Essence du christianisme/Deuxième partie/Notes

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 321-387).

NOTES — REMARQUES — EXPLICATIONS


La conscience de l’être infini n’est pas autre chose dans l’homme que la conscience de l’infinité de son être ou de sa nature.

« La félicité est notre unique, notre dernier désir ; mais ce désir ne peut être apaisé par aucun bien terrestre, car tout ce qui appartient a la terre est au-dessous de l’esprit humain. Dieu seul peut satisfaire l’homme et le rendre heureux, car l’homme reconnaît par son intelligence et cherche à réaliser par sa volonté le bien universel (c’est-à-dire infini) et ce bien ne peut être trouvé qu’en Dieu. » (Thomas A., De princip. regim., 1. i, 8.) « Si rien de corporel, de terrestre, c’est-à-dire de particulier ; si l’infini seul répond à l’esprit humain, possède une valeur proportionnée à la sienne, peut satisfaire son intelligence et sa volonté, l’être infini n’est donc qu’une expression, qu’une révélation, qu’une réalisation de l’être infini de l’homme. — « Un être mortel ne sait rien d’un être immortel. » (Sallustius dans Grotius. De veritate relig. christ., 1. i, s. 24.) » L’être infini n’est que l’infinité de l’homme personnifiée ; en faisant de Dieu le but final de l’homme, on déclare par cela même qu’il n’est pas autre chose que l’être humain ; car le but final d’un être ne peut pas se trouver évidemment en dehors de lui. — Nam qui movetur à Deo tamquam fine non movetur à Deo tamquam fine non movetur ab extrinseco sed a seipso — « Les êtres capables de connaître se distinguent de ceux qui sont privés de cette faculté en ce que, outre leur propre forme, ils possèdent la forme de ceux-ci. Car la forme de l’objet connu est dans le sujet qui connaît. De là il résulte que la nature des premiers est bien plus vaste et plus compréhensive que celle des seconds. Aussi le philosophe (Aristote) a-t-il dit que l’âme est dans une certaine nature tout. La limite d’une forme (d’un être) provenant de la nature ou mieux de la matière, plus quelque chose est immatériel, plus est grand son rapport avec l’infini. » (Thomas Aq., Summa, p. I, qu. 14, art. 2.) « Tout ce qui a une puissance infinie (virtutem infinitam) est de sa nature infini. Mais l’esprit a une puissance sans bornes, car il embrasse l’universalité des choses, et cela provient de ce que sa puissance n’est rien de matériel, n’est point due à l’activité d’un organe quelconque du corps. » (Ibid., qu. 7, art. 2.) « Ce n’est pas notre chair qui est formée à l’image de Dieu, mais notre âme, qui, libre dans tous ses mouvements, nous transporte aux lieux les plus éloignés, voit les absents et contemple en un clin d’œil l’univers. » (Ambroise, Hexam., VI, c. 8.) « Si nous voulons dire la vérité sans crainte et sans détours, l’homme est en fait supérieur aux dieux ou du moins leur égal. Quand un Dieu descend sur la terre, il abandonne le ciel ; mais l’homme s’élève au ciel et le mesure dans ses profondeurs sans quitter la terre, tant est grande la puissance de son développement ; nous pouvons donc hardiment proclamer que l’homme terrestre est un Dieu mortel, et le Dieu céleste un homme immortel. » (Hermes, Trism. Pæmander, c. 10.) « La faculté de connaître et d’agir n’est pas bornée chez l’homme comme chez les animaux ; elle est au contraire inépuisable, infinie, et le rend semblable à Dieu. » (Hugo Grotius.) — L’infinité de l’être humain, exprimée par nous d’une manière indirecte et sous forme de conclusion, est exprimée dans ces citations que l’on pourrait multiplier à volonté, aussi clairement et aussi directement que possible. L’infinité psychologique est le fondement de l’infinité théologique ou métaphysique. L’incommensurabilité, l’existence de Dieu en tout temps et en tous lieux à la fois, ne sont pas autre chose que la réalisation de l’incommensurabilité et de la présence universelle dans le temps et dans l’espace de l’imagination ou de la fantaisie humaine.




L’être infini ou dirin est l’être spirituel de l’homme, projeté par l’homme en. dehors de lui-même et contemplé comme un être indépendant. Dieu est esprit, cela veut dire en vérité : l’esprit est Dieu. Tel est le sujet, tel est l’objet. Dieu, en tant qu’être abstrait, immatériel, objet de la raison pure, n’est que l’essence de la raison même, n’est que la raison se voyant et se posant comme Dieu.


« Il ne manque à Dieu aucune des perfections que l’on trouve dans une espèce d’êtres quelconque. Parmi ces perfections, les principales sont la raison et l’intelligence. Par elles, en effet, un être est jusqu’à un certain point tout être, puisqu’il comprend en lui les qualités de toutes choses. — Dieu est donc raisonnable et intelligent. » (Thomas Aq., Summa, l. i. c. 44.). « Le sage a une certaine parenté avec Dieu ; car il est actif par l’intelligence, qui est l’essence même de Dieu. » (Synesius.) « Il y a une plus grande unité entre Dieu et l’homme qu’entre l’esprit et la chair ; car l’accord est plus grand entre des natures spirituelles qu’entre une nature spirituelle d’une part et une nature corporelle de l’autre. » (Victor Hugo.) « Parmi toutes les créatures, l’esprit seul peut s’élever à l’étude de l’être divin, parce qu’il lui ressemble le plus par sa nature ; plus donc, l’esprit s’appliquera à se connaître lui-même, plus il deviendra habile dans la connaissance de Dieu. » (Anselme, Monolog., c. 66.) « L’esprit humain ne peut être comparé qu’à Dieu. » Cic., Tusc.) « On ne peut se représenter Dieu que comme l’esprit libre, indépendant, dégagé de tout élément mortel. » (Ibid.)— En général les anciens nommaient directement l’âme, l’esprit, la raison, Dieu, tandis que les chrétiens nient en parole la ressemblance de Dieu et de l’homme et la soutiennent en fait. Ils reprochaient aux païens d’avoir divinisé la raison et ils font la même chose. Il n’y a qu’une différence ; c’est que les chrétiens ont divinisé non-seulement la raison, mais encore le sentiment, c’est-à-dire l’homme tout entier. « La vie contemplative, dit fort bien saint Thomas, dans son commentaire du cantique des cantiques, n’a pas la même signification chez les théologiens (lisez : les chrétiens) et chez les philosophes (lisez : les païens). Pour ces derniers la félicité, le but de la contemplation consiste dans la sagesse, dans l’exercice de la puissance intellectuelle ; pour les premiers elle consiste bien moins dans la pensée que dans la dégustation, pour ainsi dire ; bien moins dans l’acte de contempler lui-même que dans l’amour qu’il inspire et ses douceurs. En prenant les sens pour caractériser cette différence, on peut donc dire : que la vie contemplative des philospphes réjouit les yeux et les oreilles, — car de tous les sens ce sont ceux qui contribuent le plus à l’édification de la science, — et que la contemplation spirituelle, au contraire satisfait le goût, l’odorat et le sentiment. » — Lors donc que les chrétiens nient que Dieu soit l’âme ou l’esprit, par esprit ils entendent l’homme pensant, et par âme cette partie de nous-mêmes qui sent et éprouve des besoins. Saint Augustin dit, par exemple (Contra Fortunatum) : « Autre chose est Dieu et autre chose l’âme ; Dieu est incorruptible, impénétrable, implacable ; l’âme, au contraire, peut être souillée par le péché, etc. ; » et saint Thomas : « Dieu est éternel, mais l’âme n’existait pas avant son corps ; Dieu est immuable, l’âme changeante ; Dieu est l’activité pure ; l’âme peut souffrir : elle ne peut donc pas être la substance divine elle-même. » − Évidemment, dans ces passages l’âme ne signifie pas autre chose que l’homme. Pour les chrétiens, en effet, l’âme est aussi impénétrable, aussi incorruptible et aussi impeccable que Dieu, car elle est immatérielle, simple, individuelle et immortelle. En un mot, ce qu’ils lui refusent dans la morale, ils le lui accordent dans la métaphysique. On le voit surtout dans la doctrine de l’immortalité, ou les attributs divins lui sont tous rendus. Ainsi, pour démontrer l’existence d’un dieu, c’est-à-dire d’un être différent de l’âme humaine, les chrétiens nient l’existence de l’âme en tant que distincte du corps ; et pour démontrer l’existence de l’immortalité, ils nient la différence de l’âme et de Dieu en proclamant l’âme indépendante et incorruptible. C’est avouer que l’âme de Dieu n’est pas autre chose que l’âme de l’homme : car l’âme de la théologie est purement et simplement l’âme immortelle. — Si nous sommes chrétiens, dit saint Augustin, ce n’est, à proprement parler, que pour la vie qui ne doit pas finir. (Cité de Dieu, 8, l. 6. c. 9.)




Dieu n’est pas celui-ci ou celui-là, ton esprit ou le mien, mais l’esprit en général conçu en même temps comme esprit particulier ; il est l’idée de l’espèce réalisée dans un individu.


Pour les païens, l’espèce était un être idéal n’ayant aucune existence en dehors des individus réels ; pour les chrétiens, elle a, comme idée pure, une existence personnelle et indépendante. Le polythéisme est fondé sur la différence, le monothéisme sur l’unité de la pensée et de l’être, de l’espèce et de l’individu.

« On ne dit pas de tel ou tel objet qu’il est la blancheur parce que cette couleur particulière n’existe pas par elle-même et ne peut s’isoler s’individualiser que dans l’objet réel ; de même on ne dit pas non plus que Socrate ou l’homme est l’humanité ; mais l’essence divine est individualisée en elle-même (divine essentia est par se singulariter existens et in seipsa individuata). On fait ainsi de l’essence divine un attribut de Dieu ; c’est comme si l’on disait : Dieu est son essence, ou mieux : Dieu est la divinité. » (Thomas, S., 1. i, c. 21.) « On ne peut pas faire entrer la matière individuelle avec ses accidents particuliers dans la définition d’une espèce ; on ne peut pas définir l’espèce humaine, par exemple, par tel ou tel os, tel ou tel muscle, ou toute autre chose qui appartient à l’individu ; d’où il suit que l’homme et l’humanité ne sont point tout à fait un même être. Mais la où il n’y a aucune combinaison de forme et de matière (d’esprit et de chair), où les formes sont individualisées par elles-mêmes et non par une matière spéciale, la elles sont des personnes véritables et en même temps elles sont identiques avec leur essence ou espèce. Dieu, n’étant point un composé de matière et de forme, est par conséquent sa divinité (c’est-à-dire la divinité), sa vie (c’est-à-dire la vie) et tous ses autres attributs en même temps. » — « Plus un nom est général et indéterminé plus il est applicable à Dieu ; le nom qui lui convient le mieux est donc celui-ci : je suis celui qui suis, c’est-à-dire le nom de l’être purement et simplement. » (Ibid., qu. 13, art. 11.) « Quand nous empruntons aux choses créées des expressions comme celles-ci : génération, fils, pour les appliquer à Dieu, nous avons soin d’en séparer dans notre esprit tout ce qu’elles ont de grossier et de matériel et de n’en conserver que le sens pur, qui signifie seulement communication de substance ou de nature ; il en est de même quand nous appelons Dieu le verbe ou la parole. » (Petavius, De Trinitate, l. viii, 14.) — Oui, il en est ainsi : le fils divin n’est que le fils in abstracto, l’idée du fils en général ; le Verbe de Dieu ne ressemble pas aux mots exprimés par l’homme et résonnant dans l’atmosphère ; il n’est ni grec, ni latin, ni hébreu, il est tout cela à la fois ; il est le mot en soi, l’espèce ou le genre, mot auquel on peut naturellement accorder tous les attributs divins, simplicité, immuabilité, universalité et le reste. Dieu n’est qu’une masse d’adjectifs dont on fait des substantifs, d’attributs dont on fait des sujets. Il est l’actus purus, l’activité pure sans passivité, c’est-à-dire sans corps. La question : Y a-t-il un Dieu ? revient à celle-ci : Peut-on voir sans yeux, penser sans cerveau, aimer sans cœur, produire sans organes générateurs ? croire en Dieu, c’est croire à une force sans organe, à un esprit sans nature ou sans corps, à un abstrait sans concret, à une essence sans existence, c’est-à-dire, croire au miracle.

Dans ce fait que Dieu n’est pas autre chose que l’idée d’espèce personnifiée, nous avons la clef de tous les mystères de la théologie, l’explication et la solution de toutes les difficultés à propos desquelles théologiens et philosophes se sont en pure perte cassé la tête. Nous voyons pourquoi l’on ne parle jamais de Dieu qu’en général et pourquoi à toutes les questions particulières on fait toujours une réponse négative. Nous comprenons quel est le véritable sens de l’infinité, de la causalité, de la sublimité, de la perfection et en général de tous les attributs de la nature positive et négative de Dieu. Dieu est l’être dont on peut tout affirmer et tout nier, il est à la fois tout et rien dans le même sens que la couleur en général est à la fois toutes les couleurs et aucune ; il est infini dans le même sens que l’espèce qui n’est point limitée par un individu, une époque ou un lieu particulier ; il est au-dessus de l’homme comme la couleur est au-dessus de toutes les couleurs, l’humanité au-dessus d’un de ses membres ; il est parfait comme l’espèce par rapport à l’individu, — car la couleur est toutes les couleurs, tandis qu’une couleur particulière n’est que celle-là à l’exclusion des autres ; — l’espèce contient toutes les perfections distribuées entre ceux qui la composent, etc. Il y a donc autant de folie à se représenter Dieu comme réalisé dans un individu qu’à se représenter toutes les couleurs dans une seule. Ce qui est juste et raisonnable, c’est de résoudre l’être divin dans ses éléments, de le ramener aux êtres réels dont on avait fait abstraction pour composer son essence, et de le concevoir réalisé par la totalité des individus entre lesquels sont distribuées ses perfections et ses vertus. « Quoique Dieu reste indivisible en lui-même, dit saint Thomas, cependant toutes ses puissances sont partagées par les créatures et chacune d’elles en prend plus ou moins suivant sa faculté respective. » (Commentaires sur Denys, c. 11.)




Dieu n’est point un être physiologique ou cosmique : c’est un être psychologique.


