Essence du christianisme/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. i-xix).

PRÉFACE
DE LA SECONDE ÉDITION


Les jugements aussi dépourvus de bon sens que de bonne foi qui ont été portés sur cet écrit depuis son apparition ne m’ont point du tout étonné, car je n’en attendais pas d’autres ; et franchement je n’en pouvais point attendre d’autres. J’ai mis en effet contre moi Dieu et le monde. J’ai eu « l’insolence impie » de déclarer dès le premier mot que le christianisme, lui aussi, avait eu son époque classique, que le classique seul, c’est-à-dire le grand et le vrai, méritait d’être l’objet de la pensée, et que le mesquin et le faux devaient être abandonnés à la comédie et à la satire. J’ai déclaré par conséquent que, pour trouver dans le christianisme un digne objet d’étude, j’avais été obligé de faire abstraction du christianisme moderne, dissolu, confortable, épicurien, coquet et sans caractère, et de me reporter dans ces temps où la fiancée du Christ, vierge encore, chaste et pure, n’avait pas mêlé à la couronne d’épines de son fiancé céleste les roses et les myrtes de la Vénus païenne, dans ces temps où, pauvre en vérité des trésors de la terre, elle était riche et heureuse dans la jouissance des mystères d’un amour surnaturel. J’ai eu l’insolence de dégager des nuages du passé et de ramener à la lumière le vrai christianisme renié et recrépi par les chrétiens modernes, mais non pas dans l’intention louable et sensée de le poser comme le nec plus ultra du cœur et de l’esprit humain, non ! dans l’intention contraire, dans l’intention aussi folle que diabolique de le réduire à un principe plus général et plus élevé ; et cette insolence impie m’a voué, comme cela devait être, aux malédictions des chrétiens d’aujourd’hui et surtout des théologiens. J’ai frappé la philosophie spéculative à l’endroit le plus sensible, pour ainsi dire dans son point d’honneur, en détruisant impitoyablement sa bonne harmonie avec la religion, en montrant que, pour mettre la religion d’accord avec ses idées, elle l’avait dépouillée de son contenu véritable, essentiel, et du même coup la philosophie qui se dit positive[1] s’est trouvée placée sous un jour fatal, car il a été démontré que l’original de son idole n’est pas autre chose que l’homme, et que la personnalité est impossible sans la chair et le sang. Ce n’est pas tout encore ; l’explication tout à fait impolitique, mais malheureusement nécessaire au point de vue de la raison et de la morale, que j’ai donnée de l’essence obscure de la religion, m’a attiré la défaveur des politiques, et non seulement des politiques qui font de la religion l’instrument le plus politique d' esclavage et d’oppression pour l’homme, mais encore des politiques qui, ne voyant en elle que la chose du monde la plus indifférente, sont sur le terrain de la politique et de l’industrie des amis, mais sur le terrain de la religion des ennemis de la lumière et de la liberté. Enfin, et même tout d’abord par la rudesse et la franchise d’un langage qui nomme chaque chose par son vrai nom, j’ai violé d’une manière horrible, impardonnable, l’étiquette du temps.

Le ton « des bonnes sociétés, » le ton neutre, sans passion et sans caractère, approprié à la défense d’illusions, de préjugés et de mensonges, dont tout le monde convient, voilà le ton dominant, le ton normal de l’époque, le ton dans lequel non-seulement les affaires politiques, — ce qui se comprend de soi-même, — mais encore les affaires de religion et de science, c’est-à-dire le mal d’aujourd’hui, sont traitées et doivent être traitées. Apparence, mensonge, hypocrisie, masque, voilà le caractère du temps présent ; masque notre politique, masque notre moralité, masque notre religion et masque notre science. Qui dit aujourd’hui la vérité est un impertinent, « n’a pas de formes, » et, qui n’a pas de formes est immoral. Vérité est aujourd’hui immoralité. Morale, autorisée, que dis-je autorisée ? honorée est la négation du christianisme qui se donne l’apparence de l’affirmation ; mais immorale et décriée est la négation morale, sincère qui se donne pour ce qu’elle est. Moral est le jeu de l’arbitraire avec le christianisme, de l’arbitraire qui laisse tomber un article fondamental de la foi et laisse subsister les autres, comme si la destruction de l’un n’entraînait pas celle de tous ; mais immoral est le sérieux de la liberté qui se dégage du christianisme et s’affranchit par une intime nécessité. Morale est la contradiction provenant de l’incertitude, de l’indifférence, d’un examen insuffisant des choses ; mais immorale est la rigidité dans les conséquences qui a pour source la connaissance complète. Morale est la médiocrité, parce qu’elle ne vient à bout de rien, ne va jamais jusqu’au fond ; mais immoral est le génie, parce qu’il épuise son sujet. Enfin moral est le mensonge et le mensonge seul, parce qu’il cache et dissimule le mal de la vérité, ou, ce qui est la même chose, la vérité du mal.

