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Essais moraux et politiques (Hume)/Que la politique peut être réduite en forme de science

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QUATRIÈME ESSAI.

Où l’on prouve que la Politique peut être réduite en forme de Science.

On dispute s’il y a une différence réelle entre diverses sortes de gouvernement ? Il y en a qui penchent à croire que tout dépend du caractere & de la conduite des chefs de l’état, & que par conséquent tout gouvernement n’est bon ou mauvais que selon qu’il est bien ou mal administré[1]. De cette façon on termineroit bientôt la plupart des disputes de politique ? Il y auroit de la folie, ou du moins de la bigotterie, à se passionner pour une constitution au point de la préférer à une autre quelconque. Quoiqu’ami de la modération autant qu’on puisse l’être, je ne puis m’empêcher de condamner ce sentiment : il seroit en effet bien fâcheux que les choses humaines eussent si peu de consistance, & que leur sort dépendît uniquement du caractere & de l’humeur accidentelle de quelques particuliers.

L’histoire, à-la-vérité, semble former une présomption contre moi. On a vû le même gouvernement, en différentes mains, passer d’une extrémité à l’autre, devenir tout d’un coup très-bon de très-mauvais qu’il étoit, & réciproquement se changer à son désavantage. Qu’on considere le royaume de France sous les deux Henris. Des chefs tyranniques, inconstans, artificieux, des sujets séditieux, traîtres, rebelles, & perfides : voilà le triste tableau du regne de Henri III. Un héros, un roi patriote lui succéda, & il n’eût pas plutôt affermi son trône, que tout changea de face : ce ne fût plus ni le même gouvernement, ni le même peuple ; & il n’y a point d’autre raison de ce changement, que les différens caracteres & les différentes façons de penser de ces deux princes. En comparant le regne d’Elisabeth avec celui de Jacques, nous remarquerons la même différence dans un sens contraire ; & l’histoire tant ancienne que moderne, en fournit des exemples sans nombre.

Mais qu’on me permette ici de distinguer. Dans tous les gouvernemens absolus, & tel à peu près étoit celui d’Angleterre jusqu’au milieu du siecle passe, en dépit de toutes les belles déclamations sur l’ancienneté de notre liberté ; dans tous ces gouvernemens, dis-je, l’administration fait beaucoup : & c’est-là un de leurs plus grands inconvénient. Il n’en est pas de-même dans un état républicain. Si la liberté du peuple ne mettoit pas un frein à l’autorité des chefs, si une pareille constitution n’avoit aucune influence sur l’esprit humain, si elle n’intéressoit pas même les plus méchans d’entre les hommes au bien commun, une république seroit assurément la chose du monde la plus absurde. Mais au moins est-ce-là le dessein de leur établissement ; & c’est encore-là l’effet qui en résulte, si elles sont fondées sur de sages loix ; au-lieu qu’elles ne peuvent devenir que des sources secondes en désordres, en crimes & en noirceurs, toutes les fois que la vertu & la sagesse n’ont point présidé à leur institution, & à la formation de leur premier plan.

Je ne sais si la géométrie nous offre des conclusions plus générales & plus certaines que celles qu’on peut fonder sur la forme particuliere que la législation a donnée à chaque gouvernement ; ce qui montre assez que cette forme n’est pas le fruit de l’humeur & de caprice.

Dans la république Romaine le pouvoir de faire ou d’abroger les loix, résidoit tout entier chez le peuple : les consuls & les grands n’y avoient pas même voix négative ; & ce n’étoit point par des représentans, c’étoit en corps que le peuple exerçoit ce pouvoir. Quelles en furent les suites ? Les voici. Cette nation s’étant accrue par ses succès. & par ses conquêtes, & s’étant étendue à une grande distance de la capitale, toutes les résolutions continuèrent de rouler sur les suffrages des tributs de Rome, quoique composées de la plus vile populace : c’étoit donc le peuple qu’il falloit gagner, pour lui plaire il falloit le caresser, affecter ses manieres, flatter son goût. Dès-lors, pour s’insinuer dans sa faveur, il falloit l’entretenir dans l’oisiveté. Distributions publiques de bled, présens particuliers, rien ne fut épargné par les candidats qui briguoient les charges, c’étoit à qui inventeroit quelque nouveau moyen de le corrompre. De jour en jour la licence s’accrut ; le champ de Mars devint le théâtre du tumulte & de la sédition ; des esclaves armés se mêlèrent parmi ces indignes citoyens : l’état n’étoit plus qu’une anarchie, & les choses étant parvenues à ce point, le despotisme des Césars fut un vrai bonheur pour les Romains, & la seule ressource qui pouvoit les sauver d’une ruine totale. Voilà à quoi aboutit une démocratie où il n’y a point de corps représentatif.

