Essence du christianisme/Deuxième partie

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 225-NP).

DEUXIÈME PARTIE

Essence fausse, c’est-à-dire théologique de la religion



XX

LA RELIGION CONSIDÉRÉE DANS SON POINT DE VUE
ESSENTIEL


Le point de vue auquel se place la religion est essentiellement pratique, c’est-à-dire subjectif. Son but est le bien, le salut, le bonheur de l’homme. Dieu n’est que la puissance infinie qui doit réaliser la félicité humaine. Le christianisme se distingue des autres religions en ce que plus qu’aucune d’elles il a mis en première ligne le salut de l’humanité ; aussi se nomme-t-il la doctrine du salut et non la doctrine de Dieu. Mais ce salut n’est rien de mondain, n’est point le bonheur ou le bien de la terre. Loin de là, les chrétiens les plus vrais et les plus profonds ont soutenu que les biens terrestres détachent l’homme de Dieu, tandis que le malheur, la souffrance et la maladie l’y ramènent et sont, par conséquent, le seul état qui convienne au chrétien. Pourquoi ? parce que dans le malheur l’homme n’a que des idées et des sentiments pratiques et subjectifs, qu’il ne pense qu’à une seule chose, ce dont il a besoin ; qu’alors le besoin de Dieu est profondément senti. Le plaisir, la joie rendent l’homme expansif ; la douleur le fait rentrer en lui-même Dans la douleur l’homme nie la vérité du monde ; toutes les choses qui enchantent l’imagination de l’artiste et la raison du penseur perdent alors leur charme, leur puissance sur lui ; il se concentre en lui-même, dans son propre cœur. Ce cœur tout entier à son isolement, ne trouvant qu’en lui sa consolation, niant le monde et la nature et n’affirmant que l’homme, ramené sans cesse et uniquement à son intime et nécessaire besoin de soulagement, ce cœur c’est Dieu. Dieu, tel que se le figure la conscience religieuse, et c’est de cette seule manière qu’il est Dieu, c’est-à-dire dans le sens d’un nom propre et non d’un être général, métaphysique, Dieu est objet de la religion, non de la philosophie, de l’imagination, non de la raison, des besoins du cœur, non de la liberté de la pensée ; en un mot, il est un être qui exprime l’essence de la pratique et non l’essence de la théorie.

La religion attache à ses doctrines malédiction et bénédiction, damnation et félicité. Est heureux celui qui croit, malheureux, perdu, damné, celui qui ne croit pas. Elle n’en appelle donc pas à la raison, mais au cœur et à la fantaisie, mais à notre désir de bonheur, mais aux sentiments de l’espérance et de la crainte. Elle ne se place pas au point de vue théorétique, car autrement elle devrait avoir la liberté d’exprimer ses doctrines sans les lier à des conséquences pratiques, sans exercer, pour ainsi dire, une pression sur la foi. En effet, s’il est écrit : « Est damné qui ne croit pas, » c’est une manière subtile et hypocrite de me violenter ; la terreur de l’enfer me force à croire malgré moi. Lors même que ma foi serait libre dans son principe, elle est toujours mêlée de crainte ; le doute, ce principe de la liberté scientifique, doit me paraître un crime. Or, Dieu est l’idée la plus haute, l’être suprême de la religion ; le plus grand crime est donc de douter de Dieu, surtout de douter qu’il existe. Mais ce que je ne puis mettre en doute sans me sentir inquiété, sans me trouver coupable, n’est point une affaire de raison, mais une affaire de conscience ; un être rationnel, mais un être de sentiment et de fantaisie.

Puisque le point de vue pratique et subjectif est le seul auquel se place la religion, et que par conséquent l’homme pratique, agissant purement en vue d’un but physique ou moral, et, considérant le monde non pour lui-même, mais seulement par rapport à son but et à ses besoins. est pour elle l’homme complet, — il s’ensuit que tout ce qui ne ressort pas de la conscience pratique, tout ce qui est l’objet de la théorie, théorie dans le sens le plus général, dans le sens de la contemplation objective, de l’expérience, de la raison, de la science, que tout cela, dis-je, est placé par elle en dehors de l’homme et de la nature dans un être particulier et personnel. Tout le bien qui arrive à l’homme sans qu’il l’ait d’abord voulu, qui ne dépend pas d’une préméditation, d’un dessein, vient de Dieu. Tout le mal qui le surprend sans qu’il s’y attende, au milieu de ses projets moraux ou religieux, ou qui l’entraîne avec une puissance terrible, vient du diable. La connaissance de la religion ne peut être acquise sans la connaissance préalable du diable, de Satan, des démons. La grâce et ses effets sont la contre-partie des tentations diaboliques et de leurs conséquences. De même que les penchants sensuels, involontaires, dont la source est dans les profondeurs de la nature, ou en général tous les phénomènes du mal physique et du mal moral, réels ou imaginaires, qu’elle ne peut s’expliquer sont pour la religion des effets produits par l’être méchant, de même aussi, et nécessairement, les émotions involontaires de l’enthousiasme et du ravissement lui paraissent provenir de l’être bon, de l’esprit saint ou de la grâce. De là l’arbitraire de la grâce. De là les plaintes des hommes pieux, que tantôt la grâce les pénètre et les rende heureux et tantôt les abandonne. La vie, l’essence de la grâce est la vie, l’essence de l’émotion involontaire. C’est le paraclet des chrétiens. Les moments dépouillés de sentiment et d’enthousiasme sont les moments de la vie abandonnés par la grâce de Dieu.

Par rapport à la vie intérieure, on peut définir la grâce le génie religieux ; elle est le hasard religieux par rapport à la vie extérieure. L’homme est bon ou méchant, non pas seulement par lui-même, par sa propre force, par sa volonté, mais par une foule d’influences secrètes ou apparentes que nous attribuons à la puissance de « Sa Majesté le hasard, comme disait Frédéric le Grand, faute de pouvoir les fonder sur une nécessité métaphysique ou absolue. La grâce divine est la puissance du hasard élevé au mysticisme. C’est une nouvelle preuve de la vérité d’une loi que nous avons reconnue essentielle à la religion. La religion nie, rejette le hasard, faisant tout provenir de Dieu, expliquant tout par lui ; mais elle ne le rejette qu’en apparence ; en réalité, elle le transporte dans l’arbitraire divin. En effet, la volonté divine, qui par des raisons incompréhensibles, ou pour parler d’une manière ouverte et honnête, par un arbitraire absolu, par caprice, prédestine les uns au mal, à la damnation, au malheur, les autres, au salut et à la félicité, n’a rien en elle-même qui la distingue de Sa Majesté le hasard. Le mystère du choix de la grâce est donc le mystère ou la mystique du hasard lui-même. Je dis le hasard, car en réalité le hasard est un mystère, quoique dédaigné et méconnu par notre philosophie religieuse, spéculative, qui a oublié pour les mystères illusoires de l’être absolu, c’est-à-dire pour la théologie, les mystères véritables de la pensée et de la vie et de même ici le profond mystère du hasard pour le mystère de la grâce divine.

Mais revenons à notre sujet. Le diable est le mal qui vient de la nature et non de la volonté ; Dieu est le bien qui vient non de la volonté, mais de la nature. Le premier est le mal, le second le bien involontaire, inexpliqué. Ils ont tous deux la même source ; la qualité seule est différente et opposée. Aussi jusqu’à ces derniers temps la foi au diable était liée de la manière la plus intime à la foi, à Dieu, de telle sorte que la négation du diable passait tout autant pour athéisme que la négation de Dieu. Et ce n’était pas sans raison. Dès que l’on commence à faire dériver les phénomènes du mal de causes naturelles, on commence aussi à expliquer les phénomènes du bien par la nature des choses, non par un être surnaturel. Une fois engagé dans cette voie, on arrive à nier Dieu complétement ou à croire en un Dieu tout autre que celui de la religion, ou bien enfin, et c’est l’ordinaire, à faire de Dieu un être inactif, inoccupé, qui n’agit plus sur la vie, dont l’existence est égale au néant et qu’on place au sommet du monde, à l’origine, comme cause première. Dieu a créé le monde ; c’est la seule chose qui reste de lui désormais. Le temps passé du verbe est ici nécessaire. Depuis lors, le monde comme une machine va son bonhomme de chemin. Si l’on ajoute qu’il crée encore, qu’il crée toujours, c’est par une arrière-pensée, une réflexion extérieure. Le passé indéfini exprime complétement le sens religieux. L’esprit de la religion est un esprit passé ; chez elle l’action de Dieu est un fait déjà accompli.

En général, la religion s’évanouit dès qu’entre Dieu et l’homme se glisse l’idée du monde, l’idée des causes secondes ou intermédiaires. Dès lors un être étranger, le principe de l’éducation intellectuelle, s’est introduit sans être aperçu et par lui la paix et l’harmonie sont rompues. La cause intermédiaire est une capitulation de la raison incrédule avec le cœur encore croyant. D’après l’idée religieuse, Dieu agit bien sur l’homme au moyen d’autres choses et d’autres êtres ; mais il est cependant seul cause, seul agissant et influent. La cause intermédiaire est une sorte de milieu pitoyable entre l’indépendance et la subordination. Il suffit que Dieu donne la première impulsion pour qu’elle entre en fonction par elle-même.

La religion ne connaît rien des causes secondes qui sont pour elle, au contraire, la pierre d’achoppement. Car leur empire, le monde, la nature sensible, voilà précisément ce qui sépare l’homme de Dieu, bien que Dieu, en tant qu’être réel, soit lui-même une personnalité sensible. Aussi croit-elle qu’un jour tombera le mur de séparation. Un jour Dieu et l’âme pieuse seront seuls. La religion ne connaît que par la contemplation naturelle, c’est-à-dire irréligieuse, quelque chose des êtres qui sont entre l’homme et la divinité. Sa manière de voir est en contradiction avec l’intelligence et le sens naturel qui accordent aux choses de la nature une indépendance réelle. Elle se dégage de cette contradiction en faisant de l’activité individuelle des choses une activité divine au moyen de ces choses mêmes. Pour elle Dieu est le principal, le monde l’accessoire.

Mais dès que les causes secondes sont mises en activité, émancipées pour ainsi dire, c’est la nature qui est le principal et Dieu l’accessoire. Le monde est indépendant dans son existence et dans sa durée ; il n’est plus dépendant que par son origine. Dieu n’est plus qu’un être hypothétique, dérivé, enfanté par le besoin d’une intelligence bornée à qui l’existence d’un monde qu’elle regarde comme une machine, est inexplicable sans un premier moteur ; Dieu n’est plus rien d’original, d’absolument nécessaire ; il n’existe plus pour lui-même, mais pour un motif particulier, pour expliquer comme cause première la machine universelle. L’homme d’intelligence bornée est choqué de l’idée d’une existence du monde indépendante et originale, parce qu’il ne voit en lui qu’une œuvre faite, au lieu de l’admirer dans sa majesté et sa splendeur, comme cosmos. Il se heurte donc la tête contre cette existence ; le choc ébranle son cerveau, et dans cet ébranlement il fait de ce choc cérébral intérieur le choc primitif qui a mis le tout en mouvement pour l’éternité. Pour lui le monde est une machine, et une machine ne se meut pas d’elle-même.

On voit par cet exemple que toute cosmogonie religieuse, spéculative, est une tautologie. Dans la cosmogonie, l’homme ne fait que s’expliquer, que réaliser l’idée qu’il a déjà du monde. La conscience religieuse et la conscience mécaniste sont donc d’accord en faisant de l’univers un produit de la volonté ; mais cet accord dure peu, ne dure que l’instant de la création ou de la fabrication. La religion ne fait le monde que pour lui faire sentir sans cesse sa nullité et sa dépendance. Pour le mécanicien, une fois créé, il tourne le dos au bon Dieu et se réjouit de son indépendance impie. La création est le dernier et mince fil qui le rattache encore à la religion ; elle n’est plus chez lui qu’une réminiscence de jeunesse. Dieu a bien encore dans son esprit un droit historique, mais qui est en contradiction avec son droit naturel ; aussi limite-t-il ce droit autant que possible, pour accorder d’autant plus d’espace à ses causes naturelles et de liberté à sa raison.

Ce qui a lieu pour la création a également lieu pour les miracles. Notre philosophe peut les admettre et les admet même volontiers, parce qu’ils existent déjà, du moins dans l’opinion religieuse ; — mais, outre qu’il, s’explique les miracles naturellement, c’est-à-dire mécaniquement, il ne lui est possible de les digérer qu’à condition de les mettre dans le passé. L’incrédulité se fait jour ainsi tout en accordant quelque chose à la foi. Le passé est pour elle le meilleur moyen de se tirer d’embarras. Croyons aux miracles, oui, mais nota bene, non à ceux qui se font aujourd’hui ; croyons seulement à ceux qui sont déjà faits, à ceux qui, Dieu en soit loué ! sont déjà des plus-que-parfaits. Il en est de même pour la création ; elle est une action directe de Dieu, un miracle. Le mécanicien qui redoute un contact immédiat avec la divinité intercale des milliers d’années entre son explication naturelle ou matérielle des choses et l’idée d’une action divine sur le monde.

Pour la religion, Dieu est la cause de tous les phénomènes bons, positifs, le seul et dernier principe par lequel elle résout tous les problèmes posés par la raison ou la théorie. Elle affirme toutes les questions par un non ! elle donne une réponse qui vaut autant que rien, toujours la même aux demandes les plus diverses, attribuant tout effet naturel à la puissance d’un être personnel, volontaire, en dehors et au-dessus de la nature. C’est une explication de l’inexplicable qui n’explique rien, parce qu’elle doit tout expliquer sans distinction. Dieu est chez elle l’idée qui compense le manque complet de connaissance scientifique. C’est la nuit théorique qui rend tout clair à l’imagination en lui enlevant le moyen de mesurer l’obscurité, c’est-à-dire la lumière analytique de l’intelligence ; c’est l’ignorance absolue qui détruit tous les doutes, qui sait tout parce qu’elle ne sait rien de déterminé, parce que toutes les choses qu’on impose à la raison disparaissent, perdent leur individualité, ne sont rien aux yeux de la puissance divine. La nuit est la mère de la religion.

L’acte essentiel de la religion, celui par lequel elle confirme ce que nous avons dit de sa nature, c’est la prière. La prière est toute-puissante ; ce que l’homme pieux demande par son moyen est accompli par Dieu. Et il ne demande pas seulement des choses spirituelles, mais des choses qui sont dans la puissance de la nature, puissance dont il veut triompher d’une manière surnaturelle pour atteindre néanmoins un but naturel. Les causes secondes ne sont rien pour lui, car, dans le cas contraire, il hésiterait et chercherait par un détour à réussir dans ses desseins. Il veut un secours immédiat. C’est pourquoi il a recours à la prière, dans la conviction que par elle il peut infiniment plus que par tous les efforts de la raison et l’activité de la nature. La religion s’explique tout d’une manière miraculeuse. Que des miracles ne se fassent pas tous les jours, on le comprend facilement, comme l’on comprend que l’homme ne prie pas sans cesse. Ils n’ont lieu que dans des cas extraordinaires, lorsque le cœur et l’imagination sont exaltés ; c’est pourquoi il y a des miracles de colère. Aucun miracle ne se fait de sang-froid. Mais c’est dans la passion que se révèle précisément ce qu’il y a en nous de plus intime. L’homme ne prie pas toujours avec la même force et la même ardeur. Les prières de cette sorte sont sans conséquence. De même que l’on prie partout où la prière passe pour avoir une puissance sainte et divine, de même les miracles arrivent presque partout où se rencontre leur principe, c’est-à-dire une manière miraculeuse de se représenter les choses. Le miracle ne satisfait que des besoins pratiques et par une voie opposée aux lois de la nature et de la raison. C’est le plus haut degré de l’égoïsme spirituel ou religieux. De là résulte que, pour la religion, la puissance miraculeuse n’est pas autre chose que Dieu, qu’un être pratique et subjectif, qui compense pour elle le manque et le besoin de contemplation scientifique. Dès qu’on se place, en effet, au point de vue de la pensée, de la théorie qui considèrent les choses dans leurs rapports réciproques, alors l’être miraculeux et le miracle s’anéantissent ; du moins le miracle religieux, qui est absolument différent du miracle naturel, bien qu’on le confonde toujours avec ce dernier pour tromper la raison et pour pouvoir l’introduire dans l’empire de la réalité, sous une apparence mensongère.

C’est donc parce que la religion ne sait rien du point de vue de la nature de la science que la nature générale du monde et de l’humanité, visible seulement aux regards scientifiques, se transforme dans sa conscience en un être autre, miraculeux, surnaturel. L’idée de l’espèce devient ainsi pour l’homme l’idée d’un Dieu qui est lui-même un être personnel, mais distinct de l’individu en ce qu’il possède tous les attributs de celui-ci dans la mesure de l’espèce. Dieu est son autre moi, sa moitié perdue ; en lui il se développe, en lui il devient homme complet ; il se sentait un besoin ; il lui manquait quelque chose, sans savoir trop quoi ; Dieu est ce quelque chose qui lui manque, qui appartient à son être, qui lui est indispensable. La science seule révèle dans toute sa splendeur le monde qui n’est que l’idée de la vérité universelle. Les joies scientifiques sont les joies spirituelles de la vie les plus belles et les plus pures. La religion n’a pas le moindre soupçon des joies du penseur, des joies du naturaliste, des joies de l’artiste. Il lui manque l’intelligence de l’univers, la conscience de l’infini réel, la conscience de l’espèce. En Dieu seul elle remplit les lacunes qui l’amoindrissent, le manque absolu des richesses infinies que la réalité présente à la contemplation de l’esprit. Dieu est pour elle la compensation du monde perdu, la contemplation pure, la vie scientifique.

La contemplation pratique est grossière, entachée d’égoïsme, parce qu’en elle nous n’étudions les choses que par rapport à nous ; elle ne nous satisfait pas, parce que les objets ne lui paraissent pas nos égaux en valeur et en dignité. La contemplation scientifique est au contraire pleine de joie, satisfaite, heureuse en elle-même, parce que son objet est pour elle un objet d’amour et d’admiration ; il brille dans la lumière de l’intelligence, splendide comme le diamant, transparent comme le cristal de roche ; en un mot c’est une contemplation esthétique. La religion est obligée de chercher en Dieu ce qui lui manque d’esthétique dans sa manière de voir. Faisant du monde un rien, de l’admiration pour lui une idolâtrie, elle est forcée de prendre Dieu pour objet de son étude pure, scientifique, esthétique. Dieu est à lui-même son propre but ; il a donc pour la religion le sens et l’importance qu’a pour la science l’objet en général.

L’être universel de la science est chez elle un être particulier.

XXI

CONTRADICTION DANS L’EXISTENCE DE DIEU

La religion est l’ensemble des rapports de l’homme avec son propre être, — en cela consistent sa force et sa puissance morale et salutaire, — mais avec cet être comme s’il était autre, différent de nous, — et c’est là ce qui est en elle la source de l’erreur, du mensonge, de l’étroitesse d’esprit, de sa contradiction avec la raison et la morale, la source funeste du fanatisme religieux, le principe suprême des sacrifices humains, en un mot le fondement de toutes les horreurs, de toutes les scènes épouvantables qu’on rencontre dans la tragédie de l’histoire de la religion. —

Cette contemplation de l’être humain comme s’il était un être autre, existant par lui-même, est cependant à l’origine involontaire, enfantine, c’est-à-dire telle qu’en faisant une distinction entre l’homme et Dieu elle les identifie immédiatement après. Mais quand la religion acquiert des années de plus et avec des années de l’intelligence, quand dans son sein la réflexion commence à poindre et à la surveiller, que la conscience de l’unité de la nature humaine et de la nature divine se fait jour, quand, en un mot, la religion devient théologie, alors la séparation, d’abord involontaire et innocente, de Dieu et de l’homme devient une séparation étudiée, voulue, et qui n’a pas d’autre but que de classer de la conscience l’idée de l’unité qui s’y était introduite.

