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Essais moraux et politiques (Hume)/L’Éloquence

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SEIZIÈME ESSAI.

L’Éloquence.

La contemplation du genre-humain, dans ses différens périodes & dans les révolutions qu’il a subies, est une source de mille plaisirs. L’histoire nous offre ce spectacle dans une agréable variété. Quoi de plus surprenant que de voir la même classe d’êtres si prodigieusement changée d’une époque à l’autre ! Ce ne sont plus les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes opinions. Il faut cependant reconnoître qu’il y a plus d’uniformité dans l’histoire civile que dans celle des lettres & des sciences. Les guerres, les traités, la politique se ressemblent d’avantage dans diverses générations, que le goût, l’esprit & les maximes spéculatives. L’intérêt, l’ambition, l’honneur, la honte, l’ amitié, la haine, la reconnoissance, le desir de se venger, voilà les premiers ressorts de tous les grands événemens ; & ces passions ont quelque chose de moins flexible & de moins variable que le goût & l’intelligence, facultés sur lesquelles l’éducation & l’exemple ont plus de prise. Si les Romains surpassoient les Goths, c’étoit plus en connoissance & en finesse d’esprit, qu’en courage & en vertu.

Mais pourquoi comparer des nations qui se ressemblent si peu qu’on pourroit presque en faire deux especes d’êtres ? Sans aller si loin, ne voyons-nous pas, à plusieurs égards, une opposition marquée entre l’état actuel du savoir humain, & celui où il se trouvoit dans les tems de l’antiquité ?

Nous sommes meilleurs philosophes que les anciens, mais il s’en faut bien que nous soyons de si bons orateurs ; malgré tous nos rafinemens, leur éloquence l’emporte de beaucoup sur la nôtre.

Dans ces tems-là, on pensoit que les harangues publiques étoient de toutes les productions de génie celles qui demandoient les plus grands talens & la plus haute capacité. Des auteurs illustres ont élèvé le talent de l’éloquence au dessus de celui de la poésie, de celui même de la philosophie, qu’ils croyoient être d’une nature inférieure. La Grece & Rome n’ont produit chacune qu’un seul orateur accompli : qu’elle qu’ait été la célébrité des autres, ils suivent de bien loin ces grands modeles.

C’est une chose remarquable, que les anciens critiques ont eu de la peine à trouver deux orateurs contemporains d’un mérite égal, & dignes d’être placés au même rang. Calvus, Cælius, Curio, Hortense, César pouvoient être distingués par des degrés intermédiaires ; mais le plus grand d’entre eux étoit effacé par Cicéron, l’homme le plus éloquent qui ait jamais paru à Rome. Les plus fins connoisseurs sont obligés de convenir qu’il n’y eut jamais en ce genre rien de pareil à l’orateur Romain & à l’orateur Grec ; ils ajoutent pourtant que ni l’un ni l’autre n’est parvenu au point de perfection dans l’art oratoire. Cet art est infini, non seulement les forces de l’homme n’y sauroient atteindre, son imagination ne peut le concevoir. Cicéron lui-même déclare qu’il n’est entiérement satisfait ni de ses propres productions, ni de celles de Démosthene. Ita sunt avida & capaces mea aures, ut semper aliquid immensum infinitumque désiderent.