La noblesse peut posséder le pouvoir législatif, soit en tout, soit en partie, & cela de deux manieres. Ou chaque noble participe à ce pouvoir, comme membre du corps entier de la noblesse ; ou bien le corps entier en jouit, en tant qu’il est composé de membres dont chacun en a une portion séparée. Le gouvernement de Venise est de la premiere espece, celui de Pologne de la seconde. À Venise, la souveraine puissance réside dans la noblesse en corps ; les particuliers ne jouissent d’aucune autorité qui ne soit subordonnée à celle-là. Il en est tout autrement en Pologne : là, chaque gentilhomme a sur ses vassaux un pouvoir héréditaire, qu’il exerce librement dans son domaine ; l’autorité de la diete n’est que le résultat du concours de tous ses membres. Par cette seule idée de ces deux sortes de gouvernement, on pourroit déjà prévoir & déterminer quels effets ils tendent à produire, & les suites qu’ils doivent avoir l’un & l’autre. Quelque différence que l’éducation & le tempérament puisse mettre entre les hommes, l’aristocratie Vénitienne sera toujours infiniment au-dessus de la Polonoise. Une noblesse, qui possede la souveraineté en commun, est intéressée à maintenir la paix & l’ordre, tant dans son propre corps que parmi ses sujets. Personne n’y est assez puissant pour oser enfreindre la barrière des loix ; les possessions sont toujours assurées aux propriétaires : la domination que les nobles exercent sur le peuple, ne peut jamais dégénérer en tyrannie. Un gouvernement tyrannique ne pourroit être avantageux qu’à quelques individus ; mais il seroit contraire aux intérêts de tous, & par conséquent il ne sauroit prévaloir. Il n’y a que deux corps dans la république, les nobles & le peuple, & ils ne sont distingués que par le rang ? ce qui ferme l’entrée à ces haines & à ces factions qui désolent les pays, & qui hâtent la chûte des états. Si l’on compare à cette constitution celle de la Pologne, on verra aisément combien, à tous égards ; elle perd dans la comparaison.

On peut tellement partager le pouvoir d’une république, qu’il en demeure une partie considérable entre les mains d’une seule personne, d’un duc, d’un prince, d’un roi, ou comme on voudra la nommer, ce pouvoir faisant le contre-poids de celui qui reste à la nation, le gouvernement sera tenu dans un juste équilibre. Cette premiere dignité de l’état peut être élective ou héréditaire ; ceux qui ne considerent les choses que superficiellement, se déclareront pour la forme élective ; mais un homme qui réfléchit, verra bientôt que cette forme est sujette à de grands inconvéniens, & que l’autre vaut mieux en toute façon : & l’on peut dire que c’est-là une vérité éternelle & immuable. Dans un gouvernement électif, la succession au trône est un objet de trop grande conséquence, pour ne pas diviser toute la nation. De-là, à chaque vacance on doit s’attendre à une guerre civile, le plus horrible de tous les fléaux. On ne peut élire pour chef qu’un étranger ou un concitoyen. Le premier ne connoît point le peuple qu’il doit commander : une défiance réciproque régnera entre lui & ses sujets ; il se livrera à des étrangers, qui n’auront rien de plus pressé que de mettre à profit le tems de leur faveur & l’autorité de leur maître, pour amasser des richesses. Si l’on place sur le trône un natif du pays, il y portera toutes ses amitiés & ses haines privées : il sera l’objet perpétuel de la jalousie des grands, qui ne verront jamais de bon œil leur égal devenu leur supérieur. Enfin on n’obtient jamais des couronnes par la raison qu’on en est digne : ce sont des choses d’un trop haut prix pour pouvoir être la récompense du mérite. Leur brillant éclat tentera toujours les aspirans à employer tout les moyens possibles pour se les procurer. S’ils ne peuvent arracher par force les suffrages des électeurs, ils feront des intrigues pour les gagner, ou répandront de l’argent pour les corrompre. De sorte qu’à tout prendre on n’est pas plus sûr de bien rencontrer par le hasard de l’élection, que par le hasard de la naissance. On peut donc, regarder comme des axiômes en politique ces trois propositions.

La meilleure MONARCHIE est celle où la souveraineté est héréditaire : la meilleure ARISTOCRATIE exige une noblesse sans vassaux : & un peuple qui opine par des représentans, fait la meilleure DÉMOCRATIE.

J’ai donc prouvé que la politique admet des vérités générales, vérités invariables, qui ne dépendent ni de l’éducation ni de l’humeur, soit des souverains, soit des sujets. Mais ce ne sont pas-là les seuls principes de cette science ; je vais en produire d’autres, qui mettront ce sujet encore dans un plus grand jour.