Plus la religion est près de son origine, plus elle est vraie, sincère, moins elle cache sa nature ; c’est-à-dire, il n’y a d’abord aucune différence qualitative, essentielle entre Dieu et l’homme, et cette identité ne choque pas l’homme religieux, parce que son intelligence est encore en harmonie avec sa religion. Dans l’ancien judaïsme, Jéhovah n’était distinct que par son existence personnelle de l’individu humain ; par ses qualités, ses attributs, il était complétement semblable à l’homme, il avait les mêmes passions, les mêmes facultés humaines de corps et d’esprit. Plus tard seulement on fit une distinction entre Jéhovah et l’homme et l’on eut recours à l’allégorie pour donner aux anthropomorphismes un autre sens que celui qu’ils avaient auparavant. Il en fut ainsi dans le christianisme. Les plus anciennes traditions ne font pas ressortir la divinité du Christ comme celles qui les ont suivies. Chez l’apôtre saint Paul, le Christ est un être flottant entre Dieu et l’homme, entre le ciel et la terre, le premier des anges, le premier créé, mais cependant créé. Admettons qu’il fut engendré ; mais alors les anges et les hommes sont aussi engendrés et non créés, car Dieu est aussi leur père. C’est l’Église qui la première identifia le Christ et la divinité, formula sa différence d’avec les hommes et les anges, le proclama fils unique et exclusif de Dieu, lui accorda enfin le monopole d’être incréé et éternel.

De quelle manière s’y prit tout d’abord la théologie pour faire de l’être divin un être différent de l’homme et placé en dehors de lui ? Elle isola la question de l’existence et s’efforça d’en donner une démonstration, une preuve en forme.

Les preuves de l’existence de Dieu ont été déclarées contradictoires à l’essence de la religion, et elles le sont en effet, mais pour la forme seulement. La religion, dès son premier mot, fait de la nature intime de l’homme un être extérieur, un objet, et la preuve n’a pas d’autre but que de prouver que la religion a raison. Le plus parfait des êtres est celui au-dessus duquel on n’en peut penser aucun autre ; Dieu est ce que l’homme pense et peut penser de plus élevé ; cette prémisse de la preuve ontologique, — la plus intéressante de toutes, parce qu’elle a en nous son point de départ, — exprime la nature la plus secrète et la plus intime de l’idée religieuse. Ce qui paraît le plus grand et le plus beau à l’homme, ce dont il ne peut faire abstraction, ce qui est pour son intelligence une limite essentielle, infranchissable est, pour lui Dieu, id quo nihil majus cogitari potest. Mais cet être ne serait pas l’être suprême s’il n’existait pas ; car nous pourrions nous représenter un être supérieur ayant de plus que lui l’existence. Or l’idée de l’être parfait ne nous permet pas une pareille supposition. N’être pas est un défaut, exister une perfection, un bonheur, une félicité. L’homme ne peut donc garder à part lui l’existence et la refuser à un être à qui il donne tout, à qui il sacrifie tout ce qui lui est cher et sacré. Ce qui est ici en contradiction avec le sens religieux, c’est que, par la forme de la démonstration, l’existence étant pensée à part, Dieu paraît lui-même un être pensé purement et simplement, un être d’imagination ; mais cette apparence est immédiatement détruite, car la preuve démontre précisément que Dieu est un être différent d’une pensée pure, un être en dehors de l’homme et de son esprit, un être réel, un être pour soi

La preuve diffère de la religion en cela seulement qu’elle exprime et enferme dans une conclusion formelle l’enthymème secret et obscur de celle-ci, qu’elle développe et par cela même distingue ce que la religion lie étroitement ; car ce qui pour cette dernière est l’être suprême, Dieu, n’est pas une pensée, mais une vérité immédiate, une réalité. Qu’il se fasse cependant dans la conscience religieuse une espèce de conclusion secrète, chaque religion l’avoue dans sa polémique contre les autres. « Vous, païens, vous n’avez rien pu vous représenter de plus grand que vos dieux, parce que votre âme était en proie à des inclinations coupables ; vos dieux se fondent sur une conclusion qui a pour prémisses vos penchants sensuels, vos passions en général. La vie parfaite, pensiez-vous, consiste à suivre la voie où la nature nous entraîne, et c’est parce que la vie ainsi comprise vous paraissait la meilleure et la plus vraie que vous en avez fait votre divinité. Votre Dieu n’est donc que votre sensualité, votre ciel que l’espace libre donné à vos passions comprimées et inassouvies dans la société civile, dans le monde réel en général. » Ainsi parle le christianisme ; mais par rapport à lui-même il n’a conscience d’aucune conclusion pareille ; la plus haute pensée dont il est capable est pour lui une limite absolue, a la force d’une inéluctable nécessité, c’est-à-dire ce n’est pas une pensée, mais un être réel.

Les preuves de l’existence de Dieu ont donc pour but de le séparer de l’homme. Par l’existence il devient un être pour lui-même et non pas seulement pour nous ; il n’est plus foi pure, pensée pure, imagination pure, sentiment pur, mais une existence en dehors de tout cela, une existence réelle ; or, une existence réelle n’est pas autre chose qu’une existence matérielle, sensible.

C’est ce qui est déjà contenu dans cette expression caractéristique : Dieu est en dehors de nous. La sophistique de la théologie n’interprète pas, il est vrai, ces mots dans le sens propre et leur en substitue d’autres plus vagues et indéterminés. Elle aime mieux dire : Dieu a une existence différente et indépendante de la nôtre. Mais si les termes « en dehors de nous » sont des termes impropres, impropre est aussi le mot existence appliqué à la manière d’être de Dieu ; il s’agit ici d’une existence dans le sens précis et exact du mot, et il n’en est pas de plus précis et de plus exact que l’adjectif « extérieur » pour caractériser cette existence.

L’existence sensible, réelle est celle qui ne dépend en rien de mon action sur moi-même, par laquelle, au contraire, je suis involontairement saisi et déterminé, qui est lors même que je ne suis pas, lors même que je ne puis ni la penser ni la sentir. Telle devrait être l’existence de Dieu. Mais Dieu ne peut être ni vu, ni entendu, ni senti. Il n’existe pas pour moi si je n’existe pas pour lui ; si je ne pense et ne crois aucun dieu, il n’y a pas pour moi de dieu. Il n’est donc qu’autant que je le pense. Son existence est une existence réelle qui en même temps ne l’est pas ; une existence spirituelle, objectera-t-on ; mais exister spirituellement, c’est exister tout simplement dans la pensée ou dans la foi. Dieu est donc un terme moyen entre pensée et réalité, un être immatériel matériel, un être plein de contradictions.

L’athéisme est la conséquence nécessaire de ces contradictions. L’être divin a la substance d’une existence empirique ou matérielle sans en avoir les signes et les propriétés caractéristiques. Il est une affaire d’expérience dans sa nature, et dans la réalité rien que l’existence puisse atteindre. Par les représentations sensibles sous lesquelles il s’impose, il invite l’homme à le chercher, et si dans le monde sensible l’homme ne trouve rien qui ne soit en contradiction avec lui, il est complétement en droit de le nier.

Kant, dans sa critique des preuves de l’existence de Dieu, a soutenu que cette existence ne pouvait pas être démontrée par la raison. Il ne méritait point pour cela les reproches que lui a faits Hegel, car son assertion était fondée sur la vérité pure ; d’une idée il est impossible de faire sortir la réalité. Sa seule faute était de croire par là dire quelque chose de particulier et de vouloir imposer ainsi une limite à l’intelligence. L’intelligence est complétement impuissante à faire de ce qu’elle pense un objet des sens. La preuve de l’existence de Dieu dépasse donc la mesure de ses forces, mais dans le même sens que la vue, l’ouïe ou l’odorat sont en dehors et au-dessus de sa conception. C’est une folie que de lui reprocher de ne pas satisfaire une curiosité dont on ne peut demander la satisfaction qu’aux sens en général. Dans la question de l’existence de Dieu, il ne s’agit pas d’une réalité intérieure, d’une vérité pure et simple, mais d’une manière d’être formelle, externe, telle qu’elle appartient aux êtres différents de l’homme et indépendante de sa manière de voir.

La religion, en se fondant sur l’existence de Dieu comme sur une vérité extérieure, empirique, devient elle-même quelque chose de purement extérieur, d’indifférent à nos sentiments et à nos intentions intimes. De même que les cérémonies, les usages, les sacrements deviennent nécessairement dans le culte quelque chose par eux-mêmes, on pourrait dire tout, sans qu’ils soient vivifiés par l’esprit ou l’intention, de même la foi à l’existence de Dieu, abstraction faite de ses qualités essentielles, de son contenu spirituel, devient à la fin l’affaire principale de la religion. Si tu crois seulement à Dieu, cela suffit pour ton salut. Que sous ce Dieu tu te représentes un être bon ou un monstre, un Néron ou un Caligula, un modèle justificateur de ta passion principale, de ta soif de vengeance ou de gloire, c’est tout un ; l’important, c’est que tu ne sois point athée. L’histoire de la religion l’a suffisamment prouvé ; si l’existence de Dieu par elle-même ne s’était pas consolidée dans les esprits comme la première des vérités religieuses, jamais on n’en serait arrivé à ces conceptions de Dieu ignobles, insensées, cruelles, que l’histoire de la religion et de la théologie a flétries et marquées au front.

L’athéisme passait autrefois et passe encore aujourd’hui pour la négation de tous les principes et de tous les liens moraux ; si Dieu n’existe pas, il n’y a plus de différence entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu. Cette différence est donc fondée tout entière sur l’existence divine ; la vertu n’est rien par elle même, elle n’a de vérité que dans un être extérieur. L’existence de la vertu est ainsi liée à l’existence de Dieu ; mais ce n’est pas par intention vertueuse ni par la conviction qu’il y a dans la vertu une valeur intime et absolue. Tout au contraire, la foi à Dieu comme à la condition nécessaire de la vertu est la foi à la nullité, au néant de la vertu par elle-même.

Il est d’ailleurs à remarquer que l’idée de l’existence empirique de Dieu ne s’est complétement formée que dans l’époque moderne, au moment d’éclosion de l’empirisme et du matérialisme. La religion, dans son enfance, accorde bien à Dieu une existence extérieure à nous et lui assigne même un lieu particulier, bien au-dessus de la terre ; mais l’imagination avait alors bientôt fait d’identifier de nouveau le dieu extérieur avec les sentiments et le cœur de l’homme. L’imagination est en général le séjour véritable d’une existence absolue, inaccessible aux sens et cependant sensible dans sa nature. La fantaisie seule a le pouvoir de résoudre ces contradictions et de sauvegarder de l’athéisme. Là où l’existence de Dieu est une vérité vivante, une affaire d’imagination, là on croit nécessairement à des apparitions divines. Là, au contraire, où le feu de l’imagination religieuse s’éteint, où les manifestations de Dieu, conséquence nécessaire de son existence sensible, disparaissent entièrement, là cette existence devient une existence morte, contradictoire, et tombe nécessairement sous la négation de l’athée.

La foi à l’existence de Dieu est la foi à une existence particulière, différente de celle de l’homme et de la nature. Une existence particulière ne peut se manifester que d’une manière particulière. On ne croit donc réellement à cette existence que si l’on croit en même temps à des effets particuliers, à des apparitions immédiates de Dieu, en un mot, à des miracles. Ce n’est que lorsque la foi à Dieu s’identifie avec la foi au monde, lorsque l’être général de l’univers s’empare de l’homme tout entier, que la foi à Dieu n’étant plus une foi particulière, les apparitions de Dieu disparaissent naturellement. Dès lors on ne croit plus qu’au monde, qu’aux phénomènes naturels comme les seuls véritables. De même que la foi aux miracles n’est plus que la foi à des miracles passés, historiques, de même l’existence de Dieu n’est plus qu’une conception historique entachée par elle-même d’athéisme.



XXII

CONTRADICTION DANS LA RÉVÉLATION DE DIEU

L’idée de la révélation est en rapport direct avec l’idée de l’existence ; la révélation est la preuve que l’existence donne d’elle-même, le témoignage primitif que Dieu existe. Les preuves rationnelles n’étaient que des preuves subjectives de l’existence de Dieu ; la révélation en est la preuve objective, la seule vraie. Dieu parle à l’homme, — la révélation est la parole de Dieu, — il laisse échapper de son être un son, une voix qui saisit le cœur et la fantaisie et leur donne la joyeuse certitude que Dieu existe. La parole est l’évangile de la vie, le signe de distinction entre l’être et le non-être. La foi la révélation est le point culminant de l’objectivisme religieux ; la foi subjective à l’existence de Dieu devient en elle un fait extérieur, historique, indubitable. Dieu s’est révélé, s’est démontré lui-même. Qui pourrait douter désormais ? Un dieu qui existe seulement, sans se révéler, qui n’existe pour nous que par notre faculté de penser, un tel dieu est abstrait, représenté, subjectif. Le seul dieu objectif, existant réellement, est celui qui se fait connaître lui-même à nous. La foi à la révélation est dans l’imagination religieuse la certitude immédiate que ce qu’elle croit, ce qu’elle désire, ce qu’elle se représente, existe nécessairement. Elle ne distingue pas entre subjectif et objectif, elle ne doute jamais. Les sens ne lui sont pas donnés pour voir autre chose que nous, mais seulement pour contempler en dehors d’elle ses conceptions transformées en êtres réels. Pour elle, un objet de théorie devient une affaire de pratique, une affaire de conscience, un fait en un mot. Est un fait tout ce qu’on ne peut critiquer sans se rendre coupable d’une profanation, ce que nolens volens, bon gré, mal gré, on doit croire ; ce n’est pas un principe, mais une puissance sensible. Le fait va à la raison comme un coup de poing sur l’œil. Ô vous, philosophes religieux de l’Allemagne, hommes à courte vue, qui nous jetez à la tête les faits de la conscience religieuse pour étourdir notre raison et faire de nous les esclaves de vos croyances superstitieuses, ne voyez-vous donc pas que les faits sont aussi relatifs, aussi différents, aussi subjectifs que les manières de voir des religions ? Les dieux de l’Olympe n’étaient-ils pas des faits, des existences se démontrant elles-mêmes ? Les histoires miraculeuses les plus ridicules du paganisme ne passaient-elles pas pour des faits accomplis ? Les anges, les démons n’étaient-ils pas des personnages historiques ? N’ont-ils pas fait réellement des apparitions ? L’âne de Balaam n’a-t-il pas réellement parlé ? Les savants éclairés du dernier siècle n’ont-ils pas cru à l’âne parlant tout aussi bien qu’à l’Incarnation ou à tout autre miracle ? Ô philosophes profonds, étudiez donc avant tout la langue de l’âme du prophète ! Elle n’a un son étrange que pour les ignorants ; mais je vous garantis que, grâce à une étude plus approfondie, vous reconnaîtrez dans cette langue votre langue maternelle, et vous serez obligés d’avouer que cet âne a divulgué, il y a deux mille ans, les secrets les plus profonds de votre sagesse spéculative. Un fait, messieurs, c’est, pour vous le répéter encore, une conception imaginaire de la vérité de laquelle on ne doute pas, parce que son objet n’est pas une affaire de science ; c’est une affaire du cœur et de l’imagination dont le vœu le plus ardent est que ce qu’ils désirent, ce qu’ils croient, soit réellement ; c’est ce qu’il est défendu de nier, du moins en esprit ; c’est toute possibilité qui passe pour réalité, toute idée qui pour son temps, dans lequel elle est un fait, exprime un besoin, et par cela même est pour l’intelligence une infranchissable barrière ; est un fait tout désir représenté comme accompli, en un mot, tout ce dont on ne doute pas, par la simple raison qu’on n’en doute pas, qu’on n’en doit point douter.

L’imagination religieuse, conformément à l’explication que nous avons donnée de sa nature, possède la certitude immédiate que toutes ses émotions involontaires sont des impressions extérieures, des apparitions d’un autre être. Elle fait de soi un être passif, de Dieu un être actif. Dieu est l’activité, — mais ce qui le détermine mine à agir, ce qui fait de son activité, qui n’est d’abord qu’omnipotence vague, une activité réelle, le motif, le fondement, ce n’est pas lui, car pour lui il n’a besoin de rien, c’est l’homme, le sujet religieux. Mais bientôt l’homme éprouve à son tour l’action de Dieu ; il reçoit de lui des révélations particulières, des témoignages particuliers de son existence. Ainsi, dans la révélation, l’homme est déterminé par lui-même en tant qu’il est le fondement de la détermination de Dieu. La révélation n’est qu’une action produite par l’homme sur l’homme ; seulement, entre lui le déterminant et lui le déterminé s’est glissé un objet, un autre être, Dieu. Il fait de Dieu un terme médiateur entre lui-même et sa propre nature. Dieu est la personnification du lien qui existe entre l’espèce et l’individu, entre la nature humaine et la conscience humaine.

La foi à la révélation dévoile de la manière la plus caractéristique l’illusion de la conscience religieuse. La prémisse de cette foi est celle-ci : « L’homme ne peut rien savoir par lui-même de Dieu ; toute sa science est vaine, purement humaine et terrestre. » Nous ne savons donc rien de Dieu que ce que lui-même il nous en révèle, et cela seul est divin, surhumain, surnaturel. L’homme se nie donc ici lui-même, il se place en dehors et au-dessus de sa propre nature, il oppose la révélation à son savoir, à sa façon de penser ; en elle s’ouvre pour lui une science cachée, le trésor complet des secrets surnaturels, et la raison est forcée de se taire. Mais, malgré tout, la révélation divine est subordonnée à la manière d’être de l’homme ; elle ne parle ni aux animaux ni aux anges, mais à l’homme seulement, c’est-à-dire un langage humain avec des idées humaines. L’homme est l’objet de Dieu avant de recevoir sa parole. Dieu se conforme à sa nature et à ses besoins ; s’il est libre dans sa volonté de révéler ou non, il ne l’est pas dans son intelligence ; il ne peut pas révéler ce qu’il veut. Il faut qu’il révèle ce qu’il doit révéler si sa révélation veut être une révélation pour l’homme et non pour un autre être quelconque. Ce que Dieu pense pour l’homme provient donc de ses réflexions sur la nature humaine. Il se met à la place de l’âme humaine et pense de soi ce que cette âme peut et doit penser de lui, c’est-à-dire, il pense non avec sa pensée mais avec la pensée humaine. Ce qui vient de Dieu à l’homme passe donc d’abord de l’homme à Dieu pour revenir ensuite, vient de l’homme qui est en Dieu ou mieux de la nature humaine à l’homme conscient, de l’espèce à l’individu. Il n’y a donc entre la révélation divine et la raison de l’homme qu’une différence illusoire. Le contenu de la première est d’origine humaine, car il est sorti non de Dieu, comme tel, mais de Dieu en tant que déterminé par la raison de l’homme et par ses besoins, c’est-à-dire il provient uniquement de ces besoins et de cette raison. Ainsi, même dans la révélation, l’homme ne se sépare de lui-même que pour y revenir par un détour ; ainsi se confirme de nouveau, de la manière la plus éclatante, cette vérité que le mystère de la théologie n’est que l’anthropologie.

