Essais sur le génie de Pindare/23

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXIII.


Déclin de la poésie française dans le dix-huitième siècle. — Contre-coup de la Révolution sur les imaginations françaises et étrangères. — Lebrun. — André Chénier. — Coleridge. — Génie anglais dans l’Inde. — L’évêque de Calcutta.


Nous venons d’essayer, dans cette étude, ce que souvent se plaît à faire l’impartiale curiosité de l’esprit français. Nous avons quitté par la pensée notre glorieuse patrie, pour chercher et admirer ailleurs, comme assurés de découvrir quelque veine féconde et nouvelle. Mais, ne l’oublions pas, rien du dehors n’a dépassé les splendeurs intellectuelles de la France au dix-septième siècle. De Corneille à la Fontaine, quels tons de poésie sublime et naïve n’avait-elle pas créés ou reproduits ! Que lui avait-il manqué, même d’enthousiasme lyrique, du moins par instants et par éclairs ? Et le plus grand de ses orateurs, n’était-il pas un autre poëte incomparable, un Milton orthodoxe et paisible ?

Seulement, plus cette prééminence du génie français avait été grande et variée, plus le déclin parut d’abord irrésistible. Il semblait dans les mœurs comme dans la destinée de la nation : elle ne tendait plus au grand ; elle n’aimait plus ni la religion, ni la gloire, sans doute pour avoir abusé de l’une et de l’autre. L’art lui restait encore, mais dénué de cette passion sérieuse qui est l’âme de la parole. C’était là sans doute pour la poésie un arrêt fatal ; et, dans l’alternative du scepticisme ou du faux zèle, la licence hardie de l’abbé de Chaulieu devait parfois sembler plus lyrique peut-être que la pompe religieuse de Rousseau.

« J’ai fait connaissance hier, écrit de Vienne lady Montagne, avec le fameux poëte Rousseau, qui vit sous la protection particulière du prince Eugène et subsiste de ses libéralités. Il passe ici pour un libre penseur, et ce qui est pis, à mon sens, pour un homme dont le cœur ne sent pas ce qu’il dit dans ses poëmes à la louange de la vertu et de la gloire. Je goûte infiniment ses odes ; elles sont bien supérieures à toutes les productions lyriques de nos poëtes anglais. » Lady Montagne jugeait là comme le monde du temps ; elle croyait Rousseau peu honnête homme et grand poëte, conditions qui s’excluent devant la postérité.

Malgré l’élégance habile et l’harmonie de sa diction, le client du prince Eugène, le commensal de l’aventureux comte de Bonneval, libre penseur à Vienne et dévot correspondant de Rollin, n’avait pas dans ses vers la flamme durable du génie plus que celle de la foi. Assez haï d’abord pour paraître calomnié, trop vanté plus tard en détraction de Voltaire, il est descendu à ce milieu de renommée qui n’excite plus ni enthousiasme ni démenti. Son art éclatant, mais non sans faux goût, n’arrêtait pas une décadence que précipitait, dans le cours du dix-huitième siècle, le génie même qui la rendait si piquante et si populaire.

Nous ne voulons pas tomber tout à la fois dans le paradoxe et dans le lieu commun qui faisaient de Voltaire le Sénèque de la poésie moderne. Rien de moins vrai que d’imputer à ce facile génie, à cet esprit si juste et si naturel, les torts de l’affectation et de la subtilité. Disons plutôt que, pour le sens droit et vif, pour le bon goût dans l’art, il avait suspendu la décadence et fait remonter les esprits de la finesse trop ingénieuse de Fontenelle à la rapide brièveté d’une élégance plus saine et plus simple. C’est là le titre de gloire de Voltaire dans sa prose, et dans cette partie de ses poésies que le sujet, le temps, la libre humeur du peintre, pouvaient rendre quelque peu prosaïques, sans les laisser moins originales.

Il n’en fut pas ainsi, pour lui, dans la grande et forte poésie. Jamais l’auteur octogénaire de l’incomparable Épître à Horace n’avait, même dans sa plus ardente jeunesse, retrouvé sur la lyre les touches vives et savantes du poëte romain.

Aussi se moquait-il fort de Pindare, nous l’avons vu, à peu près comme de Sophocle, que du moins il imitait mieux. Là même, cependant, son vers pompeux ou négligé, empruntant de Racine l’élégance plutôt que l’audace, laissait voir le déclin de l’art sous le prestige même du succès.

Vainement, poëte de théâtre et de cour, Voltaire prétendait-il à la palme de l’opéra. Le seul accent lyrique échappé de sa verve, ce sont quelques vers de son âge déjà mûr, mais après rude épreuve et dans la joie d’une chaîne brisée et d’une liberté reconquise : ce sont ses vers au lac de Genève, à la Suisse, à sa retraite présente, à son indépendance actuelle et future.

Mon lac est le premier ; c’est sur ses bords heureux
Qu’habite des humains la déesse éternelle,
L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux,
..................
La Liberté. J’ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière,
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens
Et de Charles-le-Téméraire.

