1910.

Sur ce sujet qui prête aux nobles développements, les faiseurs de discours ont abondamment exercé leurs talents en des circonstances appropriées, telles que : distributions de récompenses, congrès, etc. Les données, toutefois, en demeurent imprécises. Aussi faut-il savoir beaucoup de gré à un officier de la marine française, le lieutenant de vaisseau Hébert, qui, écrivant une intéressante brochure sur l’éducation virile et les « devoirs physiques », a donné de ces devoirs une définition très nette.

Ils se résument, selon lui, en deux règles fondamentales : employer tous les moyens propres à développer les qualités physiques conserver ces qualités en s’abstenant de tout ce qui pourrait les dégrader. Jamais, assurément, on n’avait jeté un pont plus direct d’une rive à l’autre, de celle du sport à celle de la morale. S’abstenir de « tout ce qui peut dégrader les qualités physiques », c’est s’abstenir de tout excès de quelque nature qu’il soit ; et voilà — en apparence du moins, car nous verrons plus loin quelles restrictions ce texte comporte — une loi de morale pure.

Une telle loi ne fut jamais appliquée. Il serait vain de se reporter à la civilisation hellénique pour en retrouver les traces. Le niveau grec à cet égard n’était pas élevé : un remarquable sentiment des équilibres sociaux tenait souvent lieu de règles morales. C’est par là, du reste, que la civilisation présente gagnerait à se retourner vers les formules de l’antique hellénisme. Elle y puiserait le principe de l’élasticité désirable, mais non point celui d’une morale supérieure. La culture sportive en Grèce ne fut d’ailleurs jamais aussi répandue que nous l’avons cru ; nombre d’auteurs, à regarder de près, nous apportent la notion de l’hostilité persistante d’une bonne partie de l’opinion à l’endroit des exercices physiques. Ceux qui s’y adonnaient, d’autre part, ne passaient nullement pour des modèles de vertu et de continence. De nos jours, dans le plus sportif des pays, l’Angleterre, il serait peut-être excessif de prétendre que les sportsmen soient plus vertueux, au sens exact du mot, que les autres citoyens. Si donc les premiers des « devoirs physiques » ci-dessus énoncés ont été parfois mis en pratique par les hommes, ceux-ci ne sont pas allés, en général, jusqu’à se soumettre aux contraintes qu’exigent les seconds. On a bien, çà et là, « employé tous les moyens propres à développer les qualités physiques » ; mais on ne s’est pas, pour conserver ces qualités, « abstenu de tout ce qui pourrait les dégrader ». La morale n’a reçu des exercices physiques qu’un renfort occasionnel et involontaire. Il est évident que les exercices physiques, en apaisant les sens, en occupant l’imagination et les loisirs de la jeunesse, ont servi utilement la cause de la vertu. Mais, en dehors de quelque brève période d’entraînement ou bien des obligations dictées par l’intérêt professionnel, on n’a point encore vu des hommes s’abstenir volontairement, par simple culte de leur perfection corporelle, de tout acte susceptible d’atteindre et de diminuer cette perfection.

De ce que ce spectacle ne nous a pas été donné, il ne faut pas conclure qu’il ne puisse l’être. Seulement, est-il désirable qu’il le soit ? Voilà une question préalable à résoudre.