Pour trouver un Dieu dans la nature il faut d’abord l’y mettre. Les preuves de l’existence de Dieu par les phénomènes naturels ne sont que des preuves de l’ignorance et de l’arrogance avec lesquelles l’homme fait des limites de son intelligence les limites de la nature elle-même. Lors même que l’on admet des buts particuliers dans la nature, on n’en peut point faire dériver un être qui existe en dehors ou au-dessus d’elle. Le but n’est pas distinct et indépendant des moyens, il ne leur est pas plus supérieur ou extérieur que le but de l’œil, la vue, par exemple, n’est au-dessus ou en dehors de la nature, de la construction, de l’organisme de l’ail lui-même. Mais d’où vient-il, dit le déiste, en l’isolant par la pensée et le considérant ainsi séparé de l’ensemble ? Et d’où viennent les moyens ? peut-on répondre. Comment un être qui a besoin d’une tête pour penser pourrait-il provenir d’un être qui pense sans tête ? Pourquoi un être immatériel, tout-puissant, qui agit avec rien, va-t-il se servir de moyens matériels ? On ne peut conclure légitimement de la nature à un Dieu, c’est-à-dire à une cause surnaturelle et spirituelle que là où l’on croit qu’il est possible de voir sans yeux et d’entendre sans oreilles, là où le trait d’union entre la cause et l’effet, le but et le moyen, l’organe et la fonction est proprement l’être suprême. « Les choses naturelles, dit Calvin, ne sont que des instruments dont Dieu se sert à volonté suivant les fins qu’il se propose. Aucune créature n’a une puissance aussi admirable que le soleil ; il éclaire toute la terre de sa lumière, la féconde de ses rayons, soutient et réjouit les animaux et les plantes de sa chaleur… et cependant, avant de le créer, le Seigneur ordonna à la lumière d’exister et à la terre de produire des plantes et des fruits, afin qu’on le reconnut lui, lui seul, pour la vraie et unique cause de tout. » (Moïse, I, 3, 11. « Aucun homme pieux n’attribuera donc au soleil principalement des effets qui existaient avant lui et que sans lui Dieu aurait pu fort bien produire par sa volonté. » (Instit. chret. rel., l. 1, c. 16.) C’est vrai ; sans nature il n’y aurait point de Dieu ; mais si la nature est la condition, l’homme est la cause de la divinité. La nature en fournit la matière, l’homme la pénètre d’une âme. La puissance vient de la nature, la toute-puissance vient de l’homme. Deux images ont été présentées à l’homme pour lui permettre d’y contempler l’invisible, l’image de la nature et l’image de la grâce. La première est l’aspect, la figure de ce monde, la seconde, l’humanité du Verbe. La nature pouvait bien démontrer, mais elle ne pouvait pas éclairer ; l’humanité du Rédempteur a éclairé avant de démontrer. La première nous annonçait Dieu, nous disait seulement qu’il existe ; le second nous fait connaître qu’il est là présent. » (Hugo, Comm. s. Denys.) « Les choses sensibles ne peuvent pas nous faire connaître Dieu tel qu’il est ; elles ne sont que des effets qui n’épuisent pas la puissance de leur cause, qui ne la représentent pas d’une manière adéquate. On sait seulement par elles que Dieu existe et ce qui lui appartient en tant que cause première. » (Thomas A., Summa, p. i, qu. 12.) — Mais la causalité pure, fût-elle primitive et universelle, ne suffit pas pour faire un Dieu : c’est une conception physique, quelque abstraite et hyperphysique qu’elle soit au point de vue de la théologie ; — « la connaissance naturelle ne s’élève pas jusqu’à Dieu en tant qu’objet de la félicité ; le dieu objet du bonheur futur est le seul dieu religieux véritable, le seul qui mérite ce nom. » « Dans la nature, dit encore le même, on ne trouve que des traces de la Divinité ; une trace montre simplement que quelqu’un est passé sans rien nous faire connaître de plus. L’image de Dieu ne se trouve que dans une créature raisonnable, c’est-à-dire dans l’homme. », » (Ibid., p. I, qu. 45, a. 7.) La foi en une origine surnaturelle de la nature a donc pour base la foi à la surnaturalité de l’homme. L’homme se distinguant lui-même de la nature et ne pouvant s’expliquer son origine en elle fait aussi provenir la nature d’un être qui en est distinct. Et lui, d’où vient-il donc ? D’un être semblable au sien qui, de plus, est éternel. Cet être n’est le créateur du monde que d’une manière indirecte, que parce qu’il est le créateur ou plutôt le père de l’homme et qu’il n’aurait pas créé l’homme s’il n’avait pas d’abord créé le monde dans lequel l’homme se trouve placé bon gré mal gré. La nature vient donc de Dieu parce que l’homme vient de Dieu, et l’homme a une origine divine parce qu’il est un être divin ou d’essence divine. Cette essence, il la conçoit en lui comme individu, en Dieu comme espèce, en lui comme bornée, en Dieu comme infinie. S’il en fait un être indépendant et personnel, c’est qu’il ne peut pas faire accorder dans son esprit l’idée de son origine dans le temps avec l’idée de sa divinité. Je suis une créature divine, un enfant divin, voilà la plus haute conscience que l’homme a de lui-même. « Si l’empereur, dit Épictète, t’adoptait pour fils, on ne pourrait pas supporter ton insolence ; pourquoi donc n’es-tu pas fier de savoir que tu es fils de Dieu ? » (Arrian. Epict., 1. I, c. 3.).




Le monde, la nature n’a aucune valeur, aucun intérêt pour le chrétien. Le chrétien ne pense qu’à lui-même, au salut de son âme, ou, ce qui est la même chose, à Dieu.


« Que ta première et dernière pensée soit toi-même ; que ta pensée unique soit ton salut. » (Pseudo Bernhard.) « Le soleil est-il plus grand que la terre ou n’a-t-il qu’un pied de largeur ? La lune nous éclaire-t-elle avec sa propre lumière ou avec une lumière empruntée ? Le savoir nous importe peu, l’ignorer ne nous cause aucun dommage ; — une seule chose est en danger, c’est le salut de nos âmes., Arnobius, Adv. gent., t. II, c. 61.) « Quel est l’objet de la science ? je vous le demande un peu ; la cause des choses naturelles ? Mais quel profit retirerai-je de connaître les sources du Nil ou les rêveries des physiciens sur le ciel ? » Lactance. Nous ne devons point être curieux ; beaucoup de gens qui ne daignent pas s’inquiéter de savoir ce que c’est que Dieu trouvent une certaine grandeur dans les recherches sur cet ensemble de corps que l’on appelle le monde. Notre âme doit étouffer cette vaine curiosité qui conduit presque toujours l’homme à la croyance que la matière seule existe. » (Augustin.) « La résurrection de la chair et sa vie éternelle sont infiniment plus dignes d’être l’objet de notre intelligence, que tout ce que les médecins ont, par l’étude, appris du corps de l’homme. » (Id., De anima, liv. iv, c. 10.) « Laisse de côté la science naturelle : c’est assez que tu saches que le feu est brûlant et l’eau froide ou humide ; apprends purement et simplement de quelle manière tu dois traiter ton champ, ton bétail, ta maison et ta famille. — Que ton seul désir soit de connaître le Christ : par lui tu sauras qui tu es et ce que Dieu est, résultat auquel ne sont jamais parvenus les savants ès sciences naturelles. » (Luther, t. 13, 264.)

Toutes ces citations, que l’on pourrait multiplierà l’infini, démontrent clairement que le vrai christianisme ne contient aucun principe de culture scientifique. Le but pratique, l’objet du chrétien est simplement le ciel, c’est-à-dire la félicité réalisée. Le but théorétique est simplement Dieu ou l’être identique avec le salut de l’âme. Qui connaît Dieu connaît tout. De même que Dieu est infiniment au-dessus du monde, de même la théologie est infiniment au-dessus de la science mondaine. La théologie rend heureux, car son objet n’est pas autre chose que le bonheur personnifié. « Malheureux qui connait tout, mais ne te connaît pas ; heureux au contraire qui te connaît, lors même qu’il ne connaît rien autre chose. » (Augustin.) Si Dieu se révèle dans la nature, ce n’est que par ses attributs généraux et indéterminés ; mais dans la religion, dans le christianisme il se fait connaître en personne. La connaissance de Dieu par la nature est paganisme ; la connaissance de Dieu par le Christ, qui contenait en lui sous forme sensible la plénitude divine est christianisme. La civilisation des peuples modernes provient donc si peu du christianisme, qu’on ne peut, au contraire, l’expliquer que par sa négation, que par une révolte contre lui, révolte qui tout d’abord eut, il est vrai, un sens purement pratique. En général, il faut faire une distinction entre ce que les chrétiens ont dit et fait comme chrétiens d’accord avec leur foi, et ce qu’ils ont dit et fait comme païens ou hommes naturels, en contradiction avec cette même foi.

Combien « frivoles » sont donc les chrétiens modernes lorsqu’ils attribuent avec emphase au christianisme les arts et les sciences du monde nouveau ! et combien dignes d’estime à côté de ces vantards sont les chrétiens des premiers temps ! Ils ne connaissaient pas d’autre christianisme que celui qui contient la foi chrétienne. Pour les trésors et les richesses de ce monde, pour les sciences et les arts, ils ne les faisaient point entrer dans leur religion et se reconnaissaient sous ce rapport inférieurs aux Romains et aux Grecs. — « Pourquoi ne t’étonnes-tu pas aussi, Érasme, de ce que toujours parmi les païens il s’est rencontre des plus grands hommes, de plus hautes intelligences, une plus grande application à l’étude, une habileté plus parfaite dans tous les arts que chez les chrétiens, le peuple de Dieu ? Le Christ lui-même l’a dit, et ce sont des paroles grosses de conséquences : « Les enfants de ce monde sont plus experts que les enfants de la lumière. » En effet, quel homme parmi les chrétiens pourrions-nous comparer à Cicéron ? » (Luther, t. XIX, p. 37.) « En quoi donc leur sommes-nous supérieurs ? en intelligence, en science, en éducation morale ? Pas le moins du monde. Une seule chose nous élève au-dessus d’eux, — la connaissance et l’adoration du vrai Dieu. (Mélanchton, Déclam., t. III.)




Dans la religion l’homme n’a que lui-même pour but ; car il se fait le but, l’objet des pensées de Dieu. Le mystère de l’incarnation est le mystère de l’amour de Dieu pour l’homme ; mais le mystère de l’amour de Dieu n’est que le mystère de l’amour de l’homme pour lui-même. Dieu souffre, — il souffre pour nous, — voilà la plus haute jouissance du cœur, la plus haute certitude qu’il se donne de sa valeur infinie.


« Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a sacrifié son fils bien-aimé. » (Saint Jean, iii, 6.) Si Dieu est pour nous, qui peut être contre nous ? Et il n’a pas égorgé son propre fils, mais il l’a sacrifié pour nous tous » (Romains, viii, 31-32.) « Louons Dieu de son amour pour nous, puisque le Christ est mort pour notre salut. Ibid.) — Lisez l’épître à Titus, 3, 4, et celle adressée aux Hébreux, 2, 11. — « Le chrétien peut voir dans le monde entier des preuves de la Providence, mais nulle part autant que dans l’acte providentiel le plus divin, le plus incroyable à cause de l’amour pour l’homme qu’il révèle, je veux dire l’incarnation de Dieu accomplie par nous. » (Grég. de Nysse.) « Voyez, frères ! combien Dieu s’est humilié pour l’homme. Donc, qu’aucun de vous ne se méprise, puisque c’est pour lui que Dieu s’est soumis à cette ignominie. » (Augustin.) « Ô homme, toi pour qui Dieu s’est fait homme, quelle valeur immense n’as-tu pas le droit de t’attribuer ? » (Id.) « Qui peut haïr l’homme dont la nature et l’image peuvent être contemplées dans l’humanité de Dieu ? Assurément qui hait l’homme hait Dieu. » (Id.) « L’œuvre principale de la providence divine est l’incarnation ; ni le ciel, ni la terre, ni la mer, ni le soleil, ni les étoiles ne témoignent autant de l’incommensurable bonté de Dieu pour nous que l’incarnation de son fils. Elle démontre que Dieu non-seulement s’occupe de nous, mais s’en occupe avec amour. » Théodoret.) « Si l’homme s’attache à des choses qui sont au-dessous de Dieu, c’est qu’il méconnaît la dignité de sa nature. Aussi, pour montrer à l’homme cette dignité de la manière la plus éclatante, Dieu a revêtu la nature humaine. » (Thomas A.) Etc., etc.




L’homme à son tour doit souffrir comme Dieu a souffert, et de la même manière que lui. La religion chrétienn est la religion de la douleur.


« Nous devons suivre les traces du Sauveur et l’exemple qu’il nous a donné ; or, nous lisons de lui qu’il a pleuré, mais nous ne lisons pas qu’il ait jamais ri. » (Salvien.) — « Les Chrétiens doivent souffrir et gémir dans ce monde parce que la vie éternelle leur appartient. » (Origène.) — « Personne ne peut désirer la vie éternelle et incorruptible, si déjà cette vie mortelle et corrompue n’excite pas son aversion. Que désirons-nous donc, si ce n’est de n’être plus ce que nous sommes, et pourquoi le désirons-nous ? Parce que l’existence telle qu’elle est, nous dégoûte. » (Augustin.) — « Si quelque chose était plus propre que la souffrance à opérer le salut de l’homme, le Christ nous l’aurait certainement montré en parole et en action. Nous ne pouvons entrer dans le royaume de Dieu qu’à travers mille épreuves. » (Thomas a Kempis.) — En désignant le christianisme comme la religion de la douleur, nous parlons, bien entendu, du christianisme primitif. Déjà le protestantisme a nié la passion du Christ comme principe de morale ; il s’est contenté, par confiance en lui-même, de faire ressortir les mérites du Sauveur, tandis que le catholicisme, par sympathie pour ses souffrances, les a proposées comme modèle, comme exemple à imiter. « Autrefois dans le papisme, dit Luther, on prêchait les souffrances de Notre Seigneur de manière à montrer que le chrétien avait pour devoir de les prendre pour modèle. On faisait tout son possible pour émouvoir les auditeurs jusqu’aux larmes et les remplir de compassion pour Marie et son fils, et celui qui y réussissait le mieux, passait pour le meilleur prédicateur de la passion. Mais nous, nous prêchons les souffrances du Seigneur comme l’Écriture sainte nous l’enseigne… Le Christ a souffert pour l’honneur et la gloire de Dieu ; mais pour ce qui te regarde, toi, moi et nous tous, il a souffert pour notre délivrance et notre félicité. Causa et finis, la cause et la fin de la vie du Christ, c’est, avoir souffert pour nous ; aucune autre souffrance ne doit avoir cet honneur. » (T. XVI, p. 182.) Il ne faut donc pas s’étonner si les chrétiens d’aujourd’hui ne veulent plus entendre parler des douleurs du Christ. Ils sont, en effet, les seuls qui comprennent le vrai christianisme, car ils s’appuient seulement sur la parole divine de la sainte Écriture. Et la Bible, comme on sait, a cette précieuse faculté, qu’on y trouve tout ce qu’on veut y trouver. Ce qui y était autrefois, naturellement, n’y est plus aujourd’hui. Le principe de stabilité a depuis longtemps disparu de ce livre divin. Aussi mobile est l’opinion de l’homme, aussi mobile est la révélation de Dieu. Tempora mutantur. — Voilà un ton sur lequel la sainte Écriture sait aujourd’hui chanter. Mais c’est là le privilége de la religion chrétienne, on peut lui arracher le cœur sans cesser d’être bon chrétien, seulement gardons-nous de toucher à ce nom. Les chrétiens de nos jours sont encore très-sensibles sur ce point ; c’est même le seul sur lequel ils sont d’accord avec les chrétiens d’autrefois. De même que jadis le simple nom du Christ opérait des miracles, de même il en opère encore aujourd’hui, mais d’une tout autre espèce. Jadis ce nom chassait de l’homme le mauvais esprit ; aujourd’hui c’est le chrétien qu’il en chasse.




Le mystère de la Trinité est le mystère de la vie à deux ou à plusieurs, — le mystère du toi et du moi.


« Nous reconnaissons qu’il n’y a qu’un Dieu, mais qu’il n’est pas un au point d’être seul. » (Concil. Chalced.) « Si quelqu’un veut soutenir que ces paroles : « Faisons l’homme, » n’ont pas été adressées par le Père au Fils, mais simplement à lui-même, qu’il soit maudit. » (Concil. Smyr.)

« De ces paroles : « Faisons l’homme, » il résulte que Dieu, au moment de la création, s’entretenait avec quelqu’un. » (Athanase.) Etc., etc. Les protestants ont expliqué ce passage de la même manière. (V. Luther, t. I, p. 19.) Et ce ne sont pas seulement des entretiens qui ont lieu entre les principaux personnages de la Trinité, mais encore des délibérations et même des contrats comme dans la société humaine, » Pour ce qui est de la délivrance de l’homme, il nous est impossible de ne pas admettre qu’il y a eu un certain accord, une espèce de contrat entre le Père et le Fils. (Buddeus. De plus, comme l’amour est le lien essentiel des personnes divines, la Trinité est l’image céleste de l’union d’amour la plus profonde, je veux dire du mariage. « Prions maintenant le Fils de Dieu, d’unir les cœurs du fiancé et de la fiancée, par l’entremise de l’Esprit-Saint, qui est le lien de l’amour réciproque entre le Fils et le Père éternel. » (Mélanchton, Disc. s. le mariage, t. III.)