Dans les états libres on ne sauroit douter que le citoyen, qui participe à la liberté, ne soit fort heureux ; mais d’un autre côté nous voyons que le gouvernement républicain a fait, dans tous les tems, la désolation & la ruine des provinces sujettes. Ce trait historique peut, si je ne me trompe, être érigé en maxime.

Lorsqu’un monarque a étendu ses domaines par la force des armes, il ne met plus de différence entre ses anciens & ses nouveaux sujets, il les traite tous sur le même pied, & en effet à l’exception d’un petit nombre de favoris qui approchent de sa personne, tout le reste lui est fort égal. Les loix de l’état les regardent donc tous indistinctement, & il ne se fera exception en faveur de personne. Le prince veillera à la sûreté commune, & ne souffrira point qu’aucun particulier ose opprimer l’autre. Dans les républiques, au contraire, il y a de grandes distinctions à tous ces égards ; cela doit être, & ce mal ne peut cesser que lorsque les hommes auront appris, & quand l’apprendront-ils ? à aimer leur prochain comme eux-mêmes. Ici tous les conquérans sont, en même-tems, des législateurs, & comptez qu’en travaillant pour le public, ils ne s’oublieront pas. Soit en gênant le commerce, soit en imposant des taxes, ils sauront fort bien, faire tourner à leur profit particulier les victoires qu’ils remportent pour la patrie. Dans, une république, les gouverneurs des provinces ont beau jeu ; la cabale, la subordination, mille ressorts d’intérêt leur ouvrent autant de portes par où ils peuvent se sauver avec le butin qu’ils ont fait ; & leurs concitoyens ont de l’indulgence pour des abus qui répandent l’abondance parmi eux, les enrichissent de la dépouille des nations. Ajoutons que dans un état libre, c’est une précaution nécessaire de changer souvent le gouvernement des provinces ; ce qui oblige ces despotes, qui n’ont qu’un tems, à être plus expéditifs dans leurs rapines, afin de faire leur coup avant qu’ils soient déplacés.

Les Romains, du tems de la république, étoient les maîtres & les tyrans du monde. Rien n’égale la cruauté de leurs magistrats provinciaux ; Il y eût à-la-vérité des loix séveres contre la véxation des provinces, mais Cicéron étoit d’avis que pour le bonheur des sujets de Rome, on devoit abolir toutes ces loix. Car alors, dit-il, nos magistrats, sûrs de l’impunité, ne pilleroient au moins que pour eux-mêmes ; au-lieu qu’actuellement ils sont obligés de piller encore pour leurs juges, & pour tous les grands de Rome, dont la protection leur peut devenir nécessaire. Peut-on lire, sans frissonner, le récit des horreurs que commit Verrès ? Et peut-on voir ensuite cet infâme scélérat, après que Cicéron eut épuisé contre lui toutes les foudres de son éloquence, & l’eut fait condamner selon toute la rigueur des loix, peut-on, dis-je, sans la derniere indignation, voir ce monstre jouissant en paix, jusqu’à l’âge le plus avancé, d’une opulence si indignement acquise ? Il ne fut compris que trente années après dans la proscription, & sans l’immensité de ses richesses, dont Marc-Antoine étoit avide, il eût échappé pour la seconde fois. Sa chûte fut honorable, il succomba avec Cicéron lui-même, & avec tout ce que Rome avoit de plus illustre & de plus vertueux.

Tacite[2] nous apprend que dès que Rome cessa d’être république, le joug des provinces devint plus léger ; les plus inhumains des empereurs, un Domitien[3], par exemple, avoient pourtant soin d’empêcher qu’on ne les foulât. Sous Tibere, ou estimoit les Gaules plus riches que l’Italie[4]. Sous les Empereurs la valeur & la discipline militaire étoient sur leur déclin, mais on ne voit pas que le gouvernement monarchique ait jamais appauvri ou dépeuplé les provinces de l’empire Romain.

Si de l’Italie nous partons en Afrique, nous verrons avec quelle barbarie Carthage traite les pays qui sont sous sa domination. Ces tyrans républicains ne se contenterent point d’en exiger la moitié du produit des terres, taxe déjà très-exorbitante : ils y ajoutèrent nombre d’autres impôts, que l’on peut voir dans Polybe[5].

Mais sans nous enfoncer d’avantage dans l’antiquité, l’histoire moderne & ce qui se passe sous nos yeux, suffit pour confirmer la vérité de notre maxime. Nous voyons par-tout les pays soumis à des monarques absolus, jouir d’un sort plus doux que les sujets des républiques. L’Irlande, peuplée en grande partie de colonies Angloises, ornée de plusieurs droits & priviléges, sembleroit devoir se trouver beaucoup mieux que des états soumis par le droit de la guerre ; mais qu’on la compare aux pays conquis de la France, & l’on verra de quel côté est l’avantage. L’isle de Corse est encore une preuve frappante de notre proposition.

