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Essais moraux et politiques (Hume)/Les premiers principes du gouvernement

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CINQUIÈME ESSAI.

Les premiers principes du Gouvernement.

Rien ne paroît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d’un oeil philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, & l’humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentimens & leurs penchans à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille ? Ce n’est pas la FORCE ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’OPINION. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique & le plus militaire, aussi-bien que le plus populaire & le plus libre, Un sultan d’Egypte, un empereur de Rome peut forcer les actions de ses peuples innocens, mais ce n’est qu’après s’être affermi dans l’opinion de ses gardes : ils peuvent mener leurs sujets comme des bêtes brutes ; mais il faut qu’ils traitent comme des hommes, l’un ses mamelucs, l’autre sa cohorte prétorienne. Il sa deux sortes d’opinions, opinion d’INTÉRET, & opinion de DROIT. Par opinion d’intérêt, j’entends le sentiment de l’utilité publique, que le gouvernement en général peut procurer, joint à la persuasion que le gouvernement, sous lequel nous vivons, la prouve autant que tout autre pourroit le faire. Cette opinion, lorsqu’elle prévaut dans un état, ou du moins auprès de ceux qui sont la force de l’état, fait la plus grande sûreté des chefs.

Il y a aussi deux sortes de droits : droit de PUISSANCE & droit de PROPRIÉTÉ.

Pour voir jusqu’où peut influer l’opinion du droit de puissance, il n’y a qu’à considérer l’attachement que toutes les nations ont pour leur ancien gouvernement, & pour les noms même qui portent le sceau de l’antiquité. L’antiquité fait toujours naître une opinion de droit, & quelque mal qu’on puisse dire des hommes, on les a toujours vus prodigues de leurs biens & de leur sang, lorsqu’il s’est agi de maintenir ce qu’ils ont cru être de droit public. Qu’on donne à cette passion le nom d’enthousiasme, ou tel nom que l’on voudra, ce qu’il y a de très-sûr, c’est qu’un politique qui néglige d’en tenir compte, ne peut être qu’un esprit borné. Il est vrai qu’à la premiere vue rien ne paroît plus contradictoire que cette circonstance. Lorsque les hommes sont une fois engagés dans une faction, nous les voyons, sans honte & sans remords, fouler aux pieds tous leurs devoirs & toutes les loix de l’honneur. S’agit il de rendre service à leur parti ; Ils sont capables de tout. Cependant, lorsque les factions se forment, nous voyons les mêmes hommes ne se déterminer qu’en vertu de quelque principe de droit, & maintenir obstinément la justice & l’équité. Ce que l’on apperçoit ici de contradictoire, vient pourtant de la même source, je veux dire, du penchant que nous avons tous pour la société.

On voit de reste que l’opinion du droit de propriété est de la derniere importance dans tout ce qui regarde le gouvernement. Un auteur connu a fondé tout le droit de gouverner sur la propriété, & son sentiment paroît avoir été goûté par la plupart de nos auteurs qui ont écrit sur la politique. Il est vrai que c’étoit aller trop loin : cependant on ne sauroit disconvenir d’un autre côté, que l’opinion du droit de propriété n’ait une très-grande influence.

Il n’y a donc point de gouvernement, point d’autorité exercée par un petit nombre de personnes sur un grand nombre, qui ne soit fondée sur quelqu’une de ces trois opinions, celle de l’intérêt public, celle du droit de puissance, ou celle du droit de propriété. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’autres principes propres à fortifier ceux-ci, de même qu’à déterminer, à limiter & à changer leurs opérations. Tels sont l’intérêt propre, la crainte & l’affection. Tout ce que je soutiens, c’est que ces derniers principes ne peuvent avoir aucun effet indépendamment des premiers, & que leur influence suppose toujours l’influence antérieure des opinions dont j’ai fait le dénombrement. On ne doit donc pas, à proprement parler, les appeller principes originaires mais principes secondaires du gouvernement. D’abord, l’intérêt propre n’étant autre chose que l’attente d’un avantage particulier, de qui n’est point compris dans ceux que le gouvernement procure à tous, il est clair que là où l’autorité du magistrat n’est pas préalablement établie, où du moins présumée, cette attente ne sauroit avoir lieu. L’espoir de la récompense peut augmenter l’autorité du magistrat à l’égard de quelques particuliers, mais ne peut jamais la faire naître à l’égard du public. C’est de leurs amis & des personnes de leur connoissance que les hommes se promettent naturellement des avantages & des bienfaits : & comme dans un état ces relations sont extrêmement variées, il seroit impossible que les espérances du grand nombre s’appuyassent sur la même classe d’hommes, si ces hommes n’avoient d’autres titres à la magistrature que celui de bienfaiteurs ; il faut absolument que l’opinion les qualifie pour cette dignité par une influence qui lui est propre.

Il en est de même des principes de la crainte & de l’affection. On n’auroit aucune raison de craindre la fureur d’un tyran, si la crainte étoit l’unique appui de son autorité. En tant qu’homme la force corporelle se réduit à fort peu de chose ; sa puissance ne peut être fondée que sur l’opinion que nous en avons, ou sur celle que nous présumons qu’en ont les autres. Enfin, quelque loin que puisse aller l’affection des peuples pour un souverain sage & vertueux, si on ne le supposoit d’avance revêtu d’un caractere public, cette affection ne lui serviroit gueres, & l’estime que ses vertus inspirent, n’auroit que des influences très-bornées.