Les différences qui éclatent dans le sein de la Trinité divine sont des différences naturelles et physiques. « Nous sommes tous fils de Dieu mais non pas de la même manière que le Christ ; celui-ci est le seul fils véritable, par origine et non par adoption, en vérité et pas seulement de nom, par naissance et non par création. » Pierre Lombard.) Si d’ailleurs l’amour de Dieu veut être une vérité, il faut nécessairement que le Fils aussi soit une vérité. Dieu est un être triple, en trois personnes, cela veut dire : Dieu n’est pas seulement un étre métaphysique, abstrait, spirituel, mais encore un être physique. Le point central de la Trinité, c’est le Fils, et le mystère de la génération est un mystère de la nature. Le Fils est en Dieu la satisfaction des besoins du cœur, et tous les besoins du cœur, même ceux d’un Dieu personnel et d’une céleste félicité, sont des besoins sensuels, car le cœur est essentiellement matérialiste ; il n’est satisfait que par un objet qui peut être vu et senti. Cette vérité éclate d’autant plus que dans le sein de la Trinité divine, le Fils conserve la forme humaine comme attribut permanent. « Le corps de Notre-Seigneur est ressuscité d’entre les morts et a revêtu la gloire de Dieu ; mais c’est toujours un corps, et il a conservé la forme primitive. » (Théodoret.) « Il est hors de doute que nous verrons un jour le Christ avec nos propres yeux. » (J.-F. Buddeus.) Etc., etc.

La différence entre le Dieu père, c’est-à-dire de nature matérielle, et le Dieu son fils ou spirituel, n’est pas autre chose que la différence entre l’homme mystique et l’homme raisonnable L’homme raisonnable vit et pense ; il demande à la pensée ce que lui refuse la vie, et à la vie ce que lui refuse la pensée. Par la raison il acquiert la certitude de la réalité des choses sensibles, et dans la pratique il unit à l’activité vitale, l’activité intellectuelle. Ce que la vie me procure, je n’ai pas besoin de le placer dans un esprit, un être métaphysique, un dieu. Amour, amitié, contemplation, voilà des biens que me donne le monde et que l’intelligence ne me donne pas, ne peut pas et ne doit pas non plus me donner. Voilà pourquoi, lorsque je pense, j’écarte, autant que possible, les besoins sensuels du cœur, afin de ne pas obscurcir mon esprit par les passions. Développement à part de chaque faculté, telle est dans la vie comme dans la pensée la condition de la sagesse. Je n’ai pas besoin d’un dieu qui, par une physique imaginaire et mystique, remplisse les lacunes de la physique réelle. Mon cœur est satisfait quand ma raison est active. S’il ne se contient pas, s’il veut sortir de sa sphère et se mêler à tort du travail de la pensée qui ne le regarde point, je suis obligé d’être à son égard froid, indifférent, abstrait, c’est-à-dire libre. Je ne pense donc pas pour satisfaire mon cœur, mais pour satisfaire ma raison que mon cœur ne satisfait pas ; je pense par pur désir de connaître et je ne demande à Dieu que la jouissance de la raison pure. Le dieu du cerveau qui pense est donc nécessairement tout autre que le dieu du cœur, dont l’unique désir est sa propre satisfaction quand même. Et l’homme mystique ne désire pas autre chose ; il ne peut pas supporter le feu purificateur d’une critique impartiale ; il a toujours la tête obscurcie par les vapeurs qui montent du foyer mal éteint de son imagination ardente. Il ne s’élève jamais à une pensée libre, abstraite, désintéressée, jamais à la contemplation des choses dans leur simple nature, dans leur vérité et leur réalité. Hermaphrodite spirituel, il identifie immédiatement, sans distinction aucune, le principe viril de la pensée et le principe féminin de la contemplation sensible, c’est-à-dire il se fait un Dieu dans lequel la satisfaction de son penchant à connaître est en même temps la satisfaction de son penchant sexuel. C’est sous les honteux auspices d’un pareil hermaphroditisme mystique, c’est d’un rêve voluptueux, d’une métastase maladive du sperme dans le cerveau, qu’est sorti le monstre de Schelling, la nature vivante en Dieu. Cette nature ne représente en effet, comme nous l’avons montré, que l’obscurcissement de la lumière de l’intelligence par les désirs de la chair.

À propos de la Trinité, encore une remarque. Les anciens théologiens disaient que les attributs essentiels de Dieu étaient accessibles à la raison naturelle, mais que, pour la Trinité, on ne pouvait la connaître que par révélation. Et pourquoi pas par la raison ? parce qu’elle lui est contradictoire, c’est-à-dire parce qu’elle exprime non un besoin de la raison, mais un besoin du cœur. Quand on dit d’ailleurs d’une chose qu’elle est révélée, cela veut dire tout simplement qu’elle nous est venue par voie de tradition. Les dogmes religieux se sont formés dans une époque particulière, sous l’influence de besoins particuliers, au milieu de circonstances et d’idées spéciales. Pour les âges suivants, dans lesquels ces idées, ces circonstances et ces besoins n’existent plus, ils semblent quelque chose d’inintelligible, d’inexplicable, c’est-à-dire de révélé. Le contraste qui existe entre la raison et la révélation ou l’histoire se réduit tout simplement à ceci : que l’humanité ne peut plus à une certaine époque ce qu’elle pouvait à une autre, de même que l’homme ne développe ses facultés que dans certains moments d’excitation extérieure et d’inspiration intime et non à toute heure indifféremment. Ainsi les œuvres du génie ne se montrent que dans des conditions internes et externes qui ne se reproduisent jamais de la même manière. « Tout n’est vrai qu’une fois. » — À l’homme déjà avancé en âge les œuvres de sa jeunesse paraissent souvent étrangères et inintelligibles. Il ne peut plus s’expliquer comment il les a produites, ni comment il a pu les produire ; c’est-à-dire il ne trouve plus en lui-même l’esprit qui les lui a dictées, et l’esprit qui l’anime à présent ne pourrait plus lui en dicter de pareilles. Cela ne doit pas être non plus. Une telle répétition serait inutile et par cela même absurde. Cela seul qui arrive une fois est nécessaire, et cela seul qui est nécessaire est vrai. La nécessité est le secret de toute création véritable. Là où elle agit là agit la nature ; et là où agit la nature là agit le génie, l’esprit de l’infaillible vérité. Autant il y aurait de folie à vouloir, dans notre âge mûr, faire dériver d’une inspiration d’en haut les ouvrages de notre jeunesse, parce que leur origine et leur contenu nous paraissent étrangers et incompréhensibles ; autant il y en aurait à accorder aux idées et aux doctrines du passé une origine surnaturelle et surhumaine, c’est-à-dire imaginaire parce que nous ne les trouvons plus dans notre raison.




La création du néant exprime la nullité absolue du monde. Le rien d’où le monde est sorti est son propre rien.


Est créé ce qui d’abord n’était pas, un jour ne sera plus, ce qui par conséquent peut ne pas être, n’a pas en soi le fondement de son existence, en un mot, n’est pas nécessaire. — Comme les choses viennent du néant, on ne peut pas dire qu’elles existent d’une manière absolue, et parler de leur nécessité serait une contradiction. (Duns Scot.) « La création est un acte de la volonté divine purement et simplement. Cette volonté a appelé à l’existence ce qui auparavant n’était pas et n’est, par soi-même, rien, comme le rien d’où c’est venu. » (Albert le Grand.) Mais par cela même que le monde n’est pas nécessaire, l’être qui est en dehors et au-dessus du monde, c’est-à-dire l’être humain est proclamé le seul nécessaire et réel. Si l’un est nu et passager, l’autre est essentiel et éternel. La création est la preuve que Dieu existe exclusivement. — « Dieu saint ! tu n’as pas fait le ciel et la terre de ta propre substance, car autrement ils seraient tes égaux ; mais en dehors de toi il n’y avait rien, tu les as donc créés de rien. » (Augustin.) Le positif, l’essentiel dans le monde n’est pas ce qui le distingue de Dieu ; c’est ce qu’il n’est pas lui-même, ce que Dieu est en lui. Le monde est et subsiste aussi longtemps que Dieu le veut ; il est passager, mais l’homme est éternel. — « Les esprits créés par Dieu ne cessent jamais d’exister ; les corps célestes ne dureront qu’autant que Dieu le permettra. » (Buddeus.) Par la création, l’homme se donne la certitude que le monde n’est rien et ne peut rien contre l’homme. « Nous avons un maître plus puissant que l’univers entier : dès qu’il parle tout doit obéir ; nous n’avons donc rien à craindre tant qu’il nous sera favorable. » (Luther.) « Il y a six mille ans, le monde n’était rien… le Dieu qui l’a créé peut se réveiller d’entre les morts ; il le veut et le fera. » (Le même.)

La création n’a qu’un sens et un but égoïste, — ce but est Israël. — « Si Israël n’existait pas, la pluie n’arroserait pas la terre et le soleil ne se lèverait jamais. » Dieu est notre allié et nous sommes les siens ; celui qui frappe un Israélite est aussi coupable que s’il offensait là divine majesté. » Les chrétiens reprochaient aux Juifs cet orgueil, mais tout simplement parce que le royaume de Dieu était passé des mains d’Israël dans les leurs ; aussi trouve-t-on chez eux les mêmes pensées et manière de voir que chez les Juifs. — « Apprends combien Dieu s’intéresse à toi : tes ennemis sont ses ennemis ; qui nous insulte insulte Dieu ; quand nous sommes en butte au mépris et à la persécution, c’est lui qu’on persécute et qu’on méprise. » (Luther.) « La nature entière est créée pour le bien des hommes pieux. » (Mélanchton.). Dieu a pensé à l’Église avant toute chose, et c’est pour elle qu’il a fait le monde. » (Hermus, in Pastore.) « Tout est pour l’homme, l’homme pour le Christ, le Christ pour Dieu. Dieu a créé l’univers pour les élus ; il n’avait pas d’autre but que la fondation de son Église. » (Malebranche.) De là chez les chrétiens cette foi, que la terre entière leur appartenait de droit divin et que les incrédules ou impies n’en étaient que les possesseurs illégitimes, foi que l’on trouve d’ailleurs aussi chez les mahométans. « Le monde est à nous, disaient-ils, avec tout ce qui paraît à la surface du globe. » L’homme fait donc de Dieu le créateur de l’univers pour s’en faire le but, c’est-à-dire le maître ; nouvelle preuve qu’il est, en réalité, in concreto ce que Dieu est in abstracto.

La providence est la conscience religieuse qu’a l’homme de ce qui le distingue des animaux de la nature en général. Dieu s’occupe-t-il des boufs ou des vaches ? » (Saint Paul.) « Non ! il s’intéresse à nous seulement et non aux bœufs, aux chevaux, aux ânes qui ont été créés pour notre usage. » (J.-L. Vivis Val.) « Dans toutes les créatures, la providence de Dieu n’a eu que l’homme pour but. » (Matth., 10, 31.)-Dieu n’a donc aucun souci des êtres privés d’intelligence, et cependant l’Écriture dit qu’il veille à la conservation de toutes choses ; cela veut dire qu’il a une providence générale pour tout ce qui est créé et une providence particulière pour les êtres raisonnables. » (Pierre Lombard.) — Voilà encore un exemple qui montre que la sophistique est un produit de la foi chrétienne, surtout de la foi à la Bible considérée comme parole de Dieu. Une providence générale est illusoire, n’est rien du tout. Une providence spéciale est seule une providence dans l’esprit de la religion. « Le sens charnel, dit avec raison Calvin, s’en tient à une providence générale et croit que les forces données par Dieu aux choses suffisent pour leur conservation ; mais le sens religieux, la foi pénètre plus avant et reconnaît que Dieu veille avec une providence spéciale sur toutes les créatures, qu’aucune goutte d’eau ne tombe sans sa volonté expresse, qu’aucun vent ne s’élève sans son ordre. » (Instit. Christ., l. I, c. 16.) Ces paroles et tout le chapitre qui les suit, et tous les ouvrages de Calvin sans exception, sont des documents intéressants, digne d’être lus, sur l’égoïsme haineux, hypocrite et sur l’obscurantisme de l’esprit théologique.

La providence universelle, qui s’étend aussi bien sur les êtres raisonnables que sur ceux qui ne le sont pas, qui ne distingue pas l’homme du lis dans les champs, ni des oiseaux dans l’air, n’est que la providence de la nature personnifiée et douée d’une âme ; on peut y croire sans religion. La conscience religieuse l’avoue elle-même lorsqu’elle dit : Quiconque nie la providence nie la religion et place les animaux au même rang que l’homme ; elle déclare que la providence à laquelle les animaux prennent part n’en est pas une le moins du monde. La providence est de même espèce que son objet ; celle qui veille sur les animaux et les plantes est par cela même animale et végétale. C’est la nature intime de chaque être, et cette nature intime est pour lui un génie protecteur, exprime la nécessité de son existence dans le milieu où il se trouve. Plus un être est haut placé, plus il a de valeur, plus aussi il a de raison d’exister, plus il est nécessaire et moins il est livré au hasard. Ce qui rend un être nécessaire, c’est ce qui le distingue des autres ; la différence est le fondement de l’existence. La nécessité de l’homme provient de sa distinction des autres êtres naturels, et, comme il a conscience de cette nécessité, la seule providence véritable pour lui est celle qui lui met sous les yeux sa propre distinction. Cette providence se reconnaît à l’amour ; sans lui elle ne serait qu’une idée sans base et sans réalité. Dieu aime l’homme, non les animaux et les plantes, et pour lui seul il accomplit des actions extraordinaires, des actions d’amour, des miracles. L’amour suppose communauté de nature ; or, qu’y a-t-il de commun entre Dieu et les animaux et tous les êtres naturels en général ? Il ne se reconnaît pas en eux et ils ne le connaissent point, on ne peut aimer que ce en quoi l’on se retrouve soi-même. C’est dans l’homme seul que Dieu se trouve, qu’il est vraiment chez lui ; c’est dans l’homme que commence la religion et avec la religion la providence, car les deux ne font qu’un et même la religion est la providence de l’homme. Qui perd la religion, c’est-à-dire la foi en lui-même, la foi à la valeur infinie de sa nature, à la nécessité de son existence perd la providence. Celui-là seul est abandonné qui s’abandonne lui-même ; celui-là seul perdu qui tombe dans le désespoir ; celui-là seul sans Dieu qui est sans foi, c’est-à-dire sans courage. Et où sont pour la religion les preuves véritables de la Providence ? dans les phénomènes naturels objets de la physique et de l’astronomie ? Non ! dans les phénomènes qui sont l’objet de la foi, qui n’expriment que la foi de la religion en elle-même, c’est-à-dire à la vérité et à la réalité de l’homme, dans les événements et dans les institutions que Dieu a ordonnés pour notre salut, dans les grâces accordées à l’Église et dans ses sacrements. Pour elle l’homme est tout, le reste rien. Les choses ont été créées pour lui, sont conservées à cause de lui. Abaissées ainsi au rang de simples moyens, elles ne sont protégées par aucune loi, n’ont vis-à-vis de l’homme aucun droit ; — cette absence de droit dans les choses se révèle surtout dans le miracle.




La négation de la Providence est la négation de Dieu.


« Si Dieu ne s’intéresse pas aux choses humaines avec ou sans conscience, dès lors la religion n’a plus de cause, car il n’y a plus de salut à espérer. » (Joa, Trithemius.) » S’il y a un Dieu, ce doit être un être providentiel, car on ne peut lui attribuer la divinité qu’autant qu’il se souvient du passé, sait le présent et prévoit l’avenir. En niant la Providence Épicure niait Dieu, et en affirmant un Dieu il affirmait la Providence, car on ne peut pas penser l’un sans l’autre. » (Lactance.) « Aristote, bien qu’il ne dise pas en propres termes que Dieu est un imbécile, pense cependant qu’il ne connaît rien de nos affaires, ne comprend, ne considère et ne voit que lui-même… Mais que nous importe un tel Dieu ou un tel maître ? Quel profit en retirons-nous ? » (Luther.) La Providence est donc la preuve la plus palpable, la plus irréfutable que dans la religion, lorsqu’il s’agit de Dieu, il ne s’agit en réalité que de l’homme, que le secret de la théologie se trouve dans l’anthropologie, que l’être infini ne contient rien de plus que l’être fini. Dieu voit l’homme, cela veut dire : l’homme ne voit que lui-même en Dieu ; Dieu a soin de l’homme, cela signifie : le soin de l’homme pour lui-même est son étre suprême. La réalité de Dieu dépend de son activité ; or l’activité n’existe pas sans objet ; l’objet seul en fait d’une simple puissance une activité réelle. Cet objet, c’est l’homme ; si l’homme n’existait pas, Dieu n’aurait aucun besoin d’agir. L’homme est donc le principe moteur, l’âme de Dieu. Un Dieu qui ne voit pas et n’entend pas l’homme est un Dieu aveugle et sourd, qui n’a rien à faire et n’est rien. La plénitude de l’être divin provient donc du contenu de l’être humain, la divinité de Dieu, c’est l’humanité. Moi seul pour moi, tel est le froid principe des épicuriens, des stoïciens, des panthéistes. — Dieu pour moi, tel est le mystère consolateur du christianisme. — Et c’est par ce que Dieu est pour moi que je suis pour lui.