Machiavel a fait, sur les conquêtes d’Alexandre le Grand, une réflexion politique, que l’on peut, je crois, regarder comme une de ces vérités éternelles, que les tems ni les accidens ne sauroient changer. Il peut paroître surprenant, dit cet écrivain, que des provinces aussi subitement conquises, aient été si paisiblement possedées par les successeurs d’Alexandre, & qu’il ne soit jamais venu dans l’esprit aux Persans de profiter des troubles & des guerres civiles qui divisoient la Grèce, pour rétablir leur ancien gouvernement. Mais voici comme on peut expliquer ce singulier phénomene. Un monarque peut gouverner ses peuples de deux façons différentes, il peut, en suivant les maximes de l’Orient, ne laisser parmi ses sujets d’autre distinction que celle de sa faveur, elle seule réglera les rangs : dès-lors il n’y a ni titres ni possessions héréditaires, la naissance a perdu ses droits ; tout le crédit qu’un particulier peut avoir dans la nation, releve de la volonté de souverain. Un monarque peut aussi user de son pouvoir d’une maniere plus douce : nous en voyons l’exemple dans nos souverains de l’Europe. Sous leur domination, il y a des sources d’honneur ouvertes, qui ne dépendent point uniquement de la faveur ; la naissance, les titres, les biens, le courage, la probité, les connoissances, les grandes actions, les heureuses entreprises donnent une distinction qui n’est point empruntée du sourire du maître. Dans la premiere sorte de gouvernement, il est impossible au peuple, qui a été conquis, de secouer le joug, parce que personne n’a assez d’autorité ou de crédit personnel pour s’ériger en chef de l’entreprise ; au-lieu que dans la seconde le moindre désastre qui arrive aux vainqueurs, la moindre désunion qui naît entr’eux, animera les vaincus à prendre les armes, & à se révolter, parce qu’ils sont sûrs de ne jamais manquer de chefs prêts à se mettre à leur tête[6] Ce sont-là les réflexions de Machiavel. Elles me paroissent très-solides & très-concluantes : je souhaiterois qu’il ne les eût point gâtées, en y mêlant des faussetés. Il dit qu’autant qu’il est facile de contenir dans l’obéissance une monarchie accoutumée au gouvernement oriental, lorsqu’on l’a une fois subjuguée, autant il est difficile de la subjuguer. La raison qu’il en donne, c’est que dans ces sortes d’empires il n’y a aucun sujet assez puissant pour favoriser les entreprises de l’ennemi par son mécontentement ou par ses cabales. Mais, pour ne pas dire que la tyrannie énerve le courage des peuples, & leur inspire de l’indifférence pour leur souverain, il n’y a qu’à remarquer une chose, sur laquelle l’expérience ne laisse aucun doute. C’est que dans ces gouvernemens, l’autorité que le prince confie aux généraux, & aux magistrats, est aussi absolue dans sa sphere que la sienne propre : & chez des barbares, habitués à une aveugle obéissance, il n’en faut pas d’avantage pour produire les révolutions les plus dangereuses & les plus funestes. Ainsi, à tout prendre, un gouvernement doux & modéré, est le meilleur que puissent souhaiter & le monarque & le sujet, puisqu’il fait également la sûreté de l’un & de l’autre.

Le légistateur, qui songe à se rendre digne de ce glorieux titre, ne remettra donc pas le sort de l’état au hasard, il tâchera de pourvoir au bonheur des peuples à naître, en fondant un systême qui puisse durer jusqu’à la postérité la plus reculée. Les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets : de sages réglemens sont le meilleur héritage qu’un patriote puisse laisser aux siecles à venir.

Dans le tribunal le moins considérable, dans un petit bureau, on prévient bien des abus qui naîtroient de la dépravation naturelle des hommes, en établissant de l’ordre, & en observant des formalités. Pourquoi n’en seroit-il pas de même dans les grandes sociétés ? À quoi peut-on attribuer la longue durée & l’état florissant de la république de Venise, si ce n’est à la sagesse de ses loix ? D’un autre côté ne peut-on pas voir dans la constitution primordiale des gouvernemens de Rome & d’Athenes le fondement des troubles qui ont déchiré ces fameuses cités, & le germe de leur destruction ? Rien ne dépend ici de l’éducation & des mœurs des hommes : on a vu la même république prospérer dans un de ses départemens, tandis que les autres tomboient en décadence, quoiqu’ils fussent tous gouvernés par les mêmes personnes. Il est visible que cela ne pouvoit venir que de la différence des instituts, selon lesquels ses différentes parties étoient dirigées. C’étoit-là précisément le cas de la république de Genes pendant ses divisions intestines. Tandis que l’état fut en proie à la sédition, au tumulte & au désordre, la banque de Saint George, sous laquelle étoit comprise une partie considérable de la nation, fut conduite avec toute la sagesse & toute l’intégrité que l’on pouvoit desirer[7].

