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Essais de psychologie sportive/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Payot & Cie (p. 138-145).

Méfiance et confiance

Avril 1910.

La « recette sportive » de chaque forme d’exercice comporte un dosage de méfiance et de confiance, mais ce dosage n’est pas identique. Il est certains exercices pour lesquels la confiance doit dominer ; pour d’autres, c’est la méfiance. Afin de rendre plus compréhensible et de mieux préciser ce que nous voulons dire, il convient d’insister sur ce que confiance ne doit pas être pris ici comme équivalent de courage ou d’énergie, ni méfiance pour synonyme de peur. Il y a des gens très courageux qui sont de leur nature excessivement méfiants et l’on voit des confiants qui, à l’heure voulue, manquent d’endurance et de vouloir. Être méfiant, au point de vue où nous nous plaçons, c’est être sur ses gardes, de même qu’être confiant, c’est se laisser aller à une certaine insouciance, à un peu de ce que l’argot français désigne sous la très pittoresque expression de « j’m’en fichisme ». Notons que méfiance et confiance ainsi entendues ne composent pas seulement une recette sportive, mais une recette vitale. De nos jours surtout, il est presque impossible de mener une existence active, féconde et normale si l’on n’est pas à la fois averti et distrait. Précisément parce que la vie actuelle est fort obsédante et énervante, quelques grammes d’insouciance y sont indispensables en même temps que les secousses, les embûches, les imprévus de toutes sortes nécessitent que l’on se tienne toujours sur le qui-vive.

Pour en revenir au sujet plus spécial qui nous occupe, il est donc certains sports où la dose désirable de confiance est exceptionnellement forte et domine de beaucoup la quantité de méfiance qui doit y figurer. Au premier rang de ces sports-là sont l’équitation et la natation. Il est à peu près impossible d’être bon cavalier si la confiance ne domine pas à un degré considérable. C’est un phénomène bien connu que le cheval est à cet égard impressionné de façon directe et constante par l’homme qui le monte et que sa maniabilité et même l’utilisation de certaines de ses capacités sont en raison directe de la confiance que lui inspire le cavalier ; et cette confiance est en rapports également directs avec celle que le cavalier possède en lui-même. La confiance dont nous parlons là se renforce sans doute par l’expérience : les talents équestres qu’on se connaît en constituent la base rationnelle. Toutefois, c’est plutôt un état d’âme spontané qu’un résultat acquis. Il arrivera qu’entre deux garçons qu’on met à cheval, l’un se trouvera tout de suite en confiance tandis que l’autre n’y sera pas. Et par la suite, la science acquise par le second ne contrebalancera point complètement l’absence de la qualité essentielle possédée par le premier. Quiconque a franchi le moindre obstacle sait parfaitement ce que vaut, pour y réussir, de l’aborder en confiance et, s’il est déraisonnable de s’y jeter tête baissée sans avoir pris les précautions indiquées, il l’est peut-être plus encore de s’y présenter avec la notion exacte de toutes les chances d’accident et de toutes les probabilités d’échec qui peuvent surgir.

Le nageur a besoin lui aussi d’insouciance pour se lancer avec sécurité à travers la vague. Comme le cavalier, il n’est pas le plus fort. Il s’attaque à beaucoup plus puissant que lui ; c’est la supériorité de l’intelligence qui leur permet à tous deux de rester les maîtres. Ils doivent être prudents, mais un optimisme conscient constitue pour eux la force par excellence, celle que rien ne remplace si elle fait défaut. Il semble que le gymnaste aérien et le boxeur puissent être rangés aux côtés du cavalier et du nageur parmi ceux que favorise l’excès de la confiance sur la méfiance. Après avoir mis de leur côté par des soins appropriés ce qui est utilement calculable, leur élan doit s’opérer avec toute la liberté et l’aisance possibles. D’un mot on caractériserait pour tous ces sports l’inutilité de la méfiance ; quand le cavalier, le nageur, le boxeur, le gymnaste sont aux prises avec le fossé ou le flot, leur adversaire ou leur trapèze, il est trop tard pour se méfier. C’est avant qu’ils devaient être sur leurs gardes. Désormais, être confiant, voilà le secret du succès.

Tout le monde apercevra qu’il est d’autres sports où l’inverse est vrai. Sans doute il ne faut jamais que la méfiance y tourne à l’inquiétude, mère de l’énervement, mais elle doit prédominer nettement. De ce nombre sont l’automobile et la bicyclette et aussi la course à pied. Ces trois sports ont un caractère commun qui explique le danger de l’excès de confiance ; l’effort s’y superpose indéfiniment en quantités infinitésimales. Chaque foulée de galop du cavalier, chaque brasse du nageur, chaque fente ou chaque parade de l’escrimeur est, si l’on peut ainsi dire, un « geste complet » qui commence et qui finit, un geste qu’on peut considérer isolément. Le chauffeur, le cycliste, le coureur n’accomplissent rien de pareil. Leur geste, à eux, ne peut s’isoler que théoriquement. En réalité, les mouvements qu’ils exécutent et qu’a déterminés un élan initial se commandent complètement les uns les autres. Pour régler utilement l’allure et la dépense des forces, il faut donc qu’ils soient sur leurs gardes d’une façon constante et qu’une sage méfiance d’eux-mêmes et de la route les maintienne perpétuellement en haleine. Plus de confiance que de méfiance risque de les handicaper de façon très défavorable. Le chasseur et l’alpiniste nous paraissent se classer d’office auprès du coureur et du cycliste ; la confiance les entraînerait dangereusement ; ils ont grand besoin de réfléchir, d’observer, de raisonner ; ces opérations-là s’accommodent mieux de méfiance que de confiance. Par contre le patineur — frère du gymnaste aérien d’ailleurs — prend place dans la catégorie des confiants, car, chez lui aussi, tout excédent de la méfiance sur la confiance engendrerait de la maladresse et de l’insuccès.

Il est enfin des sports où les deux qualités se balancent indifféremment, l’escrime par exemple, l’aviron… Le tempérament de chacun ici n’a plus le même besoin d’être corrigé, rectifié. L’escrimeur se fait son jeu en conformité avec ses qualités et ses défauts propres. La défensive de l’un le rendra particulièrement redoutable alors que l’autre trouvera avantage à se laisser entraîner à l’offensive dont l’attrait le sollicite. Il faudra au premier plus de méfiance, au second plus de confiance. Pour le rameur d’équipe, la méfiance se mue en simple attention, la confiance en bonne humeur ; ce sont des formes un peu modifiées ; attention et bonne humeur sont également nécessaires.

Il ne faudrait pas attribuer à cet essai de classification plus de valeur et d’importance qu’il n’en a. Ce n’est là qu’un côté — et nous dirons même un côté très partiel et secondaire — de la psychologie des sports. Néanmoins, il nous a semblé que le sujet était digne d’attirer et de retenir un moment les lecteurs de ces Essais où les aspects psychologiques de la question sportive sont constamment rappelés et où l’étude de ces aspects est présentée comme pouvant fournir aux sportsmen des moyens nouveaux et excellents de perfectionnement.