En faut-il d’avantage pour nous faire sentir l’énorme distance qu’il y a entre les orateurs anciens & modernes ? Les Anglois sont la seule nation polie & lettrée qui vive sous un gouvernement populaire, la seule dont le pouvoir législatif réside dans de nombreuses assemblées, qui sembleroient devoir être les domaines de l’éloquence : Cependant qu’avons-nous en ce genre dont nous puissions tirer vanité. Les poëtes, les philosophes, voilà les grands hommes qui ont illustré notre pays, & les seuls dont nous puissions nous glorifier. Où sont les orateurs, Et s’il y en a, où sont les monumens de leur génie, Il reste à-la-vérité dans nos histoires quelques noms de personnes qui ont su diriger les résolutions du parlement ; mais nous ne voyons pas que ni ces personnes ni d’autres ayent jugé qu’il valoit la peine de conserver leurs harangues : leur crédit paroît plutôt avoir été dû à leur expérience, à leur sagesse, ou à leur pouvoir qu’à leurs talens oratoires. Nous avons aujourd’hui plus d’une demi-douzaine de harangueurs dans les deux chambres du parlement, dont l’éloquence est à-peu-près égale, personne ne songe à préférer l’un d’entr’eux aux autres ; preuve certaine, selon moi, qu’il n’y en a aucun qui ait poussé son art au-delà du médiocre, & que cette espece d’éloquence à laquelle il aspire, ne demandant point l’exercice des facultés sublimes de l’ame, peut s’acquérir avec des talens ordinaires, & par une application superficielle. Il y a cent menuisiers à Londres également capables de bien faire une table ou une chaise ; il n’y a pas un seul poëte qui sache mettre dans ses vers l’esprit & l’élégance qu’on trouve dans ceux de M. Pope.

Toutes les fois que Démosthene devoit plaider, il y eut à Athenes un concours de tous les gens d’esprit de la Grece : on s’y rendoit des régions les plus éloignées, comme au plus beau de tous les spectacles[1]. À Londres vous verrez les Anglois se promener nonchalamment dans la chambre des requêtes pendant que l’on débat les choses les plus importantes devant les deux chambres du parlement. Et il y en a beaucoup qui, tandis que nos plus fameux orateurs déployent leur éloquence, regrettent leur dîné. Lorsque le vieux Cibber doit reparoître sur la scene, la curiosité du public est plus piquée que lorsque notre premier ministre doit se laver d’une accusation, ou se défendre, contre une ligue, qui veut le dépouiller de son emploi.

Il n’est pas besoin d’être versé dans les divins écrits qui nous restent des anciens orateurs pour se convaincre que leur style ou leur genre d’éloquence étoit d’un sublime auquel les orateurs modernes n’osent pas même prétendre. Ne crieroit-on pas à l’absurde si quelqu’un de nos froids & tranquilles discoureurs s’avisoit d’imiter cette apostrophe de Démosthene tant célébrée par Quintilien & Longin, lorsqu’en justifiant le malheureux succès de la bataille de Chéronée, il s’écrie tout d’un coup : Non, mes chers Concitoyens, non : vous n’avez point commis de faute. J’en jure par les mânes de ces Héros qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon & de Platée.

Qui pourroit supporter aujourd’hui la figure hardie & poétique dont Cicéron fait usage, après avoit décrit, dans les termes les plus tragiques, la crucifixion d’un citoyen de Rome ? Si je devois peindre cette horrible scene, je ne dis pas à des citoyens Romains, je ne dis pas aux alliés de notre état, je ne dis pas aux nations éloignées chez qui le nom de Rome est parvenu ; Si je devois la peindre non à des hommes, mais aux animaux brutes ; c’est trop peu dire encore : Si je pouvois au milieu de la solitude des déserts faire entendre ma voix plaintive aux montagnes & aux rochers ? les parties muettes & inanimées de la nature seroient saisies horreur & d’indignation au récit de ces atrocités[2]. De quel feu la déclamation de ce morceau ne devroit-elle pas être animée pour être goûtée, & pour faire impression sur les auditeurs ? Et que d’art, que de talens ne faudroit-il pas pour savoir monter son ton, par des justes gradations, jusqu’à enflammer tellement l’auditoire qu’il ressentît toute la violence de ces passions, & pour le forcer de suivre l’orateur dans des conceptions aussi élevées ; enfin quel torrent d’éloquence ne faudroit-il pas pour empêcher qu’on ne s’apperçût de l’art même qui produit tous ces grands effets ?

Dans les anciens, orateurs la véhémence de l’action étoit parfaitement assortie à celle des pensées & des paroles. Un de leurs gestes les plus ordinaires & les plus modérés consistoit à frapper du pied contre la terre, ce qu’ils nommoient supplosio pedis[3]. Aujourd’hui ce geste même paroît encore outré ; & pour cette raison il est également proscrit du sénat, du barreau & de la chaire, on ne le souffre qu’au théâtre, & seulement lorsqu’il s’agit de représenter les plus fortes passions.

