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Essais moraux et politiques (Hume)/La Liberté et le Despotisme

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QUINZIÈME ESSAI.

La Liberté & le Despotisme..

Ceux, qui exercent leur plume sur des sujets de politique avec un esprit libre & dégagé de passions, cultivent assurément la science la plus utile au public, & vu les agrémens attachés à cette étude la plus satisfaisante pour eux-mêmes. Il me reste cependant un scrupule sur ce sujet. Je crains que le monde n’ait pas encore assez vieilli pour nous permettre d’établir beaucoup de proportions politiques, qui soient généralement vraies, & dont la vérité puisse se soutenir dans les âges les plus reculés. Notre expérience ne s’étend pas au-delà de trois mille ans, ainsi non-seulement la logique de cette science est défectueuse comme celle de toutes les autres ; nous n’avons pas même assez de ces matériaux dont nous devrions faire usage dans nos raisonnemens. Nous ignorons jusqu’à quel degré précis la nature humaine peut rafiner sur les vertus & sur les vices, & ce qu’elle pourroit devenir si l’éducation, les coutumes & les principes venoient à subir quelque grande révolution.

Machiavel étoit sans contredit un génie supérieur ; mais ayant borné ses recherches à ces gouvernemens furieux & tyranniques, dont l’histoire ancienne nous a conservé le souvenir, & à ces petites principautés d’Italie, qui étoient des scenes de désordre, ses raisonnemens sont très-fautifs, ceux sur-tout qu’il a faits sur les états monarchiques.

À peine trouve-t-on, dans son prince, une maxime que l’expérience des tems posterieurs n’ait démentie. Il est impossible, dit-il, qu’un prince foible reçoive un bon conseil. S’il consulte plusieurs personnes, il n’a point les talent nécessaires pour choisir différens avis. S’il se livre à un ministre qui a de la capacité, ce ministre ne se contentera pas long-tems de son poste, il ne tiendra qu’à lui de déposséder son maître, & de faire passer la couronne dans sa propre famille. Ce n’est ici qu’un seul exemple, pris dans la foule des erreurs & des faux jugemens, où Machiavel n’est tombé que pour avoir vécu trop-tôt. Depuis à-peu-près deux siecles, presque tous les souverains de l’Europe sont gouvernés par des ministres, & dans tout ce tems nous ne voyons pas que l’événement ait justifié la maxime de Machiavel, il étoit même impossible que cela arrivât. Séjan pouvoit former le projet de détrôner les Césars. Le cardinal de Fleury, quand il auroit été aussi vicieux que lui, n’auroit pourtant jamais conçu l’idée de déplacer les Bourbons, à moins qu’il n’eût perdu le bon-sens.

Avant le siecle passé, le commerce ne faisoit pas une affaire d’état ; à peine trouve-t-on un ancien auteur politique qui en fasse mention[1]. Les écrivains de l’Italie gardent un profond silence sur le commerce, lors même qu’il s’est déjà attiré l’attention des ministres aussi-bien que celle des spéculateurs. Les richesses immenses, la grandeur & les exploits militaires des deux puissances maritimes semblent avoir ouvert, pour la premiere fois, les yeux du genre-humain sur les avantages qui résultent d’un commerce étendu.

Mon dessein ayant été de faire dans cet essai un parallele complet de la liberté & du despotisme, & de montrer combien la premiere mérite la préférence, il me vint le scrupule dont j’ai parlé. Je pensois que peut-être aucun des mortels, qui vivent dans ce siecle, n’a les qualités requises pour venir à bout de cette entreprise. En effet, il est très-probable que tout ce qu’on pourra avancer sur ce sujet, sera réfuté par l’expérience des tems à venir, & par conséquent rejeté de la postérité. Les choses humaines sont sujettes à de si étonnantes révolutions, nous avons tant vu d’événemens contraires aux vues politiques des anciens, que cela suffit pour nous faire présumer qu’il arrivera de nouveaux changemens après nous.

Les anciens ont observé que tous les arts & toutes les sciences sont nées parmi des nations libres. Les Persans & les Egyptiens, quoique vivant dans la plus grande aisance, dans l’abondance même & dans le luxe, ne firent que de foibles efforts pour se procurer ces plaisirs délicats, que durant des guerres continuelles, malgré la pauvreté qui en étoit une suite, & la simplicité de leurs mœurs, les Grecs ont portés à un si haut point de perfection : la Grece devint riche par les conquêtes d’Alexandre, mais ses richesses ne purent empêcher les arts de tomber dans le déclin dès le moment même qu’elle eût perdu sa liberté : & depuis cet époque ils n’ont jamais pu se relever dans ce climat. Le savoir passa à Rome, le seul état libre qui fût alors dans l’univers, & pendant plus d’un siecle il fructifia dans ce terroir fertile d’une maniere qui tient du prodige. La ruine de la liberté Romaine entraîna celle des lettres, & le monde entier fut enveloppé dans la nuit de la barbarie.

