Essence du christianisme/Première partie/chap 3

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 59-72).

PREMIÈRE PARTIE

Essence vraie, c’est-à-dire anthropologique de la religion



III

DIEU EN TANT QU’ÊTRE DE RAISON

Dans la religion, l’homme divise sa nature en deux natures distinctes, il se met en opposition avec lui-même ; il place vis—à-vis de lui Dieu comme un être opposé au sien : Dieu est l’être infini, l’homme l’être fini ; Dieu parfait, l’homme imparfait ; Dieu éternel, l’homme passager ; Dieu tout-puissant, l’homme impuissant ; Dieu saint, l’homme pécheur ; Dieu, l’être essentiellement positif, embrasse toutes les réalités ; l’homme, l’être essentiellement négatif, n’exprime que le néant.

Mais, comme nous l’avons déjà dit, l’homme dans la religion a pour objet sa propre nature, dont il ne peut pénétrer les mystères. Il faut donc prouver que cette opposition, cette discorde entre Dieu et l’homme n’est qu’une opposition de l’homme avec lui-même, avec son propre être,

Cette assertion contient déjà sa preuve en elle-même. En effet, si l’être divin, objet de la religion, était autre que l’être de l’homme, une séparation, un désaccord ne pourraient avoir lieu. Si Dieu est réellement un autre être, que m’importe sa perfection ? Un désaccord, une scission ne peuvent se produire qu’entre des êtres qui, malgré leur séparation réciproque, peuvent être un, doivent être un et par conséquent ne font qu’un. De ce principe général il résulte que l’être avec lequel l’homme se sent en désaccord doit être inné en lui, mais en même temps d’une autre nature, d’un autre mode que l’être dont il reçoit le sentiment, la conscience de sa réconciliation et de son unité avec Dieu, ou, ce qui est la même chose, avec lui-même.

Cet être n’est pas autre chose que l’intelligence ou la raison. Dieu, conçu comme extrême de l’homme, comme non humain, c’est-à-dire comme non personnellement humain, n’est que l’essence même de la raison dont on fait un objet, un être extérieur. Dieu, l’être divin, pur, parfait, est la conscience que la raison a d’elle-même, la conscience qu’a la raison de sa propre perfection. La raison ne connaît rien des souffrances du cœur ; elle n’a aucun désir, aucune passion, aucun besoin et par cela même aucun manque et aucune faiblesse comme le cœur. Les hommes de pensée pure, ceux qui d’une manière d’autant plus caractéristique qu’elle est plus prononcée, nous révèlent et personnifient pour nous l’essence de l’intelligence se dérobent aux tourments des passions et aux excès des hommes de sentiment ; ils ne s’éprennent avec ardeur pour aucun objet fini, déterminé ; ils ne s’engagent point, ils sont libres : « N’avoir besoin de rien et par-là ressembler aux dieux immortels, ne pas se laisser dominer par les choses, mais les dominer soi-même, » telles sont, avec d’autres semblables, les maximes des hommes de pure intelligence. La raison est en nous l’être neutre, indifférent, incorruptible, la lumière pure de l’esprit ; elle est la conscience nécessaire de la chose comme chose, parce qu’elle est elle même de nature objective ; la conscience de tout ce qui est vide de contradiction, parce qu’elle est elle même l’unité sans contradiction, la source de l’identité logique ; la conscience de la loi, de la nécessité de la règle, de la mesure, parce qu’elle est elle-même l’activité de la loi comme force agissant sur elle-même, la règle des règles, la mesure de toutes les mesures. Ce n’est que par la raison que l’homme peut agir contradictoirement à ses sentiments les plus chers, c’est-à-dire à ses sentiments personnels. Le père qui comme juge condamne à mort son propre fils, parce qu’il le reconnaît coupable, ne peut le faire qu’en tant qu’homme de raison et non pas en tant qu’homme de sentiment. La raison nous montre les défauts et les faiblesses même de ceux que nous aimons, même les nôtres propres. C’est pour cela qu’elle nous met si souvent en lutte avec nous-mêmes, avec notre cœur. Nous ne voulons pas exécuter ses jugements vrais et justes, mais durs et inexorables, soit par faiblesse pour nous, soit par égard pour les autres. La raison est en nous la faculté propre de l’espèce ; elle s’occupe des affaires générales, le cœur des affaires particulières, des individus ; elle est la force surhumaine et au-dessus de la personnalité dans l’homme. Ce n’est que dans l’intelligence et par l’intelligence que l’homme a la faculté de faire abstraction de lui-même, de son être subjectif, personnel, de s’élever à des idées et à des rapports généraux, de distinguer les objets des impressions qu’ils produisent et de les considérer en eux et par eux-mêmes indépendamment de leurs rapports avec sa propre nature. La philosophie, les mathématiques, l’astronomie, en un mot la science en général est la preuve en fait, parce qu’elle en est le produit, de cette activité réellement infinie, divine. Aussi les anthropomorphismes religieux répugnent à la raison ; elle les nie, elle ne veut pas les admettre en Dieu ; mais ce Dieu sans passions, pur de tout anthropomorphisme, n’est pas autre chose justement que l’être même, que l’essence même de la raison considérée comme un être à part.

Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire conçu comme non borné, non humain, non matériel, ne peut être objet que de la pensée ; il ne peut être connu que par abstraction ou négation (viâ negationis). Pourquoi ? parce qu’il n’est pas autre chose que l’essence même de la faculté de penser ou bien de la force ; de l’activité, qu’on la nomme comme on voudra, par laquelle l’homme a conscience de la raison, de l’esprit, de l’intelligence. L’homme ne peut pas croire, pressentir, se figurer, penser une autre intelligence que celle qui l’éclaire, qui se manifeste en lui. Tout ce qu’il peut faire, c’est de la délivrer des bornes de son individualité. L’esprit infini, distingué de l’esprit fini, n’est pas autre chose que l’intelligence débarrassée des limites de l’individu et du corps, — car l’individu et le corps sont inséparables — que l’intelligence établie et pensée elle-même. Dieu, disaient les scolastiques, les Pères de l’Église et avant eux les philosophes païens, Dieu est un être immatériel, un esprit pur, par conséquent on ne peut se faire de lui aucune image. Mais peux—tu te faire une image de la raison, de l’intelligence ? a-t-elle une figure ? son activité n’est-elle pas la plus insaisissable, la plus difficile à se représenter ? Dieu est incompréhensible ; mais connais-tu la nature de l’intelligence ? as-tu sondé la mystérieuse opération de la pensée ? la conscience de soi-même n’est-elle pas l’énigme des énigmes ? Les anciens mystiques, scolastiques et Pères de l’Église n’ont-ils pas comparé la difficulté de comprendre et de se représenter l’esprit divin avec la difficulté de comprendre et de se représenter l’âme humaine ? n’ont-ils pas ainsi, en vérité, identifié l’être de Dieu avec l’être de l’homme ? Dieu n’est pas autre chose que la raison se prenant elle-même pour objet. Demandes-tu ce qu’est la raison ? Dieu seul te le dira. Pour l’imagination, la raison est la révélation ou une révélation de Dieu ; pour la raison, Dieu est la révélation de la raison, parce que c’est seulement en Dieu que se manifeste ce qu’elle est et que se montre sa toute-puissance. Dieu est un besoin de l’intelligence, une idée nécessaire, le plus haut degré que puisse atteindre la force de la pensée. « La raison ne peut pas s’arrêter aux êtres et aux choses qui tombent sous les sens ; » ce n’est que lorsqu’elle remonte à l’être le plus élevé, le premier, le nécessaire, accessible à elle seule, qu’elle peut être satisfaite. Pourquoi ? parce que c’est seulement chez cet être qu’elle est véritablement chez elle, parce qu’ainsi le plus haut degré de la pensée et de l’abstraction est atteint, et que nous sentons nous un vide, un mécontentement tant que nous ne sommes pas arrivés à la plus haute réalisation d’une faculté, tant que nous n’avons pas porté à sa plus grande perfection la capacité innée en nous pour telle ou telle science ou pour tel ou tel art ; car la plus grande perfection d’un art est seule réellement art, le plus haut degré de la pensée est seul pensée, raison. À parler rigoureusement, tu ne penses véritablement que lorsque tu penses Dieu ; car Dieu seul est la force de la pensée réalisée, accomplie, épuisée. En pensant Dieu, tu penses la raison telle qu’elle est en réalité, bien que par l’imagination tu te représentes l’être divin comme différent de celui de l’intelligence. Accoutumé dans le monde des sens à distinguer l’objet réel de l’idée que tu t’en fais, tu suis cette habitude même dans la contemplation de l’Être suprême et, par contradiction avec toi-même, tu rends à cet être abstrait, accessible à la pensée seule, l’existence extérieure dont tu avais fait abstraction pour le connaître.