D’ailleurs, la conscience religieuse avoue elle-même, par rapport aux temps passés, l’humanisme du contenu de la révélation. Elle ne se contente plus d’un Jéhovah qui est homme des pieds à la tête, et qui montre impudemment son humanité à tous les égards. Ce Jéhovah, dit-elle, est une représentation par laquelle Dieu s’accommodait à l’insuffisante faculté qu’avait alors l’homme pour le concevoir. Mais pour ce qui la regarde, pour son contenu à elle, son contenu actuel, comme elle y est plongée jusqu’au cou, elle ne laisse pas valoir de telles considérations. Néanmoins, chaque révélation de Dieu est une révélation de la nature de l’homme. La révélation laisse entrevoir à l’homme l’intérieur caché de son être, en fait pour lui un objet ; en elle il reçoit des mains de Dieu ce que sa nature, inconnue encore, lui impose comme une nécessité, sous la pression de circonstances de temps particulières.

La foi à la révélation est une foi enfantine et n’est respectable qu’aussi longtemps qu’elle conserve ce caractère. L’enfant ne reçoit d’impressions que du dehors ; et la révélation a précisément le but d’accomplir, par le secours de Dieu, ce que l’homme ne peut atteindre par ses propres forces ; aussi l’a-t-on nommée l’éducation du genre humain, et c’est vrai, à condition qu’on n’en fasse rien de surnaturel. Le même penchant intime qui porte l’homme à exposer des doctrines morales et philosophiques sous la forme de narrations et de fables, le même penchant l’entraîne nécessairement à présenter comme une révélation ce qui vient de son essence intime. Le fabuliste a un but, celui de rendre les hommes sages et bons ; il choisit à dessein la forme de la fable, comme la forme la plus transparente et la plus conforme à son but, et sa nature le porte à cette méthode d’enseignement. Il en est ainsi de la révélation, au sommet de laquelle il y a toujours un individu. Celui-ci a un but, mais il vit lui-même au milieu des idées et des conceptions imaginaires par lesquelles il veut le réaliser. L’homme, par l’imagination, s’adresse involontairement à son être intime qui semble lui répondre du dehors. Cet être objectivé et personnifié agissant sur lui par la puissance de l’imagination comme loi de ses pensées et de ses actes, cet être est Dieu.

Il faut chercher dans cette illusion seulement la cause des effets moraux et salutaires de la foi à la révélation sur l’homme. Ce n’est, en effet, que l’homme subjectif, encore sans culture, qui se sent agité et déterminé par sa propre nature, comme si c’était un être autre que lui, et qui se la représente comme une personnalité en droit et en puissance de le punir, comme le regard auquel rien n’échappe.

Mais, de même que la nature w produit sans conscience des œuvres qui paraissent faites avec conscience, » de même la révélation enfante des actions morales, mais qui ne proviennent point de la moralité, des actions morales, mais point d’intentions vertueuses. Les commandements moraux peuvent être remplis ; ils n’en sont pas moins complétement étrangers au cœur et aux intentions intimes, par cela même qu’ils se présentent comme des lois d’un législateur absent et tombent dans la catégorie de l’arbitraire, des ordonnances de police. Ce qui se fait ne se fait pas parce qu’il est bon et juste d’agir ainsi, mais parce que Dieu l’a ordonné. La valeur intrinsèque de l’acte n’est rien ; cela seul que Dieu ordonne est juste. Ses ordres s’accordent-ils avec la raison, avec l’éthique ; c’est un hasard, une bonne fortune, mais sans valeur aux yeux de la révélation. Les lois cérémoniales des Juifs étaient aussi des lois révélées, divines, quoique arbitraires par elles-mêmes et sans motif bien fondé. Les Juifs avaient même reçu de Dieu, par faveur, l’ordre de voler ; il est vrai que c’était dans des circonstances particulières.

La foi à la révélation ne corrompt pas seulement le sens, le goût moral, l’esthétique de la vertu ; elle empoisonne, elle tue le sens le plus divin dans l’homme, le sens de la vérité, le sentiment et l’amour du vrai. La révélation de Dieu est une révélation spéciale et temporelle ; Dieu s’est révélé une fois pour toutes, telle année, tel jour et non pas à l’homme de tous les temps et de tous les pays, à la raison, à l’espèce, mais à certains individus bornés. Ces conditions étroites de temps et de lieu exigent que la révélation soit conservée par écrit pour que d’autres puissent en jouir à leur tour. La foi à la révélation devient ainsi, avec le temps, la foi à une révélation écrite. La conséquence nécessaire, l’effet d’une foi dans laquelle un livre historique, nécessairement conçu sous la pression de toutes sortes de circonstances oppressives a l’importance d’une parole éternelle, absolue, universellement valable ; cette conséquence et cet effet sont : la superstition et la sophistique.

La foi à une révélation écrite n’est une foi réelle, vraie, sincère, et en ce sens digne de respect que là où l’on croit que tout ce qui est dans la sainte Écriture est par cela même vrai, sacré, d’un sens profond et divin. Dès qu’on y distingue des choses humaines et divines, relatives et absolues, historiques et éternelles ; dès qu’on n’admet pas tout sans distinction comme vérité pure, dès lors la sentence de l’incrédulité contre la Bible est acceptée ; elle n’est plus le livre de Dieu ; on lui refuse, indirectement du moins, le caractère d’une divine révélation. Cette révélation doit être une, sans condition, sans exception, sans possibilité d’être mise en doute. Un livre qui m’impose la nécessité de choisir, la nécessité de la critique, qui n’est plus absolument vrai de la première ligne à la dernière, est renvoyé dans la classe des livres profanes ; car chaque livre profane a comme lui la propriété de contenir des choses humaines à côté de choses divines, c’est-à-dire à côté de choses individuelles des choses générales et éternelles. Un livre vraiment divin n’est pas celui où se trouvent des parties bonnes et d’autres mauvaises ; c’est celui où tout est conçu d’un seul jet, où tout est bon, éternellement vrai. Mais qu’est-ce qu’une révélation dans laquelle je dois écouter d’abord l’apôtre saint Pierre, puis Pierre, puis Jacques, puis Jean, puis Mathieu, puis Lucas, pour arriver enfin à un endroit où mon âme qui a soif de Dieu, puisse s’écrier : J’ai trouvé ! εὕρηκα ? Ici parle le Saint-Esprit, ici il y a quelque chose pour moi, quelque chose pour tous les temps et tous les hommes. Combien plus sincère et plus vraie était l’ancienne foi qui étendait l’inspiration jusqu’au mot, jusqu’à la syllabe ! Le mot n’est pas indifférent à la pensée ; une pensée particulière ne peut être rendue que par un mot particulier. Un autre mot, une autre syllabe,-un autre sens. Une telle foi est certainement superstition, mais cette superstition est la seule foi véritable, ouverte, la seule qui ne rougisse pas de ses conséquences. Si Dieu compte les cheveux sur la tête de l’homme, si aucun moineau ne tombe du toit sans sa volonté, comment pourrait-il avoir abandonné à l’ignorance, à l’arbitraire, au jugement étroit des scribes sa parole sacrée, cette parole dont dépend l’éternelle félicité de l’âme humaine ? Mais si l’homme n’était tout simplement qu’un organe de l’Esprit Saint, la liberté humaine serait détruite ! » Oh ! quelle raison pitoyable ! la liberté humaine a-t-elle donc plus d’importance que la vérité divine ? ou bien la liberté de l’homme consiste-t-elle à corrompre et à défigurer la parole de Dieu ?

Si la foi à une révélation historique spéciale admise comme vérité absolue est nécessairement liée à la superstition ; elle est aussi nécessairement liée à la sophistique. La Bible est en contradiction avec la morale, en contradiction avec la raison, en contradiction avec elle-même des milliers de fois ; mais elle est la parole de Dieu, l’éternelle vérité, « et la vérité ne peut pas, ne doit pas se contredire. Comment le croyant se tire-t-il de cette contradiction entre l’idée de la révélation divine comprise comme vérité harmonique et la révélation réelle ou supposée telle ? Il est obligé de se tromper lui-même, d’avoir recours aux raisons apparentes les plus grossières, aux sophismes les plus détestables. La sophistique chrétienne est un produit de la foi chrétienne, surtout de la foi à la Bible.

La vérité absolue est contenue en fait dans la Bible, en esprit dans la foi. En face de la parole de Dieu, je ne puis que croire et me soumettre. Il ne reste plus à la raison et à l’intelligence qu’une occupation formelle et subordonnée ; leur position devient fausse, contradictoire à leur nature. Elles sont indifférentes à la distinction du vrai et du faux, n’ayant plus en elles-mêmes leur criterium. Ce qui est dans la révélation est vrai, lors même que c’est en contradiction directe avec elles. Livrée sans défense aux hasards de l’empirisme le plus grossier, obligée de croire tout ce qu’elle trouve dans le livre sacré et de le défendre s’il en est besoin, l’intelligence est le canis Domini ; elle doit se laisser imposer comme des vérités toutes les choses possibles sans distinction aucune, car la critique serait doute et profanation ; il ne lui reste donc plus qu’une manière de penser frivole, vague, mensongère, intrigante. Mais, plus l’homme s’éloigne de l’époque de la révélation, plus sa raison mûrit et s’élève à l’indépendance, plus ressort nécessairement la contradiction entre l’intelligence et la foi. Le croyant ayant désormais pleine conscience de sa contradiction avec lui-même, avec la vérité, avec la raison, ne peut plus défendre que par un péché contre l’Esprit-Saint la vérité et la divinité de la parole révélée.



XXIII

CONTRADICTION DANS L’ESSENCE DE DIEU EN GÉNÉRAL

L’idée de Dieu est le principe suprême, le point central de la sophistique chrétienne. Dieu est l’être humain par excellence, et cependant il doit être différent de l’homme et au-dessus de lui ; il est l’être pur, universel, l’idée de l’existence elle-même, et cependant il doit être une personne, un individu. Dieu est ; son existence est certaine, plus certaine que la nôtre, distincte de nous et des choses, et cependant elle doit être spirituelle, impossible à saisir comme quelque chose de particulier. Ce qu’il doit être est toujours le contraire de ce qu’il est. L’idée fondamentale est une contradiction qui ne peut être voilée que par des sophismes. Un dieu qui ne s’inquiète pas de nous n’exauce pas nos prières, ne nous voit ni ne nous entend n’est pas un dieu ; on affirme ainsi que l’humanité est un de ses attributs essentiels. Mais en même temps il est dit : Un dieu qui n’existe pas par lui-même, en dehors et au-des sus de l’homme et différent de lui est un fantôme. — Un dieu qui n’est pas comme nous, qui n’a pas de conscience, d’intelligence personnelle, qui ressemble à la substance de Spinoza n’est point un dieu ; la condition principale de la divinité, c’est son unité d’essence avec nous ; la personnalité et la conscience étant ce que nous pouvons penser de plus grand, de plus sublime, la divinité ne peut en être privée. — Mais un dieu, est-il dit de nouveau, qui ne diffère pas de nous essentiellement n’est pas, ne peut pas être un dieu. Le caractère de la religion consistant dans la contemplation immédiate, inconsciente et involontaire de l’être de l’homme comme d’un être autre, dès que cet être devient l’objet de la réflexion et de la théologie, il devient en même temps une mine inépuisable d’illusions, de contradictions et de mensonges.

L’insondabilité ou l’incompréhensibilité de l’être divin est un de ces expédients caractéristiques dont se sert pour son avantage la scolastique chrétienne. Le secret de cette incompréhensibilité consiste tout simplement, comme on le verra plus tard, en ce que d’une qualité connue on fait une qualité inconnue, d’une qualité naturelle une qualité surnaturelle. Par ce procédé on arrive à produire l’apparence, ou plutôt l’illusion que l’être divin est différent de l’être humain, et par cela même incompréhensible.

Dans l’origine, l’incompréhensibilité n’a pas d’autre sens que celui d’une exclamation arrachée par l’étonnement, l’admiration ou un sentiment quelconque. C’est ainsi que, surpris par un phénomène étrange, nous nous écrions d’abord : « C’est inintelligible, inexplicable, » bien que plus tard, revenus à nous-mêmes, nous ne trouvions plus en lui rien qui nous étonne. L’incompréhensibilité religieuse n’est pas ce point final absurde que la science esclave de la foi pose si souvent là où l’intelligence lui fait défaut ; c’est un cri pathétique qui témoigne de l’impression que fait la fantaisie sur le cœur, et la fantaisie est l’organe primitif de la religion. Pour elle il n’y a d’abord entre Dieu et l’homme, d’un côté, qu’une différence d’existence, en ce sens que Dieu est un être indépendant, existant en dehors de nous ; de l’autre, qu’une différence quantitative, c’est-à-dire imaginaire. Dieu est tout ce qu’est l’homme ; il a tout ce que l’homme possède, mais élevé à une puissance au-dessus de laquelle il n’y a rien. La nature de Dieu n’est que la nature de la fantaisie réalisée. Dieu est un être sensible, mais délivré des bornes de la sensibilité, l’être sensible infiniment. Et qu’est la fantaisie ? la sensibilité sans bornes ni mesure. Dieu est l’existence éternelle, c’est-à-dire dans tous les temps, l’existence omniprésente, c’est-à-dire dans tous les lieux à la fois. Dieu est l’être omniscient, c’est-à-dire qui sait toutes les particularités, tout ce qui est objet des sens, sans condition de temps et de lieu.

L’éternité et l’omniprésence sont des qualités sensibles, car par elles on ne nie pas l’existence dans le temps et dans l’espace ; on nie seulement la limitation exclusive à un temps ou à un lieu déterminé. De même l’omniscience est une faculté sensible, un savoir des sens. La religion ne se gêne pas pour accorder à Dieu les sens les plus nobles. Dieu voit tout et entend tout. L’omniscience divine est un savoir dépouillé des qualités essentielles du savoir réel. Mes sens ne peuvent me représenter les objets que séparés et les uns après les autres ; Dieu se représente tout d’une seule fois, c’est-à-dire tout ce qui est dans l’espace d’une manière inspacieuse, tout ce qui est dans le temps d’une manière intemporelle. Il est purement et simplement la puissance personnifiée de l’imagination qui rend présentes à notre esprit toutes les choses même absentes dans l’idée confuse d’un ensemble monotone et monochrome, sans lumière et sans vie. En fait, il nous serait impossible d’accorder l’omniscience à un objet ou à un être en dehors de nous, si cette faculté différait essentiellement de notre nature, si elle n’était pas une espèce de représentation de nous-mêmes, si elle n’existait pas dans notre puissance représentative. Les choses sensibles sont aussi bien le contenu de l’omniscience divine que de notre savoir particulier. Seulement Dieu les connaît toutes, mais nous qu’une seule ou du moins peu d’entre elles.

L’effet bienfaisant de la religion consiste dans le développement qu’elle donne à la conscience en la faisant sortir des bornes de la perception externe. Dans la religion, l’homme est à l’air libre, sub divo ; dans sa conscience, il est comme emprisonné, tant qu’elle ne dépasse pas le cercle des impressions extérieures. La religion n’est faite essentiellement, originairement, — et c’est seulement dans son origine qu’elle est sacrée, vraie, pure, et bonne, — que pour les cœurs et les esprits non cultivés. Elle est la mise à l’écart des limites imposées à l’intelligence humaine par une connaissance insuffisante des choses. Les hommes et les peuples bornés, ignorants conservent la religion dans son sens original, parce qu’ils sont eux-mêmes restés à l’origine, à la source de la religion. Plus le point de vue de l’homme est étroit, moins il sait de la nature, de l’histoire, de la philosophie, plus il s’attache à ses idées religieuses, moins il peut avoir le désir de s’en débarrasser.

Aussi l’homme religieux ne sent en lui-même aucun besoin de développement. Pourquoi les Hébreux n’avaient-ils ni science ni art comme en avaient les Grecs ? Parce qu’ils n’en sentaient pas le besoin. Et pourquoi n’en sentaient-ils pas le besoin ? Parce que Jéhovah les satisfaisait complétement là-dessus. L’omniscience divine est le point d’appui de l’homme pour faire disparaître les limites de son savoir ; l’omniprésence renverse les limites de son point de vue local ; l’éternité divine, les limites du temps qu’il a à vivre. L’homme religieux est heureux dans sa fantaisie : il a tout in nuce ; sa besace est toujours pleine et bien fermée. Jéhovah m’accompagne partout, je n’ai pas besoin de sortir de moi-même, j’ai dans mon Dieu la table complète de tous les trésors, de toutes les choses dignes d’être connues et pensées. La civilisation dépend du monde extérieur, elle a des besoins sans nombre et d’une immense variété ; elle ne triomphe des limites de la science et de la vie que par une activité réelle et non par la puissance d’enchantement de la fantaisie religieuse. Le christianisme n’a pas besoin de tant de choses ; aussi n’a-t-il en lui, — on ne peut trop le répéter, — aucun principe de progrès, d’éducation, aucune tendance au travail, à l’effort, car il ne brise les obstacles de la vie terrestre qu’en imagination, qu’en Dieu dans le ciel. Dieu est tout ce que le cœur désire et demande, toutes les choses, tous les biens. « Veux-tu l’amour, la fidélité, la vérité ? tout cela est en lui sans mesure. Désires-tu la beauté ? il est ce qu’il y a de plus beau ; la richesse ? il est ce qu’il y a de plus riche ; la puissance ? il est tout-puissant. Enfin, tout ce que peut demander ton cœur, on le trouve mille fois en lui, dans le bien unique, le plus grand, en Dieu. » Comment celui qui a tout en Dieu, qui jouit en imagination de la félicité céleste pourrait-il ressentir ce besoin, ce manque qui est le ressort de tout travail humain ? La société n’a pas d’autre but, par le travail, que de réaliser un ciel terrestre ; mais le ciel de la religion ne peut être réalisé ou acquis que par une activité religieuse.

La différence d’abord purement quantitative entre l’être divin et l’être humain, travaillée peu à peu par la réflexion, devient une différence de qualité, et par là, ce qui d’abord n’était qu’un sentiment, qu’une expression admirative, un effet de la fantaisie sur le cœur, est fixé comme une qualité subjective, une incompréhensibilité réelle. Le genre d’expression le plus usité en pareil cas, c’est que nous savons de Dieu le que mais jamais le comment. Que Dieu, par exemple, soit créateur, qu’il ait produit le monde, non pas au moyen d’une matière déjà existante, mais par sa toute-puissance, c’est-à-dire avec rien, voilà ce qui est clair, certain, indubitable ; mais comment cela est-il possible ? ah ! notre intelligence est trop bornée pour pouvoir le comprendre.