La vérité est aujourd’hui la limite de la science. De même que la liberté de la navigation allemande sur le Rhin s’étend jusqu’à la mer, de même la liberté de notre science s’étend jusqu’à la vérité. Dès que la science devient vérité, elle cesse d’être science, elle devient objet de la police. La police, voilà la borne qui les sépare l’une et l’autre. Vérité est l’homme et non la raison abstraite, vérité est la vie et non la pensée qui reste sur le papier, qui trouve sur le papier l’existence qui lui convient. Aussi toutes les pensées qui passent de la plume dans le sang, de l’intelligence dans l’homme, cessent d’être aussitôt des vérités scientifiques. La science n’est qu’un jouet innocent et inutile de la raison paresseuse ; elle ne s’occupe que de choses indifférentes à la vie et au bien de l’homme, ou, si elle s’occupe de choses vraiment importantes, c’est avec tant d’indifférence et de laisser-aller que personne ne s’en inquiète. Point d’idées dans la tête, point d’énergie dans le cœur, point d’amour de la vérité, point de principe d’action, voilà ce qui constitue aujourd’hui le savant recommandable, honorable et honoré. Un savant d’un caractère décidé, d’un amour incorruptible pour le vrai, qui, par conséquent, frappe là où il faut et cherche à extirper le mal par la racine, un tel savant n’est plus un savant, — Dieu nous en préserve, — c’est un hérostat ! À la potence donc ou du moins au pilori ! Au pilori plutôt ! car la mort par la potence est en désaccord avec les principes du, droit politique chrétien ; c’est une mort impolitique, antichrétienne, parce que c’est une mort visible, indéniable. Mais la mort au pilori, la mort civile, voilà une mort qui convient à la politique et à la religion, une mort perfide, hypocrite, une mort qui n’en paraît pas une. — Apparence toujours, mensonge, masque, pur masque est le caractère du temps présent dans tous les points tant soit peu chatouilleux.

Rien d’étonnant donc que l’essence du vrai christianisme ait causé un tel scandale sous le règne d’un christianisme apparent, illusoire, tout en parole et rien en action, tellement en dehors des idées et des mœurs, que ses représentants lettrés et officiels ne savent plus ou ne veulent plus seulement savoir ce qu’il signifie. Que l’on compare, pour s’en convaincre par ses propres yeux, les reproches que m’ont faits les théologiens à propos de la foi, du miracle, de la providence, du néant du monde avec les témoignages historiques que j’ai rassemblés dans cet écrit et surtout dans cette seconde édition, et l’on reconnaîtra que ces reproches retombent non sur moi, mais sur le christianisme, et que leur indignation contre moi n’est qu’une indignation contre le sens et le contenu véritables, mais devenus étrangers pour eux, de la religion chrétienne. Dans un temps qui, probablement par ennui, a ranimé avec une passion affectée l’opposition du protestantisme et du christianisme, opposition dont naguère encore se raillaient le tailleur et le cordonnier, et qui n’a pas rougi de considérer comme une affaire sérieuse et importante les mariages entre individus de communion différente et même de soulever la haine contre eux, rien d’étonnant qu’un écrit qui, sur l’inébranlable garantie de documents historiques, prouve non-seulement que le mariage dans ces conditions, mais encore le mariage en général, est en contradiction avec le christianisme, et que le vrai chrétien, — et n’est-ce pas un devoir pour les gouvernements et les docteurs chrétiens de faire en sorte que nous devenions des chrétiens véritables,  — que le vrai chrétien, dis-je, ne connaît pas d’autre génération que la génération dans le Saint-Esprit, et doit chercher à peupler non la terre, mais le ciel, dans une telle époque ; non ! rien d’étonnant qu’un tel écrit ait été un anachronisme révoltant.