La Providence n’est que la puissance miraculeuse de l’imagination se délivrant des chaînes de la nature, le triomphe de l’arbitraire sur la loi ; — ce triomphe est dû à la prière ; — la prière est toute-puissante.


« La Providence agit tantôt au moyen des forces naturelles, tantôt sans elles, c’est-à-dire sans moyens, et tantôt contre elles. » (Calvin, c. 16.) L’Écriture sainte enseigne que Dieu dans son activité providentielle est complétement libre, et que, lorsqu’il observe l’ordre établi par lui dans les choses, il n’y est pas obligé. Il peut au contraire : 1o faire par lui-même à volonté ce qu’il fait ordinairement par les choses naturelles ; 2o produire des effets opposés à ceux qu’elles produisent conformément à leurs propriétés ; 3o arrêter leur action quand elles agissent, l’augmenter, la diminuer, la changer, selon son bon plaisir. — Par conséquent, la Providence divine n’est pas liée à l’enchaînement des causes secondes, comme le disent les stoïciens. » (M. Chemnitius.) La prière de la foi guérit le malade ; la prière du juste peut tout. Élie était un homme comme nous, et cependant, sur sa prière, la terre resta trois ans et demi sans pluie et sans rosée, ― et, sur sa prière encore, elle reçut la pluie du ciel et produisit des fruits. » (Jacq., V, 15, 18.) « Si vous ne doutez pas, si vous avez la foi, vous pourrez dire aux montagnes : Levez-vous et jetez-vous dans la mer ; et elles obéiront. — Tout ce que vous demanderez par la prière, si vous avez la foi, sera accompli. » (Matth., 21, 22.) Ces montagnes ne sont pas simplement une hyperbole, comme le veulent les exégètes ; elles ne signifient pas des choses difficiles, mais des choses impossibles. — Qu’on le demande à Moïse, Josué, Élie, Isaïe, Élysée et à tous les prophètes. Origène répond à Celse, qui conseille aux chrétiens de ne pas refuser à l’empereur le service militaire, que les chrétiens par leurs prières terrassent ou mettent en fuite les diables, les perturbateurs, les fauteurs de la guerre, et qu’ils rendent ainsi plus de service à l’empire que ceux qui le défendent par les armes. (Adv. Celsum, l. viii.) En Angleterre, sous prétexte que les prières de l’Église étaient plus puissantes que l’armée, le clergé fut exempté de l’impôt des Danois par Édouard le Confesseur. Etc., etc. En un mot, dans la prière l’homme est actif, Dieu passif ; l’homme commande et Dieu obéit.




Dans la foi le cœur se sent libre et heureux ; — pour s’affirmer dans sa liberté, il réagit contre la nature, et cette réaction éclate dans l’arbitraire de la fantaisie ; — tous les objets de foi sont en contradiction nécessaire avec la nature, en contradiction avec la raison qui représente la nature des choses.


« Qu’y a-t-il de plus opposé à la foi que de refuser de croire ce que la raison ne peut comprendre ? La foi en Dieu, dit le saint pape Grégoire, n’a aucun mérite, si la raison peut lui en fournir des preuves. » (Bernard.) « L’intelligence ne peut pas comprendre, l’expérience ne peut pas montrer qu’une vierge puisse enfanter ; s’il en était autrement, ce ne serait pas un miracle. » (Concile de Tolède, 11.) « Frères, tout ce qui est dit de ce sacrement est merveilleux ; cela exige nécessairement la foi et exclut la raison. » (Bernard, De cæna. Dom.) « C’est un honneur pour la foi de croire tout ce qui dépasse la raison, car l’homme est obligé dans ce cas de nier son intelligence et le témoignage de ses sens. » (Pierre Lombard.) « Quoi de plus merveilleux que l’homme et Dieu dans une seule personne ? que le Fils de Dieu et le Fils de Marie dans un seul fils ? Qui pourra jamais comprendre dans l’éternité ce mystère, que Dieu est homme, c’est-à-dire le créateur une créature et une créature le créateur ? » (Luther.) — L’objet de la foi est donc le miracle, et non pas le miracle commun, le phénomène dans lequel il se révèle, mais l’essence du miracle la puissance qui le produit. Et cette puissance existe toujours pour la foi. Même le protestantisme croit à sa durée continue, bien qu’il ne juge pas nécessaire aujourd’hui que, dans un but dogmatique, elle se manifeste par des signes extérieurs. « Maintenant que l’Évangile est répandu dans le monde entier, » dit Luther, « il est inutile de faire des miracles comme au temps des apôtres ; mais nous possédons encore cette puissance, bien que nous n’en usions pas ; et si les besoins de la foi l’exigeaient, nous serions obligés d’y avoir recours. » (T. 13, p. 642.) Le miracle est tellement essentiel à la foi, tellement naturel pour elle, que même les phénomènes ordinaires lui paraissent des miracles, non dans le sens physique, mais dans le sens théologique. La volonté de Dieu étant le fondement des choses, le lien qui les unit, la nature, dans le sens qu’elle a pour nous, n’a aucune existence. Les moyens naturels dont Dieu se sert quand il ne fait pas de miracles ont la même signification que ceux dont il se sert quand il en fait. Si les animaux, quand Dieu le veut, peuvent tout aussi bien vivre sans manger qu’en mangeant, la nourriture par elle-même est déclarée inutile pour la conservation de la vie, aussi indifférente, aussi arbitraire, aussi insignifiante que la boue avec laquelle le Christ guérissait les aveugles, que le bâton employé par Moïse pour diviser les eaux de la mer, car le tout aurait aussi bien pu se faire sans de pareils instruments. Si le croyant a recours, dans le malheur et le besoin, à des moyens naturels, c’est qu’il n’écoute dans ce cas que la voix de sa raison. Pour la foi il n’y a qu’un remède inné contre tous les maux, et ce remède est la prière, car la prière peut tout. Le remède emprunté à la nature n’a pas d’autre effet que celui que Dieu veut bien lui accorder, pas d’autre effet que celui de la foi. Reconnu dans la pratique, il est nié dans la théorie, puisque son action, ne lui appartenant pas, aurait pu se produire sans lui. Le fait naturel n’est donc pas autre chose qu’un miracle déguisé, un miracle qui n’a pas l’air d’en être un, que le croyant seul et non le premier venu peut soupçonner. L’action que Dieu produit par sa volonté et celle qu’il produit par l’intermédiaire des choses ne diffèrent que par l’expression et non par la nature. Dieu et la foi se servent-ils de moyens naturels, alors ils parlent autrement qu’ils ne pensent ; se servent-ils d’un miracle, alors ils parlent suivant leur pensée. L’action naturelle met la foi dans l’embarras et dans le doute, car elle y voit ce que nient les sens ; le miracle, au contraire, ne fait qu’un avec elle. En lui l’apparence et l’être, les sens et la foi, l’expression et la chose sont d’accord. Le miracle est le terminus technicus, le terme technique de la foi.




La résurrection du Christ est l’immortalité personnelle, c’est-à-dire charnelle, devenue un fait sensible et indubitable.


« Le Christ est ressuscité, c’est un fait accompli ; — il s’est montré lui-même à ses disciples et aux croyants ; ils ont pu toucher son corps et s’assurer qu’il était vivant et réel… La foi est confirmée non-seulement dans le cœur, mais encore aux yeux de tous les hommes. » (Augustin, Sermones ad populos. — Voyez sur ce sujet Mélanchton, De resurr. mort.) « Les philosophes, du moins les meilleurs d’entre eux, ont cru que par la mort l’âme délivrée du corps ainsi que d’une prison était admise dans l’assemblée des dieux pour y vivre désormais éternellement heureuse ; mais ils n’étaient pas bien certains de cette immortalité, et ne pouvaient point la prouver. La sainte Écriture nous enseigne la résurrection et la vie éternelle d’une tout autre manière ; elle nous met sous les yeux la réalisation de notre espoir d’une telle vie dans un exemple si frappant, qu’il nous est absolument impossible d’en douter. (Luther.) Etc.




Le christianisme a fait de l’homme un être extra mondain et surnaturel.


« Nous n’avons ici aucune vie durable ; nous cherchons celle de l’avenir. » (Saint Paul.) « Notre vie dans le corps qui nous appartient n’est qu’un pèlerinage, et tout ce que nous voulons posséder pour les besoins de ce corps, champs, maisons, argent et le reste, tout cela n’est que futilité, que bagage embarrassant ; aussi devons-nous dans cette vie vivre comme des étrangers, jusqu’à ce que nous arrivions dans la patrie véritable où luisent des jours meilleurs et éternels. » (Luther.) « Le monde n’a point produit l’homme, et l’homme n’est point une partie du monde. » (Lactance.) « Le ciel appartient à l’univers, mais l’univers est au-dessous de l’homme. » (Ambroise.) « Le monde entier n’a pas autant de valeur qu’une seule âme, car Dieu ne s’est pas sacrifié pour lui, mais pour l’âme humaine ; — infiniment plus grande est donc la valeur de l’âme, qui ne pouvait être rédimée que par le sang du Christ. (Pseudo Bernhard.) « La rédemption du pécheur, dit saint Augustin, est une œuvre bien plus grande que la création de la terre et du ciel, car le ciel et la terre passeront, tandis que le salut et la justification des prédestinés resteront à jamais ; — et saint Augustin a raison. Le bien du tout est plus important que le bien particulier d’un seul quand ils sont tous deux de même espèce ; mais le bien de la grâce dans un seul être est supérieur au bien naturel dans l’univers entier. » (Saint Thomas.) « Combien ne vaut-il pas mieux perdre le monde que perdre Dieu, qui l’a créé et qui peut en créer d’autres à l’infini ! Quel rapport y a-t-il d’ailleurs entre ce qui est passager et ce qui est éternel ? » (Luther.) Etc., etc.




Le célibat et le monachisme (naturellement dans leur signification et leur forme primitives) sont une réalisation sensible, une conséquence nécessaire de la nature surnaturelle du christianisme.


Ils sont aussi en contradiction avec le christianisme, — et la raison en est dite implicitement dans cet écrit, — mais parce que le christianisme lui-même est une contradiction. Ils le contredisent dans la pratique, mais non dans la théorie ; ils le contredisent lorsqu’il fait de l’amour de Dieu pour l’homme le point capital de la foi, mais non lorsqu’il enseigne que l’homme ne doit pas aimer son semblable pour lui-même, mais Dieu en lui, lorsqu’il s’occupe simplement de l’être supérieur au monde et à la nature. On ne trouve rien dans la Bible qui ait rapport au célibat ou à la vie monastique, et c’est très-naturel. Dans les premiers temps, il ne s’agissait que de faire reconnaître Jésus par le Christ, le Messie, et de convertir les païens et les Juifs. Et cette conversion était une affaire d’autant plus pressante que l’on s’attendait davantage à la fin du monde, à l’heure du jugement. Le moindre retard était un danger, periculum in mora. On n’avait donc ni le temps ni l’occasion de songer à la vie solitaire et contemplative. Mais dès que le christianisme arriva à la domination, sa tendance surnaturelle dut se réaliser dans une séparation complète de l’esprit et de la nature, et ce renoncement à la vie, au corps, à toutes les choses du monde, est tout à fait d’accord avec le sens de l’Écriture. Pour elle notre corps, le corps sensible et réel, est le mur de séparation entre Dieu et l’homme, l’obstacle à notre union avec lui. Il n’a aucune valeur comme le monde dans lequel il est compris, comme lui il doit être nié. Que ce mot « le monde » ne signifie pas seulement la vie sensuelle, mais le monde véritable, c’est ce que démontre la foi populaire d’après laquelle, à la venue du Christ, c’est-à-dire après le triomphe du christianisme, le ciel et la terre devaient disparaître à la fois.

Il ne faut pas perdre de vue la différence qui existe entre la foi des chrétiens et celle des philosophes païens à la fin de l’univers. Pour les premiers cette fin est une crise de la foi, la séparation définitive de la religion et de l’impiété, le triomphe de la foi sur le monde, un jugement de Dieu, un acte surnaturel et anticosmique. « Le ciel et la terre d’aujourd’hui sont épargnés par la parole divine jusqu’à l’heure du jugement et de la condamnation des incrédules. » (Pierre, 2, 3, 7.) Pour les seconds c’est une crise du cosmos lui-même, un événement conforme aux lois universelles, fondé sur la nature même des choses. « L’origine du monde ne comprend pas moins le soleil, la lune, les étoiles et toutes les sources de la vie que les éléments de changements futurs qui peuvent se produire sur la terre. » (Sénèque, Nat. qu., l. 3, c. 29.) C’est le principe de vie immanent à la nature, l’essence de la nature elle-même qui tire de son sein cette terrible crise et la justifie. « L’eau et le feu sont les dominateurs de la terre ; d’eux provient son origine et d’eux viendra sa fin. » (Ibid., 28). Mais si tout ce qui existe ne doit plus exister un jour, ce ne sera point pour cela anéanti, ce sera seulement dissous et dispersé. » (Ep. 71.) Les chrétiens s’excluaient de la destruction universelle : « Alors Dieu enverra ses anges avec des trompettes retentissantes et ils rassembleront les élus de chacun des quatre vents, d’un bout du ciel à l’autre. » (Matth., 24, 31.) « Et pas un cheveu de leur tête ne sera perdu, et ils verront le fils de l’homme s’avancer dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. » (Luc, 21, 27.) Les païens, au contraire, identifiaient leur destin avec le destin du monde : « Cet univers qui contient tout, les hommes et les dieux, sera un jour dispersé et tombera dans le désordre et la nuit. Qu’on aille donc maintenant se plaindre de la perte de quelques âmes. Qui peut avoir la prétention, l’orgueil : démesuré de s’exclure lui et les siens du sort universel ? » (Cons. ad Polyb., c. 20.) Le chrétien ne voyait que lui dans le monde, le païen s’y perdait de vue, et de même qu’il identifiait sa propre fin avec celle des choses, de même il identifiait sa renaissance et son immortalité avec leur recomposition et leur éternité. Pour lui l’homme était un être commun, pour le chrétien un être choisi entre tous ; pour lui l’immortalité était un bien auquel tous les êtres prenaient part, pour le chrétien un privilége de l’homme. Les chrétiens considéraient la fin du monde comme prochaine, parce que leur religion ne contient aucun principe de développement cosmique, parce que, la foi en un Dieu charnel unissant dans un seul être l’espèce et l’individu, le but final était atteint, le fil de la vie historique coupé. Il ne restait plus d’autre pensée d’avenir que celle d’une répétition, d’un retour du Seigneur. Les païens ne se représentaient cette fin que dans un temps très-éloigné ; vivant dans la contemplation de l’universel sans mettre pour eux seuls le ciel et la terre en mouvement, ils élargissaient leur conscience et lui donnaient pleine liberté dans la conception de la collectivité humaine. C’est dans la durée de et dans son souvenir qu’ils plaçaient la vie immortelle, ne réservant point l’avenir pour eux-mêmes et le laissant tout entier aux générations futures. Quiconque met en lui l’immortalité détruit le principe du développement de l’histoire. Chez les chrétiens la fin du monde était une affaire de cœur et d’imagination, un objet de désir et de crainte ; chez les païens, c’était une affaire de raison, une conséquence de leurs idées sur la nature.