L’idée de l’activité, du faire, du créer est par elle-même une idée divine ; aussi ne fait-on pas de façons pour l’attribuer à Dieu. Dans l’acte, l’homme se sent libre, dégagé de tout, heureux ; dans la passion, borné, opprimé, malheureux. L’activité est sentiment positif de soi ; est positif en général tout ce qui dans l’homme est accompagné de joie. Or Dieu est, comme nous l’avons dit plus haut, l’idée de la joie pure et sans bornes. Rien ne nous réussit que ce que nous faisons volontiers. L’activité joyeuse triomphe de tout. Une activité joyeuse est celle qui est d’accord avec notre nature, que nous ne ressentons ni comme une limite ni comme une contrainte. L’activité la plus heureuse est l’activité productive ; il est agréable de lire, par exemple, mais créer des choses dignes d’être lues est plus agréable encore. L’activité créatrice est donc accordée à Dieu, c’est-à-dire contemplée et objectivée comme une activité divine. Seulement, Dieu n’a pas produit quelque chose de particulier, ceci ou cela, comme l’homme, mais tout. Il est donc évident que la manière dont Dieu a tout produit est inintelligible, parce que cette manière ne rentre dans aucune catégorie particulière et que la question sur le comment est ici hors de saison, rejetée par l’idée fondamentale de l’activité sans bornes. Ce n’est pas Dieu, mais le carbone, qui a produit le diamant ; ce sel doit son origine à la combinaison d’un acide déterminé avec une base déterminée aussi. On peut chercher à s’expliquer toutes ces créations particulières de la nature ; mais Dieu ayant tout produit dans l’ensemble et sans différence, ce serait folie de songer seulement à s’en rendre compte.

La religion n’a aucune idée, aucune intuition physique du monde, elle ne s’intéresse pas pour une explication naturelle qui ne peut être donnée qu’avec l’origine et la formation des choses. Ce genre de recherches dont s’étaient déjà occupés les philosophes anciens lui fait horreur comme païen et impie. Elle saute à pieds joints par-dessus toutes les difficultés et se contente de l’idée pratique ou subjective de l0a création qui n’est que la défense de se représenter les choses comme venues naturellement, qu’un interdit jeté sur toute physique et toute philosophie de la nature. La conscience religieuse lie immédiatement le monde à Dieu ; pour elle tout vient de lui, et c’est assez pour la satisfaire complétement. Demander comment, c’est un doute indirect qu’il en soit ainsi. Cette question a conduit l’homme à l’athéisme, au matérialisme, au naturalisme ; celui qui la fait regarde déjà le monde comme un objet de la théorie, de la science en général, c’est-à-dire le contemple comme une réalité. Or la réalité est en contradiction avec l’idée de l’activité indéfinie et immatérielle, et cette contradiction mène infailliblement à la négation de l’idée première.

Au fond, l’incompréhensibilité a pour but de dissimuler, de cacher tout à fait l’uniformité ou plutôt l’unité essentielle de l’activité divine et de l’activité humaine, parce qu’il n’y a entre elles qu’une différence, le néant. Dieu fait, il fait quelque chose en dehors de lui comme l’homme. Faire est une conception purement, fondamentalement humaine. La nature produit, l’homme fait. Le faire est un agir dont on peut se passer, préconçu, voulu, extérieur, un agir dans lequel notre être intime n’est pas de moitié. Une activité véritable, au contraire, est celle qui est pour nous un besoin profond, qui nous attaque et nous affecte pathologiquement. Tel est, par exemple, le travail de la pensée ; les ouvres de science et d’art ne sont pas faites, ce qu’il y a de façon en elles est extérieur, elles se produisent en nous. Le faire est un acte arbitraire. Dieu est donc en ce point semblable à l’homme, que comme lui il fait, simplement pour faire quelque chose, sans autre raison que sa bonne volonté. Il lui a plu de créer le monde, voilà tout. L’homme divinise ici le bon plaisir qu’il prend à son propre bon plaisir, à son arbitraire sans fond. L’activité divine est ainsi dégradée, devient une activité humaine tout à fait commune. De miroir de l’être humain Dieu devient le miroir de la vanité humaine, de la complaisance de l’homme pour lui-même.

Mais à ce moment l’harmonie se détruit. Dieu fait tout avec rien, il crée : — voilà ce qui le distingue de nous. Dès lors l’intelligence n’y voit plus clair ; il ne reste plus qu’une idée nulle, sans contenu aucun, parce que la puissance de la pensée, de la représentation est épuisée ; c’est-à-dire la différence entre Dieu et l’homme est en réalité un rien, un nihil negativum de l’intelligence. L’aveu naïf de ce rien intellectuel, c’est le rien considéré comme quelque chose, comme matière première.

Un autre exemple remarquable de la sophistique de la théologie, c’est l’insondable mystère de la génération du fils de Dieu. — La génération divine est naturellement différente de la génération ordinaire, c’est-à-dire une génération surnaturelle, illusoire, apparente, car il lui manque une partie intégrante de la génération, la différence sexuelle. Elle est en contradiction avec la raison et la nature, elle ne donne rien à penser, et par cela même elle rend la fantaisie d’autant plus libre, tout en lui laissant l’impression de la profondeur. Dieu est père et fils, — Dieu, pensez-y donc, Dieu ! — L’émotion s’empare de l’homme, le sentiment de son unité avec Dieu le ravit hors de lui-même ; ce qu’il y a de plus éloigné de nous est exprimé par ce que nous avons de plus proche ; ce qui nous est le plus étranger par ce que nous connaissons le mieux, par ce qu’il y a en nous de plus intime ; le surnaturel par le naturel, le divin par ce qu’il y a de plus humain. Mais cette unité à peine affirmée est niée immédiatement. Ce que Dieu a de commun avec l’homme doit signifier en lui toute autre chose qu’en nous, et alors ce qui nous appartient nous devient étranger, ce que nous connaissons inconnu, ce que nous avons de plus proche s’éloigne infiniment. Dieu ne produit pas comme la nature, il n’est pas père, il n’est pas fils comme nous ; — alors, comment donc ? — Ah ! voilà le merveilleux, l’indicible profondeur de la génération divine. Dans toutes les autres déterminations de l’être divin, la nullité de la différence entre lui et nous est quelque chose de caché ; dans la création, au contraire, c’est un rien révélé, exprimé, un rien objet ; de là le néant officiel, notoire de la théologie, qui la distingue de l’anthropologie.

L’attribut fondamental par lequel l’homme fait de Dieu, c’est-à-dire de son propre être, un être étranger et incompréhensible, c’est celui de l’indépendance, de l’individualité, ou, pour nous servir d’une expression encore plus abstraite, de la personnalité. Dieu est un être personnel ; voilà le mot mystérieux qui d’un seul coup métamorphose le subjectif en objectif, l’idée en réalité. Tous les attributs divins, en tant qu’ils appartiennent à un être personnel, paraissent des attributs différents en réalité de ceux de l’homme malgré l’unité essentielle qui leur sert de fondement. De là naît pour la réflexion l’idée de ce qu’on nomme des anthropomorphismes. — Les anthropomorphismes sont des ressemblances entre Dieu et l’homme, les attributs des deux êtres ne sont pas les mêmes, mais se ressemblent réciproquement. Aussi la personnalité est-elle l’antidote contre le panthéisme ; par elle la réflexion religieuse se chasse de la tête, la non-différence de l’être humain et de l’être divin. — L’expression grossière mais cependant significative du panthéisme est celle-ci : l’homme est une émanation ou bien une partie de la divinité. Pour l’homme religieux, au contraire, l’homme est une image de Dieu ou un être parent de Dieu ; car, d’après la religion, l’homme ne provient pas de la nature, il est de race et d’origine divines. — L’expression de parenté est indéfinie et fuyante ; il y a en elle des degrés ; quel est celui que l’on pense ? Pour exprimer le rapport de l’homme à Dieu, le seul convenable, selon la religion, c’est le plus proche, le plus intime, le plus saint qu’on puisse se représenter, le rapport de l’enfant au père. L’indépendance de Dieu et la dépendance de l’homme sont ainsi établies, tandis que dans le panthéisme la partie paraît aussi indépendante que le tout, parce que celui-ci n’existerait pas sans les parties qui le constituent. Malgré tout, la différence n’est qu’apparente. Le père n’est pas père sans enfant ; à eux deux ils forment un être commun. Dans l’amour, l’homme renonce à son indépendance, s’abaisse au rang de membre ; son abaissement et son humiliation ne se compensent que par l’humiliation de l’autre, en sorte que tous les deux sont soumis à une puissance supérieure, celle de l’esprit de famille, par exemple. Le rapport entre Dieu et l’homme est donc ici le même que dans le panthéisme ; seulement, ce que celui-ci représente comme un rapport général, exprime logiquement et directement, la religion le représente comme un rapport personnel, patriarcal et l’exprime furtivement par les détours de la fantaisie. Dieu a beau être un individu, il ne diffère pas de l’homme ; quiconque est comme lui père du fond du cœur a dans son enfant même sa vie et son être.

Le rapport de dépendance intime, réciproque, qui existe entre Dieu comme père et l’homme comme son enfant ne peut pas être atténué par cette distinction que le Christ seul est le fils naturel, tandis que les hommes sont tout simplement des fils adoptifs et qu’ainsi il n’y a de dépendance pour Dieu que par rapport au premier. Cette distinction est purement théologique, c’est-à-dire illusoire. Dieu adopte les hommes et non les animaux. Le fond de cette adoption est dans la nature humaine. L’homme adopté par la grâce de Dieu est seulement l’homme qui a conscience de sa nature et de sa dignité divines. D’ailleurs le fils engendré de toute éternité n’est pas autre chose que l’idée de l’humanité, que l’homme préoccupé de sa propre nature, que l’homme céleste se cachant en Dieu de lui-même et du monde. Le Verbe est l’homme secret, encore tenu sous silence ; l’homme est le Verbe exprimé, révélé ; le Verbe n’est que son avant-propos. Ce qui a de la valeur dit du Verbe en a autant dit de l’homme. Or, entre Dieu et le fils il n’y a pas de différence essentielle ; qui connaît le fils connaît le père, — il n’y en a pas, par conséquent, entre l’homme et Dieu.

Il en est de même de l’image de la divinité. L’image n’est pas ici quelque chose de mort ; c’est un être vivant. L’homme est l’image de Dieu, cela veut dire : l’homme est un être semblable à Dieu. La ressemblance entre des êtres vivants repose sur leur parenté de nature. L’homme ressemble à Dieu parce qu’il est son enfant. La ressemblance n’est que la parenté qui tombe sous les sens ; de la première on conclut partout à la seconde. Comme symbole des rapports entre Dieu et l’homme, la ressemblance est une représentation aussi décevante, aussi illusoire que la parenté ; l’idée seule de la personnalité est capable de rompre l’unité des deux natures. La ressemblance est l’unité qui ne veut pas entendre dire qu’elle est unité, qui se cache derrière le nuage de la fantaisie ; si j’écarte ce nuage, j’arrive à l’unité pure. Plus deux êtres se ressemblent, moins ils se distinguent l’un de l’autre ; si je connais le premier, je connais aussi le second. La ressemblance a des degrés, il est vrai ; mais la ressemblance entre Dieu et l’homme a aussi des degrés. L’homme bon et pieux ressemble plus à Dieu que celui qui n’a que la nature de l’homme en général pour fondement de sa ressemblance. — On peut donc aller ici jusqu’à la dernière limite, ne dût-elle être atteinte que dans l’autre monde. Mais ce que l’homme doit un jour devenir lui appartient déjà, du moins en puissance. Le dernier degré de ressemblance est celui où deux êtres disent et expriment la même chose. Les qualités essentielles étant les mêmes chez eux, la raison est incapable de les distinguer, les sens seuls peuvent le faire. Si mes yeux ne m’affirmaient pas que ce sont deux individus, ma raison les prendrait pour un seul. Des personnes complétement semblables ont un charme extraordinaire pour elles-mêmes et pour la fantaisie ; elles donnent lieu à toutes sortes de mystifications et d’illusions, — car mon œil rit de ma raison pour laquelle l’idée d’une existence indépendante est toujours liée à l’idée d’une différence spéciale.

La religion est la lumière de l’esprit brisée par le milieu de la fantaisie, le même être vu double. La ressemblance est l’unité, telle que l’entend la raison, rompue sur le terrain de la réalité par la représentation sensible, sur le terrain de la religion par la représentation imaginaire, en un mot l’identité rationnelle coupée en deux par l’idée de la personnalité. Je ne puis trouver aucune différence entre le père et le fils, le modèle et l’image, Dieu et l’homme, si je n’intercale pas entre eux l’idée de personne. La ressemblance est l’unité affirmée par la raison, le sens du vrai, niée par l’imagination, l’unité qui laisse subsister une ombre de différence, une représentation illusoire qui ne dit ni tout à fait oui, ni tout à fait non.



XXIV

CONTRADICTION DANS LA DOCTRINE SPÉCULATIVE SUR DIEU

Comme nous venons de le voir, la personnalité de Dieu est le moyen par lequel l’homme fait des attributs de sa propre nature les attributs d’un être différent de lui, surnaturel et surhumain. La personnalité de Dieu n’est que la personnalité de l’homme projetée et réalisée dans le champ de l’imagination.

C’est sur ce mode, sur ce processus de réalisation externe que se fonde la doctrine de Hegel, d’après laquelle la connaissance que l’homme a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même. Dieu est pensé, connu par nous. — D’après la philosophie spéculative, ce que nous pensons de Dieu est ce que Dieu pense lui-même ; elle réunit ainsi les deux parties que la religion tient séparées et se montre en ce sens bien plus profonde. Penser Dieu est en effet une tout autre chose que penser un objet extérieur. Dieu est un être intérieur, spirituel comme le sont la conscience et la pensée en nous. La pensée de Dieu est par conséquent la révélation de ce que Dieu est, l’essence divine affirmée comme acte. Que cet arbre que voici soit pensé ou non, cela lui est complétement indifférent ; mais il est dans la nature de Dieu, c’est une nécessité pour lui d’être l’objet de la pensée et de la connaissance. Cette nécessité serait-elle purement subjective, c’est-à-dire imaginée par nous, faussement attribuée à l’Être divin ? Non ! c’est impossible. Pour nous, Dieu n’existe et ne peut exister que si nous le pensons ; comment expliquer cela, si en lui-même il est aussi indifférent qu’un morceau de bois à ce que nous le connaissions ou non ? Encore une fois, cela ne se peut ; nous sommes forcés de faire de ce que nous pensons de Dieu ce que Dieu pense de lui-même.

Dans la religion il y a pour Dieu deux manières d’être pensé. D’un côté l’homme le pense, de l’autre il se pense lui-même. Il a une conscience différente, indépendante de notre connaissance sur lui, et il n’en peut être autrement dès lors que Dieu est représenté comme une personnalité réelle. Une personne véritable, la personne humaine, par exemple, se pense elle-même et est pensée par une autre. Ce que cette autre pense lui est complétement extérieur. Voilà le plus haut point de l’anthropopathisme religieux. Pour rendre Dieu libre et indépendant de tout ce qui est humain, on se résout à en faire un individu en forme, en réalité, et l’on exclut de lui tout ce qui en est pensé comme tombant dans un autre être. Cette indifférence à notre égard, ce peu d’importance de notre pensée pour lui sont le témoignage de sa liberté, de son autonomie, c’est-à-dire de son existence personnelle et extérieure. La religion fait bien aussi de ce que nous pensons de Dieu une pensée de Dieu lui-même ; mais comme cela se passe derrière sa conscience, parce que Dieu est immédiatement posé comme personne, elle ne se rend compte de rien et croit toujours à l’indifférence des deux parties.

Ici comme ailleurs la religion s’illusionne et se contredit toujours à son insu. Dieu crée pour se révéler ; la création est la révélation de Dieu. Or, pour les plantes, les pierres, les animaux, il n’y a pas de révélation ; il n’y en a que pour nous. C’est pourquoi la nature n’existe que pour l’homme comme l’homme pour Dieu. Dans l’homme Dieu célèbre sa gloire, l’homme est l’orgueil de Dieu. Sans l’homme Dieu se connaît bien lui-même ; mais tant qu’il n’y a pas d’autre moi que lui, aussi longtemps il reste une personne seulement en puissance, c’est-à-dire imaginaire. Il faut qu’une différence soit établie, qu’il y ait quelque chose de non divin pour que Dieu ait conscience de sa nature, pour qu’il sache ce que c’est qu’être Dieu, pour qu’il connaisse le bonheur de sa divinité. C’est en posant l’autre, le monde, que Dieu se pose comme Dieu. En effet, sans la création serait-il tout-puissant ? Non ! C’est par la création seule que la toute-puissance s’affirme et s’établit. Qu’est une force, une propriété qui ne se montre pas, une puissance qui ne fait rien, une sagesse qui ne sait rien de réel ? Mais qu’est la puissance suprême, que sont en général tous les autres attributs de la divinité, si l’homme n’existe pas ? L’homme n’est rien sans Dieu, mais aussi Dieu n’est rien sans l’homme, car c’est dans l’homme seul qu’il devient Dieu, que de sujet il devient objet, d’idée réalité. Ce sont les diverses facultés humaines qui établissent en lui des différences, qui brisent son unité stérile qui le font réel et vivant. Les facultés physiques de l’homme font de Dieu un être physique, le père qui a créé le monde, personnification et humanisation de l’essence de la nature ; les facultés intellectuelles font de lui un être intellectuel, les facultés morales en font un être moral. Le malheur de l’homme est le triomphe de la miséricorde divine, le sentiment douloureux du péché le sentiment délicieux de la sainteté céleste, —  Il s’irrite contre le pécheur opiniâtre, il se réjouit du coupable repentant. L’homme seul révèle Dieu, l’affirme et le réalise. En créant le monde, Dieu sort de lui-même, dans l’homme il revient, il rentre chez lui ; l’homme connaît Dieu, parce qu’en lui Dieu se trouve, se connaît et se sent. Point de sentiment là où il n’y a ni oppression ni besoin, — et le sentiment est la seule connaissance vraie. Qui peut connaître la pitié sans le besoin qui l’inspire, la justice sans l’injustice, le bonheur sans l’infortune ? Tu dois d’abord sentir ce qu’est une chose, sinon tu ne la connaîtras jamais. L’homme est le sentiment qu’a de lui-même Dieu, — le Dieu senti est le Dieu réel, — car les attributs divins ne sont des réalités qu’une fois sentis par l’homme, qu’une fois devenus des affections pathologiques et psychologiques. Si le sentiment du malheur de l’homme était en dehors de Dieu, la pitié ne serait pas possible en lui, et au lieu d’un être secourable, nous n’aurions plus que l’être indéfini, ou mieux que le néant, ce qu’était Dieu avant l’homme et sans lui. En effet, comment puis-je savoir si je suis bon ou sympathique, — il n’y a de bon que ce qui se donne et se communique, — bonum est communicativum sui, — avant que l’occasion se soit offerte à moi de faire du bien à un autre ? L’acte de sympathie, le service rendu me fait seul éprouver le bonheur de la bienfaisance, la joie que procure la libéralité ; mais cette joie est-elle différente de celle de celui qui reçoit ? Non ! je me réjouis parce qu’il se réjouit. Je sens le malheur de mon prochain, je souffre avec lui ; en le soulageant je me soulage moi-même ; car le sentiment du malheur est un malheur aussi. La joie ressentie par celui qui donne n’est que le reflet, que la conscience de la joie ressentie par celui qui reçoit. C’est un sentiment commun qui s’exprime extérieurement par l’union des mains ou des lèvres. Il en est de même dans le cas qui nous occupe. De même que le sentiment de la misère humaine est un sentiment humain, de même le sentiment de la pitié divine est aussi un sentiment humain. Il faut sentir le malheur de la limitation pour sentir le bonheur de l’infinité. Inséparable est le sentiment de Dieu du sentiment de l’homme ; inséparable la conscience que Dieu a de lui de la connaissance que l’homme a de Dieu. Dieu n’est que dans notre moi, que dans notre faculté de distinguer, que dans l’opposition intime, dans la scission qui s’opère dans notre être. En un mot, Dieu n’est Dieu que par ce qui n’est pas Dieu.