Et c’est précisément parce qu’il n’y avait là rien qui pût étonner, que je ne me suis pas laissé déconcerter le moins du monde par ces criailleries. Loin de là, j’ai repris mon œuvre tout tranquillement, je l’ai soumise à la critique la plus sévère au point de vue de l’histoire et de la philosophie ; je l’ai purgée de ses défauts autant que possible, et enrichie de développements nouveaux et de nouveaux documents historiques frappants et irréfutables. On sera désormais forcé d’avouer, et même malgré soi, si l’on n’est pas tout à fait aveugle. que cet écrit est une traduction fidèle de la religion chrétienne, de la langue orientale et imagée de la fantaisie en bonne et intelligible langue moderne ; et il n’a pas la prétention d’être autre chose qu’une traduction mot à mot, qu’une analyse historique et philosophique, qu’une solution de l’énigme du christianisme. Les principes généraux formulés dans l’introduction ne sont pas des à priori, des produits de la spéculation ; ce sont des faits de la nature humaine, de la conscience religieuse de l’homme, transformés en pensées, exprimés en termes généraux et mis, par cela même, en état d’être compris. Mes pensées ne sont que des conclusions, que des conséquences de prémisses qui elles-mêmes ne sont pas des pensées, mais des vérités objectives, des faits vivants ou historiques, faits à qui leur lourde existence en énormes in-quarto ne permettait pas de trouver place dans ma tête. Je rejette, en général, la spéculation absolue satisfaite d’elle-même, et je suis loin de ces philosophes qui s’arrachent les yeux de la tête afin de pouvoir mieux penser. J’ai besoin des sens et surtout des yeux ; je fonde mes pensées sur les matériaux que nous nous approprions par la perception sensible ; je fais provenir la pensée de l’objet et non l’objet de la pensée, et il n’y a d’objet que ce qui est en dehors de notre cerveau. Je ne suis idéaliste que sur le terrain de la philosophie pratique, c’est-à—dire je ne fais pas des bornes du présent et du passé les bornes de l’humanité et de l’avenir ; je crois, au contraire, d’une manière inébranlable, que bien des choses qui, aujourd’hui, passent pour des fantaisies, des idées irréalisables, de pures chimères aux yeux des praticiens à courte vue, brilleront demain dans la pleine réalité ! Demain, c’est-à—dire dans un siècle, car un siècle pour l’homme est un jour dans la vie de l’humanité. L’idée, en un mot, n’est pour moi que la foi à l’avenir historique ; la foi au triomphe de la vérité et de la vertu, n’a pour moi qu’une importance morale et politique ; mais sur le terrain de la philosophie théorique, c’est le réalisme, le matérialisme, dans le sens que j’ai donné plus haut, qui doit remplacer la philosophie hégélienne, la philosophie spéculative en général, dont les procédés sont tout contraires. Le principe de cette philosophie : Je porte avec moi tout ce qui m’appartient, l’ancien Omnia mecum porto, je ne puis malheureusement pas me l’appliquer. Bien des choses existent en dehors de moi que je ne puis mettre ni dans ma poche ni dans ma tête, et qui m’appartiennent cependant, non comme homme, mais comme philosophe. Je ne suis qu’un naturaliste spirituel ; mais le naturaliste ne peut rien sans instruments matériels. C’est donc comme naturaliste que j’ai écrit ces pages qui ne contiennent rien qu’un principe, — démontré et justifié d’ailleurs par son application à un objet particulier et en même temps d’une importance générale, la religion ; — le principe d’une philosophie nouvelle essentiellement différente de celle du passé, entièrement d’accord avec l’essence de l’homme vrai, réel, complet, et par cela même en contradiction directe avec les idées des hommes estropiés et corrompus par la religion et la spéculation surnaturelles et surhumaines ; d’une philosophie qui ne prend pas la plume d’oie pour le seul organe révélateur de la vérité, mais qui a des yeux et des oreilles, des mains et des pieds, qui ne confond pas la pensée de la chose avec la chose elle-même, pour réduire ainsi l’existence réelle à une existence de papier, mais qui les sépare l’une et l’autre, et par cette séparation arrive à la chose elle-même qu’elle ne reconnaît pour vraie et réelle que lorsque, au lieu d’être l’objet de la raison pure, elle est l’objet de l’homme tout entier ; d’une philosophie qui parle une langue humaine et non pas une langue sans nom et sans réalité, qui ne trouve vraie que la philosophie faite homme, devenue chair et sang, et qui, enfin, fait consister son triomphe suprême, précisément à ne pas paraître philosophie aux yeux louches de toutes ces lourdes têtes qui prennent l’apparence de la philosophie pour la philosophie véritable.

