Essence du christianisme/Première partie/chap 4

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 72-78).

IV

DIEU EN TANT QU’ÊTRE MORAL OU LOI

Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire l’être infini, universel, pur de tout anthropomorphisme, n’a pas plus d’importance pour la religion que n’en a pour une science particulière un principe général qui lui sert de point de départ. La conscience de la limitation et du néant de l’homme provenant de la conscience de l’infinité de l’être divin n’est point du tout une conscience religieuse ; elle indique au contraire le sceptique, le matérialiste, le panthéiste. La religion est aussi peu sérieuse lorsqu’elle parle de notre néant que lorsqu’elle parle de cet être abstrait dont la comparaison avec nous nous fait sentir ce néant ; elle ne s’attache réellement qu’aux attributs, aux qualités qui révèlent l’homme à l’homme ; nier l’homme, c’est nier la religion.

Il est bien dans l’intérêt de la religion que l’être qui est son objet soit différent de l’homme, mais il est encore plus dans son intérêt que cet être soit un être humain. Car si dans son essence il n’avait rien de commun avec la nature humaine, comment l’homme pourrait-il s’inquiéter s’il existe ou non ? comment l’homme prendrait-il tant d’intérêt à son existence si son propre être n’y avait aucune part ?

Dans la religion l’homme cherche la satisfaction de ses désirs ; la religion est son bien suprême. Mais il lui serait impossible de trouver en Dieu la consolation et la paix, si ce Dieu était d’une nature tout à fait différente de la sienne. Il me serait impossible de partager le contentement intérieur d’un être si mon propre être n’était pas identique au sien. Tout ce qui vit ne sent de goût et de satisfaction que dans sa propre nature, dans son propre élément. Par conséquent, si l’homme trouve en Dieu la paix et le bonheur, c’est parce que Dieu est son être véritable, c’est parce qu’en Dieu seul il est réellement chez lui et qu’il reconnaît comme étrangères à sa nature toutes les choses dans lesquelles il cherchait jusqu’alors la satisfaction et le repos. Pour que l’homme soit heureux en Dieu il faut qu’il s’y trouve lui-même. « Personne ne trouvera la divinité et en même temps le bonheur, s’il ne la cherche pas comme elle-même veut être cherchée, c’est-à-dire dans la contemplation et l’étude de l’humanité dans le Christ. » Chaque être trouve le repos dans le lieu de son origine, de sa naissance : le lieu de ma naissance c’est la divinité ; la divinité est ma patrie. « Ai-je un père en Dieu ! oui, et non-seulement un père, mais encore mon propre être ; avant d’être en moi et par moi-même, j’étais déjà né dans le sein de la divinité. »

Un Dieu qui n’exprime que l’essence de la raison pure n’est point le Dieu de la religion, parce qu’il ne peut la satisfaire. La raison ne s’intéresse pas seulement à l’homme, mais encore aux êtres en dehors de l’homme, c’est-à-dire à la nature. L’homme d’intelligence pure va jusqu’à s’oublier lui-même dans la contemplation des choses extérieures. Les chrétiens se moquaient des philosophes païens, parce qu’au lieu de penser à eux-mêmes, à leur salut, ils ne s’étaient occupés que de ce qui n’était pas eux. Le chrétien ne pense qu’à lui. L’intelligence étudie avec autant d’enthousiasme la puce, le pou, que l’homme même l’image de Dieu. La raison est l’indifférence absolue, l’identité de toutes les choses et de tous les êtres. Ce n’est pas au Christianisme, ce n’est pas à l’enthousiasme religieux, mais à l’enthousiasme de la raison que nous sommes redevables de l’existence d’une botanique, d’une minéralogie, d’une physique et d’une astronomie. En un mot, l’intelligence est un être universel, panthéistique ; c’est l’amour de l’ensemble des ètres et des choses, tandis que le caractère propre de la religion, et surtout de la religion chrétienne, c’est d’être anthropothéistique, c’est d’être l’amour exclusif de l’homme pour lui-même, l’affirmation exclusive de la nature humaine considérée en elle-même indépendamment des choses extérieures. La raison s’occupe bien de la nature de l’homme, mais d’une manière objective, c’est-à-dire dans ses rapports avec les objets et pour les objets eux-mêmes, et l’exposition de ces rapports constitue la science. Il faut donc, pour que l’homme trouve dans la religion la paix et le bonheur, qu’elle contienne autre chose que l’essence de la raison pure, et ce quelque chose doit nous révéler sa nature intime, doit en être le noyau même, le cœur.

Le premier des attributs de Dieu dans toutes les religions et surtout dans le Christianisme est celui de la perfection morale. Mais Dieu conçu comme l’être moralement parfait n’est pas autre chose que l’idée de moralité réalisée, que la loi morale personnifiée, que l’être moral de l’homme proclamé l’étre absolu. C’est l’essence propre de l’homme, puisque le Dieu moral exige de l’homme qu’il soit semblable à lui-même : « Dieu est saint, vous devez être saints comme Dieu ; » c’est la conscience humaine elle-même ; car autrement comment l’homme pourrait-il trembler devant l’être divin, comment lui adresser ses plaintes et ses prières, comment en faire le juge de ses pensées et de ses intentions les plus secrètes ?

