Essence du christianisme/Première partie/chap 9

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 112-118).

IX

LE MYSTÈRE DU PRINCIPE CRÉATEUR DU MONDE EN DIEU

Dieu parle (Deus se dicit), Dieu s’exprime, se révèle, se produit au dehors, il engendre la seconde personne ; cette seconde personne est en lui le principe créateur de l’univers.

L’univers est le contraire de Dieu, ou, si cette expression paraît trop forte, parce qu’elle nomme l’enfant par son vrai nom, c’est ce qui diffère de Dieu. Or ce qui diffère de Dieu ne peut venir immédiatement de Dieu, mais d’une différence de Dieu en Dieu même. La seconde personne est le Dieu se distinguant en lui-même de lui-même, s’opposant à soi, devenant pour soi objet, en un mot le Dieu conscient. Cette distinction que Dieu fait dans son être est le fondement de ce qui diffère de lui. La conscience par conséquent est l’origine de l’univers. Dieu pense le monde par cela même qu’il se pense. Se penser c’est se produire, penser le monde c’est le créer. L’idée productrice du monde, c’est-à-dire d’un autre être qui n’est pas Dieu, a pour fondement l’idée productrice d’un autre être qui est semblable à Dieu.

Tout cela n’est qu’une périphrase mystique pour exprimer un développement de l’âme humaine, l’unité de la connaissance et de la conscience. Dieu se pense et par là il est conscient ; il n’est que la conscience même comme objet, comme être. Mais du moment qu’il se sait, qu’il se pense, il pense en même temps un autre que lui, car se connaître c’est se distinguer d’un autre, que cet autre soit un être possible, imaginaire ou réel. Ainsi le monde, ou du moins la possibilité, l’idée du monde, provient de la conscience, et le fils, le Dieu pensé par lui-même, le Dieu conscient en est le principe. La vérité qui est au fond de toutes ces idées, c’est la nature de l’homme. Avant d’arriver à l’idée d’un autre en général, d’un être essentiellement différent de lui, l’homme doit passer par l’idée d’un autre être semblable à lui.

La conscience du monde est pour l’homme la conscience de sa limitation ; mais cette conscience est en contradiction directe avec le penchant de sa personnalité à un développement indéfini. Il lui est impossible ? de passer de cette personnalité — entendue dans le sens absolu — immédiatement à son contraire. Il faut qu’il prépare, qu’il modère, qu’il amène peu à peu ce contraste par l’idée d’un être qui, à la vérité, diffère de lui et lui donne le sentiment de sa limitation, mais qui en même temps affirme son propre être et le lui mette pour ainsi dire sous les yeux. La conscience du monde est une conscience humiliante : la création a été « un acte d’humilité. » Mais le premier obstacle contre lequel vient se briser l’orgueil de l’individu, du moi, c’est le toi, c’est une autre individualité pareille à la sienne. Il doit aiguiser ses regards dans les yeux de son semblable avant de pouvoir supporter la vue d’un être qui ne lui renvoie pas sa propre image. L’homme mon semblable est le lien entre moi et le monde. Je suis et je me sens dépendant de la nature, parce que je suis et que je me sens dépendant des autres hommes. Si je n’avais pas besoin d’eux, je n’aurais pas besoin du monde, et c’est par eux que je me réconcilie avec lui. Sans les autres, non-seulement le monde serait pour moi vide et inanimé, mais encore dépourvu de sens et de raison. Ce n’est que par ses semblables que l’homme arrive à se connaitre et à voir clair en lui-même, et ce n’est que quand je vois clair en moi que je vois clair en dehors de moi. Un homme seul, isolé, existant pour lui-même, se perdrait comme une vague dans l’océan de la nature, sans rien comprendre à lui-même et à l’ensemble des choses. Le premier objet de l’homme c’est l’homme. Le sens pour les choses extérieures qui nous ouvre pour la première fois le monde et nous le fait voir tel qu’il est, ne se développe que très-tard par un acte de séparation de l’homme d’avec lui-même. Les philosophes de la nature, en Grèce, furent précédés par les sept sages, dont la sagesse n’eut d’abord pour objet que la vie humaine.