Dieu en tant qu’être métaphysique n’est que l’intelligence satisfaite en soi, ou plutôt la raison se pensant comme être absolu, c’est le Dieu métaphysique. Par conséquent, tous les attributs métaphysiques de Dieu sont des attributs réels, si on les reconnaît comme appartenant à l’intelligence ou à la raison.

La raison est l’être originel, primitif ; elle fait dériver toutes choses de Dieu comme de la cause première ; elle trouve que, sans une cause intelligente, le monde est livré aux caprices du hasard, c’est-à-dire elle ne trouve qu’en elle-même, dans sa propre essence, le fondement et le but de l’univers ; elle ne trouve intelligible l’existence du monde que si elle en puise l’explication en elle-même, à la source des idées claires et intelligibles. L’être agissant avec intention, dans un but, voilà pour la raison[1] le seul être vrai, immédiatement clair et certain par lui-même, le seul qui soit à lui-même son propre fondement. Ce qui n’a en soi aucune intention, aucun but, doit avoir le principe de son existence dans l’intention d’un autre être et d’un être intelligent. Ainsi la raison, par sa dignité et par son rang, le premier des êtres, dans le temps le dernier, se fait aussi le premier des êtres dans le temps ; elle fait précéder l’existence du monde de la sienne propre.

La raison est pour elle-même le criterium de toute vérité, de toute réalité. Ce qui est sans raison, ce qui se contredit n’est rien. Ce qui est en contradiction avec la raison est en contradiction avec Dieu. Ainsi, la raison ne peut allier avec l’idée de la suprême réalité les bornes du temps et de l’espace ; aussi elle les rejette en Dieu. La raison ne peut croire qu’en un Dieu d’accord avec sa propre essence, qu’en un Dieu qui n’est pas au-dessous de sa propre dignité, c’est-à-dire elle ne croit qu’en elle-même, en la vérité, en la réalité de sa propre essence ; elle ne se met pas sous la dépendance de Dieu, mais Dieu sous la sienne. Même dans les temps de foi aux miracles et à l’autorité elle se faisait, sinon en réalité, du moins d’après la forme, le criterium de la Divinité. Dieu, disait-on alors, est tout et peut tout, mais il ne peut faire rien qui se contredise, rien qui soit en contradiction avec la raison. Ainsi au-dessus de la puissance de la Toute-Puissance est la puissance de la raison, au-dessus de l’être divin l’être de la raison comme criterium de ce qu’on doit affirmer ou nier de Dieu. Ce que dans mon intelligence je reconnais comme essentiel, je le fais exister en Dieu ; ce que la raison reconnaît pour ce qu’il y a de plus grand, de plus parfait, c’est Dieu ; mais c’est justement dans ce que je reconnais comme essentiel que se révèle l’essence de ma raison, que se montre toute la puissance de ma faculté de penser.

La raison est ainsi l’ens realissimum, l’être réel par excellence de l’ancienne ontothéologie. Au fond, nous ne pouvons penser Dieu, dit l’ontothéologie, qu’en lui attribuant toutes les réalités qui sont en nous, mais sans limitation aucune. Les qualités essentielles, positives, sont les mêmes en Dieu qu’en nous ; en nous limitées, en Dieu infinies. Mais qui ôte à ces qualités leur limitation et leur donne l’infini pour attribut ? c’est la raison. Qu’est par conséquent l’ètre conçu comme infini, sinon l’être même de la raison mettant de côté toute barrière, toute limitation. Ta manière de penser Dieu révèle ta manière de penser en général ; la mesure de ton Dieu est la mesure de ton intelligence. Penses-tu Dieu, par exemple, comme un être revêtu d’un corps, eh bien ! le corps est la borne de ton intelligence, puisque tu ne peux rien te représenter d’incorporel. Penses-tu Dieu, au contraire, comme un être immatériel, tu affirmes par là la liberté de ton intelligence, et son indépendance de la matière. Dans l’infinité de l’être divin tu ne fais que rendre sensible l’infinité de la raison, tu ne fais que déclarer ceci : La raison est l’être suprême.