Cette Liberté-là valait mieux pour la poésie que la licence souvent impure dont le philosophe de Ferney égaya son vieil âge. Sous ce dernier exemple, l’enthousiasme et l’art se perdaient à la fois ; et c’était ailleurs, dans la prose éloquente, dans la prose pittoresque et passionnée, qu’on les retrouvait encore, pour l’honneur du siècle. Hors de là, une autre influence qui dominait aussi, une influence de scepticisme et de philanthropie, de précision mathématique et de déclamation, était si peu poétique par elle-même que c’est surtout pour la combattre qu’on vit se ranimer quelque feu de poésie. Est-ce par hasard, en effet, que l’auteur leur de la médiocre tragédie de Didon a rencontré quelques strophes immortelles ? Et ce jeune satirique, suicide en délire, mourant à l’hôpital, Gilbert, ne fallait-il pas la consolation de la foi, dans l’agonie de l’extrême malheur, pour lui inspirer la pure et navrante mélodie de ses derniers vers ?

Mais, dira-t-on, malgré ces rares exemples, la flamme manquait au foyer. Trop raffinée, trop amollie dans ses premiers rangs, trop inégale, trop disparate dans son assemblage, aussi forte par les lumières que faible par les mœurs, la société française était énervée pour l’invention, et avait besoin d’être rajeunie par des événements nouveaux. Voici venir cette grande épreuve. Sans doute, il est juste d’y suivre et d’y reconnaître, parmi d’affreux conflits, une touchante physionomie de poëte, une tête de héros et de victime, André Chénier, saluant avec l’hymne de l’espérance l’Assemblée nationale, puis frappant de l’anathème d’Archiloque la trahison sanguinaire, ou pleurant comme Simonide sur l’innocence et le malheur. Noble soldat de la muse lyrique, poëte de la liberté, de la vertu courageuse et de l’amour, fils du génie grec et de la France, non, les louanges données à ton nom, dans notre âge récent de poésie, n’étaient ni vaines ni forcées ! la lumière si tôt évanouie brillera sur l’entrée de cet âge que devaient illustrer Chateaubriand, Byron, Lamartine et l’exilé de Guernesey !

André Chénier, ce martyr de l’humanité et de la poésie, n’avait pas été le seul qui, dans ces premiers jours, en eut éprouvé la puissance. Si la Révolution, en se précipitant, roulait avec elle tout un torrent de scories impures et de flammes, parfois elle avait suscité, dans quelques esprits vulgaires en apparence, un accent de grandeur imprévue. Ce prodige qu’avait vu l’antiquité, ce Tynnichos, dont l’âme un jour inspirée produisit un hymne sublime et rentra dans le sommeil, se renouvela sous nos yeux. Quand la France se soulevait de sa base antique pour repousser les armées étrangères, quand le cri d’alarme avait retenti du Nord au Midi, sous les flammèches qui sortaient de toutes les bouches, le feu prit au cerveau d’un jeune conscrit ; et, dans une nuit, il fit ce chant de la Marseillaise, dont les paroles, la musique et l’action sur les champs de bataille peuvent nous dire ce qu’était la poésie grecque.

Quelle que fût toutefois cette trombe violente qui emportait alors les âmes et leur donnait son souffle pour génie, malgré tout le pathétique de ces tragédies des camps et de la rue, le contre-coup en était pour l’art plus accablant qu’inspirateur. Cette zone de la Terreur était inhabitable à l’imagination paisible. Ce qu’il y avait, par moment, d’énergique grandeur était trop mêlé de mal et de crime pour laisser à la pensée son pur éclat poétique : une fureur turbulente et souvent factice en prit la place, et parut en avoir la puissance.

C’est à ce titre qu’un poëte, d’abord de l’école alexandrine, sous l’ancienne royauté, puis de l’école frénétique sous l’anarchie, Lebrun, affecta les écarts d’une veine à la fois savante et forcenée, n’étant d’ailleurs qu’un artiste en paroles, sans libre invention, comme sans principe moral, et d’autant plus impétueux qu’il était plus servile sous la passion ou le pouvoir du moment. Ainsi dominé, jusque dans sa fougue, le talent appartient moins à l’art qu’à la politique et demeure un symptôme du temps plutôt qu’une distinction originale.

On l’éprouva toutefois, ces torches de liberté conquérante et d’ambition, agitées en France, éblouissaient au loin et suscitaient ailleurs soit les mêmes passions, soit de plus vives résistances. Sous les effluves de feu qui jaillissaient de la tribune et des clubs de Paris, ce fut un grand spectacle que l’Angleterre orageuse et contenue, frémissante et maîtresse d’elle-même, tentée par l’anarchie et défendue contre l’anarchie par la liberté.

Toute cette ardeur d’indépendance, qui bouleversait la France de fond en comble, plaisait théoriquement à bien des imaginations en Europe. On avait applaudi comme une belle œuvre d’art le Guillaume Tell de Schiller : mais sa tragédie des Brigands charmait aussi beaucoup d’esprits faux en Allemagne, comme autorisant la révolte contre une société où ils ne croyaient pas avoir assez bonne part.

