Et le feu s’éteignit sur la mer…/27

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre XXV Chapitre XXVII   ►


XXVI

Décembre tirait à sa fin. Revenu de Naples depuis bientôt deux mois, Gérard Maleine avait repris son existence à Capri. Il changeait de demeure, allait s’installer dans une maison près de la Grande Marina, abandonnant tels quels, au hasard de l’atelier, ses maquettes et ses outils. Il ne gardait que la petite servante Nannina. Et Nannina le suivait partout de son adoration muette. Il conservait d’ailleurs l’atelier même et la terrasse qu’il dominait, mais en fermant la porte, comptait bien n’y rentrer plus que dans très longtemps, lorsque ses souvenirs morts lui permettraient de faire place nette : Gérard espérait ainsi oublier et guérir.

Une vie nouvelle commençait en effet pour lui. Mais différente de ce qu’il avait pu prévoir. Les Italiens du sud ont une nature à ne pas savoir respecter l’infortune. Pour eux, un filou galonné qui se dresse et qui passe ressemble beaucoup plus à un gentiluomo qu’un honnête homme en peine qui se courbe et qui reste. Aussi, l’île entière se moquait-elle de Gérard dont on ne parlait qu’en disant : il cornuto !

Sauf Hultmann, resté fidèle, et la grosse Frau Himmel qui n’avait pas mauvais cœur sous sa carapace scorbutique, les autres, Millelire en tête, faisaient payer cher leurs anciennes amabilités. Les Mac Lower, lui plus que jamais dans les jupes rébarbatives de sa femme, les Bergson dont le neveu venait d’être rayé d’un misérable club de Monte-Carlo après affichage, Fabiano, vivant sur les gens qui passaient, La Mariskine plus peinturlurée que jamais, raccrochant d’une œillade faisandée les très jeunes gens de la Piazza, tout ça, jusqu’à la mammouthesque Gräfin Schulzenheim, formaient une procession ironique — la Vertu à travers les siècles aurait susurré Hultmann. Il y avait eu d’ailleurs un temps dit de compassion. En souvenir des excellents dîners de l’ex-jeune couple, on admettait s’arrêter un instant avec Gérard, lui dire un : comment allez-vous ? aussi cauteleux qu’apitoyé. On lui serrait la main avec négligence. Bientôt ce ne fut plus qu’un doigt. Après la pitié vint l’indifférence ; un signe de tête protecteur, un coup de chapeau esquissé.

— Un mari malheureux ? Oui, chère madame. Pourvu d’une femme impossible ? Peut-être. Mais aussi quelle sœur ! Et lui, est-il aussi net que ça ? Croyez-moi, on n’a que les femmes qu’on mérite… La sienne savait juste lire, écrire, et tromper. Il y a un tas d’histoire là-dessous…

Tant qu’on ne fit qu’annoncer mystérieusement des histoires, les saluts de plus en plus faiblards se prolongèrent. Mais un jour, quelqu’un de plus hardi, de plus bête, ou de méchant lança un mot sur l’amitié avec Éric Hultmann, le poète de chez Tibère, le jeune homme aux inscriptions obscènes et aux statues dépourvues de caleçon. Le pétard éclatait. Les yeux se dessillaient. C’était le couronnement ! On comprenait maintenant le départ de Muriel. Pauvre petite… un homo, presque un chamo-sexuel ! Dès lors, le régiment cinquantenaire des pimbêches, le bataillon grinçant des constipés, l’acidité contenue des mauvaises langues, la rancœur des pique-assiettes et la fierté des sans le sou défilaient devant Maleine, bourriques en tête, le chef hautain, sans plus rien voir. Le Docteur Millelire qui n’en était guère à une lâcheté près affirmait d’un œil fin, tout en lissant ses favoris, que si on l’avait écouté, personne n’aurait connu de tels « aventuriers ».

Le sculpteur, lui ne paraissait point comprendre. Triste et poli, « molto gentile » comme disaient de lui les femmes des pêcheurs, il passait sans répondre à ces coups de pattes, nés d’anciens coups de chapeau. Noël approchait. Maintenant que Gérard ne travaillait qu’à de rares intervalles et que les promenades dans l’Île ne le tentaient plus, une de ses grandes distractions entre d’interminables lectures était de se rendre au débarcadère du bateau qui vient de Naples et de Sorrente.