Tel est le secret de la doctrine de Jacob Bœhm, dont nous avons déjà parlé. Mais Jacob Bœhm mystique et théosophe ne se représente pas les choses d’une manière aussi abstraite ; pour s’expliquer Dieu il est obligé d’en faire un être humain ; mais en même temps il place en dehors de l’homme et réalise sous formes de qualités sensibles les sentiments qui poussent l’ètre divin à se manifester, à devenir de rien quelque chose, et ces qualités réalisées, cette nature en Dieu n’expriment rien de plus que l’ensemble des impressions produites par le monde réel sur son cœur et son imagination. De plus, dans sa doctrine, le sens et l’importance de la création sont complétement détruits. En effet, si Dieu possède déjà en lui-même ce qui diffère de lui, s’il a l’idée de la nature ou de sa contre-partie, il n’a pas besoin de la produire pour se sentir comme Dieu. La création du monde réel est dès lors un luxe pur ou plutôt une impossibilité. À force de réalité, Dieu ne peut pas venir à bout de se réaliser. Il est déjà si plein de ce monde, son estomac est déjà tellement chargé de mets terrestres, que l’existence de l’univers physique ne peut être expliquée que par un motus peristalticus, par un vomissement divin. On peut en dire autant du dieu de Schelling, qui, bien que composé d’une infinité de puissances, n’en est pas moins complétément impuissant. Bien plus raisonnable est donc l’empirisme religieux d’après lequel Dieu ne se révèle que par l’homme et par la nature, d’après lequel encore l’homme n’existe que pour l’honneur et la gloire de Dieu. L’homme est la bouche de Dieu qui articule et accentue les qualités divines comme sentiments humains. Dieu veut être prié, honoré, loué ; pourquoi ? parce qu’il ne se sent que par le sentiment de ses adorateurs. Si la religion sépare ces parties inséparables et en fait par l’idée de la personnalité des existences indépendantes, la spéculation hégélienne les réunit et développe ainsi jusqu’à ses dernières conséquences la vérité religieuse. Il faut que la plèbe savante ait été bien aveuglée par sa haine contre Hegel, pour ne pas voir que sa doctrine ne contredisait pas la religion. Elle ne la contredit, en effet, que comme en général la pensée cultivée, conséquente avec elle-même, contredit la représentation, la manière de voir populaire qui, sans s’en douter, dit absolument la même chose.

L’ancienne contradiction subsiste cependant toujours au fond de la doctrine de Hegel. Si Dieu n’a conscience de lui-même que dans l’homme, la conscience humaine est per se une conscience divine. Pourquoi donc enlever à l’homme sa conscience et en faire la conscience d’un être différent de lui ? Dieu a sa conscience dans l’homme, et l’homme son être en Dieu. Quel désaccord, quelle contradiction ! renversons les termes et nous aurons la vérité. La connaissance que l’homme a de Dieu est la connaissance qu’il a de lui-même, de sa propre nature. Il n’y a de vérité que dans l’unité de la conscience et de l’être. La conscience de Dieu ne peut pas se trouver ailleurs que là où se trouve son être, c’est-à-dire dans l’homme. Si les attributs de l’être divin sont humains, les attributs humains sont de nature divine.

C’est par cette voie seule que nous arriverons à une unité vraie, satisfaite en soi de Dieu et de l’homme. Il ne faut pas avoir une philosophie de la religion différente de la psychologie et de l’anthropologie. Toute identité qui n’est pas véritable, qui n’est pas unité avec soi, contient au fond une scission, un dualisme. Une pareille unité est en contradiction avec elle-même et avec la raison ; c’est une demi-chose, une fantaisie, un contre-sens qui paraît d’autant plus profond qu’il y a en lui plus de mensonge et d’erreur.



XXV

CONTRADICTION DANS LA TRINITÉ

La religion, ou plutôt la théologie, ne se contente pas de faire de l’être divin en général un être personnel ; elle fait aussi des personnes, des individus avec ses attributs fondamentaux. La trinité n’est pas d’abord autre chose que la synthèse des différences essentielles que l’homme aperçoit dans sa nature. La manière dont il perçoit ces différences est le fondement des diverses façons dont la trinité est comprise. Ces différences d’un seul et même être sont représentées comme des

substances, des personnes divines, d’après cette loi déjà établie que l’idée de la personnalité est le moyen par lequel la personnalité humaine aliène ses propres attributs. La trinité est la contradiction entre poly théisme et monothéisme, fantaisie et raison, imagination et réalité. La fantaisie est la trinité, la raison l’unité des personnes. Pour la raison, les différentes personnes en Dieu sont simplement des différences ; pour la fantaisie, les différences sont des êtres différents qui détruisent l’unité de l’ètre divin. La Trinité suppose que l’homme est disposé à penser le contraire de ce qu’il se figure et à se figurer le contraire de ce qu’il pense.

Il y a trois personnes, mais elles ne sont pas essentiellement distinctes ; tres personnæ mais una essentia. Naturellement, on peut aller jusque-là. Nous pouvons penser trois et même un plus grand nombre de personnes identiques dans leur essence. Ainsi, nous hommes, par exemple, nous nous distinguons les uns les autres par des différences personnelles, mais dans la chose principale, dans l’espèce, dans l’humanité, nous sommes un. Et ce n’est pas seulement la raison philosophique qui fait cette identification, mais encore le sentiment. Or, trois ou plusieurs personnes humaines ont une existence séparée ; lors même qu’elles seraient tellement unies qu’il leur fût impossible de se passer réciproquement les unes des autres, et que l’amour f‍ît d’elles une personne morale, elles n’en auraient pas moins, chacune pour elle-même, une existence physique avec une forme particulière. Il en est autrement en Dieu, et il le faut, car il y a la même chose en lui qu’en nous, mais avec ce postulatum : ce doit être autre. Les trois personnes en Dieu n’ont aucune existence en dehors l’une de l’autre, dans le cas contraire, nous verrions s’avancer vers nous, dans le ciel de la dogmatique chrétienne comme dans l’Olympe, sinon plusieurs, du moins trois dieux. Les trois personnes chrétiennes sont simplement imaginées, représentées, différentes des personnes réelles, précisément parce qu’elles ne sont qu’apparentes et veulent cependant et doivent être réelles. Elles ne sont pas trois dieux, tres Dei, — du moins elles ne doivent pas l’être, — mais unus Deus, et cependant la vérité du pluriel est la seule condition de la vérité des personnes. Elles ne sont pas unum, comme les dieux du polythéisme, elles sont unus. L’unité embrasse ici tout à la fois l’être et l’individualité. L’unité est la forme de l’existence divine. Trois est un. Le pluriel est un singulier. Dieu est un être personnel consistant en trois personnes.

Les trois personnes sont donc des fantômes aux yeux de la raison, car les attributs par lesquels devrait s’affirmer leur personnalité, sont détruits par l’ordre du monothéisme. Elles sont des relations pures. Le père n’est pas sans le fils, le fils n’est pas sans le père ; le Saint-Esprit, qui, d’ailleurs, rompt la symétrie, n’est que le rapport qui les lie tous les deux. Il ne faut pas se laisser tromper par les rapports de parenté tels qu’ils existent entre des individus réels. L’homme, par exemple, en dehors de sa paternité, est une personne, il a une existence indépendante de celle de son fils ; l’homme mauvais peut même faire de la paternité une relation tout à fait extérieure sans aucune signification sérieuse. Mais en Dieu il n’y a pas de différence entre le père et le fils. Ce qui distingue les trois personnes l’une de l’autre, est même précisément ce qui les met en rapport. Seule, la paternité abstraite distingue le père du fils, dont réciproquement la personnalité se fonde sur son caractère de fils abstrait.

Mais, de nouveau, ces relations pures doivent être des personnes, des substances particulières ; de nouveau la vérité du pluriel, du polythéisme, est affirmée, et la vérité du monothéisme niée. Ce serait à n’en jamais finir. Dans le mystère de la Trinité, dès qu’il veut représenter autre chose que le système des différences de l’être humain, tout se dissout en illusions, fantômes, contradictions et sophismes.



XXVI

CONTRADICTION DANS LES SACREMENTS

L’essence subjective de la religion, — il est facile de le concevoir, — se résout par l’analyse en autant de contradictions que son essence objective, Dieu.

Les moments subjectifs essentiels de la religion sont d’un côté la foi et l’amour, et de l’autre, en tant qu’elle se manifeste extérieurement par un culte, les sacrements du baptême et de l’eucharistie. Le sacrement de la foi est le baptême, le sacrement de l’amour l’eucharistie. Dans le sens strict, il n’y a que deux sacrements, comme il n’y a que deux moments subjectifs dans la religion, l’amour et la foi. L’espérance n’est que la foi par rapport à l’avenir. Logiquement, c’est à tort qu’on en a fait, ainsi que de l’Esprit-Saint, quelque chose de particulier.

L’identité des sacrements, avec ce que nous avons dit jusqu’ici de l’essence de la religion, s’établit tout d’abord, — indépendamment d’autres considérations, — sur ce fait important que leur base consiste en choses ou en matières naturelles auxquelles on attribue un sens et des effets contradictoires à leur nature. Ainsi, le sujet ou la matière du baptême est l’eau, l’eau naturelle et commune, de même que la matière de la religion, en général, est notre être naturel. Mais, de même que dans la religion notre nature est aliénée, nous devient étrangère, de même l’eau du baptême est tout autre que l’eau ordinaire ; elle n’a plus de propriétés physiques, mais hyperphysiques ; elle est le lavacrum regenerationis, purifie l’homme de la tache du péché originel, chasse de lui le démon, le réconcilie avec Dieu. Elle n’est donc de l’eau naturelle qu’en apparence, car elle a des effets surnaturels, — dans l’imagination il est vrai, — et ce qui agit surnaturellement, ne tire pas son origine de la nature.

Malgré tout, l’élément du baptême doit être l’eau, telle que nous la connaissons. Le baptême n’a aucune valeur, aucun effet, s’il n’est pas administré avec cette eau-là. La qualité naturelle a donc par elle-même de la valeur et de l’importance, puisque ce n’est qu’avec l’eau et non pas avec toute autre matière que se produisent les effets surnaturels du baptême. Dieu pouvait, en vertu de sa toute-puissance, attacher les mêmes effets à la première chose venue ; mais il ne le fait pas, il s’accommode à la qualité naturelle, il choisit une matière semblable, correspondante à l’effet voulu. Ce qui appartient à la nature n’est donc pas indifférent, n’est pas tout à fait mis de côté ; il en reste encore quelque chose, ne fût-ce qu’une simple analogie. Le vin représente le sang ; le pain représente la chair. Le miracle lui-même se guide sur des analogies évidentes ; il métamorphose l’eau en vin ou en sang, une espèce en une autre semblable, en conservant l’idée générique de fluidité. Il en est de même ici. L’eau est le fluide le plus clair, le plus pur, le plus transparent, et en vertu de ces qualités, l’image de l’essence immaculée de l’esprit divin. En un mot, l’eau a tout d’abord par elle-même de l’importance ; à cause de ses propriétés naturelles, elle est sanctifiée et choisie pour organe de l’Esprit-Saint. Dans ce sens, il y a dans le baptême un symbole naturel d’une certaine beauté, mais qui disparaît dès qu’on attribue à l’eau des effets supérieurs à sa nature, effets qui ne proviennent pas d’elle-même, mais du Saint-Esprit. Tout ce qui constitue sa valeur devient par cela même indifférent. — Qui peut faire de l’eau avec du vin peut arbitrairement accorder à une matière quelconque les effets de l’eau du baptême.

Le baptême ne peut donc pas être compris sans le miracle ; il est lui-même un miracle. La même force qui a produit le miracle, et par laquelle, en tant que preuve en fait de la divinité du Christ, les païens et les Juifs ont été métamorphosés en chrétiens, la même force a fondé le baptême et agit en lui. Le christianisme a commencé avec des miracles, et avec des miracles il se continue. L’eau miraculeuse du baptême a sa source naturelle dans l’eau qui, aux noces de Cana, a été changée en vin.

La foi produite par le miracle ne dépend pas de moi, de mes efforts, de la liberté de mon jugement. Un miracle qui se passe devant mes yeux, je suis obligé de le croire, si je ne suis pas tout à fait bouché. Le miracle m’impose la foi à la divinité de celui qui l’a fait. Il est des cas, il est vrai, où la foi est présupposée, comme lorsque, par exemple, il apparaît comme une récompense ; mais, en dehors de là, il suppose plutôt la crédulité, la disposition à croire, par contraste avec l’esprit opiniâtre, entêté des Pharisiens. Le miracle a pour but de prouver que celui qui le fait est réellement tel qu’il se donne. La foi fondée sur lui est la seule fondée, prouvée, objective. La foi que le miracle suppose est seulement la foi à un Messie, à un Christ en général ; mais la foi que cet homme-ci est le Christ, — et c’est là le principal, — cette foi est produite par le miracle. D’ailleurs, la présupposition de cette foi indéterminée n’est pas même nécessaire ; beaucoup furent convertis par le miracle qui fut ainsi la cause de leur foi. — Si donc le miracle n’est pas en contradiction avec le christianisme, l’effet surnaturel du baptême ne l’est pas non plus ; au contraire, il est indispensable de donner au baptême une signification surnaturelle si on veut lui donner une signification chrétienne. Saint Paul fut converti par une apparition soudaine lorsqu’il était encore plein de haine pour le Christ ; le christianisme s’empara de lui par violence. On ne peut pas recourir à un subterfuge et dire que cette apparition n’aurait peut-être pas produit le même effet sur un autre, et qu’ainsi c’est à saint Paul lui-même que cet effet doit être attribué. Tous ceux qui auraient été jugés dignes d’une pareille faveur seraient devenus sûrement aussi chrétiens que lui.-Toute-puissante est, en effet, la grâce divine, et l’incrédulité opiniâtre des Pharisiens n’est pas une objection, car précisément la grâce leur fut refusée. — Le Messie devait nécessairement, d’après un décret divin, être trahi, maltraité, crucifié ; il devait y avoir des individus pour le trahir, le maltraiter et le crucifier ; la grâce divine devait, par conséquent, être chez eux absente. S’ils en avaient encore un brin, comme on l’assure, c’était tout simplement pour augmenter leur faute, et Dieu n’avait pas sérieusement l’intention de leur en donner assez pour les convertir. Comment leur eùt-il été possible, en effet, de résister à la volonté de Dieu, en supposant que ce fût une volonté sérieuse et non une simple velléité ? — Saint Paul lui-même expose sa conversion comme une œuvre de la grâce divine, sans aucun mérite de sa part, et il a complétement raison. Ne pas résister à la grâce, l’accepter, la laisser agir, c’est déjà quelque chose d’excellent, provenant par cela même de la grâce et du souffle de l’Esprit-Saint. Rien n’est plus absurde que de vouloir faire accorder le miracle avec la liberté de doctrine, la grâce avec la liberté de penser et d’agir. La religion sépare l’homme de lui-même. L’activité, la grâce de Dieu, n’est que l’activité de l’homme aliénée, n’est que la volonté libre, étudiée dans un être différent de nous.

C’est par la plus grande des inconséquences que l’on donne comme argument contre la foi à l’effet surnaturel du baptême l’expérience faite que les hommes ne sont pas sanctifiés par lui ; car le miracle aussi, la puissance ; de la prière et toutes les vérités surnaturelles de la religion contredisent l’expérience. Quiconque en appelle à l’expérience doit renoncer à la foi. L’incrédule ne nie la puissance de la prière que parce que l’expérience ne la démontre pas. L’athée va plus loin : il nie l’existence de Dieu parce qu’il ne la trouve pas dans la réalité. L’expérience intime n’est pas pour lui une objection ; car ce que nous apprenons en nous d’un autre être prouve seulement qu’il y a quelque chose en nous que nous ne sommes pas nous-mêmes, quelque chose d’indépendant de notre volonté et de notre conscience personnelle, sans que nous puissions tout d’abord nous en rendre compte. La foi est bien plus forte que l’expérience ; les cas qui la contredisent ne la troublent pas dans sa foi ; elle est heureuse en elle-même et n’a des yeux que pour ce qui la satisfait.

La religion exige, il est vrai, même au point de vue de son matérialisme mystique, même dans les sacrements, la présence de l’élément spirituel, l’intention ; mais c’est en cela précisément que se révèle sa contradiction avec elle-même. Dans le baptême, par exemple, cet élément est exigé comme une condition sans laquelle aucun effet ne serait produit. Mais comme il peut être donné aux enfants et que les enfants n’ont pas une responsabilité suffisante, on est obligé d’avoir recours à la foi d’autres personnes, des parents, de leurs tuteurs, de l’Église en général. Cependant cette contradiction éclate encore bien plus dans le sacrement de l’eucharistie.

L’objet de l’eucharistie est le corps du Christ, un corps réel, mais auquel manquent tous les attributs nécessaires de la réalité. Nous avons ici de nouveau, dans un exemple sensible, ce que nous avons mille fois trouvé dans l’essence de la religion en général. D’après la syntaxe religieuse, le sujet est toujours réel, humain, naturel, sensible, l’attribut n’est rien de sensible, c’est-à-dire en contradiction avec le sujet. Je distingue un corps réel d’un corps imaginaire en ce qu’il produit sur moi des impressions matérielles, involontaires. Si le pain était le vrai corps du Christ, il produirait sur moi des effets sanctifiants, même malgré ma volonté ; je n’aurais besoin d’aucune préparation particulière, d’aucune intention religieuse. Être à jeun, telle est la seule condition exigée par les catholiques. Mais pourquoi ce corps que je m’assimile corporellement, ce corps qui est de nature corporelle et en même temps céleste ne se fait-il pas sentir d’une manière naturelle et surnaturelle à la fois ? Si c’est mon intention, ma foi seule qui font de ce corps un corps sanctificateur, quel besoin ai-je d’un objet extérieur ? Moi seul je produis l’effet du corps sur moi, et par conséquent, sa réalité ; je ne suis affecté que par moi-même. — Où sont ici la force et la vérité objectives ? Celui qui accomplit indignement l’eucharistie n’a rien de plus que la jouissance physique du pain et du vin. Qui n’apporte rien avec soi n’emporte rien non plus. La différence essentielle de ce pain d’avec le pain naturel provient tout simplement de la différence d’intention apportée à la table du Seigneur et à toute autre table, et cette intention, de son côté, dépend de la signification que le pain a pour moi. Si ce n’est pas pour moi du pain, mais le corps du Christ, je serai affecté surnaturellement ; l’effet produit a donc sa source dans la foi.