Il n’est pas facile d’assigner les causes qui dans ces derniers tems ont produit ce declin si sensible de l’éloquence. Le génie des hommes paroît être toujours le même : on a poussé de nos jours tous les autres arts, & toutes les autres sciences avec beaucoup de succès : une des nations les plus savantes de la scerre jouit, d’un gouvernement libre, qui sembleroit devoir ouvrir la plus belle carrière à l’exercice de ce noble talent. Et malgré tous ces avantages, nos progrès dans l’éloquence ne sont rien en comparaison de ceux que nous avons faits dans les autres branches des connoissances humaines.

Dirons-nous que le ton où l’éloquence ancienne étoit montée, n’est point sortable à notre âge, & que les orateurs modernes ne sauroient le copier ? Comment le prouver ? De toutes les raisons qu’on produit, je suis persuadé qu’il n’y en a aucune qui puisse soutenir l’examen.

Premiérement, on peut dire que du tems que les lettres fleurissoient chez les Grecs & chez les Romains, n’y ayant que peu de loix municipales, & ces loix étant fort simples, la décision des causes dépendoit presque entiérement du bon sens & de l’équité des juges. Alors l’étude des loix n’étoit pas une occupation laborieuse, elle ne prenoit pas la vie entiere de l’homme, il ne falloit pas des travaux de forçât pour la finir : enfin elle n’étoit point comme aujourd’hui incompatible avec toute autre étude, & toute autre profession. Tous les grands politiques, & tous les grands généraux Romains étoient versés dans le droit civil. Pour montrer combien cette science est facile, Cicéron s’engage d’en acquérir en peu de jours une connoissance parfaite, sans déroger à aucune de ses occupations ordinaires. Lorsqu’on ne suppose que de l’équité dans les juges, le plaideur a bien plus, d’occasions de déployer son éloquence, que lorsqu’il est réduit à tirer ses argumens de la rigueur des loix, à prouver par des statuts, à confirmer par des exemples. Dans le premier cas, il peut peser sur des circonstances, qui dans le second seroient déplacées : il peut amener des considérations personnelles : il peut même donner une apparence d’équité à la bienveillance que son art captive. Comment veut-on qu’un jurisconsulte moderne, noyé dans de pénibles recherches, ait le loisir de cueillir les fleurs de Parnasse ? Et supposé qu’il les cueille, comment les fera-t-il figurer au milieu des preuves rigoureuses & subtiles, des objections & des répliques dont il est obligé de faire usage ? Le plus grand génie, l’orateur le plus éloquent qui après s’être appliqué pendant un mois à la jurisprudence, s’aviseroit de plaider devant le chancelier, ne gagneroit que de se faire tourner en ridicule.

Si je tombe d’accord que le fatras embrouillé de nos loix est propre à décourager les auteurs modernes, ce n’est pas que j’y trouve la vraie raison de la chûte de l’éloquence. Que l’art oratoire soit proscrit de la salle de Westminster, je le veux ; mais qu’est ce qui l’empêcheroit de paroître dans les deux chambres du parlement ?

Les aréopagites d’Athenes avoient, par une loi expresse, défendu de faire usage des attraits de l’éloquence ; aussi ne trouvons-nous pas, dans les harangues grecques, qui sont dans la forme judiciaire, cette rhétorique hardie qui brille dans les plaidoyers romains. Mais à quelle grandeur les Athéniens ne s’éleverent-ils pas dans le genre délibératif, dans ce genre qui embrasse les affaires d’état, la liberté, le bonheur, & la gloire dès nations ? Il n’y a rien qui anime autant le génie, rien qui ouvre un si beau champ à l’éloquence que ces sortes de discussions : & à cet égard nous ne manquerons jamais d’étoffe en Angleterre.

