Essence du christianisme/Introduction/chap 1

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 21-35).

INTRODUCTION




I

ESSENCE DE L’HOMME EN GÉNÉRAL

La religion a pour base la différence essentielle qui existe entre l’homme et l’animal ; les animaux n’ont point de religion. Les anciens naturalistes attribuaient bien à l’éléphant, entre autres louables qualités, la vertu de la religiosité ; mais cette religion des éléphants est du domaine des fables. Cuvier, s’appuyant sur ses observations personnelles, ne place pas l’éléphant à un plus haut degré d’intelligence que le chien.

Mais quelle est cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ? Il n’y a point à cette question de réponse plus simple, plus générale et en même temps plus populaire que celle-ci : c’est la conscience. — mais conscience dans le sens strict du mot ; car on ne peut refuser la conscience aux animaux si on lui donne le sens de sentiment de soi-même, de faculté d’apercevoir, de distinguer et même de juger par les sens les objets extérieurs. La conscience dans le sens vrai n’existe que chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce l’objet de sa pensée. L’animal se sent bien comme individu, il a bien le sentiment de lui-même ; mais il ne se connaît pas comme espèce, et c’est pourquoi il est dépourvu de la conscience dont le nom dérive de savoir. Là où il y a conscience, là. il y a capacité pour la science. La science n’est que la conscience des espèces. Dans la vie, nous sommes en rapport avec des individus, mais dans la science avec des genres, et il n’y a qu’un être capable de connaître sa propre essence, son espèce, qui puisse examiner les choses et les êtres différents de lui et s’en faire une idée qui réponde exactement à la nature spéciale de chacun d’eux.

L’animal n’a, par conséquent, qu’une vie simple ; l’homme a une vie double. Chez l’animal, la vie intérieure est une avec la vie extérieure ; chez l’homme, ces deux vies sont distinctes. La vie intérieure de l’homme, c’est sa vie dans ses rapports avec son espèce, son être ; quand l’homme pense, il converse, il parle avec lui-même. L’animal ne peut accomplir les fonctions de son espèce sans le secours d’un autre individu ; mais l’homme peut penser et parler sans l’aide d’un autre homme, et penser et parler sont les vraies fonctions de son espèce. Il est à lui-même tout à la fois moi et toi, et peut aussi se mettre à la place d’un autre par cette raison que, non-seulement son individualité, mais encore son espèce, son être peuvent être l’objet de sa pensée.

L’être de l’homme dans ce qui le distingue de l’animal est non-seulement le fondement, mais encore l’objet de la religion. Mais la religion est la conscience de l’infini ; elle est par conséquent et ne peut pas être autre chose que la conscience qu’a l’homme, non pas de la limitation, mais bien de l’intimité de son être. Un être réellement fini, borné, n’a pas le pressentiment le plus éloigné, et, à plus forte raison, ne peut avoir la conscience d’un être infini ; car la borne de l’être est aussi la borne de la conscience. La chenille, dont une espèce de plante déterminée renferme l’être et la vie. ne dépasse pas dans sa connaissance ce cercle si étroit ; elle distingue bien cette plante d’une autre plante, mais elle ne va pas au delà. Une conscience si bornée que sa limitation rend infaillible se nomme instinct. Conscience dans le sens propre et conscience de l’infini sont inséparables. La conscience de l’infini n’est pas autre chose que la conscience de l’infinité de la con science, ou bien : quand l’homme a conscience de l’infini, c’est l’infinité de sa propre nature qui est l’objet de sa pensée.