De ces deux expériences chacune est double dans son genre, chacune nous montre les lettres en décadence dans les gouvernemens despotiques, & florissantes dans les gouvernemens populaires. Longin se crut autorisé à conclure de-là que les arts & les sciences ne peuvent fleurir que dans les états libres. Son sentinrent a été répété par des écrivains distingués de notre nation[2], soit que ces écrivains ne se soient regles que sur l’antiquité, soit qu’ils aient été trop prévenus en faveur de notre constitution.

Mais qu’auroient eu à dire ces écrivains, si on leur avoit opposé l’exemple de Rome moderne & celui de Florence : si on leur avoit montré la premiere de ces villes perfectionnant tous les beaux arts, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie, dans un tems où elle languissoit sous la tyrannie des prêtres : si on leur avoit montré la seconde faisant les plus grands progrès dans les arts & dans les sciences, précisement dans ce période fatal à sa liberté qui la soumit au pouvoir usurpé de la maison de Médicis ? Arioste, Le Tasse, Galilée, Raphaël & Michel Ange n’étoient point nés dans des républiques. Si l’école Lombarde égaloit l’école Romaine en célébrité, ce n’est pas les Vénitiens qui s’y sont le plus distingués : ils paroissent même inférieurs en génie aux autres Italiens. Ce n’est pas à Amsterdam, mais à Anvers que Rubens établit son école. Le centre de la politesse Germanique n’est pas à Hambourg, mais à Dresde.

Mais la France est sans contredit la preuve la plus frappante des progrès que fait le savoir sous les gouvernemens despotiques. Quoique ce pays n’ait jamais joui d’une liberté avouée, on y a porté tous les arts & toutes les sciences aussi loin que par-tout ailleurs. Les Anglois excellent peut-être en philosophie ; les Italiens en peinture & en musique ; les Romains en éloquence ; les français sont le seul peuple, après les Grecs, qui ait produit tout à la fois des poëtes, des orateurs, des historiens, des peintres, des architectes, des sculpteurs & des musisiens. Leur théâtre surpasse même le théâtre Grec, qui est infiniment supérieur au théâtre Anglois. Enfin si nous descendons dans la vie commune, il n’y a point de nation qui ait tant perfectionné cet art, le plus agréable de tous ; l’art de la société & de la conversation, qu’ils nomment communément le savoir-vivre.

À bien considérer l’état où sont chez nous les sciences, la politesse & les beaux arts, je crois qu’on peut nous appliquer ce qu’Horace a dit des Romains.

Sed in longum tamen œvum

Mansuerunt, hodieque manent vestigia ruris.

L’élégance de style & la propriété des expressions ont été fort négligées en Angleterre. Nous n’avons point de dictionnaire : à peine avons-nous une grammaire passable : nous devons notre premiere bonne prose à un auteur qui est encore en vie[3]. Sprat, Locke, Temple même connoissoient trop peu les regles, pour pouvoir passer pour des écrivains fort élégans. Les ouvrages de Bacon, de Harrington & de Milton, quoi-que pleins de sens, sont écrits d’un style dur & pédantesque. Nos savans sont trop occupés des grandes disputes de religion, de politique & de philosophie, pour avoir voulu s’abaisser jusqu’aux minuties grammaticales & aux subtilités de la critique. Il est naturel que ce tour d’esprit, qui nous porte à penser & à réfléchir, doit nous avoir conduit dans l’art du raisonnement à de plus grands progrès que n’en ont faits les autres nations. Avouons cependant que dans les sciences mêmes dont nous venons de parler, nous n’avons aucun livre classique à transmettre à la postérité. Notre plus grande gloire consiste dans quelques essais de philosophie recommandables pour leur justesse : Ces essais promettent beaucoup, mais ils sont encore bien éloignés de la perfection.

C’est une opinion généralement reçue, que le commerce ne peut fleurir que dans les états libres, & cette opinion paroît fondée sur une expérience & plus longue & plus étendue que celle qui regarde les arts & les sciences. Si nous suivons le commerce dans tous les progrès qu’il a fait à Tyr, à Athenes, à Syracuse, à Carthage, à Venise, à Florence, à Gênes, à Anvers, en Hollande, en Angleterre, nous le trouverons toujours fixé dans les républiques. Londres, Amsterdam & Hambourg, les trois villes les plus commerçantes de la terre, sont toutes trois libres & Protestantes, c’est-à-dire, doublement libres. Cependant l’ombrage que le commerce de la France nous a donné depuis peu, ne semble-t-il pas prouver que cette maxime n’est pas plus certaine & plus infaillible que la précédente, & que les sujets d’un monarque absolu peuvent devenir nos rivaux dans le négoce, aussi-bien que dans les lettres ?

