Et le feu s’éteignit sur la mer…/29

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XXVIII

Gérard croisa Hultmann devant sa porte. Gérard, semblait calme en apparence, mais ce calme était démenti par la résonnance acide de sa voix ; Gérard était à un de ces moments où, de parler à quelqu’un, il semble qu’on respire. Il dit : montez donc chez moi. Cela me fera plaisir de vous voir. Il y a du nouveau, depuis notre retour de voyage… Hultmann le regarda droit dans les yeux, et vit que Maleine venait de passer par une crise violente. La mine découragée du jeune sculpteur, ses lèvres aux coins amers, ses yeux en feu n’échappèrent pas à son compagnon. Cependant, ils arrivèrent à l’étage ; Nannina ouvrit, toujours douce, muette et comme résignée. Hultmann s’assit à la place où Miess s’était assis. Quelques minutes s’écoulèrent au milieu d’un profond silence. Puis, on entendit, à côté la petite bonne qui balayait. Des voitures en bas passèrent dans la nuit, au son de leurs grelots argentins. Il était environ six heures. Alors, Hultmann qui, sans rien ajouter, avait inspecté le salon familier, interrogea :

— Qu’avez-vous fait du portrait de Muriel, Gérard ?

L’autre ne répondit rien ; mais il le regarda avec une telle expression qu’Hultmann reprit :

— Voyons… Racontez-moi. Vous savez bien que j’ai été assez malheureux pour vous comprendre… et que je suis assez sincère pour vous plaindre et vous aider. Du nouveau, m’annonciez-vous tout à l’heure… Ça vient-il de là ? Qu’il y a-t-il ?

— Il y a que… ah ! non, mon cher, je ne sais pas, je ne peux pas vous le dire. Et pourtant, je vous ai confié, lorsque j’étais heureux encore, mes espoirs, mes élans, mes ferveurs. Vous avez su combien je l’aimais. Vous avez su combien elle fut adorée. Tout ce que j’avais pu rêver de beau dans la vie s’était concentré en elle. Elle m’avait, par un seul sourire, ressuscité les intangibles mortes qui dorment là-bas dans les galeries froides des musées. J’avais animé du marbre en la touchant. Les idées, dont enfant je croyais frémir, les nostalgies dont homme je croyais souffrir, elle les avait satisfaites et sevrées… Enfin, Muriel devenait ma statue vivante…

Vous fûtes témoin de ma douleur et de la rançon de ma joie. Pourtant vous me rendez cette justice que je ne lui en avais presque pas voulu de me faire souffrir. Je la savais partie avec un autre et mon amour, cette lâcheté, mon amour était si fort, que malgré la jalousie mordante, je me résignais, pourvu qu’elle fût heureuse. Je me refusais à voir Muriel autrement que belle, âme et corps. Si elle s’était trompée, si elle préférait un autre enthousiasme, je voulais du moins la croire fatalement sincère et passionnée. On nous a assez chanté l’amour libre et le choix des destinées pour que quasi je lui pardonne. Et je me représentais ma femme d’hier comme l’amante impétueuse et esclave d’un homme digne de cet amour… Eh bien, mon cher, Muriel n’est qu’une putain…

Oui, continua-t-il, la voix sifflante, raillant presque, on la rencontre à Nice, à Gênes, à Monte-Carlo, cavalcadant sur la Riviera, suivie de Minosoff, l’homme de joie, cornac en titre et valet de cœur. Celui qui m’en a donné la nouvelle ignorait tout, et ne se doutera jamais de ce qu’il a broyé. Si vous la voulez, et si elle vous plaît, la photo de mon ex-femme à présent court les devantures ; c’est cent louis pour l’original, mon brave Hultmann, et demain, ce sera dix louis… Alors vous devinez ce que j’ai fait du portrait qu’elle m’avait donné. J’ai déchiré ça en mille miettes jusqu’à ce qu’on ne puisse plus reconstituer ni le regard enfantin ni le sourire et j’ai jeté ce qui fut Muriel aux ordures… pour ne plus voir…

— Et vous la voyez encore, n’est-ce pas, vous la voyez toujours ? Oh, je sais : inutile de protester ! Ne pleurez point. Là, apaisez-vous, que diable ! À quoi servent vos larmes quand vous pourriez guérir ? Vous portez Muriel en vous telle qu’une plaie adorable et hideuse, ainsi qu’une maladie infâme dont vous aurait souillé la plus juvénile Madone… Je sais… Vous êtes parmi les nombreux hommes qui se sont rivés au malheur et qui sur la foi de préjugés imbéciles s’agenouillent devant des poupées au cœur maquillé comme leurs faces. Il est toujours temps d’en briser les chaînes, mais peut-être qu’alors la vie ne signifierait plus rien ! Votre faute, mon ami, a été de mal comprendre le beau sexe… le sot sexe, en général, et cette fille en particulier. De ce qu’elle ressemblait à une vision immortelle, de ce qu’elle vous évoquait physiquement un chef-d’œuvre, vous l’avez crue vision, vous l’avez crue chef-d’œuvre et c’est vous qui l’aviez créée. Elle, comme toutes les autres de son genre, n’était qu’une façade d’harmonie factice, cachant des décombres ou des ébauches, se vengeant de sa médiocrité cérébrale et de sa veulerie par le mensonge d’un sourire. Son égoïsme a daigné se laisser adorer ; vous brûliez les plus purs et les plus rares parfums d’âme devant une divinité de papier poudre et de rouge pour les lèvres. Je ne crois pas qu’on s’élève en aimant des masques sans esprit et sans cœur. Et puis, vous étiez trop au-dessus de Muriel pour qu’elle n’en prenne point sa revanche. Depuis que le monde est monde, Ève a voulu dominer, comme ces esclaves trop préférés du Maître. Pendant bien des siècles, les plus forts, les plus classiques, les plus féconds, son rôle, à la femme, était celui des mères, et c’est par là qu’on la respectait. Puis, des faiblesses vinrent, des décadences, des abdications. L’homme, fatigué des robustes guerres se plia aux fardeaux d’un factice plaisir. Le matelas devint le seul champ de bataille. Je ne crois pas que nous y ayons beaucoup gagné.