Dans la liberté d’écrire qui était dès longtemps le droit commun des Anglais, et parmi les hommes d’étude et de talent dont elle faisait la force, on rêvait volontiers quelque chose au delà de cette liberté bien acquise et peu gênée. Les livres un moment célèbres de Thomas Paine, de Godwin, de Mistress Macaulay, en sont la preuve : et cette exagération des publicistes devenait aussi celle des poëtes. Alors, en effet, se formait une école de poëtes démocrates, mécontents de la liberté anglaise, et projetant une révolution dans leur patrie ou une république nouvelle en Amérique.

Le mieux inspiré de ces visionnaires était Coleridge, longtemps célèbre avant Byron, et qui lui a survécu. Ses premiers élans de poésie avaient célébré la prise de la Bastille. Son enthousiasme avait résisté à bien des attentats couverts du nom de liberté : ses malédictions s’attachèrent, aux tentatives des coalisés contre la France et surtout à l’alliance de l’Angleterre avec l’impure et despotique souveraine de la Russie. Et ce n’est pas là toutefois, malgré la passion du poëte, que parut sa vraie grandeur. Comme Alfieri, comme Monti, comme d’autres étrangers enivrés du premier vin de la Révolution française, il est plus déclamateur qu’éloquent, il a plus d’emphase que de poésie. Les beautés vraiment lyriques où il s’est élevé, ce sont ses souvenirs des Alpes et de l’Allemagne, des paysages magnifiques et des vertus simples de la Suisse ; c’est enfin sa douleur, quand il voit la liberté de ce peuple menacée par l’invasion républicaine de la France ; c’est son indignation, sa fureur de résistance, quand il craint pour l’Angleterre la même menace et la même profanation.

Coleridge n’est pas pour nous le grand lyrique de l’antiquité, le modérateur des âmes par l’harmonie. Il est plein de trouble et de passion : il a quelque chose de cette fougue effrénée qu’à certaines époques le talent affecte de se donner par système. S’il est permis de rappeler ici une habitude de sa vie qui, tout en excitant sa verve, affaiblit et consuma sa raison, il ressemblait dans son désordre poétique à ces soldats des avant-gardes turques enivrés d’opium, s’élançant avec une audace qui tenait du délire, et tombant vainqueurs, mais épuisés. Par là Coleridge, très-admiré de son temps, surtout dans son pays, poëte extraordinaire plutôt que grand poëte, assorti dans sa maladie même aux imaginations effarées par la guerre et la Terreur, a perdu dans l’estime d’une époque plus calme ; mais il est encore un témoin éclatant du passé, l’image d’une grande puissance exercée sur les âmes, l’exemple salutaire d’un retour à la justice et à la raison, inspiré par le spectacle même des abus de la force et des iniquités de la conquête.

À ce titre, essayons de traduire la protestation, plus anglaise encore que cosmopolite, que lui inspira l’invasion de la Suisse en 1798. Le poëte est là tout entier dans ses rêves de liberté sans limites, sa haine de la tyrannie sous toutes les formes, les démentis de son espérance, sa tristesse aussi profonde que sa confiance avait été aveugle et trompée :

« Ô vous, nuages, qui, au loin sur ma tête, flottez et vous arrêtez, vous dont nul mortel ne peut régler la marche dans l’espace sans route ; vous, ondes de l’Océan, qui, vers quelque plage que vous rouliez, n’obéissez qu’aux lois éternelles ; vous, forêts, qui écoutez le chant de l’oiseau de nuit penché sur l’écorce d’une branche inclinée, hormis quand vous-mêmes, secouant vos rameaux, vous formez ce majestueux concert des vents devant lequel, comme un inspiré de Dieu, à travers des détours que nul homme des bois n’a jamais foulés, j’ai tant de fois égaré, parmi les herbes sauvages en fleurs, ma course éclairée de la lune, sous l’aspect ou l’écho de chaque image informe qui m’apparaissait, de chaque bruit insaisissable retentissant au désert !

Ô vous, bruyantes vagues et vous, hautes forêts, et vous, nuages, qui prenez votre essor si loin au-dessus de moi ; toi, soleil levant, toi, ciel bleu qui charmes les regards, toute chose, enfin, qui êtes et qui voulez être libres, rendez-moi témoignage, où que vous soyez, et dites de quel culte profond j’ai toujours adoré le génie de la divine liberté !

Quand la France en colère leva ses bras gigantesques, et que, jurant ce serment dont la fureur ébranle l’air, la terre et les mers, elle frappa de son pied vigoureux et dit qu’elle voulait être libre, rendez-moi témoignage combien j’eus d’espoir et d’inquiétude, et avec quel transport je chantai sans crainte mes fières actions de grâces au milieu d’une foule servile ! Et quand, pour accabler cette nation désabusée, les rois, comme des démons mis en ligne par la baguette d’un enchanteur, marchèrent au combat dans un mauvais jour, et que la Grande-Bretagne se joignit au funeste armement, quoique bien des amitiés, bien de jeunes amours, eussent soulevé en moi l’émotion patriotique et fait briller sur nos collines et nos forêts une magique lumière, cependant ma voix non changée dénonça défaite à tous ceux qui braveraient la lance levée contre les tyrans, et prédit la honte à leur retraite impuissante et tardive. Car jamais, ô liberté ! je n’ai, dans un intérêt de parti, offusqué ta lumière ou étouffé ta sainte flamme ; mais je bénissais les armes triomphales de la France délivrée, et je baissais la tête et je pleurais au nom de la Grande-Bretagne.