Mais quelle est cette essence de l’homme que la conscience lui révèle, ou bien qu’est-ce qui constitue dans l’homme l’espèce, la véritable humanité ? c’est la raison, la volonté, le cœur. Dans un homme accompli doivent se trouver réunies la force de la pensée, la force de la volonté, la force du cœur. La force de la pensée est la lumière de la connaissance, la force de la volonté l’énergie du caractère, la force du cœur l’amour. Raison, amour, volonté, voilà les perfections, les forces les plus hautes, l’être absolu de l’homme dans l’homme et le but de son existence. L’homme existe pour connaître, pour aimer, pour vouloir. Mais quel est le but de la raison ? la raison ; de l’amour ? l’amour ; de la volonté ? la liberté. Nous connaissons pour connaître, nous aimons pour aimer, nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres. Il n’y a d’être véritable que l’être pensant, aimant, voulant. Il n’y a de vrai, de parfait, de divin que ce qui existe par soi et pour soi-même ; mais ainsi est l’amour, ainsi la raison, ainsi la volonté. La trinité divine dans l’homme, puissance qui domine son individualité, c’est l’unité de ces trois forces. Mais ces forces, l’homme n’en est pas maître, car il n’est rien sans elles, et ce qu’il est, il ne l’est que par elles. Elles sont les éléments fondamentaux de son être, de son être qu’il ne possède ni ne fait, elles sont des puissances qui l’animent, le déterminent, le gouvernent, des puissances absolues, divines, auxquelles il ne peut opposer aucune résistance[1].

Comment l’homme sensible pourrait-il résister au sentiment, l’homme aimant à l’amour, l’homme raisonnable à la raison ? Qui n’a pas éprouvé la puissance de la musique ? mais qu’est la puissance de la musique sinon la puissance du sentiment ? Le son, c’est le sentiment qui s’exprime, qui se communique. Qui n’a pas éprouvé la puissance de l’amour ou n’en a pas au moins entendu parler ? Quel est le plus fort de l’amour ou de l’homme individuel ? Quand l’amour s’empare de l’homme et le pousse même à braver la mort pour l’objet aimé, cette force qui triomphe de la mort est-ce sa force propre, individuelle, ou n’est-ce pas plutôt la force de l’amour ? Et qui a jamais véritablement pensé sans éprouver la puissance de la pensée, cette puissance calme, muette et si mystérieuse ? Quand tu es plongé dans de profondes réflexions, dans l’oubli de toi-même et du monde, diriges-tu la raison ou n’es-tu pas dirigé par elle et comme englouti ? L’enthousiasme scientifique n’est-il pas le plus beau triomphe que la raison remporte et fête sur toi ? Cette puissance du penchant à connaître, n’est-ce pas une puissance irrésistible, capable de tout dompter ? Et quand tu réprimes une passion, te défais d’une habitude, en un mot quand tu remportés une victoire sur toi-même, cette force victorieuse, est-ce ta force personnelle, ou n’est-ce pas plutôt l’énergie du caractère, la force de la moralité qui s’empare de toi avec violence et te remplit d’indignation contre toi et tes faiblesses individuelles[2] ?

Sans objet l’homme n’est rien. Les hommes grands, exemplaires, ceux qui nous révèlent l’essence de l’humanité ont confirmé cette assertion par leur vie. Ils n’avaient qu’une passion fondamentale, dominante, la réalisation du but essentiel de leur activité. Mais lorsqu’un sujet, l’homme, par exemple, est lié à un objet par des rapports nécessaires, essentiels, cet objet est la révélation, la manifestation de l’être même du sujet. S’il est commun à plusieurs individus de même espèce, mais de qualités différentes, il manifeste et révèle leur nature au moins par la manière dont il est l’objet de chacun d’eux.

Ainsi le soleil est l’objet commun des planètes ; mais il ne l’est pas pour la terre de la même manière que pour Mercure, Saturne, Uranus. Chaque planète a pour ainsi dire son propre soleil. Le soleil, en tant qu’il échauffe Uranus, n’a pour nous aucune existence physique, il n’en a qu’une astronomique et scientifique. Non-seulement il paraît autre, mais encore il est tout autre pour Uranus que pour nous. Le rapport de la terre avec le soleil est en même temps un rapport de la terre avec elle-même, avec sa propre nature ; car la mesure de la grandeur et de la force de la lumière sous laquelle le soleil se révèle à la terre est aussi la mesure de l’éloignement qui forme la nature propre de la terre. Chaque planète a par conséquent dans son soleil un miroir de son propre être.