Ainsi tout se passe dans la fantaisie ; pour les sens, le pain reste pain, le vin reste vin. Les scolastiques avaient ici recours à la précieuse distinction de substance et d’accidents. Mais la substance n’est pas autre chose que l’ensemble, que l’unité de tous les accidents ou attributs. Le pain et le vin sont des substances naturelles en réalité, des substances divines dans l’imagination. La foi est la substance de l’imagination qui ôte au réel sa réalité pour la donner à un pur fantôme ; elle nie ce que la raison affirme et affirme ce que la raison nie. Le secret de l’eucharistie est le secret de la foi ; aussi la jouissance de ce sacrement est-elle pour le cœur religieux le comble du bonheur et de la joie. L’anéantissement de la vérité désagréable, importune, de la vérité de la nature, de la raison et du monde sensible, anéantissement qui constitue l’essence de la foi, atteint dans l’eucharistie son plus haut degré. Ici, en effet, la foi anéantit un objet immédiatement évident, palpable, indubitable ; elle dit sans détours ce que les scolastiques exprimaient d’une manière abstraite : les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être ; ceci semble du pain, en réalité c’est de la chair. Lorsqu’une fois l’imagination religieuse a conquis une telle puissance sur la raison et sur les sens, il n’y a pas lieu de s’étonner que les croyants s’exaltent au point de voir couler du sang au lieu de vin. Le catholicisme a mille exemples de cette nature à nous raconter. Il faut peu de chose pour voir en dehors de soi ce que l’on voit déjà comme réel dans la foi et dans l’imagination.

Que je croie à l’eucharistie catholique ou à l’eucharistie protestante, cela ne fait rien à la chose. La seule différence consiste en ce que dans le protestantisme c’est sur la langue seulement que s’opère la métamorphose du pain et du vin, tandis que dans le catholicisme le miracle a déjà été opéré par la puissance du prêtre, agissant, il est vrai, au nom du Tout-Puissant. Le protestant a assez de prudence pour éviter une explication claire, il ne se découvre pas ainsi que le simple et pieux catholique dont le Dieu, comme le premier objet venu, peut être mangé par une souris. Il fait entrer ce Dieu chez lui d’abord, là où il ne peut plus être enlevé, et il l’assure ainsi contre la puissance du hasard et de l’ironie ; mais il n’en dévore pas moins comme les catholiques dans le pain et le vin de la chair et du sang. — Qu’il y avait d’ailleurs peu de différence à l’origine entre les deux doctrines sur l’eucharistie ! C’est ainsi qu’une dispute eut lieu à Anspach sur cette question : Le corps du Christ entre-t-il dans l’estomac, est-il digéré comme les autres aliments et rejeté aussi, en fin de compte, par la voie naturelle ?

Si l’eucharistie n’a aucun effet, par conséquent n’est rien sans l’intention, sans la foi, c’est donc en celles-ci que consiste sa signification tout entière. Si l’idée qu’il reçoit le corps réel du Sauveur agit sur le cœur religieux, cette idée vient d’abord elle-même du cœur ; elle n’a pour résultat des intentions pieuses que parce qu’elle est déjà une idée pieuse. On voit ici comme partout ailleurs que le sujet religieux est affecté par lui même comme par un autre être au moyen de l’idée d’un objet imaginaire. Je pourrais donc parfaitement sans l’intermédiaire du pain et du vin, sans aucune cérémonie de l’église, par moi-même, dans mon imagination, accomplir l’acte de l’eucharistie. Il y a une infinité de poésies pieuses dont l’unique sujet est le sang du Christ. Elles célèbrent une fête d’eucharistie vraiment poétique. Dans la vive représentation du Sauveur souffrant et sanglant, le cœur s’unit à lui ; l’âme pieuse boit dans son enthousiasme le sang pur non altéré par une matière grossière et contradictoire. Il n’y a entre l’idée du sang et le sang lui-même aucun objet qui les sépare, et rien ne distrait l’union mystique de la créature avec son Dieu.

Bien que l’eucharistie, le sacrement en général ne soit rien sans la foi, sans l’intention, la religion le présente cependant comme quelque chose de réel par lui-même, de telle sorte que, dans la conscience religieuse, la chose principale, la foi devient une affaire accessoire, et la chose accessoire l’affaire principale. Les conséquences nécessaires, inévitables, de ce matérialisme sont la superstition et l’immoralité : superstition, parce qu’on attribue à une chose des effets qu’elle ne peut produire, parce qu’elle doit être ce qu’elle n’est pas ; immoralité, parce que dans le cœur la sainteté d’un acte ne provient pas de sa moralité, parce que le sacrement, indépendamment de l’intention, devient un acte saint et purificateur. — C’est ainsi du moins que les choses se passent dans la pratique qui ne connaît rien de la sophistique de la théologie. Partout où la religion se met en contradiction avec la raison, elle se met aussi en contradiction avec le sens moral. Le sens pour le bien n’est donné qu’avec le sens pour le vrai. Méchanceté d’intelligence est toujours méchanceté de cœur. Celui qui trompe sa raison n’a dans le cœur ni honneur ni sincérité. La sophistique gâte l’homme tout entier, et la doctrine de l’eucharistie est sophistique. — Si l’intention est vraie, la présence réelle de Dieu est proclamée inutile et fausse, et réciproquement ; si la présence réelle est une vérité, l’intention est proclamée complétement

inutile.

XXVII

CONTRADICTION DE LA FOI ET DE L’AMOUR

Les sacrements dévoilent à tous les regards le contraste d’idéalisme et de matérialisme, de subjectivisme et d’objectivisme qui constitue l’essence intime de la religion ; mais les sacrements ne sont rien sans la foi et l’amour : la contradiction évidente dans les sacrements nous ramène donc à celle qui existe entre la foi et l’amour.

L’essence secrète de la religion est l’unité de l’être divin et de l’être humain ; mais sa forme ou son essence apparente, manifeste, est leur différence. L’amour nous révèle l’essence intime, la foi révèle la forme. L’amour identifie Dieu et l’homme et unit les hommes entre eux ; la foi sépare l’homme de Dieu et les hommes les uns des autres ; car Dieu n’est que l’idée mystique de l’espèce, de l’humanité, et sa séparation d’avec l’homme entraîne nécessairement la séparation de l’homme d’avec son semblable, la destruction du lien social. Par la foi la religion se met en contradiction avec la raison, la moralité, le sens du vrai chez l’homme ; par l’amour elle cherche à rétablir l’accord : la foi isole Dieu, fait de lui un être particulier ; l’amour généralise, il fait de Dieu un être universel dont l’amour ne fait qu’un avec l’amour de l’homme. La foi scinde l’homme en deux parties, le met en collision avec lui-même à l’intérieur et par conséquent aussi à l’extérieur ; l’amour guérit les blessures que la foi a faites à notre cœur. La foi s’érige en loi, l’amour est liberté ; il ne condamne même pas l’athée parce qu’il est athée lui-même, parce qu’il nie, sinon en théorie du moins en pratique, l’existence d’un Dieu particulier, opposé à l’homme.

La foi distingue : ceci est vrai, cela est faux ; et elle s’approprie la vérité à elle seule. La foi possède une vérité déterminée, spéciale, liée nécessairement à une négation ; elle est de sa nature exclusive. Il n’y a qu’une vérité, il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’un être qui jouisse du monopole de fils de Dieu, — tout le reste est néant, erreur, mensonge. — Jéhovah seul est le vrai Dieu. Tous les autres sont de vaines idoles.

La foi se fonde sur une révélation spéciale ; elle n’est pas arrivée à ce qu’elle possède par une voie commune, par celle qui est ouverte à tous les hommes sans distinction. Ce qui est ouvert à tout le monde est quelque chose de général qui ne peut former aucun objet de foi particulier. Que Dieu soit le créateur, chacun peut le reconnaître à la vue de la nature ; mais ce que ce Dieu est en personne, on ne peut le savoir que par une grâce spéciale. Le dieu des païens est aussi le dieu des chrétiens ; mais il y a entre eux néanmoins une grande différence, la même pour nous qu’entre un ami et un étranger. Les chrétiens connaissent Dieu en personne, ils l’ont vu face à face. Les païens savent seulement, — et c’est déjà trop accordé, — ce que Dieu est, mais non qui il est : aussi sont-ils tombés dans l’idolâtrie. L’égalité des païens et des chrétiens devant Dieu est donc quelque chose de vague. Les derniers se distinguent des premiers par la connaissance particulière qu’ils ont de l’être divin ; leur différence caractéristique est donc Dieu lui-même. La particularité est le sel qui donne du goût à l’être général. Celui-là seul me connaît, qui me connaît personnellement. Le Dieu personnel, spécial est inconnu aux païens et aux incrédules ; il n’est rien pour eux, ou s’il est quelque chose, c’est à la condition qu’ils cesseront d’être païens ou incrédules pour devenir chrétiens. La foi rend l’homme borné, lui enlève la liberté et la faculté d’estimer selon son mérite ce qui diffère d’elle. Le dogmatisme philosophique, scientifique en général, quelque borné qu’il soit, quelque étroit que soit son système, a néanmoins un caractère beaucoup plus libre, parce que le terrain de la science est par lui-même ouvert à tout le monde et qu’en lui les principes, les choses, la raison seule décident. Mais la foi fait de son contenu une affaire de conscience et d’intérêt ; son objet est un être personnel, spécial, nous pressant de le reconnaître et faisant de cette reconnaissance la condition de notre félicité.

La foi donne à l’homme un certain sentiment de lui-même, un certain sentiment d’honneur. Le croyant se trouve distingué entre les hommes, élevé au-dessus de l’homme naturel ; il se sait un personnage de distinction, en possession de droits spéciaux, de véritables priviléges. Les croyants sont des aristocrates, les incrédules des plébéiens. Dieu est, entre les croyants et les incrédules, la personnification de ce droit et de ce privilége. Mais, d’après la nature de la foi, le croyant place son honneur non en lui-même, mais dans une autre personne. Comme un domestique sent sa propre dignité dans la dignité de son maître, se figure même être au-dessus d’un homme libre et actif, mais de position sociale inférieure à ce maître, de même le croyant se refuse tout mérite pour l’accorder à Dieu, mais parce que ce mérite lui revient ensuite, parce qu’il satisfait son propre sentiment d’honneur dans celui du maître auquel il le sacrifie. La foi est orgueilleuse ; mais son orgueil diffère de l’orgueil naturel ; elle le place en dehors d’elle dans un être différent du sien. Cet être n’est au fond qu’elle-même, n’a pas d’autre destination que celle d’un bienfaiteur, d’un sauveur, destination dans laquelle la foi n’a pas d’autre but que sa propre satisfaction, son bonheur et son salut. En un mot, nous retrouvons ici le principe caractéristique de la religion qui change l’actif en passif. Le païen s’élève, le chrétien se sent élevé. Le chrétien métamorphose en une affaire de sentiment, de réceptivité, ce qui pour le païen est un résultat de son activité propre. L’humilité de la foi est un orgueil à l’envers, un orgueil qui n’en a ni l’apparence ni les signes extérieurs. Il se sent distingué, privilégié ; mais c’est un effet de la grâce ; il n’en peut pas davantage. Au lieu de se faire le but de son activité, il se fait le but, l’objet de Dieu.

La foi est essentiellement une foi spéciale. Dieu dans cette spécialité seulement est le vrai Dieu. Le Christ seul est le christ, le vrai, l’unique prophète, le fils éternel et incréé, le seul auquel on doit croire si l’on ne veut pas perdre son salut éternel. La foi est impérative ; il est de toute nécessité qu’elle soit formulée comme dogme. Le dogme ne fait qu’exprimer ce que la foi a déjà dans l’esprit ou sur le bout de la langue. Qu’une fois le dogme fixé, il s’y rattache ensuite une foule de questions particulières qui doivent être elles-mêmes décidées, et que de là résulte un amas incommode de dogmes, c’est sans doute une fatalité ; mais la même nécessité subsiste : il faut que la foi soit fixée, afin que chacun sache au juste ce qu’il doit croire et comment il doit espérer son salut.

Ce qu’aujourd’hui l’on regrette ou tourne en ridicule, même au point de vue du christianisme, comme erreur, méprise, exagération, est une conséquence pure de la nature intime de la foi. La foi est naturellement esclave, car il s’agit en elle autant de l’honneur de Dieu que de notre propre félicité, et elle est toujours aussi inquiète que celui qui doute s’il a rendu à un supérieur les honneurs qui lui sont dus. L’apôtre saint Paul parle sans cesse de l’honneur, de la gloire, des mérites du Christ. La foi est nécessairement scrupuleuse et exclusive. Elle peut être libérale dans des circonstances indifférentes, dans l’acte de manger ou de boire, par exemple, mais non dans les objets de la foi. Qui n’est pas pour le Christ est contre lui. Ce qui chrétien est antichrétien. Mais qu’est-ce qui est chrétien ? cela doit être déterminé, ne peut pas être laissé libre. Si le contenu de la foi est écrit dans des livres, par plusieurs auteurs différents, sous forme de narrations ou de sentences incohérentes, souvent contradictoires, une détermination dogmatique est nécessaire. Le christianisme n’est redevable de sa durée qu’à la dogmatique de l’Église.

Ce n’est que le manque de caractère, la crédule incrédulité de l’époque moderne qui se réfugie derrière la Bible, pour opposer au dogme les sentences du livre sacré et se délivrer par l’arbitraire de l’exégèse du frein de la dogmatique. Ce n’est que l’indifférence religieuse sous la forme de la religiosité qui fait de la Bible indéterminée dans sa nature et son origine la mesure exclusive de la foi, et sous prétexte de ne croire que l’essentiel, ne croit à rien de ce qui doit être cru. C’est ainsi qu’à la place d’un être déterminé, plein de caractère, à la place du fils de Dieu de l’Église, on veut mettre un être vague, un homme pur, impeccable, auquel on reconnaît plus qu’à tout autre le droit de se nommer fils de Dieu, mais dont on ne saurait dire s’il est Dieu ou homme. Et ce qui prouve que c’est l’indifférentisme religieux seulement qui se cache derrière la Bible, c’est qu’on nie comme obligatoire ce qui dans ce livre est en contradiction avec le point de vue actuel, qu’on déclare même antichrétiens des actes qui découlent nécessairement de la foi, tels que la séparation future des bons et des méchants.

L’Église a pleinement le droit de condamner ceux qui ne croient pas et ceux qui croient autrement qu’elle, car cette condamnation est dans l’essence de la foi. Le croyant a Dieu pour lui, l’incrédule contre lui. Ce n’est que comme croyant en puissance qu’il peut retarder l’effet de sa colère, et tel est le principe sur lequel on se fonde pour exiger de lui l’abnégation de son incrédulité. Qui a Dieu contre lui est par cela même nul, rejeté, condamné. Croire a le même sens qu’être bon, ne pas croire le même sens qu’être méchant. La foi étroite d’esprit et de cœur rejette toute la faute sur nos intentions. L’incrédule pour elle est incrédule par méchanceté et entêtement ; c’est un ennemi du Christ. Elle ne s’assimile que les croyants, n’a de bontés que pour eux. Dans la foi il y a un mauvais principe. L’égoïsme et la vanité seuls sont cause que les chrétiens voient la paille dans l’œil des incrédules sans s’apercevoir de la poutre qui est dans le leur. La différence de la foi ne consiste que dans l’espèce ; elle n’est fondée que sur la différence des climats et des tempéraments. Un peuple guerrier, ardent, affirmera nécessairement par des actions sensibles, par la force des armes le genre de foi spécial qui lui appartient, mais néanmoins la foi est dans sa nature toujours la même ; partout elle juge et condamne. Elle accumule toutes les bénédictions, tous les biens sur elle et sur son Dieu, toutes les malédictions et tous les maux sur l’incrédulité. Béni, agréable à Dieu, participant à la félicité éternelle, est le croyant ; maudit, rejeté de Dieu et des hommes est l’incrédule ; car ce que Dieu condamne ne doit pas être absous par l’homme ; ce serait une critique du jugement divin. Les mahometans anéantissent les incrédules par le fer et le feu, les chrétiens par les flammes de l’enfer, et les flammes de l’enfer dressent leurs langues ardentes jusque sur la terre pour éclairer la nuit du monde qui n’a pas la foi. Comme le croyant jouit d’avance ici-bas des joies du ciel, de même il faut qu’au moins dans les grands moments d’enthousiasme de la foi le bûcher de l’inquisition donne un avant-goût de l’enfer.

Le christianisme n’ordonne pas, il est vrai, de persécuter les hérétiques et encore moins de les convertir par la force ; mais en tant que la foi condamne, elle enfante nécessairement des intentions hostiles d’où résulte la persécution. Aimer l’homme qui ne croit pas au Christ, c’est aimer l’ennemi du Christ, une offense contre le fils de Dieu ; c’est aimer ce que Dieu n’aime pas, se mettre en contradiction avec la divine volonté, en un mot, un crime. Si Dieu aime tous les hommes, c’est parce qu’ils sont chrétiens, ou du moins parce qu’ils peuvent et veulent l’être. La foi est le baptême de l’amour. L’amour de l’homme pour l’homme est purement naturel. L’amour du chrétien est un amour surnaturel, sublimé, sanctifié : aussi n’aime-t-il que ce qui lui ressemble. Cette proposition : « Aimez vos ennemis » n’a rapport qu’aux ennemis personnels et non aux ennemis déclarés, aux ennemis de Dieu. Qui aime l’homme nié par le Christ nie son Dieu et son maître. La foi détruit les liens établis par la nature entre les hommes ; à la place de l’unité naturelle et universelle elle fonde une unité particulière.

Qu’on ne nous objecte pas qu’il est écrit dans la Bible : « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être vous-mêmes jugés » et qu’ainsi la foi s’en remet à Dieu du jugement et de la condamnation. De telles sentences appartiennent au droit privé chrétien et non au droit public, à la morale et non à la dogmatique. Il faut être déjà indifférent pour les introduire dans le dogme. La distinction faite entre l’incrédule et l’homme est un fruit de l’humanité moderne. La foi proclame que l’homme n’est rien sans elle, qu’elle seule constitue sa différence d’avec les animaux. Elle est la source de toutes les vertus qui rendent l’homme agréable à Dieu. Or Dieu est la mesure unique, son bon plaisir, la règle suprême. Le croyant est donc l’homme normal, légitime, l’homme tel qu’il doit être, le seul que Dieu reconnaisse. Dès qu’on fait une distinction entre l’homme et le croyant, dès lors l’homme est quelque chose par lui-même indépendamment de la foi. La foi n’est vraie que lorsqu’elle est exclusive ; sa libéralité ne s’étend qu’aux choses indifférentes. Le libéralisme lisme de l’apôtre saint Paul a pour fondement l’acceptation préalable des principaux articles de la foi ; la foi nous accorde des droits et des libertés à la condition naturellement que son domaine sera laissé intact.

Rien de plus faux que de vouloir sortir de là, en disant qu’en fin de compte Dieu seul juge. — Il ne juge que les conditions morales de la foi, que sa sincérité ou son hypocrisie. La foi sait fort bien quels sont ceux qui seront placés à la droite de Dieu et quels sont ceux qui seront à gauche ; pour les personnes, il y a doute ; mais que les croyants seuls doivent être héritiers du royaume céleste, pour cela il n’y en a point. D’ailleurs le Dieu qui distingue les croyants des incrédules, qui condamne et récompense, n’est pas autre chose que la foi. La foi est un feu qui dévore son contraire. Ce feu de la foi est personnifié dans la colère de Dieu, dans l’enfer lui-même, car l’enfer a évidemment son principe dans la colère divine. La foi contient l’enfer en elle-même, dans son jugement condamnateur ; les flammes infernales ne sont que les étincelles du regard plein de destruction, brûlant de courroux que la foi jette sur les incrédules.