La raison est l’être indépendant, maître de soi. Est esclave et dépendant tout ce qui n’a pas d’intelligence. Un homme sans intelligence est aussi un homme sans volonté. Qui n’a pas d’intelligence se laisse séduire, éblouir, employer comme instrument. Comment pourrait-il être libre dans ses actions, par sa volonté, celui qui dans sa pensée n’est qu’un instrument d’autrui ? Celui-là seul qui pense est libre. Ce n’est que par son intelligence que l’homme abaisse les êtres en dehors de lui au rang de simples moyens de son existence. Il n’y a d’indépendant que ce qui est à soi-même objet, à soi-même son propre but. Être sans intelligence, c’est être pour d’autres, être objet ; être intelligent, c’est être pour soi, être sujet. Ce qui n’est que pour soi rejette toute dépendance d’un autre être. Nous dépendons bien, même lorsque nous pensons, des êtres extérieurs ; mais dans l’activité de la pensée comme telle nous sommes libres, car l’activité de la pensée n’agit que sur la pensée. « Quand je pense, dit Kant, j’ai la conscience que c’est moi qui pense et non pas un autre être ; je conclus que cette pensée en moi n’est pas inhérente à autre chose en dehors de moi, qu’elle n’appartient qu’à moi seul, que par conséquent je suis substance, c’est-à-dire que j’existe par moi-même et ne suis point l’attribut d’un autre être. » Quoique l’air soit un besoin pour nous, cependant, comme physiciens, d’un objet de besoin nous en faisons l’objet de l’activité désintéressée de la pensée ; il devient pour nous une chose purement et simplement. Il n’y a de dépendant que ce qui est l’objet d’un être autre que soi. Ainsi la plante dépend de l’air et de la lumière, elle est un objet pour la lumière et l’air et non pour elle-même ; mais réciproquement la lumière et l’air deviennent objet pour la plante, et la vie physique consiste dans ce changement continuel qui fait qu’un même être devient tour à tour sujet et objet, but et moyen. La raison seule est l’être qui se sert et jouit de toutes choses sans que rien puisse jouir d’elle ; c’est l’être satisfait, rassasie de lui-même, le sujet absolu qui ne peut être, abaissé au rang d’objet ou de moyen pour un autre être parce que lui-même fait de tous les objets, de tous les êtres, des attributs de sa propre nature ; c’est l’être qui comprend en lui toute chose, parce que lui-même n’est point une chose, parce qu’il est libre, en dehors de tout.

L’unité de la raison est l’unité de Dieu. La raison a nécessairement conscience de son unité et de son universalité, c’est-à-dire ce qui pour la raison est conforme à la raison est aussi pour elle une loi générale, absolue. Il lui est impossible de penser que ce qui est faux, en contradiction avec soi-même, puisse être vrai quelque part, et réciproquement que ce qui est vrai, raisonnable, puisse quelque part être déraisonnable et faux. « Il peut bien y avoir, dit Malebranche, des êtres intelligents qui ne me ressemblent pas, et pourtant je suis certain qu’il n’y a pas d’être intelligent qui reconnaisse d’autres lois et d’autres vérités que moi ; car chaque esprit voit nécessairement que deux et deux font quatre et que l’on doit préférer son ami à son chien. » Je n’ai pas la moindre idée, je n’ai pas le pressentiment le plus éloigné d’une raison essentiellement différente de celle qui se montre dans l’homme. Tout au contraire, toute autre intelligence dont j’affirme l’existence n’est qu’une affirmation de la mienne, c’est-à-dire une idée en moi, une conception qui ne dépasse pas et ne fait qu’exprimer ma faculté de penser. Dans les choses purement intellectuelles, ce que je pense, je le fais ; ce que je me représente comme uni, je l’unis ; comme séparé, je le sépare ; comme détruit, comme nul, je le détruis, je le nie. Si, par exemple, je conçois une intelligence dans laquelle, comme dans l’intelligence divine, la pensée d’un objet est liée à cet objet, c’est-à-dire entraîne son existence, j’unis l’existence et la pensée ; mon imagination est la faculté qui lie ensemble ces contrastes ou ces contradictoires. L’idée de la raison comprend l’idée de l’unité. L’impossibilité pour la raison de penser deux êtres suprêmes, deux substances infinies, deux dieux, est pour elle l’impossibilité de se contredire, de nier sa propre essence, de se penser comme susceptible d’être divisée ou multipliée.