Vers onze heures et demie, par un soleil primaverile il marchait jusqu’à la petite jetée où accostent les barques claires chargées de caravanes. Et là, mêlé aux faquins de service, aux gosses qui poursuivent les crabes sous les varechs bleus et roses, aux mariniers dont les tartanes ont des yeux à la proue, il regardait pendant la demi-heure de l’atterrissage les figures nouvelles, étonnées et ravies qui presqu’uniformément en face du paysage grandiose, s’extasiaient. C’était l’habituelle armée de Cooks traînant waterproofs et valises, jumelles et billets circulaires : Grosses Allemandes aux cheveux tirés, fagotées comme des banquettes de fiacre, accompagnées d’un professor, d’un Geheimrat ou d’un Direktor quelconque — fass von bier, barbe en fleuve, lunettes d’or — Américaines buveuses d’eau glacée, peaux livides et fripées, dents féroces, garnies de métal, et parlant nasillard comme des phonographes ; Françaises communes, gesticulantes, rondouillardes ou trop chapeautées, dont les maris, l’air merlan, ont tous au moins les palmes ; Italiennes cacatoès, l’air de la fille Élisa, couvertes de bijoux comme les négresses se couvrent de coquillages ; enfin, Russes sans sexe, étudiantes mystiques et maigrelettes avec des mains diaphanes, des doigts fluets — des doigts à manier doucement la dynamite…

Malgré l’évidente satiété produite par ce kaléidoscope, Gérard trouvait un plaisir de neurasthénique à se chauffer le cœur au feu des enthousiasmes. Il s’amusait à voir les autres s’amuser. D’ailleurs il n’avait parmi ces foules jamais rencontré âme qui vive, lorsque cinq ou six jours avant Noël, étant venu là plus anxieux de distractions que d’habitude, le cœur serré à l’idée des lendemains à passer seul, Gérard Maleine vit venir vers lui quelqu’un qu’il n’avait pas même remarqué dans les barques… Perché sur de hautes jambes, maigre à faire peur, avec, on ne sait pas pourquoi, un petit ventre pointu et gonflé… Ce front démesuré, ces yeux hagards, ce nez en bulbe, ces oreilles mobiles… Hé mais, c’était Miess ! Cyrille Miess, le fameux auteur du traité sur la digestion des sangsues et d’un cas de ruse chez l’escargot, l’immortel Docteur ès-sciences sadiques et psychiques, le Miess du régiment !

Et avant que le dit Miess eût pu prononcer une parole, Gérard, dans un élan, sautait sur lui, et tout radieux, se rappelant d’un coup leur passé gai, jeune et cocasse, lui empoignait les mains. Bravo, Miess ! Comment va ? Savez-vous que je suis ravi de vous voir, vieux frère ! J’ai tant à vous dire depuis qu’on ne s’est vu !… Alors, quoi ? Capri, par hasard ? Vous, en voyage ? Ah ! quel plaisir…

— Non… Mais… vous croyez ?… barbotait consciencieusement le Docteur avec la mine d’avoir accouché.

— Que diable êtes-vous devenu ? Non, laissez là votre valise ; je m’en charge. Nannina, andate conquesto a casa mia. Car vous descendez chez moi n’est-ce pas. Vous passerez la semaine de Noël… Des malles ?

— Non… mais… c’est que je vais vous dire…

— Pas de malles ; allons ! allons à pied. C’est tout près. J’ai trois petites chambres. Vue splendide. Pas très commode par exemple. On fera comme on pourra. Miess, mon p’tit, pouvez pas savoir comme je suis content…

— Tiens !… On m’avait dit que vous étiez marié…

Gérard, pris d’assaut, ne trouvait rien à ajouter. Puis, après un temps :

— Oui, en effet, j’ai été marié.

— Et… votre femme ?… elle ne vous embête pas trop ? continua Miess, sans avoir tiqué ; c’est que voyez-vous, les femmes… Vous vous rappelez Blanche et Myrto ?

— Mon Dieu !… je vous raconterai. Tenez, d’ailleurs, puisque vous voilà à ma porte et loin des gêneurs voici en deux mots la chose : Je suis cocu ; ma femme a fichu le camp avec un russe deux mois après le mariage…

— Deux mois après. Comment ? Vous avez pu rester deux mois marié ? se contentait d’observer Miess, imperturbable.