L’homme n’arrive donc à la conscience de l’univers que par la conscience de ses semblables. C’est ainsi que l’homme est le Dieu de l’homme. Son existence, il la doit à la nature ; son humanité, à ses frères. Sans eux il ne peut rien, ni physiquement ni intellectuellement. Leur force réunie à la sienne diffère de la force isolée non-seulement par la quantité, mais encore par la qualité. Bornée est la connaissance de l’individu, mais infinie est la raison, infinie la science, car elle est un acte commun de l’humanité, et non seulement parce que des millions d’intelligences travaillent à sa construction, mais encore, dans un sens plus profond et plus intime, parce que le génie scientifique d’un temps particulier réunissant en lui, quoique d’une manière individuelle, toutes les forces des génies qui l’ont précédé, est une force composée, synthétique et non une force simple. L’esprit, la pénétration, la fantaisie, le sentiment, la raison, toutes ces forces intellectuelles sont des produits de la civilisation, des produits de la société humaine. Là seulement où l’homme éprouve le frottement de l’homme on voit l’esprit s’allumer et briller ; aussi se manifeste-t-il plus à la ville qu’à la campagne, dans les grandes cités que dans les petites. Là seulement où l’homme s’échauffe au soleil de l’homme, on voit se produire le sentiment et l’imagination, et l’amour, acte de réciprocité ; par cela même le plus grand des tourments s’il reste sans réponse, est la source de la poésie. Enfin, là seulement où l’homme parle avec l’homme, dans la conversation et les discours, actes qui exigent le concours de plusieurs individus, là seulement peut se développer la raison. Demander et répondre, tels sont les premiers actes de la pensée. Pour “penser il fallut d’abord être deux. Plus tard, à un degré plus élevé de culture, l’homme parvint à se doubler pour ainsi dire et à jouer par lui-même le rôle de l’interlocuteur. Chez les peuples anciens et chez les peuples sauvages, penser et parler sont une même chose ; ils ne pensent qu’en parlant et leur pensée n’est que conversation. Aujourd’hui encore les gens peu cultivés, incapables d’abstraction, ne comprennent pas ce qui est écrit s’ils ne le lisent pas à haute voix, s’ils ne se disent pas eux-mêmes ce qu’ils lisent. Combien juste sous ce rapport était l’idée de Hobbes que l’intelligence de l’homme lui vient par les oreilles !

Réduit à une catégorie logique abstraite, le principe créateur en Dieu n’exprime rien autre chose que cette proposition tautologique : Le monde, ce qui diffère, ne peut provenir que d’un principe de différence et non d’un être simple. Quelques phrases qu’aient faites sur la création les philosophes chrétiens et les théologiens, ils ont été obligés de se heurter sans pouvoir aller plus loin contre ce vieux principe : « Rien ne vient de rien, » parce qu’il exprime une loi de la pensée. Ils n’ont pas admis, il est vrai, une matière réelle comme fondement des choses ; mais l’intelligence divine, {incise|et le fils est la sagesse, la science, l’intelligence du père,}} l’intelligence divine a été pour eux la matière spirituelle, fondement de la matière réelle. Les choses étaient, avant d’exister, non comme objet des sens, mais comme objet de l’esprit. Cette manière d’être purement subjective, imaginaire est pour eux la matière première bien supérieure à la matière sensible. Mais, malgré tout, cette différence des deux matières ne consiste que dans le mode d’existence. Le monde est éternel en Dieu. En effet, se serait-il produit en lui comme une idée subite, comme un caprice ? L’homme peut bien se figurer aussi cela, mais dans ce cas il ne ferait que diviniser sa propre folie. Si, au contraire, j’écoute la raison, elle me dit que le monde ne peut provenir que de son essence même, de son idée, c’est-à-dire une manière d’être d’une autre manière d’être ; en un mot, qu’il ne provient que de lui-même. Le monde a en lui-même son fondement, comme tout ce qui dans le monde mérite le nom d’être véritable. La différence spécifique, ce par quoi un être déterminé est ce qu’il est, cela ne peut être expliqué dans le sens ordinaire du mot, ne peut être dérivé, est par soi, a son principe en soi.

La différence entre le monde et Dieu comme créateur est une différence de pure forme, sans aucune réalité. L’être divin n’est pas autre chose que le monde isolé par l’abstraction, objet de la pensée pure ; l’être du monde n’est que l’être divin devenu réel, concret, objet des sens. La création n’est par conséquent qu’un acte formel ; car ce qui avant elle était l’objet de la pensée, de l’intelligence devient après elle objet de la perception externe ; son contenu est toujours le même, seulement il reste encore à expliquer comment d’un objet de la pensée peut sortir une chose matérielle, une chose réelle.

Si je réduis le monde à la catégorie abstraite de la différence et de la variété par contraste avec l’unité et la simplicité de l’ètre divin, je ne fais donc qu’affirmer ce principe rationnel : l’idée de différence est dans la raison aussi nécessairement que l’idée d’unité. Dieu se pense, il est à soi-même objet, il se distingue de lui-même ; cet être différent de lui, cet être qui est le monde provient donc d’un acte de séparation qu’il fait en lui-même ; c’est-à-dire la différence extérieure provient d’une différence intérieure, la différence ne provient que d’elle-même, est une idée primitive, une borne de notre intelligence, une loi, une nécessité, une vérité. La différence qui sépare un être d’un autre se comprend d’elle-même, est une vérité qui tombe sous les sens, car ils sont deux. Mais pour la raison la différence ne devient un principe que si je la saisis dans un seul et même être, que si je l’allie au principe d’identité. Le principe créateur en Dieu n’est que l’expression de l’acte de la pensée réduite à ses éléments les plus simples. Un Dieu être simple et sans distinction en lui-même ne peut être pensé, car la distinction, la différence est un principe essentiel de la pensée. Si donc je place la différence en Dieu, je ne fais que donner un fondement, une expression au principe de différence, je ne fais qu’en proclamer la vérité et la nécessité.