Ainsi, par les objets, l’homme acquiert la conscience de lui-même ; par eux on le reconnaît, en eux se réflète sa nature ; et ici il ne s’agit pas seulement des objets de la pensée, mais encore de ceux qui tombent sous les sens. Les choses les plus éloignées de l’homme donnent sur son essence des révélations en tant que et parce que elles sont l’objet de sa pensée. La lune, le soleil, les étoiles lui crient : « Γνῶθι σεαυτόν ». Connais-toi toi-même. La faculté qu’il a de les voir et la manière dont il les voit rendent témoignage de sa propre nature. L’animal n’est sensible qu’au rayon de lumière nécessaire à sa vie. L’homme est réjoui par le rayon indifférent de l’étoile la plus éloignée. L’homme seul a des joies pures, intellectuelles, désintéressées. Le regard, qui se perd dans la contemplation du ciel étoilé et dans l’admiration de cette lumière qui n’a rien de commun avec la terre et ses besoins, y voit sa propre nature, sa propre origine. L’œil est d’une nature céleste ; ce n’est que par son secours que l’homme s’élève au-dessus de son séjour ici-bas. C’est pourquoi la science commence lorsque les regards se dirigent pour la première fois vers le ciel. Les premiers philosophes étaient astronomes. Le ciel rappelle à l’homme sa destination, c’est-à-dire qu’il n’est pas né seulement pour agir, mais encore pour contempler.

L’être absolu, le Dieu de l’homme, c’est l’être même de l’homme. De la même manière la puissance exercée par un objet sur lui n’est pas autre chose que la puissance même de sa nature intime. L’homme dont l’être est susceptible d’être affecté par les sons est dominé par le sentiment, au moins par le sentiment qui trouve dans les sons l’élément qui lui correspond. Mais ce n’est pas le son par lui-même, ce n’est que le son plein de sens et de sentiment qui peut faire impression sur l’homme sensible ; c’est-à—dire le sentiment n’est produit que par ce en quoi il est contenu, il n’est déterminé que par lui-même, que par son essence, et ainsi il en est de la volonté, ainsi de la raison. Nous ne pouvons avoir conscience de rien sans avoir en même temps conscience de nous-mêmes, rien affirmer sans nous affirmer aussi, et comme vouloir, pouvoir, sentir sont des perfections, des réalités essentielles, il est impossible que nous puissions sentir ou juger avec la raison la raison, avec le sentiment le sentiment, avec la volonté la volonté, comme des forces bornées, finies, c’est-à-dire nulles. Car limitation et néant sont la même chose ; limitation est un euphémisme pour néant ; limitation est l’expression métaphysique théorique, néant l’expression pathologique, pratique. Ce qui est fini, borné pour la raison, est nul pour le cœur. On ne peut pas s’apercevoir que l’on est un être pensant, aimant, voulant, sans regarder ces facultés comme des perfections, sans en ressentir une joie infinie. Avoir conscience, c’est se prendre soi—même pour objet : la conscience n’est donc rien de particulier, rien de différent de l’être lui-même ; autrement, comment pourrait-il y avoir conscience de soi ?

Il est donc impossible que nous ayons conscience d’une perfection comme d’une imperfection, impossible que nous puissions sentir le sentiment comme borné, impossible que nous puissions penser la pensée comme limitée, finie.

Conscience est affirmation.de soi, amour de soi, joie de sa propre perfection ; c’est le signe caractéristique d’un être accompli ; elle n’existe que dans un être, pour ainsi dire, rassasié, parfait. La vanité humaine confirme cette vérité. L’homme se regarde volontiers dans un miroir, il éprouve du plaisir à se contempler. Ce plaisir est une conséquence nécessaire, involontaire de la beauté de sa forme. Toute belle forme est satis faite d’elle-même, est nécessairement charmée de sa beauté. Il y a vanité quand l’homme se plaît à contempler sa beauté individuelle, mais non quand il admire le visage humain en général. Ce visage, il doit d’admirer, il ne peut en imaginer ni un plus beau ni un plus sublime[3]. Chaque être s’aime et doit s’aimer. Exister est un bien. « Tout, dit Bacon, tout ce qui est digne d’exister est aussi digne d’être connu. » Tout ce qui a de la valeur est un être de distinction ; c’est pourquoi cet être s’aime, se soutient, s’affirme lui-même. Mais la forme la plus élevée de l’affirma tion de soi-même, la forme qui en elle-même est une distinction, une perfection, un bonheur, c’est la conscience.