La virginité pure est le principe du salut, le principe chrétien du monde nouveau.


« Une vierge a produit le salut du monde, une vierge a enfanté la vie de tous… une vierge a porté celui que le monde ne peut contenir… Par la faute de l’homme et de la femme la chair a été chassée du paradis ; mais par une vierge elle a été unie à Dieu, » (Ambroise, 1. x, ép. 82.) « La chasteté rapproche l’homme du ciel. La chasteté dans le mariage est bonne ; meilleure est l’abstention du veuvage, mais supérieure à tout est la pureté virginale. » (De modo bene viv., Pseudo Bernhard.) « Pense toujours que la femme a chassé du paradis l’homme qui l’habitait. » (Jérôme, Epist. Nepotiano.) « Le Christ, sans nous faire de la virginité une loi, nous a enseigné par son exemple qu’elle seule constitue la vie véritable et parfaite. » (Jean de Damas.) « Quelle pureté, quelle vertu pourrait-on comparer à celle de la vierge ? celle des anges ? Mais l’ange, s’il possède la virginité, n’a pas la chair ; il est en cela plus heureux que fort. » (Bernard, Epit. 113, ad Sophiam virginem.)

Mais si l’abstention de toute jouissance de la chair, si la négation de la différence sexuelle et par conséquent de l’amour du sexe, car l’un n’existe pas sans l’autre, — est le principe du ciel et du salut chrétien, dès lors et nécessairement la satisfaction du penchant sexuel, de l’amour réciproque de l’homme et de la femme, fondement du mariage, est la source du mal et du péché. Et il en est réellement ainsi. Le mystère du péché originel n’est que le mystère du plaisir sexuel. L’acte générateur est un acte coupable parce qu’il est une joie des sens. Tous les hommes sont conçus dans le péché parce que leur conception a été accompagnée d’une satisfaction de la chair, c’est-à-dire d’une satisfaction naturelle. Si le péché originel s’est perpétué depuis Adam jusqu’à nous, c’est tout simplement parce que le mode de génération de l’espèce n’a pas changé. « Combien éloigné de la vérité est celui qui affirme que la volupté a été placée originairement par Dieu dans le cœur de l’homme ! — Comment la volupté pourrait-elle nous ramener au paradis après nous en avoir chassés ? » (Ambroise, ep. 82.) « Tiens pour vrai et ne doute jamais que tout homme produit par l’union de l’homme et de la femme est né dans le péché ; -— l’origine du péché est ce penchant coupable qui accompagne la génération et qui s’est transmis depuis Adam jusqu’à nous. » (Grégoire.) « Le Christ est pur de toute souillure, soit propre, soit héréditaire ; il est venu au monde sans copulation charnelle,-tout homme né de la chair est condamné. » (Augustin.)-Tout homme est né de la femme et par conséquent dans le péché. » (Bernard.) De toutes ces citations et de mille autres que nous pourrions faire il résulte clairement que l’union charnelle, — et le simple baiser en est une, — est le mal fondamental de l’humanité. La base du mariage, l’amour sexuel est, à sincèrement parler, un produit du diable. La créature en tant qu’ouvre de Dieu est certainement bonne ; mais elle n’existe plus depuis longtemps telle qu’elle a été créée ; car le diable l’a escamotée à Dieu et corrompue jusqu’à la moelle des os. La chute originelle n’est d’ailleurs qu’une hypothèse à laquelle la foi a recours pour se tirer d’affaire, pour ne pas reculer devant cette contradiction inquiétante : comment se peut-il que la nature création de Dieu ne puisse être d’accord ni avec lui ni avec la fantaisie chrétienne ?

Le christianisme n’a certainement pas déclaré la chair et la matière en elles-mêmes choses impures et condamnées ; il a au contraire fortement réprimandé les hérétiques qui exprimaient cette opinion et rejetaient le mariage. (V. p. ex. Augustin, Contrà Faustum ; — Clem. d’Alex., Stromata, liv. 3 ; — saint Bernard, Super cantica, sermo 66.). Mais, abstraction faite de la haine contre l’hérésie qui a si souvent inspiré l’Église chrétienne et lui a fait prendre tant de mesures de prudence vis-à-vis du monde, les raisons données à ce sujet ne concluaient pas directement à la reconnaissance des droits de la nature, et ces raisons étaient entourées de clauses exceptionnelles, c’est-à-dire de négations qui rendaient cette reconnaissance illusoire. La différence entre les hérétiques et les croyants consistait tout simplement en ce que ceux-ci ne disaient que d’une manière indirecte, détournée, hypocrite ce que ceux-là exprimaient sans détours et par cela même d’une manière choquante. Le plaisir ne peut pas être séparé de la matière ; le plaisir matériel n’est pas autre chose, pour ainsi dire, que la joie qu’éprouve la matière d’être ce qu’elle est, que l’affirmation qu’elle donne de sa propre nature. Tout plaisir est affirmation de soi, toute joie est expansion de force, énergie véritable. Pas de fonction organique qui dans l’état normal ne soit accompagnée de satisfaction. L’acte de respirer lui-même est un acte voluptueux, et si nous n’en ressentons pas toujours la volupté, c’est qu’il est continu. Celui qui reconnait la génération, la chair telle quelle comme pure, mais déclare que la matière jouissant d’elle-même, l’union charnelle unie au plaisir des sens est une conséquence de la faute originelle et par conséquent un péché, celui-là ne reconnait que la chair morte et non la chair vivante, veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes, condamne l’acte générateur, la matière en général en se donnant l’air de les reconnaître, de ne pas les condamner. Point de concessions déguisées et hypocrites. — Quand on condamne, comme l’Église et la Bible, la satisfaction des sens (bien entendu, la satisfaction naturelle, normale, inseparable de la vie), on ne reconnaît pas la chair. Toute chose à laquelle on refuse une valeur propre est par cela même déclarée nulle. Me permettre le vin purement comme médecine c’est m’en défendre la jouissance.

Si, pour diverses raisons, le christianisme a exigé plus tard des prêtres le célibat, il n’en a fait une loi que pour eux. C’est parce que la chasteté, c’est-à-dire la virginité, est la vertu la plus surnaturelle et la plus fantastique, la vraie vertu céleste, qu’elle ne peut pas, qu’elle ne doit pas être abaissée au rang des devoirs communs ; elle est au-dessus de la loi, elle est la vertu de la grâce et de la liberté chrétiennes. « La virginité n’a pas été ordonnée, mais conseillée, parce qu’elle est trop sublime. » (De modo bene viv., s. 21.) Marier sa fille vierge est une bonne action ; mais ne pas la marier en est une meilleure. Ce qui est bon ne doit pas être évité, ce qui est meilleur doit être choisi. Aussi l’Apôtre dit-il très-bien : Pour ce qui regarde les vierges rien ne m’a été prescrit, mais je donne mon conseil. — Ce qui est prescrit est loi, ce qui est conseillé est grâce. — La chasteté est prescrite, la virginité recommandée. La veuve elle-même n’a point reçu d’ordre, mais des conseils, et non pas une fois mais plusieurs. » (Ambroise, Liber de viduis.) Cela veut dire : le célibat n’est pas une loi dans le sens commun ou juif, mais il en est une dans le sens ou pour le sens chrétien qui aspire à la vertu et à la perfection chrétiennes ; ce n’est pas une loi franche, impérative, mais secrète, confidentielle, un pur conseil, c’est-à-dire un ordre qui n’ose pas s’exprimer comme tel, qui ne s’adresse pas à la masse, mais aux délicats. Tu peux te marier, oh ! certainement ! sans crainte de commettre un péché, du moins un péché reconnu, palpable, populacier ; mais si tu ne te maries pas, tu feras beaucoup mieux ; cependant ce n’est qu’une recommandation amicale. Le mariage n’est donc qu’une indulgence à l’égard de la faiblesse ou plutôt de la force de la chair ; il est bon, louable, sacré même, en ce sens qu’il est le meilleur remède contre la formication. Il est sanctionné non pas pour apaiser et purifier la chair, mais pour l’opprimer, la mortifier, — pour chasser le diable par le diable ; — sa sainteté n’est qu’apparente. « Il vaut mieux se marier qu’être consumé de désirs, » dit saint Paul. — « Il est bien préférable, » ajoute Tertullien, « de ne pas se marier et de n’avoir pas de désirs ; ce qui n’est que permis n’est rien de bon. » — Et que la sophistique chrétienne ne nous réponde pas qu’il n’y a d’impur que le mariage non chrétien, non consacré par l’esprit du christianisme, que la nature non déguisée par des images religieuses. Si la nature et le mariage ne sont sanctifiés que par la consécration de l’Église, ce n’est pas leur sainteté, c’est la sainteté du christianisme que l’on proclame ; par eux-mêmes ils sont déclarés impurs. Mais cette auréole dont le christianisme entoure le mariage pour éblouir la raison n’est-elle pas une illusion pieuse ? Le chrétien peut-il remplir ses devoirs conjugaux sans sacrifier, bon gré mal gré, à la Vénus païenne ? Et pourquoi pas ? Le chrétien a pour but de peupler l’Église chrétienne, et non de satisfaire l’amour. Le but est saint, et si le moyen est impur, qu’importe ! le but l’excuse et le sanctifie. Conjugalis concubitus generandi gratia non habet culpam. Le chrétien, du moins le vrai, nie par conséquent, ou doit nier la nature au moment où il la satisfait. Il n’accepte pas, il dédaigne plutôt le moyen en lui-même, il veut seulement le but in abstracto. Il fait avec un dégoût surnaturel et religieux ce qu’il fait malgré lui avec un plaisir sensible et naturel ; il ne s’avoue pas sincèrement sa sensualité, il nie devant sa foi la nature et devant la nature sa foi ; — en un mot, il désavoue publiquement ce qu’il fait en secret. Oh ! combien meilleurs, combien plus vrais et plus purs étaient sous ce rapport les païens, qui ne faisaient aucun mystère de leurs passions sensuelles ! Encore aujourd’hui, les chrétiens, affirmant en théorie leur origine et leur avenir célestes, prétendant ne pas satisfaire la chair lorsqu’ils la satisfont, nient toujours leur sexe avec un surnaturalisme affecté, se donnent des airs d’anges devant la nudité d’une image et d’une statue, étouffent même, à l’aide de la police, tout aveu sincère que se permet la sensualité la moins corrompue ; et pourquoi ? pour relever, pour épicer la jouissance secrète par la défense publique. Quelle est donc, en peu de mots, la différence des païens et des chrétiens dans cette matière délicate ? Les païens confirmaient, les chrétiens réfutent leur foi par leur vie ; les païens faisaient ce qu’ils voulaient, les chrétiens font ce qu’ils ne veulent pas ; les premiers péchaient d’accord avec leur conscience, tout simplement ; les seconds contre leur conscience, c’est-à-dire doublement ; ceux-là par hypertrophie, ceux-ci par atrophie de la chair. Le vice spécifique des païens était le vice sensuel, pondérable de la débauche ; celui des chrétiens est le vice théologique, impondérable de l’hypocrisie, de cette hypocrisie dont le jésuitisme n’a été qu’une manifestation particulière, bien qu’elle soit la plus éclatante et la plus historique. « La théologie, » dit Luther, dont le cœur et la raison s’exprimaient avec tant de franchise, « la théologie fait de méchantes gens ; » et Montesquieu donne de ces paroles le meilleur commentaire lorsqu’il dit : « La dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu’un simple honnête homme ne saurait trouver. »




Le ciel chrétien est la vérité chrétienne. Ce qui est exclu du ciel est exclu du vrai christianisme. Dans le ciel le chrétien est libre de tout ce dont il désire être libre ici-bas, libre du penchant sexuel, libre de la matière, libre de la nature en général.


La félicité céleste n’est pas purement spirituelle, elle est aussi corporelle et sensible, — c’est un état dans lequel tous les veux sont exaucés, tous les désirs remplis. Ce que la foi nie et perd volontairement sur la terre, elle l’affirme et le regagne cent fois dans le ciel. Ici-bas l’affaire principale est la séparation de l’âme et du corps ; là-haut, c’est leur réunion. — « Là où Dieu se trouve, là se trouvent tous les biens dont tu peux avoir l’idée et le désir… Veux-tu tout voir et tout entendre, te transporter en un clin d’œil sur la terre ou dans les nuages ? Cela te sera accordé ; tout ce que tu peux imaginer, vouloir pour la satisfaction de l’âme et du corps, tu l’auras en abondance dès que tu posséderas Dieu. » (Luther, t. X, p. 380.) S’il n’est pas parlé de boire, de manger, de faire l’amour dans le ciel chrétien comme dans celui des mahometans, c’est tout simplement parce que ces jouissances supposent des besoins, les besoins la matière, et la matière nécessité, passion et servitude. — « Là le besoin lui-même mourra, — et n’ayant besoin de rien, tu seras véritablement riche. » (Augustin, Serm. ad pop. 77.) « Les jouissances de ce monde ne sont que des remèdes ; la vraie santé fleurit dans la vie immortelle. » (Le même, Ibid.) « Le corps, après la résurrection future, serait incomplètement heureux s’il ne pouvait prendre de nourriture, incomplétement heureux s’il avait besoin d’en prendre. » (Le mėme, Epist. 102, s. 6.) « Cette existence dans un corps sans pesanteur, sans maladie, sans mortalité, ne manque pas d’un certain charme ; on doit y avoir le sentiment du bien-être corporel le plus parfait. — Même la connaissance de Dieu est atteinte dans le ciel sans effort de la pensée, sans surexcitation de la foi ; c’est une connaissance immédiate, sensible, une contemplation. — Il est vrai que les théologiens ne s’accordent pas là-dessus si nous verrons ou si nous ne verrons pas l’être divin avec les yeux du corps. » (Augustin, Serm. ad pop., s. 277 ; — Buddeus, Comp. Inst. Th., l. ii, c. 3.) Mais ce désaccord ne fait que reproduire la contradiction qui existe entre le Dieu abstrait et le Dieu réel. Si celui-ci peut être objet des sens, celui-là ne l’est certainement pas. De tout cela, il résulte que l’essence divine n’est que l’essence de la fantaisie. — Les êtres célestes sont à la fois sensibles et suprasensibles, matériels et immatériels. — Dieu, auquel ils ressemblent, est donc comme eux un être matériel et immatériel, c’est-à-dire fantastique ; car telle est l’image tel est le modèle.




Le dogme et la morale, la foi et l’amour se contredisent dans le christianisme.