Un spécimen de cette philosophie, qui n’a pour principe ni la substance de Spinoza, ni le moi de Kant et de Fichte, ni l’absolue identité de Schelling, ni l’esprit absolu de Hegel, en un mot, aucun être pensé et imaginaire, mais un être réel, même le plus réel de tous, c’est-à-dire l’homme, ce spécimen, on peut le voir dans cet écrit qui, tout en étant le résultat véritable, incarné de la phi1050phie passée, appartient si peu à la catégorie de la spéculation, qu’il en est au contraire l’opposé direct et qu’il la dissout pour ainsi dire. La spéculation fait dire à la religion ce qu’elle a elle-même pensé et exprimé beaucoup mieux ; elle en parle sans se laisser influencer par les idées religieuses, sans jamais sortir d’elle—même. Moi, au contraire, je laisse la religion s’exprimer et se dévoiler ; je l’écoute, je suis son interprète, et jamais son souffleur. Découvrir et non inventer, tel était mon but ; bien voir, le seul objet de mes efforts. Ce n’est pas moi, c’est la religion qui adore l’homme, bien qu’elle, ou plutôt la théologie, ne veuille pas l’avouer. Ce n’est pas mon infirmité, c’est la religion elle-même qui dit : Dieu est homme, l’homme Dieu. Ce n’est pas moi, c’est la religion qui se refuse à admettre un Dieu abstrait, un pur ens rationis ; et la preuve, c’est qu’elle le fait devenir homme, c’est qu’elle n’en fait l’objet de son adoration et de son culte que lorsqu’il a des pensées, des intentions et des sentiments semblables aux nôtres. Je n’ai fait que dévoiler le mystère du Christianisme, que le débarrasser des mailles innombrables du filet de mensonges, de contradictions et de mauvaise foi dont la théologie l’avait enveloppé, et par là j’ai commis, il est vrai, le plus grand sacrilège. Si donc mon livre est négatif, irréligieux, athée, que l’on veuille bien remarquer que l’athéisme, du moins dans mon sens, est le secret même de la religion, et que la religion elle-même, non pas à la surface, mais au fond, non pas dans son imagination, mais en réalité, dans son cœur et dans son essence véritable, ne croit à rien autre chose qu’à la vérité et à la divinité de l’être de l’homme. Ou bien qu’on me prouve la fausseté de tous mes arguments fondés à la fois sur la raison et l’histoire, — qu’on les réfute, — mais non pas, et c’est ma seule prière, avec des injures de juriste, des jérémiades de théologien, des phrases spéculatives et des absurdités sans nom, mais avec des preuves et surtout avec des preuves que je n’aie pas moi-même déjà et complètement réfutées.