On peut attribuer en second lieu, le déclin de l’éloquence à la supériorité de notre bon sens. Nous rejetons, peut-on dire, avec dédain tous ces cours de rhétorique, propres à séduire les tribunaux ou les assemblées, & nous n’admettons que de solides argumens. Vous accusez un homme d’avoir commis un meurtre ; c’est a vous à produire des témoins & des preuves évidentes. Les loix détermineront ensuite le châtiment du criminel selon l’exigence du cas. Si vous alliez décrire, avec emphase, la cruauté & l’horreur de l’action, si vous faisiez paroître les parens du défunt, si à un signal donné vous leur faisiez pousser des lamentations, prosterner aux pieds des juges, & les arroser de larmes, vous donneriez assurément la comédie à tout le monde. Ce seroit bien pis, si pour émouvoir la compassion, vous vous avisiez d’exposer un tableau, où le peintre eût représenté un cadavre sanglant, avec toutes ses plaies : ce tragique spectacle ne seroit qu’exciter de grands éclats de rire. Cependant ignorons-nous que les anciens avocats ont quelquefois mis en œuvre ces pitoyables artifices ? Si vous ôtez le pathétique des discours publics, il n’y restera que l’éloquence moderne, c’est-à-dire le bon sens rendu par de justes expressions.

Peut-être y-a-t-il de vrai dans cette réflexion. Peut-être que nos mœurs, ou, si vous voulez, la supériorité de notre bon sens, devroit rendre nos orateurs circonspects, lorsqu’ils entreprendroient d’enflammer l’imagination des auditeurs ; mais cela doit-il les faire désespérer absolument du succès d’une pareille entreprise, & leur faire abandonner entiérement un qrt, dans lequel il ne faudroit peut-être pour réussir qu’un redoublement d’application ? Les anciens n’étoient pas sans délicatesse sur ce point, mais leurs orateurs savoient mieux leur faire illusion[4]. Par des torrens de sublime & de pathétique qui couloient de leur bouche, ils enlevoient tellement leur auditoire, qu’on n’avoit pas le tems de s’appercevoir de l’artifice par lequel on étoit trompé. Disons mieux, on n’étoit pas trompé : l’orateur, entraîné par la force de son génie & de son éloquence, entroit lui-même en passion : ce n’est qu’après avoir senti lui-même les transports d’indignation, de pitié & de douleur, qu’il faisoit passer ces mouvemens impétueux dans l’ame de ceux qui l’écoutoient.

Quelqu’un prétendroit-il avoir plus de bon sens que n’en eut Jules-César ? Cependant ce fier conquérant, subjugué par les charmes de l’éloquence de Cicéron, ne fut-il pas forcé, en quelque maniere, de changer de dessein & d’absoudre un criminel, qu’avant que d’avoir entendu le discours de l’orateur, il étoit fermement résolu de condamner ?

Mais malgré les brillans succès de Cicéron, j’avoue pourtant qu’on peut trouver à redire à quelques-unes des ses périodes. Il est souvent trop fleuri, & trop rhéteur : ses traits sont trop chargés, ses figures trop palpables, ses divisions sentent les regles de l’école, d’où pour la plupart elles sont tirées. Il fait trop le bel-esprit, quelquefois même il ne dédaigne pas de s’abaisser jusqu’à des jeux de mots, & à de petites rimes, & en général il sacrifie trop à la cadence. Le sénat & les juges de Rome composoient des auditoires bien plus délicats & plus éclairés que celui devant lequel Démosthene prononça ses harangues ; la plus vile populace d’Athenes, voilà les souverains de ce dernier, & les arbitres de son éloquence[5]. Cependant son ton est plus sévere & plus châtié que celui de l’orateur latin : celui qui de nos jours sauroit l’imiter, ne manqueroit pas de réussir. C’est une harmonie rapide & soutenue, toujours exactement assortie au sens : c’est une véhémence de raisonnement où il ne paroît rien d’apprêté. C’est un torrent de preuves qui roule avec lui toutes les passions, le dédain, la colere, le courage, & l’amour de la liberté. De toutes les productions humaines, les harangues de Démosthene sont les plus voisines de la perfection.