Si j’osois dire mon sentiment sur une matiere si pleine d’incertitude, Je dirois que malgré les efforts que fait la France, il y a un vice pernicieux au commerce, enraciné, pour ainsi parler, dans la nature même du gouvernement absolu, & qui en est inséparrable. La raison qui me le fait croire, est un peu différente de celle qu’on allegue communément.

Dans une monarchie civilisée, comme le sont les monarchies européennes, les biens des particuliers sont à-peu-près aussi assurés aux propriétaires qu’ils pourroient l’être dans une république. On n’y est gueres exposé à des violences de la part du souverain, & l’on n’a pas plus de sujet de les craindre que les effets de la foudre, les tremblemens de terre, ou d’autres événemens des plus extraordinaires. L’avarice, que l’on peut appeller l’aiguillon de l’industrie, cette passion si opiniâtre, accoutumée à se faire jour à travers tant d’obstacles, & à affronter tant de périls réels, s’épouvanteroit-elle d’un péril imaginaire, d’un péril si léger, qu’à peine pourroit-on l’évaluer ?

Si donc le commerce est sujet à décheoir sous les gouvernemens absolus, ce n’est pas, selon moi, parce qu’il n’y est pas assez sûr ; c’est parce qu’il n’est pas assez honoré. La subordination des états est essentielle au soutien des monarchies : la naissance, les titres, le rang y doivent marcher avant l’industrie & les richesses ; & tant que ces notions subsistent, les grands négocians seront toujours tentés d’abandonner le commerce pour aspirer aux places propres à les distinguer par les priviléges & par les honneurs qui y sont attachés.

Puisque je suis sur le chapitre des changemens que le tems a produits & peut produire encore dans la politique, je ne dois pas oublier une remarque qui concerne tous les gouvernemens en général, soit despotiques, soit libres. Ils semblent tous s’être améliorés de nos jours, tant par rapport aux affaires étrangeres qu’aux affaires domestiques. La balance du pouvoir n’est plus un mystere : il étoit réservé à nos tems de la développer pleinement. Ajoutons que la police a été beaucoup perfectionnée dans le siecle passé. Salluste nous apprend que l’armée de Catilina s’étoit considérablement grossie par l’affluence des voleurs de grand chemin qui exerçoient leur brigandage dans les environs de Rome. Si l’on assembloit actuellement tous les gens de cette profession, qui sont répandus dans l’Europe, je ne crois pas qu’on en pût faire un régiment. Dans le plaidoyer de Cicéron pour Milon, entre les argumens dont il se sert pour prouver que Milon n’a point assassiné Clodius, je trouve celui-ci : Si Milon, dit-il, avoit médité cet assassinat, il n’auroit point attaqué Clodius en plein jour, & à une si grande distance de la ville : il l’auroit guetté, pendant la nuit, près des faux-bourgs, où l’on eût pu le supposer massacré par des brigands ; & la fréquence de ces accidens auroit favorisé cette imposture. Combien la police de Rome ne doit-elle pas avoir été relâchée ? Et quel ne doit pas avoir été le nombre & la force de ces brigands ? Clodius alors se faisoit accompagner de trente esclaves[4], armés de pied en cap, que les fréquens tumultes, excités par un tribun séditieux, devoient avoir assez aguerris, & assez familiarisés avec les dangers.

Mais de tous les-genres de gouvernement, le genre monarchique me paroît celui qui a fait les plus grands progrès : on peut appliquer aujourd’hui aux monarchies civilisées ce qu’on disoit autrefois à la louange des républiques, qu’elles ne sont pas gouvernées par les hommes, mais par les loix.

En effet on est surpris de voir l’ordre & la régularité dont elles sont susceptibles, & la consistance que l’on a su leur donner. Chacun y jouit en assurance de ce qui lui appartient, l’industrie est encouragée, les arts fleurissent : le souverain vit parmi ses sujets comme un pere au milieu de ses enfans. Il y a peut-être en Europe environ deux cents princes absolus en les y comprenant tous, les petits aussi-bien que les grands & depuis deux siecles ce nombre est le même. De sorte que si l’un portant l’autre on compte vingt ans pour chaque regne, on trouve cet intervalle rempli en tout par deux mille de ces monarques à qui les Grecs auroient donné le nom de tyrans. On n’en trouve pas un seul parmi eux, pas même Philippe II. d’Espagne, qu’on puisse comparer en méchanceté à un Tibère, à un Caligula, à un Néron, à un Domitien, qui sont déjà quatre des douze premiers empereurs de Rome. Mais quoique le gouvernement monarchique se soit rapproché du gouvernement populaire, il faut pourtant convenir qu’il ne l’égale pas encore ni pour la douceur ni pour la stabilité. Notre éducation & nos mœurs modernes inspirent une humanité & une modération peu connues des anciens, & avec tout cela n’a pu surmonter tous les désavantages attachés à la forme monarchique.