Dieu est bien, en tant qu’objet de la foi, l’idée mystique de l’espèce humaine, le père commun de tous les hommes ; — et en ce sens l’amour pour lui est l’amour mystique de l’homme. Mais Dieu n’est pas seulement l’être universel, il est aussi un être particulier, personnel, distinct de l’amour. L’amour agit par nécessité, la personnalité par arbitraire ; c’est même par l’arbitraire seulement que la personnalité s’affirme et se fait reconnaître ; elle est avide de domination, de priviléges, et ne songe qu’à se faire valoir. Toute nécessité intime, tout besoin naturel lui paraît une contrainte ; son caractère égoïste nous révèle le mystère de l’amour chrétien. — L’amour de Dieu, comme attribut d’un être personnel, n’est pas autre chose que la grâce. Dieu est un maître bienveillant, comme dans le judaïsme il était un maître sévère. La grâce est l’amour à volonté, l’amour qui n’agit pas par entrainement intime, qui pourrait fort bien ne pas faire ce qu’il fait, c’est-à-dire l’amour sans fondement, sans principe, sans raison d’être, absolument subjectif et personnel. Le roi fait ce qu’il veut, Dieu de même. Il a le droit et le pouvoir de nous traiter, nous et toutes les créatures, selon son bon plaisir, et il ne commet point d’injustice. Si sa volonté avait une loi, une mesure, une règle, une cause, ce ne serait plus sa volonté. Et mieux : ce qu’il veut est juste purement et simplement parce qu’il le veut. « Là où règnent la foi et l’Esprit-Saint, là on croit que Dieu est bon et bienveillant, même lorsqu’il condamne tous les hommes. — Ésaü n’est-il pas le frère de Jacob ? dit le Seigneur ; eh bien ! j’aime le second et je hais le premier. » (Luther, t. XIX, p. 83. Dès qu’on entend l’amour de cette façon, on est porté nécessairement à refuser à l’homme tout mérite qu’il voudrait s’attribuer, pour en faire honneur exclusivement à la personnalité divine. Pour le Juif, la félicité dépendait de la naissance ; pour le chrétien, elle dépend du mérite des ouvres ; pour le protestant, du mérite de la foi. Mais l’idée d’un mérite acquis, d’une rémunération à recevoir, ne peut être acceptée que lorsqu’il s’agit d’une action ou d’une œuvre que l’on n’a pas le droit d’exiger de nous, ou qui ne ressort pas nécessairement de notre nature. Les œuvres du vrai poëte, du vrai philosophe ne peuvent pas être estimées à ce point de vue. Créées sous l’inspiration du génie, elles ont été créées sous la pression de la nécessité. Le philosophe et le poëte trouvaient leur satisfaction suprême dans cette activité créatrice complétement désintéressée. Et il en est de même de toute action morale vraiment noble. Pour un noble caractère une noble action est une action naturelle ; il ne doute pas un instant qu’il doive l’accomplir, il ne la met pas dans la balance pour peser les motifs pour et les motifs contre, il faut qu’il l’accomplisse ; et l’on ne peut se fier qu’à l’homme capable d’agir ainsi. L’idée d’une récompense suppose toujours de l’action qui la réclame qu’elle n’a été accomplie, pour ainsi dire, que par luxe. Et telle est l’action suprême que les chrétiens célèbrent sous le nom de rédemption et comme œuvre de l’amour. L’amour chrétien, en ce sens qu’il s’appuie sur la foi, sur l’idée d’un seigneur ou d’un maître, n’est en Dieu qu’une complaisance superflue, dont il n’a pas le moindre besoin. Dieu, comme maître, n’a aucun devoir de faire du bien à l’homme ; il a au contraire le droit de l’anéantir, s’il le veut. En un mot, la grâce est l’amour inutile, l’amour en contradiction avec la nature de l’amour, que le sujet, la personne, le maître distingue de lui-même comme une qualité, un attribut qu’il pourrait fort bien ne pas avoir, sans cesser pour cela d’être ce qu’il est. Cette intime contradiction devait se réaliser dans la pratique, dans la vie du christianisme ; l’attribut devait se séparer du sujet, l’amour de la foi. De même que l’amour de Dieu pour l’homme n’était qu’une grâce, de même l’amour de l’homme pour l’homme devint une pure grâce de la foi.

La foi chrétienne, et rien qu’elle, est le dernier fondement des persécutions qu’ont eues à subir les hérétiques. Elle ne reconnaît l’homme qu’à la condition qu’il reconnaisse Dieu. Ce qui nie Dieu doit être nié. L’incrédule est par conséquent un être sans droits, qui mérite d’être anéanti. Le crime le plus grand est le crime de lèse-majesté divine. « Celui qui insulte l’autorité doit être puni par elle comme elle l’entendra ; mais celui qui blasphème le nom du Seigneur doit être lapidé par toute la communauté. » (Moise, iii, 15, 16, 24.)-L’impie seul peut douter que l’on ait le droit de punir comme des coupables ceux qui ne savent rien de Dieu. Ce n’est pas un moins grand crime d’ignorer le père et le maître de toutes choses que de l’offenser. » (Minuc. Felix Oct., c. 35.) « Que deviendront les commandements de la loi divine qui nous disent : Honorez vos pères et vos mères, si le nom de père que nous devons honorer dans l’homme peut être offensé en Dieu impunément ? » (Cyprien, Ep. 73.). Puisque Dieu a donné à l’homme une libre volonté, pourquoi la loi punirait-elle l’adultère et laisserait-elle l’impiété impunie ? L’infidélité de l’âme envers Dieu est-elle moins coupable que l’infidélité de la femme envers l’homme ? » (Augustin, De correct. donatist., c. 5.)-Si les faux monnoyeurs sont punis de mort, quel châtiment doit-on réserver à ceux qui veulent falsifier la foi ? » (Paulus Cortesius, In sent. Petri, l. i, 3, dist. 7.) Etc., etc. — L’hérésie est donc le plus grand, le plus punissable des crimes. Pour ne citer qu’un exemple entre mille, Æcolampade écrit à Servet : « Parce que, irrité de voir Jésus-Christ le Fils de Dieu déshonoré par toi, je ne montre pas à ton égard la plus grande patience ; il te semble que je n’agis pas en chrétien. En toute autre chose je puis être patient, mais non lorsqu’il s’agit de blasphèmes contre le Christ. » Servet est mort victime de la haine religieuse. Deux heures avant son exécution, Calvin lui disait : « Je ne me suis jamais vengé d’injures personnelles, » et s’éloignait de lui avec la conscience la plus calme : Ab heretico homine, qui autokatakritos peccabat, secundum Pauli præceptum discessi. C’est donc la haine religieuse, et non la haine personnelle, bien que celle-ci ait pu y contribuer pour quelque chose, qui jeta Servet sur l’échafaud. La sentence prononcée contre lui a été approuvée par les théologiens de la Suisse, que ceux de Genève avaient consultés ; par Melanchton lui-même, et par des chrétiens et des théologiens des époques suivantes. Nous pouvons considérer cette exécution comme un acte d’une importance générale, comme une œuvre de la foi, et non de la foi catholico-romaine, mais de la foi réformée, évangélique, réduite à la lettre de la Bible. La plupart des Pères de l’Église ont bien soutenu qu’il ne fallait pas ramener les hérétiques par la violence ; mais la haine la plus acharnée contre l’hérésie n’en vivait pas moins en eux. « Il vaut mieux conseiller la foi que l’imposer, » dit saint Bernard, « mais il vaudrait mieux, ajoute-t-il aussitôt, tenir les hérétiques sous le glaive de la loi que laisser se répandre leurs erreurs. » (Super cantica, s. 66.) Si la foi d’aujourd’hui ne produit plus de telles scènes d’horrible cruauté, c’est, indépendamment d’autres raisons, qu’elle n’est plus une foi absolue, décidée, vivante, mais au contraire une foi sceptique, éclectique, incrédule, brisée par la puissance de la science et de l’art. Ce n’est donc pas à la foi chrétienne ni à l’amour chrétien tenu par elle en de si étroites limites, non, c’est au doute, c’est au triomphe du scepticisme, aux libres esprits, aux hérétiques, que nous sommes redevables de la tolérance religieuse. Tous ceux qui ont été persécutés par l’Église chrétienne ont combattu pour la liberté de la pensée. — « Bien que dans l’origine la foi n’ait pas donné lieu à ces actes de violence, qui ne pouvaient résulter que de son développement historique, cependant pour les premiers chrétiens l’hérétique était déjà, et nécessairement, un ennemi du Christ : Adversus Christum sunt hæretici (Cyprien, Epist. 76), un être maudit, perdu, condamné par Dieu à l’enfer et à la mort éternelle. Aussi, lorsque l’État, le monde devinrent chrétiens et que le christianisme, par conséquent, devint religion d’État, la destruction de l’hérésie, d’abord simple désir religieux, dogmatique, se changea en destruction politique et réelle, et les flammes de l’enfer furent remplacées par celles du bûcher. Si cette manière de traiter les incrédules paraît être en contradiction avec la foi, un roi et un État chrétien sont aussi en contradiction avec elle. Il n’y a d’État chrétien que celui qui exécute avec l’épée le jugement divin de la foi, qui fait de la terre un enfer pour les incrédules et un ciel pour les croyants. — « Nous avons montré qu’il est du devoir d’un roi religieux, non-seulement de punir l’homicide, l’adultère ou d’autres crimes semblables, mais encore d’infliger aux sacriléges le châtiment qu’ils méritent. » (Augustin, Epist. ad Dulcitium.) Remarquons encore qu’Augustin justifie l’emploi de mesures violentes pour la conversion des hérétiques, par ce fait que saint Paul lui-même a été converti au christianisme par une action violente, par un miracle. (De correct. Don., c. 6.) Le rapport étroit qui unit les peines temporelles et les peines éternelles, c’est-à-dire les peines politiques et les peines spirituelles, ressort surtout de ce que les arguments valables contre la punition de l’hérésie par le pouvoir séculier le sont également contre leur châtiment par l’enfer. Si la contrainte répugnait à la foi, l’enfer lui répugnerait aussi. Mais pour elle Dieu n’est pas seulement un être religieux, c’est encore, c’est surtout un être politique et juridique, le roi des rois, la tête de l’État. « Sans Dieu l’autorité n’existe pas, elle n’est que sa servante. » (Romains, xvi, 1, 14.) Partout où la foi est encore une vérité, surtout une vérité publique, là elle ne doute pas qu’elle ne doive être imposée à chacun. L’Église chrétienne est même allée si loin dans sa haine contre les hérétiques, que d’après le droit canonique, le simple soupçon d’hérésie est déjà un crime. — Ita ut de jure canonico revera crimen suspecti detur, cujus existentiam frustra in jure civili quærimus. (Boelimer, Droit eccl., c. 5, tit. 7.)

L’ordre d’aimer ses ennemis ne s’étend donc qu’aux ennemis personnels, et non aux ennemis de la foi, aux ennemis de Dieu.




La foi sépare l’homme de l’homme, met à la place de l’unité et de l’amour naturels une unité surnaturelle.

« Le chrétien ne doit pas se séparer des autres hommes seulement par la foi mais encore par la vie… Ne vous attelez pas, dit l’Apôtre, à un joug étranger avec un incrédule ; qu’entre eux et nous il y ait le moins de rapports possible. » (Jérôme, Epist. Celantiæ matronæ.) « Comment peut-on nommer mariage une union dans laquelle manque l’accord de la foi ? Combien par amour pour leurs femmes sont devenus apostats ! » (Ambroise, Epist. 70,1. 9.) « Le chrétien ne doit pas épouser une juive ou une païenne. » (Pierre Lombard, liv. iv, c. 1.) Les paroles de l’apôtre saint Paul sur l’union entre païens et chrétiens ne se rapportent qu’aux mariages déjà conclus avant la conversion et non à ceux qui doivent se faire ensuite. « Quiconque me préfère son père ou sa mère n’est pas digne de moi. » (Matth., x, 37.)-Beaucoup d’abbés, de moines, perdent leurs âmes pour le bien temporel de leurs parents ; — autant de soins donnés aux parents, autant de perdu au détriment du service de Dieu. » (De modo bene viv., s. 7.)-Selon saint Ambroise, nous devons mieux aimer les enfants dont nous sommes les parrains que ceux dont nous sommes les pères. » (Pierre Lombard, l. iv, dist. 6, c. 5.)« Avec les hérétiques doit ni chanter ni prier. » (Concil. Carthag., iv, can 72.) « Les évèques ou prêtres ne doivent rien donner de ce qui leur appartient aux personnes non catholiques, fussent-elles de leur parenté. » (Ibid., can. 13.) Etc., etc,




La foi sacrifie l’homme à Dieu.

Le sacrifice humain fait partie de l’essence de la religion en général ; — les sacrifices sanglants sont les phénomènes qui la dramatisent. Abraham et Jephté, entre autres, en sont des exemples dans l’ancienne loi. Dans la religion chrétienne elle-même, c’est le sang seul du Christ qui apaise la colère de Dieu et le réconcilie avec l’homme. Il a fallu pour victime un homme pur et sans tache ; un sang aussi précieux pouvait seul avoir la puissance de nous laver de nos fautes. Et ce sang versé sur la croix pour apaiser la colère divine, les chrétiens le boivent dans l’eucharistie pour fortifier leur foi et y mettre le dernier sceau. Mais pourquoi le sang sous la forme du vin et la chair sous la forme du pain ? afin que le chrétien ne paraisse pas manger de la chair humaine ni boire du sang véritable, afin que l’homme naturel, c’est-à-dire l’homo rerus ne recule pas avec effroi devant les mystères de la foi chrétienne. — « Pour que la faiblesse humaine ne s’épouvante pas de manger de la chair et de boire du sang, le Christ a voulu les couvrir, les déguiser sous l’apparence du pain et du vin. » (Saint Bernard.) « Pour trois raisons principales le Christ a voulu que sa chair et son sang fussent revêtus de la forme d’autres substances ; premièrement, pour que la foi, qui n’a de rapport qu’avec les choses invisibles, ait le mérite d’affirmer ce que ni la raison ni les sens ne peuvent percevoir ; secondement, pour que l’âme ne s’effraye pas du spectacle offert aux yeux, car nous ne sommes pas habitués à manger de la chair crue ni à boire du sang ; troisièmement, enfin, pour que les incrédules n’insultent pas la religion chrétienne, pour qu’ils ne l’accusent pas ironiquement de désaltérer les fidèles avec le sang d’un homme mort. » (Pierre Lombard, l. iv, dist. 11, c. 4.)

Mais de même que le sacrifice humain sanglant, par cela même qu’il est la suprême négation de l’homme en est aussi la suprême affirmation, — car il n’est offert à Dieu que parce que la vie humaine a une valeur infinie et que son sacrifice est ce qu’il y a au monde de plus pénible et de plus douloureux, de même aussi la contradiction de l’eucharistie avec notre nature n’est qu’une contradiction apparente. Abstraction faite de cette circonstance, que la chair et le sang, comme le dit saint Bernard, y sont déguisés par le pain et le vin et qu’en réalité il ne s’y trouve que ces deux dernières substances, le mystère de l’eucharistie se résout dans le mystère du boire et du manger. — « Tous les anciens docteurs enseignent que le corps du Christ n’est pas reçu en nous seulement d’une manière spirituelle, c’est-à-dire par la foi, car cela peut avoir lieu en dehors du sacrement, mais encore d’une manière corporelle, c’est-à-dire aussi bien par les incrédules, les faux chrétiens que par les vrais croyants… Il y a donc deux manières de participer à la chair du Christ, l’une spirituelle, qui n’est pas autre chose que la foi : l’autre corporelle ou sacramentelle. » (Luther, t. XIX, p. 417.) Sur quoi donc est fondée la différence spécifique de l’eucharistie ? Sur le boire et le manger. En dehors du sacrement, nous jouissons de Dieu par l’esprit ; dans le sacrement, par les sens. Mais comment pourrais-tu faire de ton corps le réceptacle de Dieu, s’il te paraissait être un organe indigne de la Divinité ? Verses-tu le vin dans la première cruche venue ? Ne lui fais-tu pas l’honneur de l’enfermer dans un vase spécial ? Saisis-tu avec tes mains ou tes lèvres ce qui t’inspire du dégoût ? Ne déclares-tu pas tes mains et tes lèvres des instruments sacrés, par cela même qu’ils peuvent toucher à ce qu’il y a de plus saint ? Si donc Dieu est bu et mangé, cela signifie que boire et manger sont un acte divin. Si l’eucharistie n’exprime cette vérité que d’une manière contradictoire et mystique, notre tâche est de l’exprimer clairement et sincèrement. La vie est Dieu, la jouissance de la vie une jouissance divine, la vraie joie la vraie religion. Si la vie en général doit être sacrée pour nous, la boisson et la nourriture doivent être aussi sacrées. Cette confession est-elle une impiété ? Que l’on songe alors qu’elle n’est que le mystère de la religion, analysé, expliqué, exprimé sans détours. Tous les mystères religieux se résolvent en fin de compte dans le mystère de la félicité céleste. Mais la félicité du ciel n’est pas autre chose que le bonheur de la terre délivré des obstacles de la réalité. Les chrétiens veulent être heureux tout comme les païens. La seule différence est que les derniers placent le ciel sur la terre et les premiers la terre dans le ciel. Est borné tout ce qui existe, tout ce dont on jouit réellement  ; est infini tout ce qui n’existe pas encore, tout ce qui est objet de l’espérance et de la foi.