Enfin, on pourra prétexter que les fréquens désordres qui troubloient les anciens gouvernemens, & les crimes énormes, dont les citoyens se rendoient souvent coupables, fournissoient à l’éloquence des matériaux qui nous manquent : s’il n’y avoit point eu un Verrès, ou un Catilina, il n’y auroit point eu de Cicéron. La frivolité de ce prétexte saute aux yeux. Il seroit aisé de trouver un Philippe dans les tems où nous vivons, mais où trouverons-nous un Démosthene ?

Il ne reste donc qu’à s’en prendre à un manque de génie ou de jugement dans nos orateurs de génie, s’ils se sentent incapables d’atteindre à la majesté de l’éloquence antique ; de jugement, s’il n’osent la tenter, de peur de choquer l’esprit moderne. Peut-être ne faudrait-il que quelques tentatives heureuses pour élever le génie de la nation, et pour façonner nos oreilles à une élocution plus sublime et plus pathétique.

Il y a certainement, dans la naissance & dans le progrès des talens, quelque chose d'accidentel et qui tiennent du hasard. D'où vient que l'ancienne Rome, qui a reçu de la Grèce tous ses arts, entre autres la peinture, la sculpture & l’architecture n'a jamais eu que le goût de ces derniers, sans pouvoir parvenir à l’imitation ; tandis que la Rome moderne, excitée par un petit nombre de modeles, tirés des décombres de l'antiquité, a porté ces mêmes arts à la plus grande perfection ? Je note qu'on puisse en rendre raison d’une maniere satisfaisante. Supposons qu’un aussi beau génie que Waller, ne pour l’art oratoire, comme celui-ci l’étoit pour la poésie, eût paru pendant nos guerres civiles, dans ce tems où les fondemens de notre liberté furent posés, & où les assemblées populaires commencerent à se mêler des choses, les plus essentielles qui concernent le gouvernement, je suis persuadé qu’un exemple aussi illustre eût donné un tour tout-à-fait différent à notre éloquence, & l’eût rapprochée de son ancienne perfection. Notre patrie s’honoreroit autant de ses orateurs que de ses poëtes & de ses philosophes : la Grande-Bretagne auroit ses Cicéro, comme elle a ses Plutarque & ses Virgile.

Quoique ce que je viens de dire de l’influence du hasard sur l’origine & les progrès des arts, regarde toutes les nations, je ne puis pourtant m’empêcher de croire que si quelque autre des nations savantes & policées de l’Europe avoit joui, comme nous, des avantages d’un gouvernement populaire, l’éloquence y seroit parvenue à un plus haut point. Les sermons François, sur-tout ceux de Flechier & de Bossuet, sont infiniment plus éloquens que tout ce que l’Angleterre a dans ce genre ; on y trouve des traits de la plus sublime poésie. Quoiqu’en France on ne plaide devant le parlement & devant les cours de judicature que les causes des particuliers, plusieurs des avocats de ce pays font briller une éloquence, qui pourroit aller bien loin, si elle étoit cultivée & encouragée, comme il faut. Les plaidoyers de Patru sont très-élégamment écrits. S’il lui avoit été permis de s’exercer sur les grandes questions, sur la liberté ou l’esclavage de tout un peuple, sur la paix ou sur la guerre ; que n’auroit-on pu attendre d’un aussi beau génie, qui déjà parle si bien sur les matieres les plus triviales, sur le prix d’un vieux cheval, sur des aventures de commeres, sur la futile querelle entre une abbesse & ses religieuses ; Cet excellent écrivain ne fut jamais employé, pas même devant les tribunaux, dans aucune cause fort considérable : il vécut pauvre, & mourut de même. C’est que sans doute il souffrit de ce vieux préjugé, que les hommes de génie ne sont pas propres pour les affaires ; préjugé répandu avec soin. & transmis d’âge en âge par les sots de toutes les nations.