Un gouvernement peut subsister pendant plusieurs générations, quoique la balance ne soit pas égale entre le pouvoir & la propriété ; cela se voit principalement dans des états où un certain ordre de personnes, exclu du gouvernement par les loix fondamentales, possede de grandes richesses. Sous quel prétexte un individu de cet ordre prétendrai-t-il se mêler des affaires publiques ? Les citoyens affectionnés, comme ils le sont communément à leur ancienne constitution, favoriseroient-ils de pareilles usurpations ? Mais en échange, par-tout où les loix de l’état accordent une portion de pouvoir, quelque petite qu’elle puisse être, à une classe d’hommes qui jouit de grands biens, il lui fera aisé d’étendre peu-à-peu son autorité, & de faire à la fin coïncider la balance du pouvoir, avec celle de la propriété. La chambre des Communes nous en fournit un exemple domestique.

La plupart des auteurs qui ont écrit sur le gouvernement britannique, supposent que la chambre des Communes, qui représente tout le peuple de la Grande-Bretagne, doit avoir, dans la balance, un poids proportionné au pouvoir & à la propriété de tous ceux dont elle est représentatrice. Cela n’est rien moins qu’absolument vrai. Quoique le peuple, regardant la chambre des Communes comme son représentant, & comme la gardienne de sa liberté, lui soit ordinairement plus attaché qu’aux autres membres de la constitution, il est pourtant arrivé que cette chambre, lors même, qu’elle contrarioit la couronne, n’a point été suivie par le peuple. Nous en voyons un exemple frappant sous le regne de Guillaume, lorsque les Communes étoient composées de Torys. Ce seroit autre chose, si les membres de ce corps étoient obligés de prendre des instructions de ceux qui les élisent, comme cela se pratique en Hollande à l’égard des députés aux états. En ce cas, le pouvoir & les richesses immenses de toute la nation étant mises dans le bassin, il n’est pas douteux qu’ils n’emportassent la balance : alors il seroit même inconcevable que la couronne pût influer en aucune façon sur la multitude, ou qu’elle pût tenir contre ce poids supérieur de propriété. Il est vrai qu’il lui resteroit l’élection des membres, & par conséquent le crédit qu’elle peut donner sur le corps collectif de la nation ; mais si ce crédit, dont elle ne jouit qu’une fois dans sept ans, devoit être employé à gagner chaque suffrage l’un après l’autre, il seroit bientôt dissipé ; & tout l’art, toutes les intrigues, les manieres les plus insinuantes, & tous les revenus de la cour ne seroient pas en état de le maintenir. Je ne puis m’empêcher de croire qu’un pareil changement n’entraînât le changement total de notre constitution : il la réduiroit à un état purement républicain, & peut-être à une forme assez passable. On me dira que le peuple réuni dans un grand corps, comme l’étoient autrefois les tributs romaines, n’est nullement propre au gouvernement. J’en conviens., mais il en seroit tout autrement, s’il étoit dispersé en plusieurs petits corps : alors la raison & l’ordre reprendroient leur ascendant : l’impétuosité du torrent seroit rompue : on pourroit introduire des procédés méthodiques & des regles constantes, convenables au bien de la société. Mais à quoi bon faire des spéculations sur une forme qui probablement n’aura jamais lieu en Angleterre, & dont les différens partis qui nous divisent, paroissent également éloignés ? Chérissons plutôt le gouvernement qui nous a été transmis par nos ancêtres, & nous bornant à le corriger autant qu’il est possible, gardons-nous de donner à nos compatriotes du goût pour des innovations, qui sont toujours dangereuses.

Je conclurai, en remarquant que la controverse sur les Instructions, qui actuellement tourmente si fort nos politiques, est la chose du monde la plus frivole, & que de la maniere dont on s’y prend de part & d’autre, il est impossible qu’elle soit jamais terminée.

Le Parti National ne prétend pas que les membres soient absolument liés par leurs instructions, comme le seroit un Ambassadeur, ou un général, & que leurs suffrages ne soient recevables dans la chambre qu’autant qu’ils sont conformes à ces instructions.

D’un autre côté, le parti de la cour ne prétend pas non plus que le membre élu ne doive avoir aucun égard pour les avis du peuple qu’il représente, encore moins qu’il doive mépriser ces avis & les relations particulieres qu’il a avec ceux qui les lui donnent : s’ils ont des vues utiles à lui proposer, pourquoi ne les proposeroient-ils pas ? La question ne roule que sur les degrés de valeur affectés aux instructions : & ici le langage manque de termes propres à spécifier ces différens degrés. Ainsi, pour peu que l’on pousse cette dispute, il peut arriver que l’on s’accorde pour le fond, tandis qu’on differe dans l’expression, ou bien que l’on accorde pour l’expression, tandis que l’on differe pour le fond. D’ailleurs, comment fixer ces degrés dans cette grande variété d’affaires qui se présentent à débattre devant la chambre, & dans cette diversité de villes ou de provinces que les différens membres représentent ? Les Instructions de Totness auront-elles le même poids que celles de la Cité de Londres ? Faudra-t-il y avoir les mêmes égards dans les affaires étrangeres & dans les affaires domestiques, les mêmes lorsqu’il s’agit de la convention & lorsqu’il s’agit de l’Excise ?