La foi est essentiellement partiale. « Ou pour le Christ ou contre lui. » Elle ne connaît que des amis ou des ennemis. Elle est essentiellement intolérante parce qu’elle est nécessairement dans cette erreur que son affaire est l’affaire de Dieu, son honneur l’honneur de Dieu. L’intérêt des croyants est l’intérêt le plus intime de Dieu lui-même. « Celui qui vous offense, est-il dit dans le prophète Zacharie, blesse la prunelle même de ses yeux. » Ce qui offense la foi offense Dieu ; qui la nie le nie.

La foi ne connaît que deux choses, le culte de Dieu et l’idolâtrie. Les païens prient les démons ; leurs dieux sont des diables. « Je vous dis que les païens, quand ils font des sacrifices, sacrifient au diable et non à Dieu, et je ne veux pas que vous soyez dans une société diabolique. » Or le diable est la négation de Dieu ; il le nie, il veut qu’il n’existe pas. Aussi la foi n’a pas d’yeux pour le bien et le vrai qui se trouvent dans l’idolâtrie ; elle ne voit qu’ouvre démoniaque dans tout ce qui ne s’abaisse pas devant son Dieu ou devant elle-même. Sa tolérance serait intolérance à l’égard de Dieu, qui a seul droit à l’empire universel. Il faut donc que rien n’existe qui ne reconnaisse la foi ; il faut « qu’au nom de Jésus se courbent les genoux de tous ceux qui habitent dans le ciel ou sur la terre et que toutes les langues proclament que Jésus notre Seigneur est la gloire de Dieu le père. « C’est pourquoi la foi demande un autre monde où elle n’aura plus d’adversaires, où ces adversaires n’existeront du moins que pour rehausser le sentiment de son triomphe. L’enfer rend plus douces les joies des croyants bienheureux. « Ils sortiront des rangs les élus pour contempler les tourments des impies, et cette vue ne les remplira pas de douleur ; au contraire, à l’aspect des supplices indicibles des réprouvés ivres de joie, ils remercieront Dieu de les avoir sauvés.

La foi est le contraire de l’amour. L’amour reconnaît même dans le péché la vertu, dans l’erreur la vérité. Ce n’est que depuis le temps où, à la place de la puissance de la foi, s’est fait jour la puissance de la raison, de l’unité naturelle à l’humanité que l’on trouve de la vérité dans le polythéisme, dans l’idolâtrie en général ou qu’au moins on cherche à expliquer par des motifs humains ou naturels ce que la foi faisait dériver du diable seul. Aussi n’est-ce qu’avec la raison que l’amour est identique ; comme elle il est libre, infini ; là où règne la raison, là règne l’amour ; la raison n’est elle-même que l’amour universel. C’est la foi seule qui a inventé l’enfer. Pour l’amour il est une horreur, pour la raison une absurdité. Il serait pitoyable de ne voir dans l’enfer qu’une aberration de la foi ou une foi fausse. On trouve l’enfer déjà dans la Bible. La foi est partout la même, du moins la foi religieuse, positive dans le sens où nous la prenons et dans lequel elle doit être prise, lorsqu’on ne l’a pas mêlée à des éléments de raison qui rendent son caractère méconnaissable.

Si donc la foi n’est pas en contradiction avec le christianisme, les intentions qu’elle engendre et les actions qui en sont la suite ne sont pas non plus en contradiction avec lui. La foi condamne ; — tous les actes contraires à l’amour, à l’humanité, à la raison sont d’accord avec la foi. Toutes les horreurs de l’histoire de la religion chrétienne, dont les croyants disent qu’elles ne proviennent pas du christianisme, venant de la foi viennent de lui. Cette négation de leur part est elle-même une conséquence nécessaire de la foi ; car la foi s’approprie tout ce qui est bien, renvoyant le mal à l’incrédulité ou à l’homme en général. Mais précisément dans cette assertion de la foi que le mal dans le christianisme n’est pas sa faute, nous avons la preuve la plus frappante qu’elle en est l’instigation parce que c’est en même temps la preuve de sa partialité et de son intolérance. Le bien, selon elle, a été fait par le chrétien et non par l’homme, le mal par l’homme et non par le chrétien. Les mauvaises actions de la chrétienté répondent donc entièrement à la nature de la foi, telle qu’elle s’est exprimée déjà dans les origines les plus anciennes et les plus saintes du christianisme.

« Si quelqu’un vous prêche un autre évangile que celui que vous avez reçu, qu’il soit maudit : ἀνάθεμα ἔστω. » (Galates, I, 9.) « Ne tirez pas à un joug étranger avec les incrédules : car qu’y a-t-il de commun entre la justice et l’injustice, la lumière et les ténèbres, le Christ et Bélial ? Quel rapport a le croyant avec l’incrédule ? le temple de Dieu avec les idoles ? Vous êtes le temple du Dieu vivant, comme il le dit lui-même : Je veux habiter en vous et être votre Dieu ; vous serez mon peuple : c’est pourquoi séparez-vous d’eux, ne touchez à rien d’impur et je vous accepterai. » (II. Corinthiens, 6, 14, 17.) « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. » (Hébreux, XI, 6.) « Dieu a tellement aimé le monde qu’il nous a donné son fils unique, afin que ceux qui croient en lui soient sauvés et acquièrent la vie éternelle. » (Jean, III, 16.) « Qui est menteur sinon celui qui nie que Jésus soit le Christ ? C’est l’antechrist qui nie le fils et le père. » (II. Jean, 11, 22.) « Celui qui n’est pas fidèle à la doctrine du Christ n’a pas de dieu, celui qui y reste fidèle a pour lui le Père et le Fils. Si quelqu’un vient chez vous sans vous apporter cette doctrine, ne le recevez pas et ne le saluez pas, car quiconque le salue est de moitié dans ses œuvres mauvaises. » (II. Jean, IX, 11.) Ainsi parle l’apôtre de l’amour ; mais l’amour qu’il proclame n’est que la fraternité des chrétiens les uns pour les autres. « Dieu est le sauveur de tous les hommes et particulièrement des croyants. » (I. Timothée, IV, 10.) Voilà un particulièrement plein de mystère. « Faisons du bien à tout le monde, mais surtout à ceux qui partagent notre foi. » (Galates, vi, 10.) Voilà encore un surtout mystérieux. « Évite tout hérétique déjà averti plusieurs fois et sache qu’un tel homme est pécheur et s’est déjà condamné lui-même. » (Tit., iii, 10, 11.) ») Les catholiques en appellent encore à ces passages du Nouveau Testament pour prouver que l’intolérance de l’Église envers les hérétiques remonte jusqu’aux apôtres. — « Si quelqu’un n’aime pas le Christ, anathème sur lui ! (I. Corinthiens, xvi, 22.) « Quiconque croit au Fils a la vie éternelle ; quiconque n’y croit pas ne verra jamais cette vie, mais la colère de Dieu sera sur lui. (Jean, iii, 36.) « Celui qui a la foi et le baptême sera sauvé ; mais celui qui ne croit pas sera damné. (Marc, xvi, 16.) La différence entre la foi telle qu’elle s’exprime dans la Bible et la foi telle qu’elle s’est montrée plus tard est la même que celle qui existe entre le bourgeon et la plante. Dans le bourgeon je ne puis pas voir clairement ce qui frappera mes regards dans la plante parvenue à la maturité, et pourtant celle-ci était en lui. — Mais les sophistes ne veulent pas reconnaître ce qui saute aux yeux aujourd’hui. Ils s’attachent à faire ressortir la différence qui sépare l’existence non développée de celle qui l’est. Leur unité, ils la rejettent de leur esprit.

La foi porte nécessairement à la haine, la haine à la persécution, dès que la puissance de la foi ne trouve pas de résistance, ne se brise pas contre une puissance étrangère, celle de l’amour, de l’humanité, du sentiment du droit. La foi, par elle-même, s’élève au-dessous des lois de la morale naturelle ; — sa doctrine est la doctrine des devoirs envers Dieu, et le premier devoir* est la foi. Autant Dieu est au-dessus de l’homme, autant les devoirs envers Dieu sont au-dessus des devoirs envers l’homme, et ces devoirs entrent nécessairement en collision les uns avec les autres. Dieu n’est pas seulement représenté comme l’être universel, père de tous les hommes, l’amour en un mot, — une telle foi est la foi de l’amour, — il est aussi représenté comme un être personnel. De même qu’en ce sens il est distinct de l’homme, de même les devoirs envers lui sont distincts des devoirs envers l’homme. La foi se sépare ainsi dans notre cœur de la morale et de l’amour. Qu’on n’objecte pas que la foi à Dieu est la foi à l’amour, au bien lui-même, qu’elle est l’expression d’un cœur généreux ; dans l’idée de la personnalité les déterminations morales disparaissent, ne sont plus que des accidents, des accessoires. L’affaire principale est le sujet, le moi divin. — L’amour pour Dieu n’est pas un amour moral, mais un amour personnel, parce qu’il est l’amour d’une personne. Des milliers de pieux cantiques ne respirent que l’amour du Seigneur, et dans cet amour il n’y a pas l’étincelle d’une seule idée ou d’une seule intention morale élevée.

La foi est par elle-même la chose suprême parce que son objet est une personnalité divine. Aussi fait-elle dépendre d’elle seule l’éternelle félicité et non de l’accomplissement des devoirs humains ordinaires. Or, ce qui a pour conséquence le bonheur éternel prend nécessairement dans le cœur de l’homme la première place. De même qu’ainsi intérieurement la morale est subordonnée à la foi, de même elle doit nécessairement lui être subordonnée, même sacrifiée dans la pratique. Il est nécessaire qu’il y ait des actions dans lesquelles la foi diffère de la morale, ou plutôt la contredise, des actions moralement mauvaises, mais selon la foi, excellentes, parce qu’elles ont la foi pour but. Tout salut est dans la foi, tout dépend donc du salut de la foi elle-même. Tout est permis quand il s’agit de la défendre ou de la propager. Elle est le seul bien de l’homme comme Dieu lui-même est le seul être bon ; le premier, le suprême commandement est donc celui-ci : Crois.

C’est précisément parce qu’il n’y a aucun rapport intime, naturel entre la foi et l’intention morale, que bien plutôt il est de sa nature d’être indifférente aux devoirs moraux et de sacrifier l’amour de l’homme à l’honneur de Dieu, c’est pour cela qu’il est exigé de la foi qu’elle soit accompagnée de bonnes cuvres, qu’elle s’affirme par l’amour. La foi sans amour est, en effet, en contradiction avec la raison, le sentiment du droit, le sentiment moral pour qui l’amour s’impose immédiatement comme une loi et une vérité. La foi devient ainsi, contrairement à sa nature, dirigée par la morale ; si elle ne produit rien de bon, si elle ne se prouve pas par l’amour, elle est accusée de n’être plus ni vraie ni vivante. Mais cette loi imposée à la foi ne vient pas de son propre mouvement ; elle vient de la puissance de l’amour. En exigeant des conditions morales comme criterium de sa pureté, on fait dépendre la vérité de la foi de la vérité de la morale. C’est là un rapport contradictoire avec sa nature.

Si la foi rend l’homme heureux, il est certain qu’elle ne le rend pas moral ; si elle améliore l’homme, si elle a pour conséquence la moralité, cela vient de cette conviction intime, indépendante de la foi religieuse, que la vérité morale est inébranlable. C’est la morale seule qui crie à la conscience du croyant : Ta foi n’est rien si elle ne te rend pas bon. On ne peut nier que la certitude d’une éternelle félicité, du pardon des fautes commises, de la délivrance de tout châtiment, n’entraîne l’homme à faire le bien. L’homme qui a cette foi a tout, il est heureux, il devient indifférent aux biens de ce monde ; ni la jalousie, ni l’envie, ni l’ambition, ni aucun désir terrestre ne peuvent l’enchaîner. Tout disparaît pour lui dans le regard jeté sur la grâce céleste et la félicité supramondaine. Mais les bonnes actions ne viennent pas chez lui d’intentions vertueuses. Ce n’est pas l’amour, ce n’est pas l’objet de l’amour, l’homme, la base de la morale qui est le ressort de ses actes. Non, il ne fait pas le bien pour le bien, ni pour l’homme, mais pour Dieu, par reconnaissance de ce que Dieu a fait pour lui. Il évite le péché parce qu’il offense son Sauveur, son bienfaiteur. L’idée de la vertu se confond ici avec l’idée d’un sacrifice sous forme de compensation. Dieu s’est sacrifié à l’homme, l’homme doit maintenant se sacrifier à Dieu. Plus grand est le sacrifice, meilleure est l’action. Plus on se met en contradiction avec la nature et l’homme, plus est grande la négation de soi-même, plus grande est la vertu. De là la haute importance de la virginité, c’est-à-dire de la négation de l’amour sexuel. C’est la vertu caractéristique de la foi catholique, parce qu’elle n’a aucune base dans la nature, la vertu la plus transcendante et la plus fantastique, mais par elle-même nullement vertu. La foi n’a donc aucun sens vertueux ; elle doit rabaisser la vertu véritable parce qu’elle élève à sa place une vertu purement apparente et qu’aucune idée ne la dirige, si ce n’est la tendance à nier la nature humaine, à se mettre en contradiction avec elle. Mais, quoique les actions contraires à l’amour dans l’histoire de la religion chrétienne soient d’accord avec l’esprit du christianisme et que ses adversaires aient en cela raison contre lui, d’un autre côté, elles sont en contradiction avec le christianisme parce qu’il n’est pas seulement une religion de la foi, mais encore une religion de l’amour. Comment des actes de haine peuvent-ils être ainsi à la fois acceptés et réprouvés par lui ? par une raison toute simple. Il sanctionne en même temps et les actions produites par l’amour et celles qui ont la foi seule pour motif. Si l’amour était sa seule loi, ses partisans auraient le droit de soutenir que les cruautés de l’histoire religieuse ne retombent pas sur lui ; si cette loi était la foi pure, les reproches de ses adversaires seraient vrais sans condition. Il n’a pas eu la liberté de s’élever assez haut pour concevoir l’amour d’une manière absolue, et il n’a pas eu, il n’a pas pu avoir cette liberté, parce qu’il est religion. L’amour est sa doctrine exotérique, la foi sa doctrine ésotérique L’amour est sa morale, la foi est la religion de la religion chrétienne.

Dieu est l’amour. Cette proposition est la plus belle du christianisme. Mais la contradiction de l’amour et de la foi y est déjà contenue. L’amour n’est qu’un attribut, Dieu est le sujet. Mais qu’est le sujet indépendamment de son attribut ? c’est là une question que je ne puis m’empêcher de faire. Je ne la ferais pas s’il était dit, au contraire : L’amour est Dieu, l’amour est l’être suprême. Dans la première proposition le sujet est le fond obscur derrière lequel se cache la foi ; l’attribut est la lumière par laquelle il est éclairé. Dans l’attribut j’affirme l’amour, dans le sujet la foi. L’amour ne remplit pas mon cœur ; il y reste une place pour l’indifférence tant que je conçois Dieu comme distinct de lui. Je ne puis m’empêcher de perdre tantôt la pensée de l’attribut et tantôt la pensée du sujet, de sacrifier tantôt la divinité de l’amour à la personnalité de Dieu et tantôt la personnalité de Dieu à l’amour lui-même. La foi s’en tient au sujet, elle ne laisse pas l’amour se développer librement. Infatuée de ses prétentions, elle se pose comme l’ètre réel, comme le dernier fondement. L’amour de la foi est une figure de rhétorique, une fiction poétique. C’est la foi en extase : dès qu’elle revient à elle, l’amour a disparu.

Cette contradiction théorétique devait nécessairement passer dans les faits, — car l’amour dans le christianisme est esclave, souillé par la foi, dépouillé de toute vérité. L’amour ne connaît pas d’autre loi que lui-même, est par lui-même divin, n’a besoin d’aucune consécration. Dès que la foi lui impose des limites, il devient faux, plein de contradictions ; il cache dans son ein la haine de la foi, n’est bon qu’autant que celle-ci n’est pas offensée. Toujours en désaccord avec lui-même, il est obligé d’avoir recours à toutes sortes de sophismes pour conserver l’apparence de l’amour, comme saint Augustin dans son apologie de la persécution des hérétiques. L’amour chrétien n’a pas vaincu l’enfer, parce qu’il n’a pas vaincu la foi. L’amour est incrédule comme la foi indifférente ; et si l’amour est incrédule, c’est qu’il ne connaît rien de plus divin que lui-même, c’est qu’il ne croit qu’à lui comme à la vérité absolue.

L’amour chrétien est déjà un amour particulier, du moment qu’il est chrétien, et se nomme chrétien. L’universalité est son caractère indispensable. Tant qu’il n’est pas érigé en loi suprême, qu’il conserve un caractère exclusif, il offense en nous le sens de la vérité, car c’est lui qui doit abolir la différence du paganisme et du christianisme ; — aussi est-il devenu en ce sens, et avec raison, un objet de l’ironie. L’amour véritable a assez de lui-même ; il n’a besoin d’aucuns titres, d’aucune autorité. Il est la loi universelle de l’intelligence et de la nature, n’étant pas autre chose que la réalisation de l’unité de l’espèce par la voie d’une éducation morale progressive. Si on veut le fonder sur le nom d’une personne, on ne peut le faire qu’en alliant à cette personne des idées superstitieuses, soit religieuses, soit spéculatives. Mais la superstition entraîne nécessairement l’esprit de secte, le particularisme et avec lui le fanatisme. L’amour ne peut se fonder que sur l’unité de l’espèce, l’intelligence et la nature. Alors seulement il est libre, parce qu’il s’appuie sur son principe réel, principe d’où découle l’amour du Christ lui-même. L’amour du Christ était un amour dérivé. Il ne nous aimait pas en vertu de sa propre puissance, mais en vertu de la nature de l’humanité. Ne devons-nous nous aimer les uns les autres que parce que le Christ a aimé ? Un tel amour serait affecté, tout d’imitation. Le Christ est-il la cause de l’amour ? N’en est-il pas l’apôtre ? Dois-je aimer le Christ plus que l’humanité ? Ne serait-ce pas chimérique ? Puis-je m’élever au-dessus de l’espèce, aimer quelque chose de plus grand qu’elle ? C’est l’amour qui a anobli le Christ, c’est par lui seul qu’il a été ce qu’il fut ; il n’en était pas le propriétaire comme se le figure la superstition. L’idée de l’amour est une idée indépendante que l’on ne peut déduire par abstraction de la vie du Christ ; au contraire, cette vie est reconnue divine parce qu’on la trouve d’accord avec la loi de l’amour ou avec son idée.

C’est ce que l’histoire prouve en montrant que l’idée de l’amour n’est pas entrée avec le christianisme et par lui dans la conscience humaine, qu’elle n’est pas le moins du monde une idée purement chrétienne. Son apparition se fait au milieu des terribles scènes de l’empire romain qui l’accompagnent et l’expliquent. L’empire de la politique qui organisait l’unité dans le genre humain par une voie contraire à sa nature, devait inéyitablement se dissoudre. L’unité politique est une unité violente, le despotisme de Rome devait se détruire lui-même. Les malheurs causés par la politique excitèrent l’homme à se délivrer de ses chaînes oppressives. À la place de Rome s’élève l’idée de l’humanité, à la place de l’idée de la domination, l’idée de l’amour. Déjà les Juifs eux-mêmes avaient adouci leur esprit de secte haineux au contact du principe humain contenu dans la civilisation grecque. Philon célèbre l’amour comme la plus haute vertu. L’idée de l’humanité contenait en germe la destruction des différences nationales. L’esprit philosophique s’était élevé depuis longtemps au-dessus des distinctions civiles et politiques entre les hommes. Aristote avait parfaitement distingué l’homme de l’esclave et placé celui-ci comme homme au niveau de son maître, en établissant entre eux des rapports d’amitié. Des philosophes mêmes avaient été esclaves. Épictète était stoïcien, l’empereur Antonin de même. C’est ainsi que la philosophie établissait l’unité parmi les hommes. Les stoïciens enseignaient que nous n’existons pas pour nous-mêmes, mais pour les autres ; que nous sommes nés pour l’amour. Cette sentence dit infiniment plus que celle plus vantée de l’empereur Antonin, qui nous ordonne d’aimer nos ennemis, Le principe pratique des stoïciens est dans le principe de l’amour. Le monde est pour eux une ville commune, tous les hommes sont concitoyens. Sénèque, entre autres, célèbre dans les termes les plus sublimes l’amour, la clémence, l’humanité surtout envers les esclaves. Ainsi étaient disparus le rigorisme politique et toutes les idées étroites, tous les sentiments bornés de nation et de patrie.