Le christianisme est une contradiction. Il est la réconciliation et en même temps la discorde, l’unité et en même temps l’opposition de Dieu et de l’homme. Cette contradiction est personnifiée dans l’homme-Dieu. L’unité de la divinité et de l’humanité est en lui tout à la fois une vérité et un mensonge.


Nous avons déjà dit que, si le Christ est Dieu, homme et en même temps un autre étre représenté comme incapable de souffrir, sa passion est illusoire. Sa souffrance comme homme n’était pas en effet sa souffrance comme Dieu. Ce qu’il affirmait dans son humanité, dans sa divinité il le niait. Il ne souffrait qu’à l’extérieur et non à l’intérieur, c’est-à-dire en apparence et non en réalité, car si extérieurement il paraissait être un homme, intérieurement, en vérité, il était Dieu ; aussi les croyants seuls pouvaient-ils le reconnaître. Pour que sa passion fût vraie, il aurait fallu que la divinité en lui en fût affectée ; ce qui ne pénètre pas en Dieu ne fait qu’effleurer la vérité, n’atteint pas la substance elle-même. Une chose incroyable, c’est que les chrétiens eux-mêmes, soit directement soit indirectement, ont avoué que leur mystère le plus saint, le plus sublime, n’était qu’une illusion, une feinte. Cette feinte se manifeste déjà dans l’évangile théâtral de saint Jean surtout à propos de la résurrection de Lazare. Le dispensateur tout-puissant de la mort et de la vie y dévoile avec ostentation son humanité, verse même des larmes, et dit en propres termes : « (père, je te remercie d’avoir exaucé ma prière, et je t’en remercie non pour moi, qui connais ta bonté toujours prête, mais pour ce peuple qui m’entoure, afin qu’il acquière la foi. » L’Église chrétienne a travaillé sur ce thème évangélique et est parvenue à en faire une œuvre de dissimulation complète. — « Le Christ a souffert et n’a pas souffert ; il a souffert dans le corps qu’il avait adopté afin que ce corps d’emprunt parût être un corps réel ; mais il n’a pas souffert dans son invulnérable divinité… il a été immortel dans la mort, insensible dans la douleur… Pourquoi vouloir attribuer la souffrance à Dieu et allier la faiblesse humaine à la nature divine ? » (Ambroise, De incarnat. Dom. sac., c. 4 et 5.) « Conformément à la nature humaine, il grandissait en sagesse, non pas qu’il devint plus sage avec les années, non, mais la sagesse dont il était plein, il la dévoilait aux autres peu à peu, avec le temps ; — c’est donc pour les autres et non pour lui-même qu’il croissait en sagesse et en grâce. » (Saint Grégoire.) « Il prit garde aux apparences et à l’opinion des autres hommes ; ainsi il est dit de lui que dans son enfance il n’avait connu ni père ni mère, parce qu’il se comportait comme s’il ne les avait jamais connus. » (Pierre Lombard, liv. iii, c. 2.) « Comme homme il a eu des doutes, comme homme il les a exprimés. » (Ambroise.) « Ces paroles semblent vouloir dire que le Christ en tant que fils de Dieu n’a jamais douté, bien qu’il ait manifesté de l’incertitude en tant qu’homme. Leur sens ne doit pourtant pas être interprété comme si le Christ avait douté lui-même ; elles signifient qu’il a fait semblant de douter, et que par ceux qui le voyaient il en avait tout l’air. » (Pierre Lombard, ibid., dist. 17, c. 2.) — Dans la première partie de cet écrit nous avons démontré la vérité, dans la seconde le mensonge de la religion ou plutôt de la théologie. Il n’y a de vrai que l’identité de l’homme et de Dieu. La religion est vérité quand elle affirme les attributs de l’homme comme attributs divins, mensonge quand elle les nie sous forme théologique, quand elle sépare Dieu de l’homme et en fait un être à part. Ainsi nous avons montré d’abord la vérité de la souffrance divine ; ici nous avons la preuve que cette souffrance est un mensonge et cette preuve ne vient pas de nous le moins du monde ; c’est de la part des théologiens l’aveu formel que leur plus grand mystère est une illusion. Avais-je donc tort de dire que le principe suprême de la théologie chrétienne est l’hypocrisie ? Le Théanthropos, le fils de Dieu lui-même ne nie-t-il pas son humanité en même temps qu’il l’affirme ? Qu’ils me réfutent donc !

De tout cela il résulte que l’on fait preuve d’arbitraire, d’un manque absolu de critique et de sincérité, lorsque, à la manière de la philosophie spéculative, on trouve dans le christianisme réconciliation seulement et non discorde, et dans l’homme-Dieu seulement l’unité et non la contradiction de la nature divine et de la nature humaine. Bien qu’on ait soutenu que le Christ a été tout à la fois vraiment homme et vraiment Dieu, l’être divin dans la rédemption est tout autant séparé de l’être humain qu’auparavant, car aucun des deux êtres n’échange ses attributs avec ceux de l’autre. Ils conservent tous les deux leurs qualités particulières, exclusives, de telle sorte que leur union dans une seule personne est contradictoire et absurde. Les luthériens et Luther lui-même, quelle que soit la décision et la netteté de leur manière de s’exprimer, ne peuvent jamais triompher de ce dualisme irréconciliable. « Dieu est homme et l’homme est Dieu ; mais ni les deux natures ni leurs propriétés ne se confondent ; chacune d’elles, au contraire, conserve sa propre manière d’ètre, » « Le fils de Dieu a véritablement souffert et est mort réellement, mais dans la nature humaine qu’il avait adoptée, car la nature divine ne peut ni souffrir, ni mourir. » (Luther, t. III, p. 502.) Les deux natures sont unies seulement dans la personne, c’est-à-dire dans le nomen proprium, de nom seulement et non pas en essence et en vérité. Cette proposition : Dieu est homme ou l’homme est Dieu n’est qu’une proposition personnelle ; car sans le trait d’union des deux natures, sans la personne du Christ, on n’aurait jamais pu en avoir l’idée. Il est clair, en effet, que les deux natures en général ne peuvent être unies l’une à l’autre de telle sorte qu’il soit permis de dire : la nature divine est la nature humaine et réciproquement, » (J.-F. Buddeus, l. 4, c. 2, s. 11.) Le socinianisme n’avait donc pas tort, après avoir nié la trinité, de nier encore la composition du Dieu-homme. Il ne niait que ce que la foi elle-même niait tout en l’affirmant, il ne niait qu’une contradiction et une fausseté.

Malgré tout, les chrétiens reprennent de plus belle et célèbrent l’incarnation comme une œuvre de l’amour, comme un sacrifice que Dieu fait lui-même, la négation de sa supreme majesté, — amor triumphat de Deo — L’amour de Dieu est, en effet, un vain mot s’il n’est pas compris comme l’effacement réel de toute différence entre Dieu et l’homme. Au centre du christianisme nous trouvons le contraste de l’amour et de la foi que nous avons démontré être sa conclusion. La foi faisait de la souffrance divine une apparence, l’amour en fait une vérité, et de même que nous avons fait ressortir la scission entre la nature divine et la nature humaine qui se manifeste dans le Dieu-homme, de même nous devons faire ressortir maintenant leur union et leur communauté. Ici nous avons de nouveau la preuve la plus irréfutable que l’objet suprême du christianisme n’est pas autre chose que l’homme, qu’il a adoré l’individu humain comme Dieu et Dieu comme l’individu humain. Cet homme né de la Vierge Marie est Dieu lui-même, le créateur du ciel et de la terre. » (Luther, II, p. 671.) « Je montre l’homme appelé Christ et je dis : C’est le fils de Dieu. » (Ibid.) « Avoir toute-puissance dans le ciel et sur la terre, disposer à son gré de la vie et de la mort, tenir sous ses pieds tous les êtres dans l’obéissance, accorder le pardon des fautes commises, etc., tels sont les attributs infinis de la divinité communiqués d’après l’Écriture à l’homme-Christ. En conséquence, nous croyons et affirmons que le Fils de l’homme, non-seulement comme Dieu, mais encore comme homme, sait tout, peut tout, est présent à toutes les créatures. Que toute autre croyance soit rejetée et condamnée. » « De là il résulte que le Christ, même comme homme, doit être honoré religieusement. (Buddeus, l. iv, c. 2, ss. 16.) Tous les Pères de l’Église enseignent la même doctrine : « L’humanité doit être adorée dans le Christ aussi bien que la divinité… Les deux natures se trouvant réunies de la manière la plus intime, l’une et l’autre sont dignes de l’adoration divine. » (Theol. schol. sec. Thomam Aq., P. Metger, t. IV, p. 124.) Ce n’est pas, il est vrai à la chair et au sang de l’homme mais à la chair unie à Dieu que l’adoration doit s’adresser. Mais on peut redire ici ce qui est dit à propos du culte des saints. De même que le saint n’est honoré dans son image et Dieu dans le saint qui le représente que parce que l’image et le saint méritent déjà des honneurs par eux-mêmes ; de même Dieu n’est adoré dans la chair humaine que parce que la chair humaine est déjà un objet d’adoration. Dieu devient chair, homme, parce que déjà au fond l’homme est Dieu. Comment te pourrait-il venir à l’idée, le répéterons-nous encore, de mettre la chair en rapport si intime avec Dieu, si elle était pour toi quelque chose d’impur, de grossier, d’indigne de la Divinité ! Si Dieu a fait choix de l’homme pour son organe, du corps de l’homme pour sa demeure, c’est qu’il ne trouvait qu’en lui ce qui convenait à sa propre nature. Dans le cas contraire, il aurait tout aussi bien pu s’incarner dans un animal. Dieu avant d’entrer dans l’homme doit donc d’abord en sortir. Son apparition en nous n’est que la manifestation de notre grandeur et de notre divinité. — Noscitur ex alio qui non cognoscitur ex se. — Tel qu’on ne connaît pas par lui-même peut être reconnu au moyen d’un autre. Cette sentence triviale est applicable ici. Dieu est connu au moyen de l’homme qu’il honore de sa présence, qu’il vient habiter en personne, et il est reconnu pour un être humain, car personne ne peut choisir, préférer, aimer que ce qui lui ressemble. De son côté l’homme est connu par Dieu au moyen de Dieu, et il est reconnu pour un être divin, car tien ne peut être objet, organe, séjour de la Divinité s’il n’est de nature divine. Il est vrai que l’on dit encore : C’est ce Jésus, le Christ lui seul qui est honoré comme Dieu. Mais cette raison n’a pas la moindre valeur. Le Christ est un, mais il est un pour tous. Il est comme nous, notre frère, et chacun se reconnaît en lui, se trouve en lui représenté. Chair et sang ne peuvent se méconnaître. « Dans Jésus-Christ notre Seigneur il y a une portion de la chair et du sang de chacun de nous. Là où mon corps règne je crois que je règne moi-même ; là où ma chair est purifiée, là je tiens pour vrai que je suis moi-même pur et sublime. » (Luther, t. XIV, p. 534). « Réfléchissons bien que le corps du fils de Dieu est l’idée de notre propre corps ; — honorons donc notre corps en l’honneur de son idée (idée, idéal, genre, espèce) » (Jacob Milichius.) Dans ces quelques mots écrits en 1557 est déjà résolu l’énigme de la religion et de la théologie chrétiennes. Si le corps de Dieu n’est que l’idée de notre corps, l’idée de Dieu en général n’est que l’idée de notre nature, de notre propre étre, non pas réel, il est vrai, ni identique à l’individu, mais abstrait de nous par la pensée et personnifié par la fantaisie. C’est donc un fait évident, indéniable que les chrétiens adorent l’individu humain comme l’être suprême. Assurément ils n’en savent rien, car c’est là ce qui constitue l’illusion du principe religieux. Quand les païens adressaient des prières aux statues des dieux, ils croyaient les adresser aux dieux eux-mèmes. Mais ils n’en adoraient pas moins les statues, comme les chrétiens adorent l’homme, l’individu, bien qu’ils ne veulent pas en entendre parler.




L’homme est le dieu du christianisme, l’anthropologie, le secret de la religion chrétienne. — Conclusions.


L’histoire du christianisme n’a pas eu d’autre tendance, d’autre tâche que de dévoiler ce mystère, que de réaliser, d’humaniser Dieu, que de résoudre et métamorphoser la théologie en anthropologie. Ce que le christianisme seul n’a pu faire complétement, la philosophie spéculative l’a achevé.

Sur le terrain religieux ou pratique, le protestantisme a commencé l’œuvre. Son Dieu n’est que le Dieu fait homme, le Christ. Il ne s’inquiète pas de savoir, comme le catholicisme, ce que Dieu est en lui-même, mais seulement ce que Dieu est pour nous ; il n’a pas comme ce dernier de tendance spéculative ou contemplative, il n’est plus théologie, il est essentiellement christologie, c’est-à-dire anthropologie religieuse. Mais en théorie il a laissé subsister derrière ce Dieu-homme l’ancien Dieu surnaturel. Théorie et pratique sont donc chez lui en contradiction. Il a émancipé la chair seulement et maintenu la raison en servitude. Le dieu surnaturel, inaccessible selon lui à la raison ne pourra être connu que plus tard dans le ciel. Il fallait faire un pas de plus pour délivrer à la fois l’esprit humain du Christianisme et du protestantisme. Ce pas, la philosophie spéculative l’a fait, elle n’est pas autre chose que la théologie véritable, rationnelle, poussée à ses conséquences dernières.




Dieu en tant qu’être spirituel, abstrait, accessible à la raison seule ou à l’intelligence n’est pas autre chose que l’essence de la raison elle-même, que la théologie commune où le déisme se représente par l’imagination comme un être distinct et indépendant. Pour le déisme Dieu est objet, pour la philosophie spéculative il est sujet ; là il est la raison pensée, ici il est la raison pensante. Le déisme fait du point de vue de l’homme le point de vue de Dieu ; la philosophie spéculative, au contraire, fait du point de vue de Dieu le point de vue de l’homme ou plutôt du penseur.

Pour le déisme, Dieu est un objet, absolument comme le premier objet venu ; il existe en dehors de nous ; mais en même temps il est aussi sujet à la manière de l’homme. Dieu produit des choses extérieurement, a des rapports avec lui-même et avec d’autres êtres, se pense, s’aime lui-même, pense et aime aussi des êtres différents du sien. En un mot, l’homme fait de ses pensées et de ses affections de sa nature et de son point de vue, les pensées, les affections et le point de vue de Dieu. La philosophie spéculative fait tout le contraire. Dans le déisme Dieu est en contradiction avec lui-même, car il doit être différent de l’homme et au-dessus de lui, et cependant, d’après tous ses attributs, il n’est en vérité qu’un être humain, dans la philosophie spéculative, au contraire, Dieu est en contradiction avec l’homme, car il doit être l’essence humaine elle-même, ou du moins l’essence de la raison, et cependant il est en réalité un être surhumain, c’est-à-dire abstrait. Chez les déistes le Dieu naturel n’est qu’un jouet de fantaisie, chez les hégéliens il est au contraire une vérité, une affaire sérieuse. La vive opposition que la philosophie spéculative a rencontrée provient de ce qu’elle a fait du Dieu qui dans le déisme n’est qu’un être d’imagination, indéterminé, nuageux, un être réel, parfaitement déterminé et partout présent ; de ce qu’elle a détruit le charme illusoire qui entoure dans son lointain vaporeux une création imaginaire. Quand dans la logique qui, d’après Hegel, est l’exposition de Dieu dans son essence éternelle, antémondaine, les déistes ont vu qu’il était question, à propos de la doctrine de la quantité, par exemple, de grandeurs extensives et intensives, de fractions, de puissances, de mesures, etc. : Quoi ! se sont-ils écriés avec stupeur, ce serait là notre Dieu ? Et pourtant, qu’est-il autre chose, sinon le dieu même du déisme tiré de ses nuages et amené à la lumière de la pensée, pris au mot, pour ainsi dire, sinon le Dieu qui a tout créé et tout ordonné avec nombre, poids et mesure, in pondere, mero et mensura ? Si Dieu a tout créé et tout ordonné de cette façon, si poids, nombre et mesure, avant d’être introduits et réalisés par lui dans le réel, étaient déjà dans son intelligence, c’est-à-dire dans son essence même, — car les deux ne font qu’un chez lui et y sont encore maintenant comme alors, peut-on dire que les mathématiques ne font pas partie des mystères de la théologie ? Assurément un être paraît tout autre dans l’imagination que dans la réalité ; aussi n’est-ce point un miracle si ceux qui ne jugent que d’après l’apparence prennent un seul et même être pour deux êtres différents.