Assurément cet écrit est négatif, mais attention ! seulement contre ce qu’il y a d’inhumain et non contre ce qu’il y a d’humain dans la religion. Aussi se divise-t-il en deux parties, la première affirmative, la seconde négative en grande partie, et toutes deux prouvent la même chose, quoique d’une manière différente. La première résout la religion dans son essence, dans sa vérité ; la seconde la résoud dans ses contradictions ! La première est développement, la seconde est polémique. Le développement marche pas à pas, à chaque station il est satisfait de lui-même ; le combat se décide promptement, il ne trouve de repos qu’une fois le but atteint. De là la différence des deux parties sous le rapport de la forme. Dans la première partie je montre donc que le sens de la théologie est contenu dans l’anthropologie, qu’entre les attributs de Dieu et les attributs de l’homme, et par conséquent entre l’homme et Dieu, sujets de ces attributs, il n’y a aucune différence, — car partout où les attributs ne sont pas de vaines qualités, des accidents, mais l’expression de l’essence même du sujet, alors sujet et attribut ne font qu’un et l’on peut mettre indistinctement l’un à la place de l’autre. Pour plus ample information, que l’on consulte l’Analytique d’Aristote ou l’Introduction de Porphyre. Dans la seconde, au contraire, je prouve que la distinction qu’on fait ou qu’on veut faire entre les attributs théologiques et anthropologiques se réduit à rien, c’est-à-dire à une absurdité. Je fais voir d’abord, par exemple, que le fils de Dieu est un fils véritable, fils de Dieu dans le sens attaché naturellement à ce mot, et je trouve la vérité de la religion en ce qu’elle reconnaît et affirme comme rapports divins les rapports les plus profonds de la nature humaine. Plus tard, au contraire, je montre que ce même fils de Dieu n’est plus pour la spéculation religieuse un fils dans le sens naturel et humain, mais d’une manière tout autre, opposée à la raison et à la nature, par conséquent absurde, et c’est cette négation du sens et de l’intelligence de l’homme qui constitue pour moi, dans la religion, le côté négatif et faux. La première partie est donc la preuve directe, la seconde la preuve indirecte que la théologie est anthropologie ; la seconde ramène ainsi nécessairement à la première ; elle n’a aucune signification indépendante, elle n’a qu’un but, celui de prouver que le sens donné à la religion dans la première est le sens véritable, parce que le sens contraire est absurde. Dans la première partie, en un mot, j’ai principalement affaire avec la religion, dans la seconde avec la théologie, et non-seulement avec la théologie ordinaire, dont j’ai écarté d’ailleurs, autant que possible, les billevesées et les puérilités pour me borner à ce qui, dans mon sujet, était d’un intérêt général, mais encore avec la théologie spéculative ou la philosophie. Avec la théologie, ai-je dit, et non avec les théologiens, car je ne puis m’occuper, en général, que de ce qui est cause première, de l’original, non de la copie, des principes et non des personnes, de l’espèce et non des individus, des objets de l’histoire et non des objets de la chronique scandaleuse.

Si cet écrit ne contenait que la seconde partie, on serait parfaitement en droit de lui reprocher une tendance négative et de considérer cette proposition : La religion n’est rien ou n’est qu’une absurdité, comme le résumé de toutes les idées qu’il exprime ; mais je ne dis pas le moins du monde : Dieu n’est rien, la trinité n’est rien, etc. Je montre seulement qu’ils ne sont pas ce que se figure l’illusion théologique, que ce sont des mystères internes et non externes, des mystères de la nature de l’homme et non des mystères d’un être extérieur. Je montre que la religion prend l’essence apparente et superficielle de la nature et de l’humanité pour leur essence intime et véritable, qu’elle est obligée par cela même de se représenter cette vraie essence comme un être à part, et qu’ainsi tous les attributs qu’elle accorde à Dieu ou au verbe divin ne font que définir et révéler l’essence véritable de l’homme et de la parole humaine. Pour que l’on pût me reprocher de faire de la religion un rien, un fantôme, il faudrait que l’objet que j’assigne comme son contenu réel, c’est-à-dire l’homme, l’anthropologie fussent aussi un rien, une illusion pure ; mais bien loin de donner à l’anthropologie une importance secondaire, je l’élève jusqu’à la théologie en abaissant celle-ci jusqu’à elle, de même que le Christianisme, en abaissant Dieu jusqu’à l’homme, a fait de l’homme un Dieu, un Dieu, il est vrai, transcendant et fantastique. Je prends donc, on le voit aisément, le mot anthropologie dans un sens que ne lui ont donné ni la philosophie de Hegel, ni la philosophie du passé en général, c’est-à-dire dans un sens infiniment plus élevé et universel.