Le zele pour le bien public ne suppose pas toujours des particuliers vertueux, & les tems les plus féconds en patriotes, ne sont pas les plus recommandables pour la pureté des mœurs dans la vie privée. Tous les politiques vous diront que le période le plus brillant de l’Histoire Romaine tombe entre la premiere & la derniere guerre Punique. Les contestations des Tribuns tenoient alors la balance égale entre la noblesse & le peuple, & les conquêtes n’étoient point encore assez vastes pour troubler cet équilibre. Cependant dans ce même tems rien n’étoit plus commun que le crime horrible de l’empoisonnement. Dans moins d’une saison un préteur avoit infligé, dans une partie de l’Italie, la peine capitale à plus de trois mille empoisonneurs[8], & les informations se multiplioient encore de jour en jour.

Ce n’étoit-là rien de nouveau : les tems les plus reculés de la république nous offrent des exemples de ce crime, plus affreux encore que celui que nous venons de rapporter[9]. Telle étoit, dans sa vie privée, cette nation que nous admirons si fort dans l’histoire. Je ne crains point de dire que les Romains ont été infiniment plus vertueux sous les deux triumvirats, lors même que déchirant à l’envi les entrailles de leur commune patrie, ils plongeoient l’Univers dans le sang & dans le carnage, & que l’on vit.

Romains contre Romains, parens contre parensi, Combattre seulement pour le choix des tyrans,[10],

Ce sont-là autant de motifs propres à échauffer le zele du citoyen pour le maintien des vieux établissemens, ces établissemens sont le boulevard de la liberté, la base du bien public, le frein qui retient la cupidité & l’ambition des particuliers entreprenans. Rien ne fait plus d’honneur à l’homme que de le voir susceptible d’un amour ardent de son pays, cet amour est la plus noble de toutes les passions, & d’un autre côté ne rien sentir pour sa patrie, c’est trahir un caractere vil & une ame basse. Celui qui n’aimant que lui-même, ne fait ni estimer le mérite, ni répondre aux amitiés, est un monstre exécrable ; & celui qui est ami, sans être patriote, n’a gueres de prétention au titre d’homme vertueux.

Mais qu’est-il besoin d’insister sur ce sujet ? Les Zélateurs ne nous manquent pas ; il s’en trouve toujours assez qui ne cherchent qu’à aigrir les esprits, à échauffer les passions ; leur véritable dessein c’est de grossir leur parti ; le bien public n’est que le prétexte spécieux dont ils colorent leurs vues particulieres. Ce n’est pas de cette espece de zele que je voudrois enflammer mes compatriotes ; j’aimerois mieux leur apprendre à le modérer ; mais peut-être le plus sûr moyen d’inspirer de la modération aux membres, ce seroit d’augmenter l’affection & le zele pour le tout. Si l’on pouvoit rendre les partis qui divisent[11] actuellement ; notre nation plus modérés & plus équitables les uns envers les autres, d’une façon qui ne diminuât rien de leur attachement pour la patrie, & qui n’empêchât personne de remplir le plus important de tous les devoirs, en travaillant pour les intérêts de son pays, ce seroit-là, je crois le tempérament le plus juste & le plus convenable. Voyons si nous pourrons le trouver à l’aide des principes que nous avons posés.

Dans un état tel que le nôtre, où regne une liberté sans bornes ; soit qu’on attaque soit qu’on défende un Ministre qui est en place ; on outre les choses ; on exagere les bonnes qualités qu’il a, ou on le charge de défauts qu’il n’a pas. Ses ennemis le peindront des plus noires couleurs : il aura mal administré tant l’intérieur du royaume que les affaires du dehors. Il n’y aura bassesse, faute, ni crime dont ils ne le jugent capable. On mettra sur son compte toutes sortes de malversation, des guerres entreprises sans nécessité, des traités scandaleux, la dissipation du trésor, des taxes onéreuses. Sa mauvaise conduite, ajoutera-t-on, pour aggraver sa condamnation, portera des influences pestilentieuses jusques dans la postérité ; il a sappé les fondemens de la plus excellente constitution qui soit dans l’Univers : c’en est fait de ces loix, de ces établissemens, de ces coutumes, de ce sage systême qui a fait le bonheur de nos Ancêtres pendant tant de siecle. Il ne lui suffit donc pas d’être un méchant lui-même, il faut encore qu’en forçant les barrieres les plus respectables il prépare l’impunité à tous les méchans qui pourront lui succéder.