Et qu’importe, disais-je, quand même le cri du blasphème lutterait avec cette douce harmonie des chants de délivrance, quand même toutes les passions violentes et enivrées mèneraient une danse plus folle que ne le fut jamais le rêve du maniaque ! Vous-mêmes, tempêtes qui vous amassez autour des feux naissants de l’aurore, le soleil se lève, quoique vous cachiez sa lumière. Et lorsque, pour calmer mon âme qui espérait et qui tremblait, la discorde cessait, et que tout semblait paisible et brillant, lorsque la France couvrait son front cicatrisé et sanglant sous des palmes de gloire, et qu’avançant irrésistible, son bras se jouait des guerriers en ligne, à l’heure où, jetant de timides regards de haine, la trahison domestique effaçait, en l’écrasant, sa trace fatale, et, comme un dragon blessé, se repliait dans son sang, alors j’accusais mes craintes qui ne voulaient pas se dissiper. Bientôt, disais-je, la sagesse fera pénétrer ses leçons dans les humbles cabanes de ceux qui travaillent et gémissent ; et, conquérante par l’exemple de son bonheur, la France forcera les nations d’être libres, jusqu’à ce que l’amour et la joie paraissent à l’entour et nomment la terre leur domaine.

Pardonne-moi, ô liberté ! pardonne ces rêves : j’entends ta voix, j’entends ta forte plainte sortir des cavernes glacées de la blanche Helvétie ; j’entends tes soupirs versés sur les fleuves teints de sang. Héros qui pour votre pacifique contrée avez péri, et vous qui, fuyant, avez taché de vos blessures les neiges de vos montagnes, pardonnez-moi d’avoir jamais nourri en moi une pensée de bénédiction pour vos ennemis !

Semer la rage et le crime avec toutes ses trahisons là où la paix avait élevé sa discrète demeure, déshériter une race citoyenne de tout ce qui lui rendait si chères ses orageuses solitudes, souiller d’un inexpiable esprit de vengeance l’innocente liberté du montagnard des Alpes, ô France qui te moques du ciel, adultère, aveugle, et patriote seulement pour détruire, sont-ce là tes triomphes, athlète de l’espèce humaine ? Est-ce de te mêler aux rois dans l’abjecte convoitise du pouvoir, d’aboyer à la même chasse et de partager la proie, de profaner le sanctuaire de la liberté en y recelant les dépouilles arrachées à des hommes libres, et ces hommes, de les tenter, puis de les trahir ?

Les esprits sensuels et ténébreux se soulèvent en vain, asservis qu’ils sont par leur propre poids. Ils brisent leurs menottes ; et ils portent bientôt le nom de liberté gravé sur une chaîne plus lourde. Ô liberté ! je t’ai poursuivie d’un stérile effort pendant bien des heures inquiètes. Mais ce n’est pas toi qui enfles la voix du vainqueur ; tu n’inspires pas ton âme aux représentants de la puissance humaine. La multitude même, bien qu’elle te loue, ne te relient ni par prière, ni par fastueux hommage.

Également éloignée des avides favoris d’un artificieux sacerdoce et des esclaves plus pervers encore du blasphème anarchique, tu fuis sur tes ailes rapides, devançant la course des vents au désert, et rivale des flots. C’est là que je t’ai sentie, moi, sur la pointe de cette haute falaise, dont les pins, battus à leurs sommets par la brise, forment un seul murmure avec les vagues lointaines. Oui, pendant que debout je regardais ébloui, la tête nue, et que je lançais au loin mon âme sur la terre, l’Océan, les airs, maître de toutes choses par la puissance du plus ardent amour, là je t’ai sentie, ô liberté ! »

Je ne sais : mais cette poésie, même en lui rendant l’à-propos de la passion populaire, l’accent national, l’éclat de l’harmonie, ne devait pas avoir la vertu de la lyre antique. Dans le désordre même, on y sent plus d’apprêt que d’enthousiasme.

Coleridge, excessif dans ses opinions, inégal et rêveur dans sa vie, était un élève de la Muse allemande : il en avait aimé le tour vague et mystique, l’abondance descriptive, avant d’y mêler les passions de la liberté. C’est à cette école qu’il avait nourri d’abord un plus paisible enthousiasme, rêvant au pied du mont Chamouni, comme plus tard il habita les bords agrestes des lacs d’Écosse. Peut-être cette première inspiration lui convenait mieux, était plus vraie pour lui que celle qui suivit ; mais l’une et l’autre en ont fait un poëte qu’on ne peut oublier.