Mais la conscience de l’être moralement parfait entendu comme être abstrait et affranchi des passions de l’humanité nous laisse froids et vides ; elle nous fait sentir notre nullité personnelle et, ce qui nous est le plus sensible, notre nullité morale. Je ne suis pas douloureusement affecté du contraste de la toute-puissance et de l’éternité divines avec ma limitation dans le temps et dans l’espace, parce que la toute-puissance ne m’ordonne pas d’être moi-même tout-puissant, ni l’éternité d’être moi-même éternel. Mais je ne puis avoir conscience de la perfection morale sans sentir en même temps qu’elle est une loi pour moi. Cette perfection, du moins pour la conscience morale, ne dépend pas de la nature ; elle ne dépend que de la volonté ; c’est la volonté parfaite. Cette volonté une avec la loi, elle-même loi, je ne puis la peuser sans la considérer en même temps comme un devoir. En un mot, l’idée de l’être moralement parfait n’est pas seulement une idée abstraite, mais encore une idée pratique, qui m’excite à l’action et me met dans un état de tension, de désaccord avec moi-même, parce qu’en me criant ce que je dois être, elle me dit en même temps sans détours ce que je ne suis pas. Et ce désaccord est dans la religion d’autant plus douloureux et d’autant plus terrible qu’elle oppose à l’homme son propre être en le lui représentant comme un être différent de lui et de plus comme un être personnel qui hait et maudit les pécheurs et leur refuse sa grâce, source de tout salut et de toute félicité.

Comment l’homme rétablit-il l’accord entre lui et l’être parfait ? comment se délivre-t-il des tourments causés par la conscience de ses fautes, par la conscience de son néant ? comment parvient-il à émousser l’aiguillon mortel du péché ? le voici : c’est en faisant du cœur, de l’amour, la puissance suprême, la vérité absolue ; c’est en considérant Dieu, non plus seulement comme loi, comme être moral et abstrait, mais encore et bien plutôt comme être sensible, aimant, subjectivement humain.

La raison ne juge que d’après la loi, le cœur est plein de condescendance et d’égards, et chacun trouve avec lui des accommodements. Personne ne peut satisfaire à la loi qui nous impose la perfection morale, et c’est pourquoi la loi ne satisfait pas l’homme, le cœur. La loi condamne, le cœur s’éprend de pitié même pour le coupable ; pour la loi je suis un être abstrait ; pour le cœur un être réel. Le cœur me donne la conscience que je suis homme ; la loi me donne seulement la conscience que je suis pécheur. La loi soumet l’homme à sa puissance, l’amour le rend libre.

L’amour est le lien, le principe médiateur entre le parfait et l’imparfait, le général et l’individuel, entre Dieu et l’homme, entre l’être saint et l’être pécheur ; l’amour est dieu même, et hors de lui il n’y a point de Dieu. L’amour fait de l’homme un dieu et de Dieu un homme, fortifie le faible et affaiblit le fort, abaisse ce qui est élevé, relève ce qui est abaissé, idéalise la matière et matérialise l’esprit. Dans l’amour la nature est esprit, et l’esprit nature. Aimer, au point de vue de l’esprit, c’est anéantir l’esprit ; au point de vue matériel, c’est anéantir la matière. L’amour est matérialisme, un amour immatériel n’est rien. Dans les aspirations de son amour pour un objet éloigné, l’idéaliste abstrait prouve malgré lui la vérité du monde sensible. Mais en même temps l’amour est l’idéalisme de la nature ; c’est lui qui inspire au rossignol ses chants, et qui orne d’une couronne de fleurs les organes générateurs de la plante. Quels miracles ne fait-il pas dans notre vie commune, dans notre vie politique ! Il réunit et réconcilie ce que la foi, les symboles divers et l’erreur séparent et rendent ennemis. Ce que les anciens mystiques disaient de Dieu, qu’il est à la fois le plus sublime et le plus commun des êtres, cela ne peut se dire en vérité que de l’amour, et non pas d’un amour rêvé, imaginaire, non ! de l’amour réel, de l’amour qui a chair et sang.

Oui, de l’amour qui a chair et sang, parce que lui seul peut remettre les péchés commis par la chair et le sang. Un être purement moral ne peut point pardonner ce qui enfreint la loi de la moralité. Si, par conséquent, on regarde Dieu comme un être miséricordieux, c’est qu’on en fait un être non moral ou mieux plus que moral, c’est-à-dire un être humain. Notre délivrance du péché est notre délivrance de la justice morale abstraite ; c’est l’affirmation de l’amour, de la pitié, de la sensualité. Ce ne sont pas des êtres abstraits, non ! ce sont seulement des êtres matériels qui peuvent être émus, touchés. La pitié est le sentiment du droit de la sensualité. C’est pourquoi Dieu ne pardonne les fautes des hommes que dans sa conscience de Dieu homme, de Dieu fait chair et non de Dieu abstrait, purement intelligent. Dieu comme homme ne pèche point, mais il connaît et prend sur lui les passions, les souffrances et les besoins de la matière ; le sang du Christ nous purifie à ses yeux de nos fautes : le sang humain de Dieu est seul capable d’apaiser sa colère et d’exciter sa pitié ; c’est-à-dire nos péchés nous sont pardonnés parce que nous sommes des êtres de chair et de sang, et non pas des êtres abstraits.