Toute limitation de la raison ou en général de la nature de l’homme repose sur une illusion, une erreur. L’individu humain peut, à la vérité, — et c’est en cela qu’il se distingue de l’animal, — se sentir et se reconnaître comme borné ; mais cela provient uniquement de ce que, soit par le sentiment, soit par la pensée, il a l’idée de la perfection et de l’infinité de son espèce. S’il impose les bornes de son être à l’espèce elle même, c’est qu’il se croit un avec elle, c’est qu’ainsi il est le jouet d’une illusion, illusion d’ailleurs profondément d’accord avec la paresse, la vanité et l’égoïsme de l’homme. En effet, une limitation que je ne puis attribuer qu’à moi-même, me fait honte et m’inquiète, et pour me délivrer de cette honte et de cette inquiétude, je fais des bornes de mon individualité les bornes de l’espèce humaine en général. Ce qui m’est incompréhensible est aussi incompréhensible aux autres. Pourquoi m’affliger davantage ? Ce n’est point une faute, cela ne provient point de mon intelligence, mais de l’intelligence de l’espèce elle-même, Mais c’est une erreur, une erreur ridicule et coupable à la fois que de déterminer comme borné et fini ce qui constitue la nature de l’homme, l’essence de l’espèce, ce qui est l’être absolu de l’individu. Chaque être est pour soi assez. Chaque être est en soi et pour soi infini, a son Dieu en soi-même. Un être n’a de bornes que pour un autre être en dehors et au-dessus de lui. La vie des éphémères est extraordinairement courte, comparée à celle d’autres animaux, et néanmoins cette vie de quelques instants leur paraît aussi longue qu’à d’autres une vie de plusieurs années. La feuille sur laquelle vit la chenille est pour cet insecte un monde, un espace infini.

Ce qui fait d’un être ce qu’il est réellement, c’est là son talent, sa puissance, sa richesse, son ornement. Comment lui serait-il possible de sentir sa richesse comme manque, son talent comme impuissance ? Si les plantes avaient du goût et du jugement, chacune d’elles déclarerait que sa fleur est la plus belle de toutes, parce que son intelligence et son goût ne dépasse raient pas la force productive de son être. La plus haute production d’un être doit être reconnue par lui comme la plus haute production en général dans le sens absolu ; ce qu’il affirme ne peut être nié par son intelligence, son goût, son jugement, car autrement cette intelligence et ce goût n’appartiendraient pas à cet être déterminé, mais à un autre être quelconque. La. mesure de l’être est la mesure de l’intelligence ; si l’un est borné, l’autre l’est aussi. Mais un être, quelque borné qu’il soit, ne sent pas les bornes de son intelligence ; il loue au contraire et estime cette faculté comme une force sublime, divine, et de son côté l’intelligence loue et estime l’être auquel elle appartient. Tous les deux sont en harmonie ; comment pourraient ils tomber en désaccord ? L’intelligence d’un être est un cercle dont il ne peut sortir. L’animal ne voit pas au delà de ses besoins ; sa nature ne s’étend pas non plus au delà. Aussi loin que s’étend ton être aussi loin’ s’étend le sentiment de toi-même, aussi loin ta divinité ! Le désaccord entre l’intelligence et l’être, entre la force de la pensée et la force de production dans la conscience, ce désaccord est d’un côté purement individuel, sans importance générale, et de l’autre il n’est qu’apparent. L’homme qui reconnaît comme mauvaises ses mauvaises poésies est moins borné dans sa nature. parce qu’il l’est moins dans sa connaissance que celui qui est satisfait de ses mauvais vers.