La religion est le rêve de l’esprit humain. Mais même dans le rêve, ce n’est pas dans le néant ou dans le ciel, c’est sur la terre que nous nous trouvons, dans l’empire de la réalité ; seulement, au lieu de voir les choses à la lumière de la réalité et de la nécessité, nous les voyons dans le reflet charmant de l’imagination et de l’arbitraire. Mon procédé à l’égard de la religion et en même temps à l’égard de la philosophie spéculative ou théologie consiste donc tout simplement à leur ouvrir les yeux, ou plutôt à diriger vers le dehors leurs regards sans cesse tournés en dedans ; je transforme l’objet tel qu’il est dans l’imagination, en l’objet tel qu’il est dans la réalité.

Pour ce temps-ci, il est vrai, qui préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être, cette transformation est une ruine absolue ou du moins une profanation impie, parce qu’elle enlève toute illusion. Sainte est pour lui l’illusion et profane la vérité. On peut même dire qu’à ses yeux la sainteté grandit à mesure que la vérité diminue et que l’illusion augmente ; de sorte que le plus haut degré de l’illusion est pour lui le plus haut degré de la sainteté. Depuis longtemps la religion a disparu et sa place est occupée par son apparence, son masque, c’est à-dire par l’Église, même chez les protestants, pour faire croire au moins à la foule ignorante et incapable de juger que la foi chrétienne existe encore, parce qu’aujourd’hui comme il y a mille ans les temples sont encore debout, parce qu’aujourd’hui comme autrefois les signes extérieurs de la croyance sont encore en honneur et en vogue. Ce qui n’a plus d’existence dans la foi, − et la foi du monde moderne, comme cela a été prouvé à satiété par moi et par d’autres, n’est qu’une foi apparente, indécise, qui ne croit pas ce qu’elle se figure croire ; − ce qui n’existe plus dans la foi, doit, on le veut à toute force, exister dans l’opinion ; ce qui en vérité et par soi-même n’est plus saint doit au moins le paraître encore. De là l’indignation en apparence religieuse qu’a soulevée mon analyse des sacrements. Mais qu’on n’exige pas d’un écrivain qui se propose pour but, non la faveur du temps, mais la vérité pure, qu’on n’exige pas de lui qu’il ait ou fasse semblant d’avoir du respect pour une apparence vaine, et qu’on l’exige d’autant moins que l’objet de cette apparence est le point culminant de la religion, c’est-à-dire le point ou la religiosité tourne à l’impiété. Ceci soit dit pour ma justification, non pour mon excuse.