La grandeur politique de l’Angleterre, son génie voyageur, son ambition cosmopolite, devaient, même dans un temps de déclin pour les arts, ouvrir à ses enfants plus d’une source poétique. Il fut poëte aussi, cet autre démocrate anglais de 1789, non moins passionné pour la liberté que pour la science, intègre et généreux magistrat, voulant rendre aux Hindous l’usage de leurs antiques lois et célébrant lui-même dans des vers anglais les traditions de leur culte. C’était Williams Jones, l’auteur des Études sur la poésie asiatique. C’est à un autre nom cependant, à une âme plus chrétienne et plus inspirée, que nous demanderons, dans nos jours d’activité matérielle et technique, un reflet de l’Église primitive, un écho des chants lyriques de Grégoire de Nazianze ou de Synésius.

En 1823, un jeune ministre anglican, brillant élève de Cambridge et déjà célèbre par quelques poésies grecques, latines, anglaises, était envoyé à Calcutta, pour diriger, à titre d’évêque, les établissements religieux du Bengale. C’était un ministre protestant qui avait l’âme de Fénelon, et ce même goût d’antiquité, ce même attrait de culture élégante et d’imagination émue. Sa jeune femme, le petit enfant qu’elle amenait d’Europe, le luxe officiel dont sa charité même ne pouvait le délivrer, tout cela ne choque pas plus dans les Mémoires de sa vie que ne nous blessent dans l’histoire ecclésiastique les équipages de chasse et les études mondaines de l’évêque de Ptolémaïs, au quatrième siècle et sous le ciel de la Cyrénaïque.

Réginald Héber n’a pas moins d’élévation philosophique et de douceur chrétienne que Synésius. Il n’est pas époux moins tendre, poëte moins gracieux ; et, ce qu’il y a d’immense dans cette puissance anglaise dont il était un des modérateurs, cet empire absolu sur tant de millions d’hommes aussi opiniâtres dans leurs cultes indigènes que longtemps résignés dans leur obéissance, cette visite pastorale de Calcutta jusqu’à Bombay, parmi les souverainetés détruites, les idoles tolérées dans les temples et les anciens sultans reclus dans leurs palais, tout ce spectacle sans exemple dans le monde donne au pieux et charitable évêque une grandeur singulière. Européens, mahométans, Hindous de castes diverses, il est pour tous un être supérieur en sagesse et en bonté.

Le vertueux évêque souffrait surtout, dans sa douloureuse indignation, à la vue des crimes religieux qu’il ne pouvait prévenir. Il était obligé d’entendre les raisonnements de légistes et même de missionnaires anglais qui croyaient nécessaire de permettre encore les immolations volontaires des veuves, pour ne pas rendre plus fréquents ces affreux sacrifices. Chrétien fervent et convaincu, il invoque parfois le simple déisme comme un port plus facile contre tant de vices, dont il voudrait à tout prix retirer les âmes. Sectaire tolérant, il embrasse dans sa pieuse fraternité toutes les formes de christianisme, tous les genres d’apostolat.

Ce beau caractère de prosélytisme, allié dans Réginald Héber à toute l’étendue du savoir, à toute la délicatesse du goût le plus exquis, ne pouvait que l’inspirer heureusement pour la poésie comme pour l’éloquence. Cette poésie eut deux formes : tantôt l’hymne religieux, tantôt l’ode descriptive et passionnée. L’hymne religieux peut naître dans tous les pays, et à ce titre la plupart des chants chrétiens d’Héber, inspirés par ses études, sa vocation simple, ses contemplations de la foi, avaient précédé son séjour dans l’Inde. Il y continua les mêmes accents sous un ciel plus favorable et dans l’ardeur d’un apostolat plus impérieux : mais en même temps il y fut poëte de la nature et de la vie privée ; il y fut poëte inspiré par les lieux comme par les souvenirs, mêlant ses joies de famille à ses épreuves de missionnaire, son amour humain à ses espérances célestes. Tel est le charme de ces stances à la femme qui portait son nom, et qui d’Europe le suivit en Orient, où elle resta seulement séparée de lui durant quelques missions plus périlleuses :

« Si tu étais à mon côté, ô mon amour[1] ! combien, sous les bosquets de palmiers du Bengale, la soirée passerait vite à écouter le rossignol !

« Si toi, ô mon amour ! tu étais à mon côté, mes petits enfants sur mes genoux, combien notre barque glisserait joyeuse sur cette mer du Gange !

« Je te cherche à l’aube naissante, lorsque, penché sur le tillac, j’étends mon corps dans un oublieux repos et que j’aspire la fraîcheur de la brise.

« Je te cherche, lorsque sur le vaste sein du fleuve je dirige ma course dans le crépuscule ; mais plus encore, sous le pâle rayon de la lune, je m’aperçois que tu manques à mon côté.

« Je dispose mes livres, j’essaye mon pinceau, pour charmer les heures languissantes du midi : mais il me manque ton œil doucement approbateur, ton oreille attentive avec indulgence.

« Seulement, lorsque l’étoile du matin et celle du soir me voient m’agenouiller, je sens que, malgré la grande distance qui nous sépare, tes prières, à la même heure, montent aux cieux pour moi.