Penses-tu par conséquent l’infini ? Eh bien ! tu penses et tu affirmes l’infinité de la puissance de la pensée. Sens-tu l’infini ? Tu sens et tu affirmes l’infinité de la puissance du sentiment. L’objet de la raison, c’est la raison se pensant elle-même ; l’objet du sentiment, c’est lesentiment se sentant lui-même. Si tu n’as aucun sens, aucun sentiment pour la musique, tu n’entendras, dans la plus belle symphonie, rien de plus que dans le vent qui siffle à tes oreilles, que dans le ruisseau qui passe en murmurant à tes pieds. En effet, qu’est-ce qui te saisit lorsque tués affecté par les sons ? Quoi, si ce n’est la voix de ton propre cœur ? c’est-à-dire le sentiment ne parle qu’au sentiment, il n’est intelligible que pour lui-même. La musique est un monologue du sentiment ; mais le dialogue de la philosophie n’est en vérité qu’un monologue de la raison. L’éclat des couleurs des cristaux ravit les sens ; la raison n’est intéressée qu’à la connaissance des lois de leur formation. La raison n’a pour objet que ce qui est raisonnable.

Il suit de là que tout ce qui, par la spéculation philosophique ou par la religion, est pris dans le sens de dérivé, de subjectif ou humain, de moyen ou d’organe, tout cela a pour la vérité le sens de primitif, de divin, de l’être et de l’objet lui-même. Si, par exemple, on regarde le sentiment comme l’organe de la religion, comme le révélateur de la divinité, l’essence de Dieu n’exprimera rien autre chose que l’essence du sentiment. Le sens vrai mais caché de cette proposition : « Le sentiment est l’organe de la divinité, » le voici : le sentiment est ce qu’il y a de plus noble, de plus parfait, de plus divin dans l’homme. Comment pourrais-tu comprendre la divinité par le sentiment si le sentiment n’était pas de nature divine, car le divin ne peut être compris que par le divin, Dieu ne peut être connu que par Dieu. L’être divin conçu par le sentiment n’est en réalité que le sentiment enchanté et ravi de sa propre nature, ivre de joie et de bonheur en lui-même.

Aussi, depuis que le sentiment est devenu le point important de la religion, les articles de foi du Christianisme, autrefois si sacrés, sont devenus indifférents. Et cette indifférence provient de ce que là où le sentiment est déclaré l’être subjectif, l’organe de la religion, là aussi il en est l’être objectif réel, en un mot le Dieu. Du moment qu’on déclare que le sentiment est religieux, on supprime toute différence entre le sentiment religieux et celui qui ne l’est pas. En effet, pourquoi ferais—tu du sentiment l’organe de l’infini, si ce n’est à cause de son essence, de sa nature ? Mais la nature du sentiment, en général, n’est-elle pas aussi la nature de tout sentiment particulier, quel que soit son objet ? Qu’est-ce qui rend donc tel ou tel sentiment religieux ? L’objet auquel il s’applique ? Point du tout. car ce même objet n’est lui—même religieux que s’il est un objet du sentiment et non de la froide raison. Son caractère religieux dépend donc de la nature du sentiment en général, à laquelle participe tout sentiment particulier, et cette nature est déclarée sainte, et c’est en elle qu’est fondée toute religiosité. Le sentiment est ainsi proclamé l’absolu, le divin, et puisqu’il est par lui-même bon, religieux, c’est-à-dire saint, n’a-t-il pas sa divinité en lui-même, n’est-il pas son propre Dieu ?