Dieu est un être pensant, mais les objets qu’il pense ne sont pas plus que son intelligence distincts de sa propre nature ; de telle sorte qu’en pensant les choses il ne pense que lui-même. Cette unité du sujet pensant et de l’objet pensé en Dieu n’est pas autre chose que l’unité de la pensée et de l’être proclamée par la philosophie spéculative. — La différence entre le savoir de Dieu qui précède les choses comme leur modèle et les crée, et le savoir de l’homme qui vient après les choses comme leur image, est tout simplement la différence entre la connaissance a priori ou la spéculation et la connaissance a posteriori ou l’expérience, etc., etc.




Spinoza est, à proprement parler, le fondateur de la philosophie spéculative moderne. Schelling l’a restaurée, Hegel l’a achevée complétement. Il diffère de Spinoza en ce qu’il a animé de l’esprit de l’idéalisme cette chose morte, flegmatique que celui-ci appelait substance. Mais c’est tout. Cette proposition paradoxale de Hegel : « La conscience que nous avons de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même, » repose sur le même fondement que le paradoxe de Spinoza : « L’étendue ou la matière est un attribut de la substance. » Son sens est celui-ci : la conscience est un attribut de Dieu, Dieu est un moi, ou mieux la conscience est un être divin. De même la proposition de Spinoza signifie tout simplement la matière est une essence divine.




La logique de Hegel n’est que la théologie mise à la raison. De même que l’être divin de la théologie est l’ensemble idéal ou abstrait de toutes les réalités, de toutes les choses finies, de même la logique. Tout ce qui est sur la terre se retrouve dans le ciel des théologiens, tout ce qui est dans la nature, qualité, quantité, mesure, être, mécanisme, organisme, etc., se retrouve dans le ciel de la logique divine. Nous avons tout deux fois dans la théologie, une fois in abstracto, une autre fois in concreto ; tout deux fois dans la philosophie hegelienne, d’abord comme objet de la logique et ensuite comme objet de la philosophie, de la nature et de l’esprit. — L’essence de la théologie, c’est l’être humain transcendant, placé en dehors de nous ; l’essence de la logique, c’est la pensée transcendante, la pensée de l’homme placée en dehors de lui. — De même que la théologie scinde l’homme en deux êtres et les oppose l’un à l’autre pour les identifier ensuite, de même Hegel déchire, brise en morceaux l’essence simple et unique de la nature et de l’homme pour réunir ensuite avec violence ce qu’il a violemment séparé, etc.




La philosophie de Hegel est le dernier refuge, le dernier point d’appui rationnel de la théologie. De même qu’autrefois les théologiens catholiques se firent aristoteliciens de facto pour combattre le protestantisme, de même aujourd’hui les théologiens protestants doivent se faire hegeliens de jure pour combattre « l’athéisme.




La méthode à employer pour la critique et la réforme de la philosophie speculative ne diffère pas de celle que nous avons employée déjà dans la philosophie de la religion. Ce qui pour elle est un attribut doit être pour nous un sujet, un principe ; nous n’avons qu’à renverser partout les termes pour en faire ressortir la vérité pure. — L’esprit absolu, par exemple, se manifeste et se réalise, d’après Hegel, dans l’art, la religion, la philosophie. Cela veut dire en français : l’esprit qui anime les arts, les religions, les philosophies, est l’esprit absolu. Mais il est impossible de séparer l’art et la religion des sentiments, de la fantaisie et de la contemplation de l’homme, la philosophie de la pensée humaine, en un mot, l’esprit absolu de l’esprit subjectif ou de notre nature, sans nous replacer au point de vue de la théologie, sans nous représenter cet esprit absolu comme un autre être, comme un fantôme extérieur à nous.

La marche suivie jusqu’ici par la philosophie spéculative de l’abstrait au concret, de l’idéal au réel est une marche à rebours. On n’arrive jamais par cette voie à la réalité vraie, mais toujours, au contraire, à la réalisation de ses propres abstractions. On n’arrive jamais non plus à la véritable liberté de l’esprit, car la contemplation seule des choses et des êtres dans leur réalité objective rend l’homme libre et le débarrasse de tous les préjugés. Cette manière de procéder n’est à sa place que dans la philosophie pratique.




Une philosophie qui n’a en soi aucun principe passif, qui spécule sur l’existence et l’ètre en faisant abstraction du temps et de la durée, sur la qualité sans s’occuper de la sensation qui la fait connaître, sur la vie en excluant de la vie la chair et le sang, une telle philosophie, comme celle de l’absolu en général, par cela même qu’elle ne voit qu’un côté des choses, a nécessairement l’empirisme pour adversaire. Spinoza a fait de la matière un attribut de la substance, non pas comme principe passif, mais précisément parce qu’elle ne souffre pas, parce qu’elle est simple, indivisible, infinie comme la pensée, l’attribut opposé. Sa matière est une abstraction, une matière sans matière, de même que l’essence de la logique de Hegel est l’essence de la nature et de l’homme sans l’homme et sans la nature.




Où ne se trouve aucune limite, aucun temps, aucune nécessité, là ne se trouvent aucune qualité, aucune énergie, aucun esprit, aucun feu, aucun amour. L’être soumis à la nécessité est seul l’étre nécessaire. Une existence sans besoin est une existence superflue. Ce qui n’a pas de besoins, en général, n’a pas non plus besoin d’exister ; que ce soit ou que ce ne soit pas, c’est tout un pour lui-même comme pour d’autres. Ce qui est sans tendance, sans aspiration est aussi sans fondement ; ce qui n’est pas capable de souffrir ne mérite pas de vivre. L’être riche en douleurs est seul l’être divin. Mais un être qui ne souffre pas est un être sans matière, sans organe sensible.




Les instruments essentiels, les organes de la philosophie sont la tête, source de l’activité, de la liberté, de l’infinité métaphysique, de l’idéalisme, et le cœur source du besoin, de la souffrance, du sensualisme. En termes scientifiques, ces instruments sont la pensée et la contemplation. La pensée est le principe des écoles, des systèmes, la contemplation, le principe de la vie. Dans la contemplation je suis affecté, dominé par les objets, je suis non-moi ; dans la pensée, au contraire, je domine les objets, je suis un moi. C’est de la négation seule du penser par lui-même, c’est de l’action de l’objet sur nous, de notre passion, du principe du plaisir et de la douleur que peut naître la pensée vraie, la véritable philosophie objective. Là où se trouvent réunies la pensée et la contemplation, l’activité et la passivité, le flegme scolastique de la métaphysique allemande et l’élément sanguin, antiscolatique du matérialisme et du sensualisme français, là seulement se trouvent vie et vérité.




Ce qui est objet des sens n’est pas le moins du monde, comme le dit la philosophie spéculative, ce qui se voit immédiatement, ce qui se comprend de soi-même. La perception des choses extérieures est au contraire bien plus tardive chez l’homme que l’imagination et la fantaisie. La première perception n’est même qu’une vision imaginaire et fantastique. La tâche de la philosophie, de la science en général consiste, non à s’écarter de la réalité, mais à y revenir sans cesse ; non à métamorphoser les objets en pensées, mais à rendre visible aux yeux du premier venu ce qui est invisible pour eux. — Les hommes, en effet, voient d’abord les choses telles qu’elles leur paraissent être et non telles qu’elles sont, voient en elles tout simplement l’idée qu’ils en ont et · ne distinguent pas l’objet de l’effet qu’il a produit sur eux. L’air, par exemple, est en dehors de nous la matière la plus proche, la plus essentielle, la plus indispensable ; et cependant combien de temps s’est-il moqué des philosophes et des physiciens ! combien de temps n’a-t-il pas fallu pour arriver à connaître seulement ses propriétés élémentaires, la pesanteur et l’expansibilité ! Rien n’est donc plus absurde que de trouver des mystères dans le « royaume de l’esprit. » Depuis longtemps ce royaume était ouvert à l’homme que celui de l’air était encore fermé ; longtemps avant de vivre dans la lumière de ce monde, l’homme vivait dans la lumière d’un autre ; avant de connaître les trésors de la terre il connaissait ceux du ciel ; avant d’étudier les choses dans l’original, dans la langue primitive, il les étudiait dans leur traduction par la pensée. Ce qu’il y a de plus proche est précisément pour l’homme ce qu’il y a de plus éloigné ; c’est pour lui un mystère précisément parce qu’il ne soupçonne pas que c’en soit un ; le voyant toujours, il ne le regarde jamais. C’est de nos jours seulement que l’humanité, comme autrefois en Grèce après les rêves du monde oriental, s’est élevée à la contemplation sensible, objective de la réalité, et en même temps à la conscience d’elle-même ; car l’homme qui ne s’occupe que de l’être abstrait, que de la pensée, est lui-même un être abstrait, n’est pas complétement, véritablement humain. La réalité de l’homme dépend de la réalité de son objet ; n’as-tu rien, eh bien, tu n’es rien non plus.

Les sens ne perçoivent pas seulement les objets extérieurs. L’homme ne se voit et ne se connaît lui-même tout entier que par leur entremise. L’identité de la pensée et de l’être qui n’est dans la conscience qu’une idée abstraite ne devient vérité et réalité que dans la contemplation sensible de l’homme par l’homme. Nous ne sentons pas seulement la pierre et le bois, la chair et les os, nous sentons aussi les sentiments en pressant les mains ou les lèvres d’un être sensible ; nous ne percevons pas seulement par les oreilles les bruits divers de la nature, mais encore la voix pleine d’âme de la sagesse et de l’amour ; nous ne voyons pas seulement des surfaces réfléchissantes, des spectres colorés, nous voyons aussi dans le regard de l’homme. Ce n’est donc pas seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur ; seulement la chair, mais encore l’esprit ; seulement la chose, mais encore le moi, qui sont perçus par les sens, sinon par les sens tels quels, du moins par les sens cultivés ; sinon par les yeux du chimiste et de l’anatomiste, du moins par les yeux du philosophe. L’empirisme est donc dans son droit quand il fait dériver des sens la source de nos idées ; seulement, il oublie que l’objet sensible le plus essentiel, le plus important, c’est l’homme lui-même ; que la lumière de l’intelligence et de la conscience ne s’allume qu’au regard réciproque que jettent l’un sur l’autre deux êtres humains. L’idéalisme, de son côté, a raison de chercher en nous l’origine de nos idées ; mais il a tort de ne la chercher que dans un sujet isolé, dans une âme, dans un moi sans toi. On n’arrive pas tout seul à la raison, à des idées vraies. Deux hommes sont nécessaires pour la production de l’homme spirituel aussi bien que de l’homme physique. Communauté, réciprocité, conversation entre nous, voilà les sources, les principes, le criterium de la vérité et de l’universalité. La certitude même de l’existence des choses en dehors de moi provient de ma certitude de l’existence d’un autre homme que moi. Ce que je vois tout seul est douteux, ce que l’autre voit aussi est certain.




La philosophie nouvelle résout d’une manière complète, absolue, la théologie dans l’anthropologie ; car elle la résout non-seulement pour la raison, comme la philosophie ancienne, mais encore pour le cœur, pour l’homme tout entier. Sous ce rapport elle est le résultat nécessaire de l’ancienne philosophie, — car ce qui est une fois résolu dans l’intelligence doit à la fin se résoudre dans la vie et le sang de l’homme, — et en même temps elle contient sous une forme nouvelle, indépendante, tout ce qu’il y avait de vrai dans celle-ci ; car la seule vérité réelle est celle qui est devenue chair et sang. La philosophie ancienne était nécessairement retombée dans la théologie ; ce qui n’est vaincu et détruit que dans l’intelligence, que d’une manière abstraite, peut avoir encore des racines dans le cœur ; la philosophie nouvelle ne peut jamais revenir sur ses pas : ce qui est mort de corps et d’âme ne peut plus réapparaître, pas même comme fantôme.




La philosophie nouvelle, la seule positive, est la négation de toute philosophie d’école, de toute philosophie de qualité abstraite, particulière, scolastique, la négation du rationalisme et du mysticisme, du panthéisme et du , de l’athéisme et du déisme. Synthèse de toutes ces vérités antithétiques, elle n’a pas de Schibolet, de langue particulière, de nom et de principe particulier ; elle est l’homme pensant lui-même, — l’homme qui est et se sait l’essence consciente de la nature, de l’histoire, des états, des religions, qui est et se sait l’absolue identité, — réelle et non imaginaire, de tous les contrastes, de toutes les contradictions, de tous les attributs actifs et passifs, spirituels et sensibles, politiques et sociaux ; qui sait enfin que l’être panthéistique abstrait et séparé de l’homme par les philosophes ou plutôt par les théologiens n’est pas autre chose que sa propre nature indéterminée, mais capable de déterminations infinies.

La philosophie nouvelle s’est déjà exprimée par non et par oui dans l’examen qu’elle a fait subir à la religion ; elle a dit : Ceci est vrai et cela ne l’est point. Il suffit de prendre les conclusions de son analyse et d’en faire des prémisses pour y reconnaître les principes d’une philosophie positive. Mais elle ne fait pas de frais pour acquérir la faveur du public. Certaine d’elle-même, elle dédaigne de paraître ce qu’elle est ; aussi doit-elle être ce qu’elle n’est pas pour une époque qui, dans les intérêts les plus essentiels, prend l’apparence pour l’être, l’illusion pour la réalité, le nom pour la chose. Ainsi se développent les contrastes. Là où le rien passe pour quelque chose et le mensonge pour vérité, là nécessairement la réalité doit n’être rien et la vérité mensonge. Et là où, — ce qui est assez comique, — on fait l’essai, inouï jusqu’à cette heure, de fonder une philosophie purement sur l’opinion et la faveur du public des journaux, au moment même où la philosophie accomplit l’acte décisif d’une désillusion universelle, là on doit honnêtement et chrétiennement réfuter les œuvres sérieuses en les calomniant sans les connaître dans les journaux et les revues. Oh ! quelle honnêteté, quelle moralité se manifeste donc dans l’état général de l’Europe !




La vérité n’existe pas dans la pensée seule, dans le savoir par lui-même ; elle est la totalité de l’être humain et de la vie humaine. Cette totalité n’est pas contenue évidemment dans un seul individu, ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue moral. La collectivité seule la comprend et la manifeste tout entière. L’être solitaire est borné, l’être collectif est infini. L’homme isolé est homme dans le sens ordinaire ; l’homme avec l’homme, l’unité du toi et du moi est Dieu. La trinité, le plus haut mystère, le point central de la religion et de la philosophie absolue n’est pas autre chose, ainsi que nous l’avons prouvé, que le mystère de la vie sociale. Il exprime à sa manière cette vérité, qu’aucun être, homme ou Dieu, esprit ou moi ne peut être vrai, complet, absolu s’il est isolé, et que la vérité et la perfection proviennent des rapports et de l’unité d’êtres semblables.




La philosophie ancienne avait une double vérité, la vérité en elle-même qui ne s’inquiétait pas de l’homme le moins du monde, c’est-à-dire la philosophie, et la vérité pour l’homme, c’est-à-dire la religion. La philosophie nouvelle au contraire, est à la fois philosophie de l’homme et philosophie pour l’homme. Sans porter atteinte à la dignité et à l’indépendance de la théorie et même en se tenant avec elles dans l’accord le plus parfait et le plus intime, elle a une tendance essentiellement pratique, et pratique dans le sens le plus élevé. Réalisant l’idée, contenant toute la vérité du christianisme, de la religion en général, elle prend leur place et rejette leur nom. Pour qu’elle réponde aux besoins du présent et de l’avenir, il faut qu’elle diffère entièrement, toto genere, de la philosophie ancienne ; il faut qu’elle soit un acte nouveau, collectif, un acte libre, autonomique de l’humanité.


FIN.