Les désordres occasionnés par les factions qui s’étoient formées contre le Cardinal Mazarin, obligèrent le parlement de Paris de se mêler des affaires publiques. Durant ce court intervalle l’éloquence antique sembloit vouloir revivre. On vit l’avocat-genéral Talon, au milieu d’une harangue, invoquer à genoux l’esprit de St. Louis, le priant de jeter, du haut des cieux, un regard compâtissant sur les malheurs de son peuple, déchiré par des divisions intestines, & de lui inspirer l’amour de la concorde & de la paix[6]. Les membres de l’académie Françoise nous ont donné des essais d’éloquence dans leurs discours de réception. Il est vrai que faute de matiere, ils donnent tous dans un fastidieux panégyrique & dans la flatterie, qui est le plus stérile de tous les sujets. Cela n’empêche point que pour l’ordinaire leur style ne soit sublime & brillant ; que seroit-ce s’il étoit employé dans un sujet plus riche & plus intéressant ?

Il y a, je l’avoue, dans le tempérament & dans le caractère de notre nation, des qualités préjudiciables aux progrès de l’éloquence, & qui rendent les tentatives de cette nature plus difficiles & plus dangereuses chez nous que partout ailleurs. Les Anglois sont recommandables par leur bon sens, & ce bon sens inspire de l’ombrage contre tout ce qui sent l’illusion : ils ne veulent point se laisser éblouir par des fleurs de rhétorique, & par les charmes de la diction. Les Anglois sont encore fort modestes ; & ils craindroient de paroître trop présomptueux, s’ils osoient proposer autre chose que des raisons aux assemblées publiques, s’ils vouloient surprendre les suffrages en remuant les passions, ou en échauffant l’imagination de leurs auditeurs. Me permettra-t-on d’ajouter que généralement parlant, ils n’ont pas le goût fort délicat, ni l’esprit fort sensible aux agrémens des beaux-arts. Les Muses ne leur ont pas dispensé leurs faveurs avec trop de largesse. Pour leur plaire, leurs poëtes comiques n’ont que la ressource des obscénités, & leurs auteurs tragiques ne sauroient les toucher sans ensanglanter la scene. Les orateurs, ne pouvant recourir ni à l’un ni à l’autre de ces moyens, ont renoncé à toute espérance de les émouvoir, & se sont réduits à la simple argumentation.

Ces obstacles, modifiés par d’autres accidens, peuvent retarder l’origine de l’éloquence dans ce royaume ; mais ils ne l’empêcheront point de réussir, si jamais elle peut y éclorre. On peut dire que c’est ici un champ fertile en lauriers, qui attendent une main assez adroite pour les cueillir. Ce sera celle de quelque jeune homme d’un esprit accompli, rompu dans les beaux-arts, & suffisamment instruit de nos affaires publiques ; il se produira dans le parlement, & il accoutumera nos oreilles à une éloquence plus forte & plus touchante. Deux raisons aident à me le faire croire, l’une prise de l’antiquité, l’autre des tems modernes.

Lorsque, soit en poésie, soit en éloquence, le mauvais goût a prévalu, il est rare, peut-être n’arrive-t-il jamais qu’il se soutienne contre le bon goût, en supposant qu’on puisse les apprécier l’un & l’autre & en faire la comparaison. L’empire du faux n’est fondé que sur l’ignorance du vrai : la perversité de goût ne vient que d’un défaut de modeles propres à faire naître de plus justes idées, & à épurer les plaisirs qui résultent des ouvrages de génie. Ces modeles n’ont qu’à paroître pour réunir tous les suffrages en leur faveur : les esprits les plus prévenus ne tiendront pas contre les puissans attraits de leur beauté naturelle : le préjugé se changera en amour & en admiration. Nous portons tous avec nous les germes du sentiment & des passions, il ne s’agit que de s’y bien prendre pour les faire éclorre, ils ne sont pas plutôt développés qu’ils échauffent le cœur, & le remplissent de cette douce satisfaction par laquelle les vraies beautés se distinguent si bien de ces beautés postiches, fruits du caprice & d’une bizarre imagination. Si cela est vrai par rapport à tous les beaux arts, il doit l’être sur-tout par rapport à l’éloquence. L’éloquence étant destinée pour le public & pour les gens du monde, ne peut sous aucun prétexte en appeller de ces juges à des juges plus éclairés : Elle doit se soumettre à leur avis, sans réserve & sans restriction. Quiconque est reconnu pour le plus grand orateur par l’applaudissement universel de son auditoire, doit encore être reconnu pour tel par les savans & les sages. Mais si un orateur médiocre triomphe pour un tems, & passe pour parfait auprès du vulgaire. Ce vulgaire n’en est content que parce qu’il ne connoît rien de mieux. Le vrai génie n’a qu’à se montrer : aussi-tôt il attirera l’attention de tout le monde, & il éclipsera tous ses rivaux.