Si au contraire nous écoutons les partisans, du Ministre, nous entendrons des Panégyriques qui ne sont pas moins excessifs. Il remplit toutes les fonctions avec prudence, avec fermeté, avec modération : il veille à notre gloire & à nos intérêts : sous son ministere, la nation est respectée au dehors, le crédit public est maintenu au-dedans : il réprime l’esprit persécuteur, il éteint le feu de la sédition, nous ne jouissons d’aucun bien dont nous ne lui soyons redevables. Et ce qui met le comble à ses éloges, il est le gardien religieux de notre admirable constitution : c’est lui qui nous l’a conservée & transmise dans sa pureté : c’est par ses soins qu’elle va faire la sûreté & le bonheur de nos derniers neveux.

Ces diverses façons de représenter les choses trouvent chacune ses partisans ; faut-il s’étonner de la fermentation extraordinaire qu’elles excitent dans les esprits, & des animosités violentes dont elles remplissent la nation ? Je voudrois pouvoir persuader aux zélateurs des deux partis, que le jugement qu’ils portent ne roule de côté & d’autre que sur une contradiction. Et assurément, sans cette contradiction, il seroit impossible qu’ils outrassent comme ils le font, soit la louange, soit le blâme du ministre. Si notre constitution est en effet ce superbe Edifice, dont la Grande-Bretagne de s’enorgueillir, qui nous attire la jalousie de nos voisins, dont la fondation est de plusieurs siecles, dont la réparation nous a coûté tant de millions, & que nous avons cimenté de notre sang[12] ; si, dis-je, notre constitution mérite un seul de ces-éloges, comment se pourroit-il qu’un ministre foible ou corrompu eût pu triompher à sa tête pendant vingt ans ? Comment auroit-il pu tenir contre les efforts réunis des premiers génies de la nation, qui ne l’ont ménagé ni dans leurs discours ni dans leurs écrits, qui ont harangué contre lui au parlement, & l’ont encore plus souvent dénoncé au peuple ? Mais si le ministre a les foiblesses ou la méchanceté dont on le taxe si hautement, il faut que notre constitution soit bien mauvaise pour le souffrir, & qu’il y ait de grands défauts dans ses premiers principes ; & alors c’est à tort qu’on l’accuse de miner la constitution la plus parfaite qui soit sur la terre : Elle ne peut être bonne qu’autant qu’elle remédie aux abus de ministere : si parvenue à sa vigueur, affermie par deux événemens les plus remarquables, la révolution & l’accession, & par le sacrifice que nous lui avons fait de l’ancienne famille de nos rois ; si, dis-je, avec tous ces avantages, elle ne fournit aucun remede contre le plus grand de tous les maux, nous devons de la reconnoissance au ministre, qui, en la renversant, nous donne occasion de mettre quelque chose de mieux à sa place.

Je puis me servir de la même réflexion pour modérer le zele des adhérans du ministre. Notre constitution est-elle une chose si excellente ? Je ne vois pas où est le grand danger qu’un changement de ministere peut lui faire courir. Il est de l’essence d’une bonne constitution de se conserver pure sous quelque ministere que ce soit, & de prévenir les, attentats & les injustices criantes de l’administration. Est-elle extrêmement mauvaise ? L’appréhension du changement de ministere est encore déraisonnable : il seroit aussi singulier d’en être jaloux, que de l’être de la fidélité d’une femme que l’on auroit tiré d’un lieu de débauche : dans un tel gouvernement la confusion & la ruine sont inévitables, quelles que soient les mains qui conduisent les rênes de l’état. Dès-lors le patriotisme est hors de saison il n’y a qu’à s’armer de patience & de résignation philosophique. J’estime fort la vertu & les bonnes intentions de Caton & de Brutus ; mais de quoi leur zele a-t-il servi à la république romaine ? À accélérer sa chûte, à rendre ses dernieres convulsions plus douloureuses, & à la faire expirer dans une plus cruelle agonie ?

Ce n’est pas que je croie que les affaires publiques ne méritent point d’attention, & qu’il n’y faille prendre aucun intérêt. Si les hommes étoient modérés & constans dans leurs principes, on pourroit admettre, ou du moins examiner leurs prétentions. Le parti national, partant du principe que l’excellence de notre constitution n’empêche point qu’elle ne puisse être jusqu’à un certain point mal administrée, auroit raison de prétendre qu’il faut s’opposer aux mauvaises manières avec un zele raisonnable. D’un autre côté il seroit très-permis au parti de la cour de soutenir, & même avec quelque chaleur, un ministre dont il approuveroit la conduite. Je voudrois seulement qu’on n’en vînt point à des extrémités, qu’on ne s’abîmât point dans cette querelle, comme s’il s’agissait de défendre ses foyers & ses autels ; & que par la violence des factions on ne fît point servir à de mauvaises fins une constitution bonne en elle-même[13]. Je ne m’arrête point ici à ce qu’il peut y entrer de personnel dans cette dispute. Dans une forme de gouvernement dont on vante tant la supériorité, les bonnes ou les mauvaises intentions du ministre ne sauroient demeurer cachées ; & chacun est à portée de juger si par son caractere particulier il est digne d’amour ou de haine.