Ici je dois demander qu’on me passe une conjecture, que je trouve très-probable, mais dont la postérité seule est en droit de bien juger.

Je crois appercevoir dans les gouvernemens monarchiques une source d’amélioration, & dans les gouvernemens libres une source de détérioration, qui avec le tems rapprocheront d’avantage ces deux sortes de gouvernemens, l’ans la France, qui est le plus parfait modele d’une pure monarchie, les plus grands abus ne naissent pas du nombre des impôts ni de leur grandeur, ces deux articles ne sont point si excessifs, si on les compare à ce qui se pratique à cet égard dans les contrées libres. Ces abus résultent uniquement de la méthode dont on se sert pour lever les impôts ; méthode coûteuse, inégale, arbitraire, qui décourage les pauvres, les paysans sur-tout & les fermiers, qui arrête l’industrie, qui fait de l’agriculture une occupation de mendians & d’esclaves. Mais qui est-ce qui retire de l’avantage de ces abus ? Si c’étoit la noblesse, on pourroit les regarder comme essentiels au gouvernement, & par conséquent comme incorrigibles ; l’intérêt de la noblesse, qui est le vrai soutien de la monarchie, devant naturellement prévaloir sur celui du peuple. Mais c’est tout le contraire : ce sont précisément les nobles qui perdent le plus par ces vexations ? Leurs terres se ruinent, & leurs fermiers sont réduits à la besace. Les seuls qui y gagnent, ce sont les financiers, race également méprisée & haïe de la noblesse & de tout le royaume. Or je suppose qu’il s’élevât un roi ou un ministre qui eût assez de discernement pour connoître ses avantages & le bien public, assez de pouvoir & de courage pour enfreindre de vieilles coutumes, & pour remédier à ces abus, en ce cas, dis-je, la différence qu’il y a entre le gouvernement absolu de la France & notre gouvernement libre, ne paroîtroit plus si grande.

La source de corruption, observable dans les états libres, consiste dans l’usage de contracter des dettes, & d’hypothéquer les revenus de la nation. Par-là les taxes deviendront un jour tout-à-fait insupportables, & toute la propriété de l’état passera entre les mains des particuliers. Cette pratique est de fort nouvelle date. Les Athéniens, quoique républicains, payoient près de deux cents pour cent des sommes, qu’une nécessité pressante les obligeoit d’emprunter comme on peut le voir dans Xénophon[5]. Parmi les Modernes, les Hollandois ont les premiers introduit la méthode d’emprunter de grosses sommes à bas intérêt, & peu s’en faut qu’ils ne se soient ruinés par cette invention. Les princes absolus ont aussi contracté des dettes, mais comme ils peuvent faire banqueroute quand il leur plaît, leurs peuples n’en souffrent point. Dans les états libres, au contraire, les citoyens, & ceux sur-tout qui occupent les plus grands emplois, étant toujours les créditeurs du public, il est impossible qu’on fasse jamais usage de ce remede, qui d’ailleurs est toujours cruel & barbare, quoique souvent nécessaire.

Voilà donc un inconvénient qui menace presque tous les gouvernemens libres, & principalement le nôtre dans les conjonctures présentes ; Quel grand motif pour nous de ménager nos fonds publics ? Leur épuisement nous réduiroit, à force de multiplier les taxes, à maudire notre liberté, & à envier leur servitude aux nations dont nous sommes environnés.

  1. Xénophon parle du commerce, mais en doutant s’il peut être de quelque utilité à l’état. Ἐι δὲ ϰαὶ ἐμπορία ὀφελεῖτι πόλιν : Platon le bannit entiérement de sa république imaginaire. De legibus Lib. IV.
  2. Addisson & le Lord Shaftsbury.
  3. Le D. Swift.
  4. Vide Asc. Ped. in Orat. pro Milone.
  5. Κτῆσιν δὲ ἀπ' ὀυδενὸς ἀν ὅυτος ϰαλὴν ϰτήσαιντο, ὠσπερ ἀφοὖ ἀν προτελέσωσιν εἰς τήν ἄφο μὴν. οἱ δὲ γε πλεῖστοι Ἀθηναὶων ναὶων πλείονα λήψονται, ϰατ’ ἐνιαντὸν ἤ ὅσα αν εἰσενέγϰωσιν, οἱ γάρμὰν προτελέσαντες, ἑγγὺς δυοῖν μναῖν πρόσοδον ἔξουσι – δοϰεῖ τῶν ανθρωπίνων ασφαλέστατον δὲ ϰαὶ πολυχρονιώτατον ἔιναι ΖΕΝ. ΠΟ′ΡΟΙ.