À juger d’après ces principes, l’éloquence antique, qui tend au sublime, & que les passions échauffent, est d’une toute autre justesse, & d’un goût bien supérieur à cette éloquence moderne, qui se borne à l’argumentation & au raisonnement ; & lorsqu’on saura la maniere comme il faut, elle aura toujours plus de pouvoir & d’ascendant sur l’esprit des hommes. Si nous nous contentons du médiocre, c’est que nous n’avons pas le bon. Les anciens, qui avoient de tout, après avoir comparé les différens genres, donnèrent la préférence à celui dont ils nous ont laissé des modeles si généralement applaudis. Notre éloquence moderne, si je ne me trompe, appartient à cette classe que les anciens critiques ont nommée le style attique : douce, élégante, subtile, elle parle moins au cœur qu’à la raison, & ne s’éleve point au-dessus du ton de la dissertation & du discours. Telle fut dans Athenes l’éloquence de Lysias, à Rome celle de Calvus, orateurs estimés dans leur tems, mais qui comparés avec Démosthene & Cicéron disparoissent comme la lumiere d’une bougie exposée aux rayons du soleil en plein midi. C’est que ces derniers, avec autant d’élégance, de finesse & de force de raisonnement, savoient répandre, & répandoient toujours à propos dans leurs discours ce sublime & ce pathétique, qui les rendoit si admirables, & qui ne pouvoit manquer d’enlever tous les suffrages.

Les Anglois auroient bien de la peine à produire un seul exemple d’un orateur qui ait possédé cette sorte d’éloquence : au moins seroient-ils fort embarrassés à le trouver parmi ceux qui ont harangué en public. Nos écrivains nous en fournissent quelques-uns ; & ces morceaux ont eu un succès qui, en promettant à notre jeunesse une gloire égale, & une plus grande encore, devroient lui inspirer la noble ambition de faire naître l’éloquence des siecles passés. Quelque défaut de raisonnement, de méthode & de précision que l’on puisse reprocher aux ouvrages de mylord Bolingbroke, il est incontestable que par rapport à la force & à l’énergie du style, nos orateurs ne le suivent que de bien loin ; cependant il est visible que l’élévation du style sied infiniment mieux à l’orateur qu’au simple écrivain, & produit un effet plus prompt & plus surprenant, lorsqu’elle est secondée d’une belle voix & d’une action gracieuse. Alors les émotions, que l’orateur éprouve, se transmettent, par une espece de sympathie, dans l’esprit de ceux qui l’écoutent ; & d’un autre côté la seule vue d’une assemblée nombreuse, attentive au discours que l’orateur prononce, éleve son ton à la hauteur nécessaire, pour rendre avec vérité les figures les plus hardies, & les expressions les plus fortes.

Il existe, je l’avoue, un préjugé contre ces oraisons préméditées. Un homme qui, sans faire attention à ce qui se dit durant la discussion d’une affaire, ne fait que réciter son discours comme un écolier répete sa leçon aura bien de la peine à se sauver du ridicule. Mais ne sauroit-on se garantir de cet inconvénient ? Celui qui parle en public doit sans doute être instruit du sujet sur lequel on délibére : il peut donc préparer d’avance ses argumens, ses objections, ses répliques, & les arranger dans l’ordre qui lui paroît le plus convenable[7]. Se présentet-il une question neuve, & à laquelle il ne s’attendoit pas ? son imagination lui fournira de quoi y suppléer : il inventera, entre la partie préméditée de sa harangue & celle qu’il aura composée sur le champ, la différence ne sera pas fort remarquable : l’esprit une fois ému conserve de lui-même cette force, cette impétuosité qu’il a acquise par son premier ébranlement : il en est comme d’une barque poussée par la rame qui continue, pendant quelque tems, à se mouvoir, lors méme que le principe de son mouvement vient à cesser.