« En avant donc, en avant ! Où le devoir m’appelle, que là se précipitent mes pas, sur les brûlantes prairies de l’Hindoustan, sur les froides hauteurs d’Armora !

« Que ni les portes royales de Delhi, ni la terre sauvage des Malais, ne me retiennent ! car le suprême bonheur nous attend tous deux là-bas, près de l’Océan occidental.

« Tes tours, ô Bombay ! s’élèvent resplendissantes au-dessus de la bleuâtre obscurité de la mer ; mais il n’y eut jamais cœurs si contents et si heureux qu’il s’en rencontrera bientôt dans tes murs. »

Ne reconnaissez-vous pas, sinon l’évêque, du moins le chrétien dans le poëte ? Et quand on pense que l’objet de cette passion, la courageuse compagne de cette vie si dévouée, si charitable et terminée si vite, partageait la science comme les vertus du généreux apôtre, qu’elle rassembla les feuilles échappées de sa main mourante, que souvent elle les éclaircit, les acheva, voudrait-on se défendre d’un affectueux respect, même pour ce qui peut causer l’étonnement ou le sourire, dans l’intimité d’une si tendre union ? Ne craignons pas d’en recueillir encore le pur et gracieux témoignage dans d’autres vers, où le même amour est entouré et comme pénétré de cette douce et brûlante vapeur de l’Inde. Cette fois les deux époux ne sont pas séparés, et ils respirent d’une même haleine ce délicieux climat où Réginald Héber devait bientôt laisser sa vie. Hâtez-vous, assistez un moment à son repos du soir :

« Notre tâche du jour est achevée. Sur le sein du Gange, le soleil incliné s’abaisse pour le repos. Amarrée sous les bosquets de tamarin, notre barque a trouvé son asile aujourd’hui. Avec sa voile repliée et ses flancs décorés de peintures, vois s’avancer la petite frégate : sur sa poupe, aux clartés du charbon, le souper savoureux du musulman bouillonne, tandis qu’à l’écart, dans l’ombre du bois, l’Hindou prépare sa nourriture plus simple.

« Viens errer avec moi à travers la forêt. Si le chasseur de là-bas nous a dit vrai, au loin, dans le désert marécageux et sauvage, le tigre a établi sa solitude ; et averti, à son récent dommage, d’éviter la foudre des fusils anglais, de ses rares, mais cruelles attaques, il ne revient plus ensanglanter le hameau. Avance hardiment. Le venimeux serpent ne s’abrite pas sous un si frais bocage : fils du soleil, il aime à reposer sur une couche de feu allumé par la nature, un sol sec et brûlant, entre quelques débris de tours écroulées, au-dessus desquels le pepel étend son ombre ; ou bien, autour d’une tombe, il enlace ses écailles, gardien naturel des portes de la mort. Avance encore ; non, arrête-toi. Regarde maintenant sous les rameaux du bambou courbés en arc, là où, semant d’étincelles cette obscurité sainte, la fleur écarlate du géranium resplendit aux yeux, et notre sentier s’égare entre maints berceaux d’arbres odorants et de fleurs gigantesques, tandis que l’éclat rougissant du ceiba se déploie au-dessus de l’ombrage plus modeste du plantain aux larges feuilles et sur les rangées de l’ananas rugueux. Pendant que sur le bocage, le bétel si sauvage et si beau agite sa cime dans l’air, le faisan magnifique, avec sa queue traînante et ses ailes étendues, s’élance d’un rapide essor, et aussi le volatile aux cent couleurs, dont les dames d’Ava prisent tant le plumage. »

Peut-être, lecteur français, ces noms étrangers, cet amas de vives couleurs, vous semblent-ils monotones, comme les cieux qu’ils rappellent ; mais l’âme du poëte va reparaître dans quelques vers tout anglais de sentiment et de paysage :

« Jamais si riches ombrages et pelouses si verdoyantes n’ont tressailli aux pas de nos danses britanniques. Et pourtant, qui de nous s’est arrêté sous les berceaux indiens, et n’a pas aussitôt songé aux vertes forêts de l’Angleterre, et sous l’ombre des palmiers n’a pas béni les noisetiers de la terre natale, sa clairière d’aubépine, et soupiré la prière, tant de fois inutile, de pouvoir encore contempler les chênes de ses bois ?

« Mais trêve à cette pensée. Le cri du chacal retentit comme l’écho d’une orgie sauvage ; et, à travers les arbres, le rayon là-bas pâlissant prête un faible secours à guider notre marche. Regarde cependant : à mesure que s’efface l’éclat des astres d’en haut, chaque bouquet de bois ouvre sur nous des milliers de regards, en face, à nos côtés, sur nos têtes ; la mouche de feu promène sa flamme d’amour, et, dans sa fuite, sa poursuite, son vol en bas, en haut, explore l’obscurité du bois, tandis que, sous un souffle plus frais, le datura, se dévoilant, ouvre son large sein d’une senteur embaumée et d’une virginale blancheur, tel qu’une perle suspendue autour des boucles de la nuit…