Mais ces discussions qui sont de peu d’importance pour le public, font soupçonner à bon droit les écrivains qui les entreprennent, ou de flatterie ou de mauvaise volonté.

  1. For forms of governement let footis contest :
    Whate’et is best administer’d, is best.
    Essay on Man Book 3.
    Que les spéculatifs recherchent follement, Quel plan est le meilleur pour le gouvernement :
    Tel qu’il soit, le meilleur, c’est le plus équitable,
    Et dont le bien public est l’objet immuable.
    Essai sur l’homme, Ep. 3. de la trad. de l’abbé de Resnel.
  2. Annal. L. I. c. 2.
  3. Suet. in vitâ Domitiani.
  4. Egregium resumende libertatis tempus : quàm inops halia, quàm imbellis urbana plebs, nihil validum in exercitibus nisi quod externum cogitarent.
    Tacitus, Ann. Lib. III.
  5. L. I. C. 72.
  6. Je suppose ici avec Machiavel qu’il n’y a point eu de noblesse dans l’ancienne Perse, mais il y a lieu de présumer que le sécretaire de Florence, plus versé dans les auteurs Romains que dans les Grecs, s’est trompé à cet égard. Les Persans des tems les plus reculés, dont Xénophon nous décrit les mœurs, étoient un peuple libre, & il y eut des nobles parmi eux. Ces nobles appellés ,0/Âvri/*ot subsistoient encore, lorsque le nombre de leurs conquêtes eut entraîné le changement de la forme de l’état. Arrien en fait mention dans les tems de Darius. De Exped. Alex. Lib. 2.
    Lorsque les historiens parlent des commandant des troupes, ils ajoutent souvent que c’étoient des personnes d’extraction. Tygranes, général des Medes sous Xerxès, étoit issu de la race d’Achamenès. Herod. 1. 7. c. 62. Artachaès, celui qui dirigea l’entreprise du canal, percé à travers le mont Athos, étoit de la même famille. Ibid. c. 118. Megabyze étoit un de cet sept illustres Persans qui conspirerent contre les mages : Zopyre, son fils, occupoit une des premieres charges de l’armée de Darius, à qui il livra la ville de Babylone. Son petit-fils Megabyze commanda l’armée qui fut battue dans les plaines de Marathon. Zopyre, son arriere petit-fils, banni de la Perse, nous est représenté comme un personnage éminent par sa dignité. Herod. lib. 3. Thucydides, Lib. 1. Rosacès, général de l’armée d’Artaxerxès en Égypte, étoit aussi descendu d’un des sept conjurés. Diod. Sic. lib. 16. . Xénophon nous raconte, Hist. Græc. lib. IV, qu’Agésilas, dans le dessein de marier la fille de son allié le roi Cotys à un Persan de condition, qui s’étoit réfugié chez lui, nommé Spithridates, eut d’abord soin de s’informer de la famille de Spithridates. Sur quoi Cotys lui répliqua, qu’elle étoit une des plus distinguées du royaume de Perse. Ariæus refusa la souveraineté qui lui fut offerte par Cléarque à la tête des dix mille Grecs, sous prétexte de sa basse extraction : il représenta que jamais tant de Persans de haute naissance ne souffriroient qu’il leur donnât des loix. Id. de Exped. lib. 2.

    Quelques familles descendues des sept Persans dont nous avons parlé, subsisterent durant tout le regne des successeurs d’Alexandre : sous celui d’Antiochus, nous voyons Mithridate, descendu de l’un d’entre eux Polyb. lib. V, cap. 43.

    Arrien nous apprend qu’Artabaze passoit pour un seigneur de premier rang en Perse, ἐν τοῖς πρῶτοις περβῖον. lib. III. Alexandre maria dans un seul jour quatre-vingt de ses officiers à autant de femmes Persanes, & il n’est pas douteux que son intention ne fût d’allier les Macédoniens avec les maisons les plus illustres de la Perse. Id. lib. VII. En effet elles étoient toutes de la premiere naissance. Diod. Sic. lib. XVII. Quoique le gouvernement de la Perse fût despotique, & conforme à plusieurs égards aux maximes orientales, ce despotisme n’excluoit pourtant pas la noblesse ; il n’alloit pas jusqu’à confondre les ordres & les rangs. La grandeur n’y étoit pas toute empruntée des charges & de la volonté du prince, il laissoit aux sujets l’avantage de la naissance, & la permission de s’illustrer eux-mêmes par leurs actions, il faut donc chercher ailleurs les causes de la facilité que trouverent les Macédoniens à retenir les Persans dans la dépendance, & ces causes ne sont pas difficiles à découvrir. Mais cela n’empêche pas qu’en lui-même le raisonnement de Machiavel ne soit juste, quelque peu applicable qu’il soit à ce sujet