Ce nouveau principe, ces efforts et ces tendances humanitaires se firent jour particulièrement, d’une façon populaire, par cela même religieuse et au plus haut degré d’intensité dans le christianisme. Ce qui ailleurs s’imposait au nom de la civilisation s’exprima en lui comme sentiment religieux, comme affaire de foi. Le christianisme fit ainsi de nouveau de l’unité universelle une unité particulière, et en soumettant l’amour à la foi, il le mit en contradiction avec l’amour véritable commun à tous les hommes. Les différences nationales s’évanouirent ; mais à leur place surgirent dans l’histoire les différences de foi, plus vives que les premières et bien plus haïssables.

Tout amour fondé sur un phénomène particulier est, comme nous l’avons dit, en contradiction avec la nature de l’amour, qui ne souffre aucune contrainte et s’élève au-dessus de toute particularité. Nous devons aimer l’homme pour l’homme lui-même. L’homme est objet de l’amour par cela même qu’il est son propre but, qu’il est capable d’amour et de raison. C’est là la loi de l’espèce, la loi de l’intelligence. L’amour est l’existence subjective de l’espèce comme la raison en est l’existence objective. Dans l’amour, dans la raison, disparaît le besoin d’une personne intermédiaire. Le Christ n’est qu’une image sous laquelle a pénétré dans la conscience populaire l’unité de l’espèce. Le Christ aimait les hommes, il voulait les unir tous et les rendre heureux sans distinction de sexe, d’âge, de position sociale et de nationalité. Le Christ est l’image de l’amour de l’humanité pour elle-même ; comme objet religieux il ne peut pas être autre chose ; de même sa personne est idéale, n’a qu’une signification imaginaire. C’est par l’amour seulement que doivent se reconnaître les disciples. Mais l’amour, pour le répéter encore, n’est que la réalisation de l’unité du genre humain par la voie d’une éducation morale progressive, par la réciprocité d’intention. La collectivité humaine, l’espèce n’est pas une pensée pure ; elle existe dans le sentiment, dans l’énergie de l’amour. C’est l’espèce qui nous inspire l’amour, car son cœur à elle en est plein. Le Christ est donc, en tant que conscience de l’amour, la conscience de l’espèce. Un jour nous devons tous être unis en lui. Celui qui aime l’homme pour l’homme lui-même, qui s’élève à l’amour universel correspondant à la nature de l’espèce, celui-là est chrétien, est le Christ lui-même. Il fait ce qu’a fait le Christ, ce par quoi il a mérité ce nom. Là donc où surgit la conscience de l’espèce, la disparaît le Christ, sans que pour cela sa manière d’être s’évanouisse ; car il n’était que le remplaçant, que l’image et le modèle de l’unité du genre humain.

XXVIII

CONCLUSION

Le développement des contradictions qui existent, entre la foi et l’amour nous démontre de la manière la plus claire le besoin inéluctable pour nous de nous élever au-dessus du christianisme, au-dessus de la religion en général. Nous avons prouvé que le contenu et l’objet de la religion ne sont pas autre chose que l’homme, prouvé que le secret de la théologie est dans l’anthropologie, le mystère de l’être divin tout entier dans l’être humain. Mais la religion n’a pas conscience de l’humanisme qui est en elle, elle nie qu’elle soit humaine ou du moins ne veut pas l’avouer. Une ère nouvelle s’ouvre donc dans l’histoire du monde du moment qu’il est reconnu et avoué que la conscience de Dieu n’est que la conscience de l’espèce ; que si l’homme peut et doit s’élever au-dessus des bornes de son individualité, il ne peut pas néanmoins dépasser la mesure, les lois, les attributs essentiels de l’espèce humaine, qu’il ne peut penser, pressentir, se représenter, croire, sentir, vouloir, aimer et honorer comme être suprême ou absolu, aucun autre être que l’être humain.

Notre rapport avec la religion n’est donc pas simplement un rapport de négation, mais un rapport de critique. Nous séparons le vrai du faux. Il est vrai que la vérité une fois séparée de l’erreur est toujours une vérité nouvelle essentiellement différente de l’ancienne. La religion est la première conscience que l’homme a de lui-même ; les religions sont saintes parce qu’elles sont les traditions de cette conscience primitive. Mais ce qui pour la religion est la chose première, Dieu, n’est en réalité, comme nous l’avons prouvé, que la chose secondaire ; car il n’est que l’être de l’homme se contemplant lui-même, et ce qui est pour elle secondaire, l’homme doit être placé au premier rang. L’amour de l’homme ne doit pas être dérivé ; il doit devenir original. Alors seulement il sera une puissance vraie, sacrée, inébranlable. Si l’être humain est pour l’homme l’être suprême, la première et la plus haute loi pratique doit être l’amour de l’homme pour l’homme. Homo homini Deus est. Tel est le principe, le point de vue nouveau de l’histoire. Les rapports de l’enfant et des parents, de l’époux et de l’épouse, des frères et des amis entre eux, en général de l’homme à l’homme, les rapports moraux en un mot sont des rapports vraiment religieux. La vie est dans les circonstances essentielles de nature divine. Elle ne reçoit pas sa consécration religieuse de la bénédiction du prêtre. La religion veut consacrer les objets par un acte extérieur, indifférent en soi, elle se proclame la seule puissance sainte, et ne voyant en dehors d’elle que des rapports terrestres et impies, elle offre son ministère pour les sanctifier.

Mais le mariage, — naturellement comme union libre de l’amour, — le mariage est par lui-même, en vertu de l’alliance contractée, une chose belle et sainte, et celui-là seul est religieux, qui est vrai, entièrement d’accord avec l’essence du mariage, avec l’amour. Il en est de même de tous les rapports moraux ; ils ne sont moraux, ils ne sont cultivés avec le sens moral que là. où ils ont par eux-mêmes une valeur religieuse. L’amitié véritable n’existe que là où les limites de l’amitié sont gardées avec le même scrupule de conscience avec le même rigorisme religieux, dont le croyant fait preuve pour garder l’honneur de son Dieu. Que le mariage, que l’amitié, que le bien de chaque homme nous soient donc sacrés, mais sacrés par eux-mêmes.

Dans le christianisme les lois morales sont comprises comme des commandements de Dieu ; on fait ainsi de la moralité même le criterium de la religiosité. Mais la morale n’a cependant qu’une importance secondaire, pas du tout celle de la religion ; celle-ci est tout entière dans la foi. Dieu plane au-dessus de la morale comme un être différent de l’homme auquel le meilleur revient, tandis que l’homme a le privilège de la chute. Toutes les intentions qui devraient être mises en œuvre dans la rie, à l’égard de nos semblables, toutes nos meilleures forces sont dissipées par nous en faveur de l’être sans besoins. La cause réelle devient un moyen sans force par lui-même ; la cause imaginaire devient la cause réelle. L’homme remercie Dieu pour les bien faits que lui rend l’homme, même au prix de mille sacrifices. La reconnaissance qu’il exprime à son bienfaiteur n’est qu’apparente, car elle s’adresse à Dieu et non à lui. Le sacrifice humain sanglant n’est en fait qu’une expression grossière du secret intime de la religion. Là ; où l’on fait à Dieu des sacrifices humains, là ces sacrifices paraissent les plus dignes de lui, la vie matérielle le bien suprême. Si le christianisme, du moins à notre époque, n’offre plus à Dieu de tels sacrifices, cela provient, indépendamment de mille autres raisons, de ce que la vie sensible n’est plus réputée le bien suprême. On offre donc à Dieu l’âme, l’intention qui paraissent supérieures. Mais les deux sacrifices ont un point commun. Part0ut c’est l’homme qui est sacrifié à Dieu. Les chrétiens en faisant de Dieu un être sans besoins, objet de l’adoration pure, ont écarté, il est vrai, beaucoup de conceptions grossières. Mais ce manque de besoins en Dieu est un attribut métaphysique, abstrait qui n’exprime pas la nature propre de la religion. L’adoration pure ne satisfait pas le cœur religieux, le laisse froid. Il est donc nécessaire que l’on place en Dieu, sinon en paroles, du moins en fait, une disposition correspondante aux besoins du cœur. Toutes les déterminations réelles de la religion reposent sur la réciprocité. L’homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui ; il aime Dieu parce que Dieu l’a aimé le premier. Dieu est jaloux de l’homme, la religion jalouse de la morale ; elle absorbe ses meilleures forces ; elle donne à l’homme ce qui est de l’homme et à Dieu ce qui est de Dieu ; or ce qui est de Dieu, c’est l’intention vraie, pleine d’âme, en un mot le cœur.

Si dans les temps où la religion était sacrée pour tous nous trouvons le mariage, la propriété, les lois de l’État respectées, cela n’a pas son fondement dans la religion même, mais dans la conscience naturelle du droit et de la moralité pour laquelle les rapports moraux et de droit réciproque, comme tels sont sacrés. La religion ne rendra jamais le droit vraiment saint aux yeux de celui pour.qui il ne l’est pas déjà. La propriété n’est pas devenue sacrée parce qu’on l’a représentée comme une institution divine ; mais elle est devenue une institution divine parce qu’elle passait pour sainte en elle-même. L’amour n’est pas saint parce qu’il est un attribut de Dieu ; mais il est un attribut de Dieu parce qu’il est lui-même divin. Les païens n’honoraient pas la lumière, la source d’eau vive parce qu’elles sont des dons de la divinité, mais parce qu’elles se démontrent.à l’homme comme quelque chose de bienfaisant, parce qu’elles consolent celui qui souffre. Ces qualités admirables sont le fondement des honneurs divins qu’ils leur rendaient.

Là où la morale est fondée sur la théologie, le droit sur une autorité divine, là on peut établir et justifier les choses du monde les plus immorales et les plus injustes. On ne peut fonder la morale sur la théologie qu’en faisant dépendre l’être divin de la morale même ; dans le cas contraire on n’a plus de criterium de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas, mais une base arbitraire, une mesure qui peut s’adapter à tout. Pour faire de Dieu le principe de la morale, il faut d’abord la placer en Dieu ; ce qui revient à dire que la morale, le droit, tous nos rapports-essentiels n’ont et ne doivent avoir d’autre principe qu’eux-mêmes ou l’homme leur sujet. Placer quelque chose en Dieu ou le faire dériver de lui, c’est tout simplement. et rien de plus, le dérober à l’examen de la raison, l’affirmer comme indubitable, inviolable, saint, sans vouloir en rendre compte. Tout fondement de la morale ou du droit sur la théologie a donc pour principe un aveuglement volontaire ou involontaire, si ce n’est pas même une mauvaise intention, une arrière-pensée de mensonge et de duplicité. Là où le droit est quelque chose de sérieux on n’a besoin d’aucune inspiration, d’aucun soutien d’en haut. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas un droit chrétien, mais un droit raisonnable et humain. Le bien, le vrai, le juste ont dans leur qualité même le principe de leur sanctification. La morale est une puissance divine. Si elle n’a pas en elle-même son fondement, il n’y a pas de nécessité intime qu’elle existe ; elle est dès lors en proie à l’insondable arbitraire de la religion.

Dans ses rapports avec les idées religieuses, la raison consciente n’a donc qu’un objet, celui de détruire une illusion, et une illusion qui n’est pas le moins du monde indifférente, mais qui au contraire exerce sur l’homme une action radicalement pernicieuse et funeste, lui fait perdre sa force pour la vie réelle et le sens de la vérité et de la vertu. Par elle, en effet, l’amour même, la manière de sentir la plus intime et la plus vraie, de vient une affection apparente et illusoire ; car l’amour religieux n’aime l’homme que pour Dieu, c’est-à-dire il aime l’homme en apparence et Dieu en réalité.

Et pour arriver à ce but, nous n’avons, comme cela a été démontré, qu’à renverser les termes des rapports religieux, qu’à présenter connue fin ce que la religion présente comme moyen, qu’à élever au rang de cause, de principe, ce dont elle fait un accessoire, une condition. Ainsi l’illusion sera détruite et la lumière pure de la vérité brillera à nos yeux. C’est ce que va nous prouver l’examen du baptême et de l’eucharistie, les symboles essentiels les plus caractéristiques de la religion chrétienne.

L’eau du baptême est selon la religion le moyen par lequel l’Esprit-Saint se communique à l’homme. Par cette manière de voir elle se met en dehors de la raison, de la vérité, de la nature des choses. L’examen des sacrements nous a démontré qu’elle se jetait ainsi dans une foule de contradictions toutes plus fortes les unes que les autres. Nous ne pouvons nous délivrer de ces contradictions et de beaucoup d’autres aussi insupportables, donner du baptême une interprétation vraie qu’en en faisant le symbole de l’importance et de la valeur de l’eau elle-même. Le baptême doit nous représenter l’effet merveilleux, mais naturel de l’eau sur l’homme. L’eau possède en fait des propriétés qui ont sur nous des influences non-seulement physiques, mais encore morales et intellectuelles ; non-seulement l’homme se purifie par elle des souillures du corps ; mais dans son sein les écailles lui tombent des yeux, il pense et voit plus clairement, il se sent plus libre ; le feu de ses désirs s’apaise. Combien de saints ont eu recours à la qualité naturelle de l’eau pour vaincre les tentations du démon ! Ce que refusait la grâce, la nature l’accordait. L’eau n’est pas seulement une des conditions de la diététique, mais encore de la pédagogique. Se purifier, se baigner, telle est la première des vertus inférieures. L’eau est le premier et le plus simple moyen pour se mettre en rapport avec la nature. Le bain est pour ainsi dire un procès chimique par lequel notre moi se dissout dans l’être naturel qui l’entoure. L’homme qui en sort est un homme nouveau. La doctrine suivant laquelle la morale est impuissante sans les moyens de la grâce a un sens vrai et profond si, à la place des moyens surnaturels et imaginaires de la religion, nous mettons des moyens naturels. La morale ne peut rien sans la nature et elle doit se servir des moyens les plus simples. Les secrets les plus profonds sont contenus dans les choses communes, dans les choses de tous les jours ignorées de la religion et de la philosophie spéculative qui sacrifient les mystères réels aux mystères illusoires et de même ici la puissance merveilleuse et réelle de l’eau à une puissance de l’eau également merveilleuse, mais imaginaire. L’eau est le moyen le plus simple de grâce ou de guérison contre les maladies de l’âme et celles du corps. Mais elle n’agit que par un usage fréquent et régulier. Le baptême qui n’a lieu qu’une fois est dans ce sens tout à fait inutile, ou si des effets réels lui sont attribués, ce ne peut être que par la superstition. Il devient au contraire une institution raisonnable et digne de respect s’il a pour but de révéler et de célébrer la puissance salutaire de l’eau, de la nature en général sur l’âme et sur le corps.

Mais le sacrement de l’eau a besoin d’un développement. L’eau, en tant qu’élément de vie universel, nous ' rappelle à la mémoire notre origine naturelle que les plantes et les animaux ont en commun avec nous. Dans le baptême nous nous courbons sous la puissance de la nature purement et simplement ; l’eau est l’élément de _ la liberté et de ‘égalité naturelle, le miroir de l’âge d’or. Mais nous hommes, nous nous distinguons du monde des animaux et des plantes qu’avec l’empire inorganique nous comprenons sous le nom commun de nature. Nous devons donc aussi célébrer notre distinction, notre différence essentielle. Les symboles de cette différence sont le pain et le vin. Par leur matière ils sont des produits de la nature, par leur forme des produits de l’homme. Si dans l’eau nous déclarons : l’homme ne peut rien sans la nature ; par le vin et le pain nous déclarons : la nature ne peut rien, du moins rien de spirituel sans l’homme. Homme et nature ont besoin l’un de l’autre. Dans l’eau, l’activité humaine, spirituelle se dissout ; dans le pain et le vin elle arrive à jouir d’elle—même. Le pain et le vin sont des produits surnaturels, dans le seul sens véritable, d’accord avec la raison et la réalité. En eux nous adorons la puissance surnaturelle de l’esprit, de la conscience, de l’homme. Aussi cette fête ne s’adresse-t-elle qu’à l’homme mûr pour la conscience ; le baptême peut être donné aux enfants. Mais en même temps nous fêtons ici le vrai rapport de l’esprit avec la nature ; celle-ci donne la matière ; lui il donne la forme. La fête de l’eau nous inspire de la reconnaissance pour la nature en général, le pain et le vin de la reconnaissance pour l’homme. Le pain et le vin comptent parmi les inventions les plus anciennes ; ils nous mettent sous les yeux cette vérité que l’homme est le dieu de l’homme, son bienfaiteur et son sauveur.

Boire et manger constituent le mystère de l’eucharistie. Et en fait l’acte de boire et de manger est par lui-même un acte religieux, ou du moins doit l’être. À chaque morceau de pain qui te délivre des tourments de la faim, à chaque goutte de vin qui réjouit ton cœur, aie soin de penser au Dieu de qui tu as reçu ces dons — bienfaisants, aie soin de penser à l’homme. Mais que ta reconnaissance pour l’homme ne te fasse pas oublier celle que tu dois à la nature ! N’oublie pas que le vin est le sang de la plante comme la farine en est la chair, chair et sang sacrifiés tous deux à la conservation de ton existence ! N’oublie pas que la plante te met sous les yeux l’essence de la nature qui se consacre libéralement à la satisfaction de tes besoins ! Et si tu ne peux t’empêcher de sourire en m’entendant nommer le boire et le manger des actes religieux, parce que tu les trouves communs, et qu’étant répétés tous les jours, ils sont accomplis par une infinité d’hommes sans l’intelligence, l’esprit et l’intention qui leur sont dus, veuille bien remarquer aussi que l’eucharistie elle-même est chez beaucoup d’individus un acte grossier et sans esprit parce qu’il a lieu souvent. Pour apprécier l’importance religieuse de l’usage du pain et du. vin, transporte-toi donc par la pensée dans des circonstances où cet acte journalier est violemment interrompu. La faim et la soif ne détruisent pas seulement chez l’homme la force physique, mais encore la force morale et intellectuelle. Elles le privent de son humanité, de sa raison et de sa conscience. Oh ! si jamais tu éprouves un tel malheur, combien tu apprécieras, combien tu béniras les qualités naturelles du pain et du vin qui te rendront l’intelligence et la vie ! C’est ainsi qu’il suffit d’interrompre le cours ordinaire des choses pour trouver une valeur immense dans ce qui paraît commun, pour attribuer à la vie en général une signification religieuse. Que le pain soit donc sacré pour nous, sacré le vin, mais sacrée aussi l’eau ! Amen.