— Je l’aimais beaucoup, avoua Gérard la voix grave, très simple pourtant.

— Comme vous êtes drôle ! argua l’autre. À propos, avez-vous des livres neufs sur la flagellation ? Non ? oh ! bien ça n’a pas d’importance pourvu qu’on trouve ici des cigarettes à bout doré. Vous avez vu que monseigneur le Duc d’Orléans a reçu le Kaiser ? Quant à moi je travaille à un bouquin sur le troisième sexe… Fichtre ! mais vous êtes très bien installé. Il ne manque que des enfants de chœur et un microscope. Et l’incorrigible bonhomme s’asseyait.

— Enfin, avec tout ça, vous ne m’avez pas dit d’où vous veniez… Vous arrivez tout à coup sans crier gare, comme un boulet… interrogeait Gérard…

— J’ai voulu rester huit jours à Monte-Carlo pour faire des observations psychiatriques sur ce qu’on appelle des grues, avouait Cyrille Miess, avec un sourire ingénu. Vous comprenez, c’était utile après six mois passés près de Bâle à écraser six mille invertébrés pour me rendre compte de la construction de leurs œsophages.

— Ollé… ollé ! Le laboratoire fait la bombe. Et, après Monte-Carlo et vos observations sur les grues, après Capri où vous n’aurez ni grues ni observations, peut-on savoir, cher maître, vos itinéraires ?

— Je visiterai la Sicile et Taormina. Vous comprenez, j’ai du temps devant moi et de la galette. Rien n’est plus beau dans le monde que des gosses qui s’amusent à cracher dans l’eau pour y faire des ronds. J’espère trouver de ces gosses-là près de Taormina. Et puis la famille me rase…

— Quel homme de foyer…

— Heu ! ma mère est une vieille mômière protestante qui s’imagine priver de dessert des fils de vingt-quatre ans. Vous comprenez, moi, les sermons, j’en ai plein le dos depuis qu’en dormant, je ronfle au temple ; on me réveillait avec des airs d’avoir marché dans quelque chose : Très ennuyeux. Quant à mes frères, vous savez que j’en avais trois lors du régiment. Eh bien, un s’est tué pour avoir fait vertueusement la fête trop seul. Le second est dans une maison de santé et s’intitule Roi du Guatemala. Il scie du bois toute la journée… Oui, c’est même très drôle… Le troisième ressemble aux autres. Lui il vit à Paris comme poète. Chaque semaine il y a des élégies signées d’Henri Miess dans le Journal de Genève. Vous ne lisez pas. Très beau ! Il y célèbre l’amour : sensualisme et volupté. Tantôt comme Verlaine, tantôt comme Samain, tantôt comme Francis Jammes. Seulement, il n’y a qu’une ombre au tableau ; quand des lectrices vierges ou éructées le relancent : On porte absent ; il ne manque qu’une chose au billard : Ce sont les boules. Chapelle sixtine et vieille Turquie…

On servait le déjeuner. Gérard installait Cyrille Miess sur la terrasse, en face de lui, et ils recommençaient leur bavardage. Miess parlait des heures passées, remuant des souvenirs à la pelle et fort mêlés, mais avec doctrine, sans émotion, et avec ce manque total de suite dans les idées qui faisait son charme. Maleine, très heureux de la distraction qui lui était offerte, s’illusionnait presqu’à en oublier momentanément son chagrin, et tout allait pour le mieux, quand le déjeuner terminé, rentrant dans la petite pièce fraîche aux murs peinturlurés qui servait de salon à l’artiste, Miess cueillit sur une table le portrait de Muriel. Il esquissa de nouveau un de ses sarcastiques et enfantins sourires. Il avait vu les fleurs qui lentement se fanaient autour du portrait aimé. Et sans savoir, innocemment :

— Mais tenez ! Voilà une des plus admirées péripatéticiennes de la côte d’Azur ! Vous connaissez Mimie Smile ? Un béguin ? Pas possible… J’ai fait sur elle de bien curieuses observations. Elle était avec Panier de Moisy, le poète rare qui, pour vermifuger avec moins d’efforts, prend à chaque repas un grain de Vals.