« Assez, assez ! Déjà le bruissement des arbres annonce une pluie, à la suite de la brise ; les flammèches d’un ciel d’été ont pris une teinte plus profonde et plus rouge : la lampe qui là-bas tremblote sur le fleuve projette de notre cabine son rayon vers nous ; et il nous faut reposer de bonne heure, pour trouver au réveil le vent salubre du matin. Oh ! mais nous devons avouer que même ici peut se trouver le bonheur, et que celui qui est le maître bienfaisant nous a donné sa paix sur la terre, et son espérance pour le ciel. »

Le pieux ministre, qui, même dans les effusions de sa tendresse domestique, avait toujours la sévère douceur de la pensée chrétienne, ne la perdait guère, on peut le croire, dans ses travaux et ses études. Les poésies de sa jeunesse nous offrent en vers élégants quelques versions de Pindare, des bardes du Nord ou des poëtes d’Asie ; mais les grands souvenirs de la Bible et les fêtes de l’Église chrétienne sont sa plus touchante inspiration.

À quinze siècles de distance, la tendresse chrétienne qui inspira l’hymne délicieux : Salvete, flores martyrum ! reparaît dans ces vers pour le jour des Saints-Innocents :

« Oh ! ne pleure pas sur la tombe de tes enfants, Rachel ; ne pleure pas. Le bourgeon naissant est cueilli par le martyre : la fleur s’épanouira dans les cieux.

« Prémices de la foi, le couteau du meurtrier a perdu sur vous sa plus mortelle atteinte ! Le Dieu pour lequel ils ont donné leur vie est venu s’offrir pour eux.

« Bien que leurs jours aient été courts et faibles, baptisés dans le sang et la souffrance, il les connaît, ce Dieu qu’ils n’ont jamais connu ; et ils sont assurés de revivre.

« Ne pleure donc pas sur la tombe de tes enfants, ô Rachel ! le bourgeon naissant est cueilli par le martyre ; la fleur s’épanouira dans les cieux. »

C’est ainsi que presque tous les pieux souvenirs du christianisme, les mystères de la foi, les fêtes du culte, les noms des saints consacrés, furent célébrés par l’évêque-poëte. Correct et gracieux génie, il a pour nous, dans une langue du Nord, tantôt l’élégante douceur de l’hellénisme, tantôt la simplicité naïve de quelques anciens chants de l’Église. L’un et l’autre caractère respirent dans cette hymne pour le jour de Saint-Étienne :

« Le Fils de Dieu s’avance à la guerre, pour gagner une royale couronne. Sa bannière rouge de sang flotte au loin dans les airs. Quel suivant figure dans son cortége ?

« Celui qui savoure le mieux sa coupe d’amertume et qui triomphe de l’affliction, celui qui porte avec patience la croix ici-bas, celui-là est du cortége du Christ.

« C’est là le premier martyr, dont l’œil sut pénétrer au delà du tombeau, qui aperçut son maître dans les cieux, et l’invoqua pour être sauvé.

« Comme lui, le pardon sur les lèvres, au milieu des souffrances d’une angoisse mortelle, il pria pour ses bourreaux. Quel suivant marche après lui ?

« Une troupe glorieuse, ce petit nombre d’élus sur lesquels est descendu l’esprit de Dieu, douze saints courageux, sûrs de leur espérance et bravant la croix et le bûcher.

« Ils virent en face le glaive du tyran, la crinière ensanglantée du lion ; ils inclinèrent leurs têtes pour recevoir la mort. Quels suivants marchent après eux ?

« Une noble armée, hommes et enfants, la mère et la jeune fille, entourant le trône du Seigneur, triomphent, parés de vêtements de lumière.

« Ils ont gravi la rude montée des cieux à travers le péril, le labeur et la peine. Ô Dieu ! puisse nous être accordée la grâce de venir à leur suite ! »

N’est-ce pas ici, au milieu des splendeurs de la conquête britannique, la voix charitable, la douce ferveur du missionnaire anglais des premiers temps, de ce Winfried, le prédicateur venu d’Irlande dans la Germanie sauvage ? L’état du monde, la science de l’apôtre, le lieu de sa mission, la forme de son sacrifice, tout est bien changé, bien divers : ce sont les horizons de feu, les diamants de Golconde, le luxe de Calcutta, les palais des princes déchus, au lieu des huttes éparses sur les bords du Rhin et dans les forêts de la Thuringe ; mais l’âme du charitable apôtre est la même. On le sent, aux cris de douleur qui lui échappent sur les vices inhumains mêlés à l’idolâtrie des Hindous, et sur tous les maux dont il faudrait les guérir pour les élever jusqu’à la foi. Le spectacle et le désespoir d’une telle mission détruisirent bientôt les forces d’Héber. Ni la grandeur ni la politique du pouvoir anglais dans l’Inde ne permettaient qu’il y eût un péril de martyre pour l’évêque, dont le zèle curieux parcourut même les contrées les moins soumises encore de ce vaste empire ; mais le sacrifice était dans cet effort même, dans les tristesses et l’activité dévorante de ce zèle trop faible encore pour tant de misères humaines.

