Essais de psychologie sportive/Chapitre XXV

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Payot & Cie (p. 205-210).

Les étapes de la compréhension

Mai 1911.

Tous ceux qui ont observé avec quelque attention philosophique les phénomènes de la vie collective autour d’eux, ne sont pas sans avoir remarqué la lenteur avec laquelle, pendant une longue période préliminaire, certaines idées pénètrent l’opinion — puis, très souvent, l’étonnante rapidité de leur diffusion soudaine pendant une seconde période succédant à l’improviste à la première. Nous parlons ici d’idées et non point de modes. Sur ce dernier chapitre, il n’y a rien d’intéressant à dire. Les questions de modes — qu’il s’agisse d’ailleurs de vêtements, de gestes ou d’usages — ne relèvent que du « panurgisme », c’est-à-dire de l’esprit d’imitation dans ce qu’il a de plus médiocre. Les circonstances plus ou moins favorables, la qualité des lanceurs, un hasard… suffisent parfois à décider du succès. Quand il s’agit d’idées et plus particulièrement d’idées novatrices ou réformatrices, le phénomène vaut d’être scruté et sa marche peut être l’objet de curieuses constatations.

En général on ne « lance » pas de telles idées, ou bien alors elles tomberont d’elles-mêmes après un certain temps. On les « expose » avec plus ou moins d’éclat, et il appert qu’elles sont accueillies de façon plus ou moins sympathique, mais toujours distante. Leurs partisans ne recueillent que des échos ou des promesses platoniques ; le public prête une attention réfléchie, mais qui ne parvient pas à se muer en action. On dirait qu’une impossibilité physique sépare l’acceptation de la réalisation. Bien des gens sont séduits et voudraient agir, mais ils ne peuvent pas, et si d’aventure leur action s’organise, elle s’affaisse bientôt sur elle-même comme épuisée. On croit à l’échec ; le silence se fait. Mais il n’en est rien et, au bout d’un certain temps, l’idée réapparaît ayant en elle, semble-t-il, cette puissance qui lui manquait jusqu’alors ; elle est devenue, selon l’expression chère au philosophe français Fouillée, une « idée-force ».

À y regarder de près, le plus souvent l’idée n’a subi aucun changement, acquis aucun poids en surplus, reçu même des événements ou des hommes aucun épaulement nouveau. Mais elle rencontre devant elle une mentalité transformée. On l’accueille de façon différente. C’est donc que, tout d’abord, on ne l’avait pas comprise ?… Si, pourtant. Mais alors ?… Eh bien ! on l’avait comprise en théorie, on l’avait comprise comme une surface plane, et maintenant on la comprend comme un prisme. Or toute idée est prismatique. D’où vient ce changement ? Est-ce du temps seulement ou bien d’un travail mental inaperçu ? Ce ne peut être du temps seul, le bon sens le dit. Il faut donc admettre le travail mental. Mais ce travail veut le temps et bien souvent il s’opère en dehors de toute manifestation, de tout effort nouveau de la part des promoteurs de l’idée.

Bien souvent aussi il s’opère inconsciemment, sans que l’idée ait été réapprofondie, réenvisagée de façon suivie. C’est donc un travail, pour ainsi dire, de réflexion mécanique. Il s’agit d’un germe déposé en terrain favorable et qui a fructifié avec la souveraine lenteur que suppose cette mystérieuse opération : le cerveau, sans s’en rendre compte, a nourri l’idée.

Le langage populaire se sert pour désigner ce phénomène d’un terme très expressif : l’idée a pris corps. C’est bien cela. Mais en réalité ce n’est pas l’idée qui a changé, c’est celui qui l’adopte. Il aperçoit désormais son corps, son relief : il n’en voyait jusqu’alors que l’image plate. Et tant que de l’idée on n’aperçoit que l’image et non le corps, elle ne peut devenir une « idée-force ».

Des exemples nombreux peuvent être pris en éducation physique. La culture musculaire en Allemagne avec Jahn et ses disciples, en Angleterre avec Arnold, en Suède, aux États-Unis, a passé exactement par les phases que nous venons de décrire, et le rétablissement des Jeux Olympiques a été pendant des années applaudi et même servi par des gens qui approuvaient d’instinct, qui approuvaient sans comprendre. Le « prisme » ne leur était pas encore visible. Plus récemment, la façon dont la doctrine utilitaire, exposée en trois circonstances solennelles à Paris au printemps de 1901 et dans l’hiver de 1902, a somnolé pour prendre tout à coup un essor quasi universel, est un exemple frappant de la vérité de ce que nous avancions tout à l’heure.

Quelle conclusion pratique en doit-on tirer ? Car dans un recueil comme celui-ci plutôt consacré à louer l’action, des spéculations du genre de celle-ci ne sont autorisées que si une morale utilisable par les lecteurs vient à s’en dégager. La morale, cette fois, est claire et nette. C’est qu’en aucun cas, lorsqu’il s’agit d’innover ou de réformer, on ne doit faire abstraction du temps. Sans lui, rien de durable ne peut être fondé ou restauré. Une pareille thèse est faite pour plaire à Paul Bourget.

Mais elle est mille fois plus exacte intellectuellement que sociologiquement. L’illustre romancier n’a pas prouvé — contre l’histoire du reste — qu’il fût impossible de « brûler les étapes » sociales, tandis que l’expérience établit chaque jour qu’il ne saurait être question de « brûler les étapes » de la compréhension, et surtout de la compréhension collective nécessaire à l’essor d’une réforme ou d’une création.