Pour ce qui est du sens que j’ai donné aux sacrements dans l’analyse que j’en ai faite, surtout dans ma conclusion, je ferai remarquer que là j’ai voulu faire voir par un exemple sensible la véritable tendance pratique de mon œuvre, et que j’ai appelé les sens eux-mêmes, la vue, le tact et le goût à porter témoignage de la vérité de mon analyse et de mes pensées. Et en effet, de même que l’eau du baptême, le pain et le vin de l’Eucharistie pris dans le sens naturel sont infiniment plus et ont infiniment plus de force que l’eau, le pain et le vin pris dans le sens religieux, surnaturel et illusoire, de même l’objet de la religion en général dans le sens de cet écrit, dans le sens de l’anthropologie, est infiniment plus réel et ouvre un champ infiniment plus vaste à la théorie et à la pratique, que le même objet tel que l’entend la théologie ; de même que les qualités et les propriétés surnaturelles que l’on attribue ou que l’on veut attribuer à l’eau, au pain et au vin ne sont quelque chose que dans l’imagination et ne sont rien dans la réalité, de même encore l’objet de la religion, l’être divin comme distinct de l’essence de la nature et de l’humanité n’est quelque chose que dans l’imagination et n’est rien dans la réalité, si ses attributs, tels que l’intelligence, l’amour, etc., sont et signifient autre chose que ces mêmes attributs, en tant qu’ils constituent l’essence de l’humanité et de la nature. Nous devons donc, — telle est la morale de la fable, — faire des attributs et des propriétés des choses et des êtres réels, non pas comme la théologie ou la philosophie spéculative, des signes arbitraires, des symboles et des attributs d’un être différent d’eux, absolu, transcendant et abstrait, mais les prendre dans la signification qu’ils ont par eux-mêmes, signification complétement identique avec leurs qualités, avec la détermination qui fait d’eux ce qu’ils sont réellement. — Ainsi nous aurons la clef d’une science et d’une pratique réelle. En fait et en vérité je mets à la place de l’eau stérile du baptême l’eau bienfaisante de la nature. Quelle trivialité ! s’écrie-t-on. Oh oui ! c’est trivial ; mais le mariage aussi était une vérité triviale lorsque Luther, entraîné par son sentiment profond de la nature humaine, l’opposa à l’illusion sacrée du célibat. De cette manière de voir entièrement opposée à celle de la religion, les méchants esprits ont tiré cette conclusion ridicule, que manger, boire et se baigner constituaient la summa summarum, le résultat complet de mon analyse ; mais à cela je n’ai qu’une chose à répliquer : si la religion ne contient rien de plus que ce que contiennent les sacrements, s’il n’y a pas d’autres actes religieux que ceux qui sont accomplis dans le baptême et l’eucharistie, alors le résultat complet de mon écrit est en effet une invitation à boire, à manger et à prendre des bains ; car il n’est pas autre chose qu’une analyse historique et philosophique, fidèle, ne perdant jamais son objet de vue ; — il n’est que la religion arrivée à la conscience d’elle-même, c’est-à-dire complètement désillusionnée.

J’ai dit que mon œuvre est une analyse historique et philosophique, pour la distinguer des analyses purement historiques du Christianisme que l’on a faites jusqu’ici. L’historien montre, par exemple comme Daumer, que l’eucharistie est un rite provenant des anciens sacrifices humains, et qu’autrefois le pain et le vin étaient remplacés par la chair et le sang de l’homme. Moi, au contraire, je ne prends l’eucharistie pour objet de mon examen que dans la signification sanctionnée par le Christianisme, et je suis ce principe que l’origine d’un dogme en tant que chrétien doit être cherchée dans le sens que lui donne la religion chrétienne, que ce dogme se retrouve ou non dans des religions différentes. L’historien peut aussi, comme Lutselberger, montrer que les récits des miracles du Christ sont remplis de contradictions, que ce sont des inventions faites après coup, que par conséquent le Christ n’est pas tel que la Bible nous le représente. Moi, au contraire, je ne m’inquiète pas de savoir quelle différence existe entre le Christ véritable, réel, et le Christ de la tradition ; je prends le Christ religieux tel qu’il est, et je prouve que cet être surhumain n’est que le produit et l’objet de l’imagination de l’homme ; je ne me demande pas si tel ou tel miracle peut arriver ou non ; je fais voir seulement ce qu’est le miracle, non pas à priori, mais par des exemples de miracles racontés dans la Bible comme des événements ordinaires, et je réponds par cela même à la question de la possibilité, de la réalité ou même de la nécessité du miracle, de telle sorte que je rends impossible le retour de pareilles questions. En voilà assez sur la différence qui me sépare des historiens hostiles au Christianisme. Pour ce qui est de mon rapport avec Strauss et Bruno Bauer, en compagnie desquels je suis toujours nommé, je ferai seulement remarquer que la différence de nos œuvres est déjà signalée par la différence de leur titre ou de leur objet. Bruno Bauer a pris pour objet de sa critique l’histoire évangélique ou plutôt la théologie biblique, Strauss la vie de Jésus, la doctrine de la foi chrétienne ou la théologie dogmatique ; pour moi, j’étudie le Christianisme en général et comme conséquence la philosophie chrétienne ou la théologie. Mon objet principal est le Christianisme, la religion en tant qu’objet immédiat, essence immédiate de la nature humaine. L’érudition et la philosophie ne sont pour moi que les moyens de découvrir le trésor caché dans l’intelligence et dans le cœur de l’homme.

  1. Philosophie de Schelling.