Si néanmoins tu veux fonder sur le sentiment l’objet de la religion, Dieu, que peux-tu faire autre chose que d’établir une distinction entre tes sentiments individuels et l’essence du sentiment, et de séparer cette essence des influences qui rendent impure ta faculté de sentir, parce que comme individu tu es soumis à mille conditions, à mille circonstances qui peuvent être autant de causes de corruption ? Ce que, par conséquent, tu déclareras comme étant l’infini, comme en constituant l’essence, ce sera la nature du sentiment ; tu n’auras pour Dieu d’autre détermination que celle-ci : Dieu est le sentiment pur, libre, sans bornes. Tout autre Dieu te serait imposé du dehors. Le sentiment est athée dans le sens de la foi orthodoxe, qui lie la religion à un Dieu existant en dehors de nous. Il est à lui-même son Dieu ; à son point de vue, la négation de lui-même est la négation de Dieu. Ce n’est donc que par lâcheté de cœur ou par faiblesse d’esprit que tu n’oses pas avouer ouvertement ce que tes sentiments avouent en secret. Retenu par des arrière—pensées traditionnelles, incapable de comprendre la grande âme du sentiment, tu t’effrayes de l’athéisme de ton propre cœur, et, dans cet effroi, tu te laisses retomber dans les questions et les doutes antiques ; si un Dieu existe ou n’existe pas, questions et doutes qui disparaissent nécessairement là où l’on fait du sentiment l’essence de la religion. Le sentiment est ta force la plus intime, et pourtant différente et indépendante de toi ; il est ton être propre qui t’affecte, comme si c’était un autre être, en un mot, ton Dieu.

Le sentiment n’a été pris à part jusqu’ici que pour nous servir d’exemple. Il en serait de même pour toute autre force, faculté, puissance (le nom est indifférent), dont on ferait l’organe essentiel, le révélateur de la religion, ou de quoi que ce soit. Ce qui subjectivement, c’est—à-dire du côté de l’homme, a la signification de l’être, de l’essence, a la même signification du côté de l’objet, c’est-à-dire dans la réalité. L’homme ne peut s’élever au-dessus de sa nature réelle ; il peut bien, au moyen de la fantaisie, se figurer des êtres différents, même supérieurs, mais il lui est impossible de faire abstraction de son espèce, de son être. Les qualités qu’il donne aux individus produits de son imagination sont toujours puisées dans sa propre nature et ne sont en réalité que son image. Il y a bien sûrement d’autres êtres pensants dans les corps célestes, mais par l’admission de ces êtres nous ne changeons rien à notre point de vue ; nous ne l’enrichissons que sous le rapport de la quantité, nullement sous celui de la qualité. De même que partout la matière obéit aux lois de la gravitation, de même partout l’esprit est soumis aux mêmes lois de la pensée et du sentiment. En réalité, nous animons les étoiles afin qu’il y existe des êtres, non pas différents de nous, mais bien plutôt semblables à nous[4].


  1. « Toute opinion est assez forte sur l’homme pour qu’il la défende jusqu’à la mort. » Montaigne.
  2. Que cette distinction entre l’individu et l’amour, la raison, la volonté, soit fondée ou non dans la nature, c’est tout à fait indifférent pour le but de cet écrit La religion sépare les forces et les qualités de l’homme lui-même et les divinise comme des êtres indépendants, sans s’inquiéter si elle fait de chacune d’elles un être, comme dans le polythéisme, ou si elle les réunit toutes dans un seul, comme dans le monothéisme Pour expliquer et ramener à l’homme tous ces êtres divins nous sommes donc obligés de faire cette distinction : elle a d’ailleurs son fondement dans le langage, ou, ce qui est tout un, dans la logique. Car l’homme se distingue lui-même de son esprit, de son cerveau, de son cœur, comme si sans eux il était quelque chose.  (Note du traducteur.)
  3. « L’homme est ce qu’il y a de plus beau pour l’homme Cicéron, De mat. D., l. I), et ce n’est point là une preuve de la limitation de sa nature, car il trouve aussi de la beauté dans les autres êtres en dehors de lui. Il se réjouit de la beauté des animaux, des plantes, de la magnificence de la nature en général. Mais il n’y a que, la forme parfaite, absolument belle, qui puisse voir sans jalousie celle des autres êtres et se réjouir « le leur perfection. »
  4. Christ. Huygens dit dans son Cosmotheoros (liv. I) : « Il est probable que le plaisir que procurent la musique, les mathématiques, etc., n’est pas seulement éprouvé par les hommes, mais encore par un grand nombre d’êtres dans d’autres mondes que le leur. » Cela veut dire précisément : La qualité des êtres est la même, mais leur nombre est illimité.