Toute contrainte suppose un levier. Ici quel serait le levier ? Il peut y en avoir plusieurs : l’utilitarisme, par exemple, l’altruisme ou bien encore l’égotisme. On imagine qu’un homme « emploie tous les moyens propres à développer ses qualités physiques » par le sentiment des avantages qui peuvent en résulter pour lui et de la supériorité que de tels avantages lui assureront sur ses semblables ; c’est là un point de vue légitime et efficace. On imagine encore qu’il se propose un pareil but par un désir très noble de se rendre utile et de servir ainsi les intérêts de la collectivité. Mais, dans les deux cas, l’homme, pour conserver les qualités acquises, ne s’abstiendrait pas nécessairement de tout excès. L’arriviste comme le dévoué commettront des excès, car ils se dépenseront en efforts : excès cérébraux, voire même excès de solidarisme et de zèle fraternel. Celui-là seul n’en commettrait point chez qui le culte du moi serait assez fort pour dominer au besoin tout mouvement passionné, pour réprimer tout élan imprudent. Mais un être pareil, ne deviendrait-il pas un monstre ? Ce serait, transporté dans le domaine de la culture physique, le surhomme de Nietzsche. Adorant son propre corps devenu son idole, on le verrait subordonner peu à peu toutes choses au souci d’en construire et d’en préserver la perfection. On frémit en songeant aux réserves de férocité raffinée et, partant, de barbarie éventuelle que recèlerait la nature humaine ainsi influencée. Car il suffirait d’un petit nombre d’exemplaires d’un pareil type surgissant de la foule pour agir fortement autour d’eux et poser une empreinte redoutable sur la société de leur temps. Comme nous le disions tout à l’heure, ce type n’a rien d’irréalisable. S’il n’a pas existé de façon absolue jusqu’ici, on lui distingue pourtant, dans le passé, des précurseurs évidents, et certaines des circonstances présentes sont favorables à son éclosion définitive. La science, par ses progrès, donne en effet à l’homme d’aujourd’hui une connaissance approfondie de son corps et met à sa disposition des procédés de culture physique aussi variés que séduisants. D’autre part, l’incertitude et l’effacement relatif des idées religieuses laissent la place libre à des cultes nouveaux ou renouvelés. Le plus naturel à l’homme quand il se détourne de Dieu, n’est-il pas le culte de soi-même ?

Les croyants en la « bonne nature », disciples de Jean-Jacques Rousseau, n’ont point de ces craintes. Ils confondent la culture physique et la culture morale et se bercent de cette illusion que, si la seconde n’engendre pas la première, la première implique la seconde. L’homme éduqué physiquement leur apparaît comme infailliblement acquis à la vertu, en sorte que le culte de son corps est, pour lui, dénué de tout péril, puisque ce culte trouve en lui-même son propre correctif.

Tout cela repose sur une confusion entre le caractère et la vertu. Les qualités du caractère ne relèvent pas de la morale ; elles ne sont pas du domaine de la conscience. Ces qualités, ce sont : le courage, l’énergie, la volonté, la persévérance, l’endurance. De grands criminels et même de franches canailles les ont possédées. Elles seront aussi bien employées à faire le mal qu’à faire le bien. Voilà pourquoi la doctrine de la moralisation directe par le développement physique est fausse et inquiétante. Elle est issue de cette croyance à l’homme « normal », dont nous avons déjà signalé et combattu les dangers. L’homme est un composé dont les éléments réagissent les uns sur les autres, mais ne peuvent être substitués les uns aux autres ; le perfectionnement musculaire n’assure à lui seul ni le perfectionnement cérébral ni le perfectionnement moral.

Voilà pourquoi la formule des devoirs physiques que nous commentons en ce moment, est incomplète et doit être modifiée. « Employer tous les moyens propres à développer nos qualités physiques pour les faire servir au bien collectif — conserver ces qualités en nous abstenant de tout ce qui pourrait les dégrader inutilement », voilà la bonne formule. Ces simples mots ajoutés au texte primitif remettent chaque chose à sa place et enchaînent en son berceau le fâcheux « surhomme » qui menaçait de naître. Le principe altruiste ainsi proclamé peut paraître platonique ; il l’est jusqu’à un certain point. Il n’en a pas moins une grande importance. Si l’opinion s’accoutume à considérer ce correctif comme faisant partie de la loi individuelle de culture physique, sa réprobation tendra à se manifester contre celui qui transgresserait trop ouvertement la dite loi en repoussant tout altruisme pour ne songer qu’à sa propre élévation. Quant au mot « inutilement », il souligne bien la dépendance où le muscle doit toujours demeurer par rapport à la pensée et au sentiment, par rapport également à l’utilité sociale.

En résumé, le sport n’est qu’un adjuvant indirect de la morale. Pour qu’il devienne son adjuvant direct, il faut qu’on lui assigne un but réfléchi de solidarité qui l’élève au-dessus de lui-même. C’est là une condition sine qua non de collaboration entre le sport et la morale.

Un dernier mot : on remarquera que nous avons, au cours de cette étude, employé presque indistinctement les termes sport et culture physique. C’est qu’à notre avis il n’existe entre l’un et l’autre que des différences théoriques. En théorie, la culture physique se distingue du sport ; dans la pratique, il n’y aura jamais de culture physique volontaire (de culture intensive, bien entendu, la seule dont il soit ici question et qui réponde à la pensée de M. Hébert) sans l’intervention de l’élément sportif.