La raison est l’être infini. L’infinité découle immédiatement de l’unité, la limitation de la pluralité. La limitation dans le sens métaphysique se fonde sur la différence qu’il y a entre l’existence et l’être, entre l’individu et l’espèce. Est borné tout ce qui peut être comparé à des individus du même genre ; est infini ce qui n’a d’égal que soi-même, ce qui ne peut être rangé dans aucune catégorie, ce qui est à la fois espèce et individu, existence et essence. Mais ainsi est la raison. Elle a son être en elle-même et non point en dehors ; elle est incomparable, parce qu’elle est elle-même la source de toutes les comparaisons ; incommensurable, parce qu’elle est la mesure des mesures ; elle ne peut être subordonnée à aucun autre être plus élevé ni être rangée dans aucune espèce de choses, parce qu’elle est le principe suprême de toute classification. Les définitions que les philosophes spéculatifs et les théologiens donnent de Dieu comme de l’être en qui l’existence et l’essence sont inséparables et en qui les attributs et le sujet sont identiques ne renferment que des déterminations empruntées à l’essence de la raison.

L’intelligence ou la raison est enfin l’être nécessaire. La raison est parce qu’il n’y a que l’existence de la raison qui est raison, parce que s’il n’y avait aucune raison, aucune conscience, tout ne serait rien, l’être serait égal au néant. C’est la conscience seule qui établit une différence entre l’être et le non-être ; c’est en elle que se révèle la valeur de la vie, la valeur de la nature. Pourquoi y a-t-il en général quelque chose ? Pourquoi un monde ? par la simple raison que si quelque chose n’existait pas, ce serait le rien qui existerait ; que s’il n’y avait pas de raison il n’y aurait que non raison. Le monde existe donc parce que c’est une absurdité que le monde n’existe pas. Dans le non-sens de sa non-existence tu trouveras le vrai sens de son existence ; dans le manque de fondement de l’idée qu’il n’existe pas la vraie raison pour laquelle il existe. Le néant est sans signification et sans but ; l’être seul a un but et un sens. Il y a de l’être parce que l’être seul est raison et vérité. Être est le besoin absolu et l’absolue nécessité. Quel est le fondement de l’existence qui a le sentiment d’elle-même, de la vie ? le besoin de la vie. Mais à qui est-ce un besoin ? à ce qui ne vit pas. Ce n’est pas un être ayant la faculté de voir qui a fait l’œil ; si déjà il voit, pourquoi le ſerait-il ? Non ! ce n’est qu’un être qui ne voit pas qui a besoin d’yeux. Nous sommes tous venus dans le monde sans connaissance et sans volonté, mais nous y sommes venus afin qu’il y eût dans le monde connaissance et volonté. Le monde provient donc d’un besoin, d’une nécessité, mais non pas d’une nécessité ayant sa source dans un autre être, dans un être différent, — ce qui est une pure contradiction ; — il provient de sa propre nécessité, de la nécessité de la nécessité, parce que sans le monde il n’y aurait point de nécessité et par conséquent point de raison, point d’intelligence. Ainsi c’est la négativité, comme s’expriment les philosophes spéculatifs, c’est le néant qui est le fondement de l’univers, mais un néant qui se détruit lui-même, un néant qui existerait per impossibile si le monde n’existait pas. C’est d’un besoin, d’un manque que provient l’existence en général ; mais c’est une fausse spéculation que de faire de ce manque un être ontologique, un Dieu, car ce manque n’existe que dans la supposition que rien n’existe. L’univers ne provient que de lui-même et est par lui-même nécessaire ; mais sa nécessité n’est que la nécessité de la raison. La raison en tant qu’elle embrasse toutes les réalités — car que sont toutes les splendeurs de l’univers sans la lumière et qu’est la lumière extérieure sans la lumière intérieure — la raison est l’être le plus indispensable, le besoin le plus essentiel et le plus profond. La raison est l’existence qui a conscience d’elle-même ; en elle se révèlent le but et la signification des choses ; elle est l’être se considérant lui-même comme son propre but, comme le but final de tout. Ce qui est à soi-même son propre objet, son propre but, c’est l’être suprême ; ce qui est maître de soi est tout-puissant.


  1. Bien entendu pour la raison telle que nous la considérons ici, pour la raison théistique, sans rapport avec les sens, étrangère à la nature.