Essais de psychologie sportive/Chapitre XXIV

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Payot & Cie (p. 199-204).

La bicyclette et l’hésitation

L’hésitation joue, dans presque tous les sports, un rôle néfaste. Elle peut provoquer des accidents ; elle entretient en tous cas la maladresse et diminue sensiblement le plaisir goûté. Pourtant ce rôle est d’une inégale importance dans un sport ou dans un autre. Un footballeur ou un tennisseur hésitant restera un médiocre joueur et ne fera pas de progrès ; voilà tout. Le patineur qui hésite finit toujours par tourner à droite ou à gauche et par dessiner, presque malgré lui, quelque figure rudimentaire : il ne tombe pas pour cela. Le cavalier, en pareil cas, a la ressource de s’en remettre à sa monture et le nombre est, en réalité, bien plus grand qu’il ne paraît, des hommes qui laissent à leur cheval le soin de se décider pour eux. Entre le cheval et l’homme s’établit une sorte de « symphonie » tacite ; on dirait qu’ils se comprennent ; les apparences sont sauves ; le passant croit que l’homme a choisi, tandis que c’est le cheval. Si l’escrimeur est par trop voué à l’hésitation, il est naturellement amené à demeurer sur la défensive et à faire un jeu de parades avec ce qu’il pourra de ripostes. Chez le rameur, l’énergie, la persévérance sont fortement mises à contribution, mais, n’ayant guère de décisions à prendre, il n’est point exposé à de longues tergiversations. Cela est un peu vrai aussi du nageur. Que le tireur hésite, il manquera son gibier, mais son hésitation se manifeste de manière uniforme : il s’agit de lâcher le coup, rien autre ; c’est un geste unique. Au contraire, le cycliste est, de tous les sportsmen, celui qui a le plus de décisions de toutes espèces à prendre et pour qui le fait de ne les avoir point prises à temps entraîne le plus d’inconvénients, de soucis, voire même de périls. Pour tourner — à moins que ce ne soit sur une vraie esplanade, — pour passer entre des voitures ou entre des arbres, pour se glisser le long d’un mur ou d’un trottoir, pour éviter les rails ou les ornières profondes, pour circuler au milieu d’une foule, etc., etc., décidez-vous promptement, Monsieur le cycliste, ou bien vous ramasserez une pelle qui sera souvent douloureuse et toujours ridicule.

La conclusion de cette constatation est que, pour faire du cyclisme, il faut être d’un caractère très décidé. Voici où la chose devient amusante, car ce n’est pas vrai du tout. Nous connaissons tous de bons cyclistes qui ne se recommandent par aucun exploit rare, mais qui se servent avec une parfaite assurance de leur machine dans les circonstances que nous venons d’énumérer ; et nous savons par ailleurs que ce sont des gens sans caractère, très moutonniers, indécis devant les carrefours de la vie, inaptes à prendre des décisions et plus encore à s’y tenir. Le prochain congrès de Lausanne tiendra sans doute à honneur d’étudier cette grave question de la transposition au domaine du caractère des qualités fortes acquises musculairement, et cette question fera couler beaucoup d’encre. Le cas de la bicyclette donnerait à penser que ladite question doit être résolue négativement. Mais là encore il ne faut pas se presser de généraliser. Bien des exemples sont susceptibles d’appuyer la thèse inverse et, à y regarder de près, on s’aperçoit que la décision nécessaire au cycliste est d’une espèce tout à fait particulière. C’est, pour ainsi dire, une décision instinctive. Réfléchie et voulue, elle ne remplirait pas son office ou le remplirait mal. Elle doit être spontanée et s’ignorer elle-même.

Cela n’est pas si étonnant. Dans tous les autres exercices où l’homme a la direction à donner à un engin ou à un animal auxquels il s’est simplement juxtaposé, il n’a pas en même temps un équilibre totalement instable à préserver. Les patins comme les skis tiennent à l’homme, prolongent son corps, en font partie ; de plus, alignés, ils le soutiennent. La bicyclette ne peut, elle, se tenir dans aucune position et ses facultés roulantes la rendent « dirigeable » à l’excès. Or, il faut que celui qui la monte, lui ayant donné une impulsion et une direction, s’y conforme lui-même tout entier comme s’il ne faisait qu’un avec sa machine. On conçoit très bien dès lors qu’il lui devienne nécessaire d’avoir une mentalité de machine. La collaboration du cerveau et de la volonté aux décisions à prendre sera néfaste à l’ensemble. Elle établira aussitôt un examen, une discussion préalables, sources de fatigue, mais surtout causes d’hésitation probables. Le caractère incessant, soudain et immédiat des décisions à prendre par le cycliste l’oblige à les prendre sans réfléchir, mécaniquement ; et moins il sera réfléchi et plus il sera mécanique, meilleur cycliste il sera. Observez ces jeunes gens qui pédalent dans les rues encombrées, et vous serez convaincu de la valeur d’une pareille loi. Mais peut-on, dès lors, s’étonner que le moral ne bénéficie pas de qualités physiques si pleinement inconscientes ni que ces qualités demeurent spéciales à la pratique de la bicyclette ? Et encore est-il certain que ce spécialisme soit absolu ? Des expériences bien intéressantes pourraient être tentées à cet égard. Ce qui reste clair et indiscutable, c’est que l’hésitation est plus néfaste au cycliste qu’à aucun autre et que, pour le servir utilement, sa décision ne doit s’exercer que d’une façon instinctive et spontanée.