Je finirai en observant que quand même nos orateurs modernes ne pourroient pas s’élever au point de disputer la palme aux anciens, il y a pourtant dans toutes leurs harangues une faute essentielle, qu’ils pourroient corriger sans sortir de ce genre argumentatif où ils bornent toute leur ambition. Leur affection pour les discours impromptus leur a fait négliger tout ordre & toute méthode, choses cependant si nécessaires pour bien argumenter, & pour porter une pleine conviction dans l’esprit. Ce n’est pas que je voulusse qu’ils chargeassent de beaucoup de divisions formelles les discours qu’ils prononcent dans le public ; mais on peut être méthodique sans être formaliste : & les auditeurs, sensibles à l’ordre, sont toujours charmés de voir les argumens naître naturellement les uns des autres : il leur en reste une persuasion plus complette, que les raisons les plus fortes n’en peuvent produire, lorsqu’elles se présentent en confusion.

  1. Ne illud quidem intelligunt, non modo ita memoria proditum effe, sed ita necesse fuisse, cum Demosthenes dicturus esset, ut concursus audiendi causâ ex totâ Græcia fierent At cum isti Attici dicunt non modo à coronâ, quod est ipsum miserabile, sed etiam ab advocatis relinquuntur. Cicero de Claris Oratoribus.
  2. Voici le passage en original. Quod si hæc non ad cives Romanos, non ad aliquos amicos nostre civitatis, non ad eos qui populi Romani nomen audissent ; denique si non ad homines, verùm ad bestias ; aut etiam, ut longiùs progrediar, si in aliquâ desertissimâ solitudine ad saxa & ad scopulos hoc conqueri & deplorare vellem, tamen omnia muta atque inanima tantâ & tam indignâ rerum atrocitate commoverentur. Cic. in Verrem.
  3. Ubi dolor ? ubi ardor animi ? qui etiant ex infantium ingeniis elicere voces & querelas solet ? Nulla perturbatio animi, nulla corporis ; frons non percussa, non femur ; pedis, quod minimum est, nulla supplosio. Itaque tantum abfuit, ut inflammaret nostros animos : somnum isto loto vix tenebamus, Cicero de Claris Oratoribus.
  4. Longinus, cap. 5.
  5. Ce furent les orateurs qui formèrent le goût du peuple Athénien, ce ne fut-pas le peuple qui forma le goût des orateurs. Gorgias de Léonce s’accommodoit à la fantaisie du peuple, jusqu’à ce que les oreilles fussent accoutumées à un meilleur ton : il y eut un tems, dit Diodore de Sicile, où les figures de Gorgias, méprisées aujourd’hui, produisirent de grands effets : elles consistoient principalement dans l’antithese & dans ce qu’on nommoit ἰστόϰηχος & ὁμοιοτέλευτον. Lib. 12, p. 106, ex edit. Rhod. C’est donc en vain que les orateurs modernes voudroient se décharger, sur le goût de leurs auditoires, de la foiblesse de leurs productions. Il faudroit être étrangement prévenu pour l’antiquité, attribuer à la canaille d’Athênes autant de jugement & de finesse qu’au parlement de la Grande-Bretagne.
  6. Mém. du card. de Retz.
  7. Périclès, homme rompu dans les affaires, & homme sensé s’il en fut jamais, est le premier des Athéniens qui ait travaillé & couché par écrit ses harangues : πρῶτος γραπτὸν λόγον ἔν διϰασθρίῳ εἶπε, τῶν πρὸ αὐτοῦ σχέσιαζόντων.