La vie de Réginald Héber s’épuisa vite sous le ciel brûlant de l’Inde. Cet aimable et vertueux génie fut enlevé au monde, à ses compatriotes, dont il adoucissait la puissance, à ces millions d’hommes qui, dans leur abaissement et leur ignorance, avaient appris à prononcer son nom, et supposaient vaguement quelque sainteté dans une religion dont il était l’apôtre. Mais ce zèle même, si consumant pour la faiblesse du corps, cette ferveur ingénue qui semblait un don de l’Église primitive, s’alliaient en lui aux vues les plus hautes sur le mouvement de la race humaine ici-bas et le progrès nécessaire de l’Évangile. Tous les peuples du monde étaient présents à sa charité ; et ce pieux enthousiasme anticipait de quelques siècles, à ses yeux, le travail des peuples civilisés, ce travail de salut spirituel incessamment servi par les guerres, le commerce, les arts, l’ambition de puissance et de gain des nations de l’Europe. Un simple prélude qu’on lui avait demandé, pour une quête en faveur de missions évangéliques, devient un hymne sur la future conversion du monde :

« Des montagnes glacées du Groënland, des rivages de corail de l’Inde jusqu’aux lieux de l’Afrique, où des sources brûlantes roulent leur sable d’or, de la rive des fleuves, du fond des plaines ombreuses, les hommes nous appellent pour les délivrer d’esclavage.

« Bien que des brises parfumées passent avec douceur sur l’île de Ceylan, bien que chaque horizon y charme les yeux, et que l’homme seul y soit dégradé, en vain les dons de Dieu sont là répandus avec une prodigue bonté : l’idolâtre, dans son aveuglement, s’agenouille devant le bois et la pierre.

« Pouvons-nous, lorsque nos âmes sont éclairées de la sagesse d’en haut, pouvons-nous, à ces hommes demeurés dans les ténèbres, refuser la lampe de vie, le salut ?

« Oh ! le salut ! faites retentir ce mot d’allégresse jusqu’au jour, jusqu’au lieu où le peuple le plus lointain aura reçu le nom du Christ.

« Ô vous, souffles des vents, portez ce souvenir, et vous, vagues roulantes, entraînez-le dans votre cours, de sorte qu’il s’étende, comme une surface lumineuse, d’un pôle à l’autre, jusqu’au moment où l’Agneau immolé pour les pécheurs, le Rédempteur, le Roi, le Créateur, rétablira sur notre nature sauvée son règne béni ! »

Ce pieux élan et bien d’autres affections du même cœur n’étaient pas, comme on l’a dit quelquefois, le langage d’un politique servant de ses vertus la domination anglaise dans l’Inde. Comme chez Fénelon, il y avait dans Réginald Héber, à côté du charme des lettres, de la persuasion habile et gracieuse, de la prévoyance et de la sagacité mondaine, le don naturel de l’enthousiasme, le goût de l’élévation spéculative, l’amour de Dieu et de l’humanité, et par là le génie du poëte dans son plus noble essor. Ce caractère, marqué dans les essais mêmes de sa jeunesse, dans un poëme sur la Palestine et dans presque tous ses hymnes, anima toute sa vie, comme il sanctifia sa mort. Consumé par les fatigues de son zèle et par le regret de ses stériles efforts, Héber succomba de bonne heure à l’épreuve dévorante du ciel de l’Inde. Il mourut à trente-sept ans. Sa jeune femme, initiée aux mêmes études, rapporta en Angleterre ses ouvrages, qu’elle a publiés en y joignant sa vie.

Son nom est demeuré célèbre et surtout aimé dans toutes les communions protestantes. L’Amérique du Nord réimprime ses vers ; et dans un des États-Unis de formation récente, près des chutes du Niagara, deux églises ont été bâties, avec des inscriptions consacrées à sa mémoire. Voilà les honneurs rendus à ce noble et gracieux génie, qui, dans la foi romaine, aurait mérité d’être un saint, et qui a laissé, chez les dominateurs de l’Inde, la renommée d’un sage et d’un poëte. Puisse, sous un autre ciel et parmi d’autres descendants de ses compatriotes, l’invocation religieuse de son nom adoucir un peu la rudesse de l’extrême démocratie ! Puisse le pieux souvenir et la vertu chrétienne d’un tel homme, d’accord avec d’autres voix évangéliques, inspirer un peu de honte à ces barbares civilisés, qui fondent la liberté de quelques districts du Septentrion américain sur l’esclavage, et naguère maintenaient l’inviolabilité de l’esclavage par l’oppression et l’assassinat des contradicteurs !

Puisse enfin le nom et l’exemple de Réginald Héber revenir aujourd’hui sans cesse à la mémoire de ses compatriotes dans l’Inde, pour calmer leur esprit de vengeance, pour humaniser leur victoire, et leur faire expier, par une modération et une justice croissantes, les cruautés que leur a coûtées tant de puissance !



  1. If thou wert by my side, my love,
    How fast would evening fail,
    In green Bengal’s palmy grove,
    Listening the nightingale !