  7. Essempio veramente raro, & de Filosofi in tante loro immaginare e vedute republichemai non trovato, vedere dentro ad un medesimo cerchio, fra medesimi Cittadini, la libertà, e la tirannide la vita civile, e la corrotta, la giustizia e la licenza : perchè quello ordine solo mantiene quella citta piena di costumi antichi e venerabili. E s’egli asvenisse : che co’l tempo in ogni modo avverrà che San Giorgio tutta quella citta occupasse, sarebbe quella una republica piu che la Venetiana memorabile. Della Hist. Fiorent, lib. 8.
  8. T. Livii lib. 40. cap 41.
  9. T. Livii lib. 8. cap 25.
  10. Corneille.
  11. En 1742.
  12. Dissertation sur les partis. Lettre X.
  13. On voit bien, de quel ministre il est ici question. Dans les éditions précédentes de ces Essais, l’auteur en avait tracé un portrait qui fait connaître ce qu’il en perçoit. Le voici.
    Caractere du chevalier Robert Walpole.
    Il n’y eût jamais d’homme dont le catactere & les actions aient été plus séverement examinées, & plus ouvertement discutées. Ce ministre, qui gouverne depuis tant d’années une Nation libre & savante, pourroit se faire une vaste bibliotheque de tout ce qui a été écrit pour & contre lui. On peut dire qu’il remplit plus de la moitié du papier que nous usons depuis vingt ans. Il seroit à souhaiter pour notre bonheur qu’il existât de lui un portrait assez judicieux & assez impartial, pour pouvoir se souvenir auprès de la postérité, & pour pouvoir apprendre aux siecles à venir ; qu’une fois au moins nous avons fait un bon usage de notre liberté. Je suis sûr de ne point pécher par partialité, mais je pourrois manquer de jugement. Mais enfin, supposé que cela fût, ce ne fera qu’une page de plus sur un sujet sur lequel on en a rempli plus de cent mille, qui sont toutes tombées dans la nuit de l’oubli. En attendant le sort de la mienne, je me plais à penser que les historiens futurs pourront l’adopter.

    M. Walpole, premier ministre de la Grande-Bretagne, a de la capacité sans avoir de génie, il est bon sans être vertueux, ferme sans être magnanime, modéré sans être équitable(1). Il a de bonnes qualités sans avoir les défauts qui ont coutume de les accompagner. Ami généreux, il n’est point ennemi implacable. Il a des défauts qui ne sont point compensés par les vertus qui s’y joignent ordinairement, il n’est pas entreprenant, & cependant il n’est pas frugal. En lui, le particulier vaut mieux que l’homme d’état : il a plus de bonnes que de mauvaises qualités : sa fortune est plus grande que sa renommée ; avec bien des qualités il n’a su échapper à la haine publique. Sa capacité ne l’a point sauvé du ridicule : il eût été jugé digne de sa place éminente s’il ne l’avoit jamais occupée. En général, il est plus fait pour le second rang que pour le premier. Son ministere a été plus utile à sa famille qu’a sa patrie, plus compassé pour le tems présent que pour la postérité : le mal qu’il a fait, consiste moins en des torts actuels qu’en mauvais exemples & en mauvaises conséquences. Sous lui, le commerce a fleuri, la liberté est tombée en décadence, & le savoir en ruine. Entant que je suis homme, je l’aime, entant que je suis lettré, je le hais entant que je suis Breton, je souhaite sa chûte, mais tranquilement & sans aigreur. Si j’étois membre de l’une des deux chambres du parlement, je donnerois mon suffrage pour l’éloigner de St. James ; mais je serois charmé, en même tems, de le voir dans sa retraite à Houghton-Hall, passer le reste de ses jours dans l’aisance & dans les plaisirs.

    (1) Il exerce son pouvoir avec modération : s’agit-il de l’augmenter ? les injustices ne lui coûtent rien. L’auteur de ce portrait est bien aisé de voir qu’après la cessation des animosités & de la calomnie, presque toute la nation angloise est revenue à ces sentimens modérés par rapport à ce grand personnage, & que même, par un passage très-commun d’une extrémité à l’autre, elle lui est devenue favorable. L’auteur n’a garde de vouloir s’opposer à des jugemens que l’humanité inspire envers les morts, mais il croit pouvoir remarquer que la grande faute, & la seule grande faute du long ministere de Walpole, c’est de n’avoir pas acquité plus de nos dettes nationales.