— Vous êtes fou, mon cher. Cette personne n’a rien de commun avec votre Mimie je ne sais quoi…

— Allons donc ! s’exclamait Miess avec un air supérieur. Je vous dis que c’est la petite anglaise Mimie Smile ; je la connais. On m’a présenté. Un des spécimens les plus intéressants. On racontait un tas de choses sur elle — notamment qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été tout à fait bien autrefois. D’ailleurs il paraît que c’est tout récent sa noce. Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous faites une tête ?

— Rien… continuez… articulait Gérard se maîtrisant. Continuez je vous en prie…

— Oh ! voilà ! c’est tout. Idiote, n’est-ce pas, comme toutes ces petites qui font remonter la femme aux volatiles. Chapeaux à paratonnerre, robes piaffantes, et des perles !… Mon cher, combien a-t-il fallu trouver d’huîtres pour lui donner tout ça ?

— Mais sauf Moisy, elle est seule, votre Mimie ?…

— Non ! Très bizarre ; quand elle lâche son « pouâte » elle est toujours accompagnée d’un homme qui doit se croire fort beau et qui suit partout entre deux eaux son sillage. D’ailleurs il nage comme un poisson… On dit qu’il est russe… oui… prince russe… Drôle de métier, pas ?

— Et vous ne savez pas son nom, au poisson ? murmurait Gérard se raccrochant à un suprême espoir…

— Moronsoff… Moronoff… Minosoff ! Oui, c’est cela : Minosoff, affirmait béatement l’écraseur de sangsues. D’ailleurs, ça n’a aucune espèce d’importance. Votre photo, simplement… Elle est pareille à celle qu’on vend partout. On voit généralement Mimie, nouvelle venue entre Otero et Manon Loti. Très artiste… Cent louis…

— Assez ! Parlons d’autre chose, voulez-vous ! Et une révolte secouait soudain la voix du jeune sculpteur. Il s’éloignait sur un prétexte quelconque. Il avait pris le portrait. Il gagnait sa chambre. Là, pris d’une rage folle, il déchirait en petits morceaux le carton devenu infâme. Des injures, des blasphèmes, des crachats lui obstruaient la gorge. Son silence paraissait étouffant. Mais là, tout près, ce Miess qui écoutait… oh ! celui-là, quel coup terrible il donnait à Maleine, inconsciemment. Tant de peine pour essayer d’oublier. Et voilà qu’on retombait plus bas encore, plus profondément ! Et le sculpteur chancelant, étourdi, écœuré, avec des envies de vomir sa peine, crispait les poings, rognait des dents… Il avait eu un moment la tentation de crier à Miess : Taisez-vous ! Ce souillon dont vous parlez, cette ordure, cette belle « grue » enfin, c’était ma femme, c’était mon amour, c’était mon ciel ! ce que j’avais de plus beau ! Taisez-vous : je vous casserais la figure…

À quoi bon, maintenant ? Lui avouer ces cochonneries ? Le faire confident de toute la boue reçue ? Allons donc ! Il fallait se contenir… se contenir… Maleine jetait maintenant avec presque de la joie, mais une joie âpre et sauvage, les débris du portrait dans le seau de sa toilette… Tiens, Muriel ! Un tombeau digne de toi !

Mais la tension des nerfs devenait trop forte. Une rafale le jetait sur son lit. Il pleurait à chaudes larmes et son corps tout entier était secoué de grosses secousses…

— Dites donc ! vous n’avez pas l’air très gai ! Cyrille Miess, presque narquois, débusquait dans la pièce.

D’un coup, comme sous le fouet d’une douche froide, Maleine se dressait, les yeux brûlés ; il les essuyait d’un revers de main, soudain très fier, soudain très mâle : Rien, mon cher, partons ! Puis, indifférent :

— Nannina ! mon chapeau ! Fichons le camp, voulez-vous mon brave Miess ? On ira se promener. D’accord ils partirent, suivis des yeux par la petite bonne qui devinait, elle, le chagrin du padrone. Même, lorsqu’ils eurent tourné la rue et que Nannina fut sûre qu’elle était seule, la petite Capriote à moitié sauvage, la petite vierge aux yeux de gazelle et à la peau sucrée, s’en fut doucement, lentement, dans la chambre de son maître. Comme s’il se fut agi d’une relique, elle se haussa jusqu’à l’oreiller, et y déposa, furtif et respectueux, un baiser, rien qu’un baiser…


◄   Chapitre XXV Chapitre XXVII   ►