— Mais alors, répliqua Gérard, haussant les épaules d’un mouvement découragé, il n’y a donc pas de possible amour ?

— Il ne faut le chercher que dans la sincérité, dans la compréhension parfaite de deux êtres sans rivalités possibles. En amour comme en amitié la différence des sexes creuse un abîme bien souvent impossible à combler. L’amour idéalisé ne sera jamais compris par la majorité des amoureuses qui ne sont que très matérielles ou très artificielles. Ah ! pauvre ami, si vous aviez voulu… Vis-à-vis des femmes ? Vous auriez fait comme moi. Je leur exprime mon mépris et mon indifférence par la plus raffinée des politesses. C’est depuis que je les ai balayées de ma vie que ma vie est charmante.

— Ne parlons plus de ces choses, interrompit Gérard. Vous me faites entrevoir des horizons qui me font peur et que j’ignore. Et puis, il est trop tard pour ces abîmes ou pour ces faîtes. Ah ! Hultmann, vous-même, vous n’avez pas su me consoler. Adieu… Pourtant, je comprends votre amour…

Ils se séparèrent. Au moment où Hultmann partait, on remit à Gérard son courrier qu’il feuilletait distraitement quand il reconnut l’écriture d’une lettre. Tiens ! C’était de Nelly. Pauvre Nelly ! Un instant, il demeura ainsi, l’enveloppe entre les doigts, n’osant ouvrir, savourant le charme mélancolique de deviner la lettre. Probablement qu’elle lui parlerait de Marthe, la petite dernière, qui devait être joliment grandie à présent, du père toujours futile et noceur, de la pauvre maman qui s’éteignait dans son délire, déçue et abandonnée. Ah ! Gérard avait bien pu se payer son : aimez la vie ! jeté vers Hultmann sorti. Elle était propre, la vie ! Partout, autour de lui, des misères, des tares, des vulgarités, des hypocrisies…

Enfin, surmontant sa révolte, il brisa le papier fragile…

« … Mon Gérard, je t’embrasse pour la dernière fois. Le monde m’est devenu indifférent. Je m’en évade et je pardonne, comme j’espère être pardonnée plus tard.

«  Je prononcerai mes vœux dans trois jours à Noël au couvent de Ortigâo en Espagne, tout près de la frontière. J’y prierai pour vous tous et pour moi-même. Peut-être recevras-tu cette lettre au moment où je n’aurai plus d’autre joie que d’être la fille de Dieu… »

Il passait une main fiévreuse sur son front moite… Le monde m’est devenu indifférent… je m’en évade ! Par un curieux phénomène de mémoire la phrase de sa sœur se mêlait à ce qu’avait dit Hultmann : Vous êtes parmi les nombreux hommes qui se sont rivés au malheur. Il est toujours temps d’en briser les chaînes… Et cela formait un carillon persistant et très doux qui lui chantait aux oreilles, un carillon venu de loin, d’un au-delà mystérieux comme la nuit de Noël…

La nuit de Noël. Vrai ! On y était revenu. Ah ! l’an dernier à Rome, quels purs instants à la Villa Médicis ! Rien que d’y penser, une odeur de verveine et d’héliotrope semblait flotter dans l’air… L’an dernier… Gérard vivait libre, inconscient du malheur proche, tout à la joie immense de la terre italienne… Un an avait suffi pour tout ruiner. Allons donc… n’était-il pas libre encore… ? Oui, mais… Enfin ! le principal était de s’étourdir, de s’oublier, de ne pas rester seul… de travailler. Il expédia son dîner, pauvre repas qui n’avait rien de commun avec un dîner de fête, puis mit son manteau, prit une canne, ses clefs et sortit.

Dehors, dans la nuit scintillante et froide, les cloches des églises sonnaient toujours. En haut de la colline, entre les montagnes du San Michele et du Solaro, on entendait les sampognari souffler dans leurs pipeaux la neuvaine de la Vierge. Sur la route que Gérard suivait machinalement, et qui mène de la Grande Marine au village, des couples le croisèrent, portant de petites lanternes pour éclairer le chemin comme au temps naïf du moyen âge. Il hâta le pas, sauvage maintenant, désireux d’éviter les saluts ou les silences… Il erra ainsi sur la Piazza remplie de monde, longea les ruelles du Castiglione, rêveur, les yeux baissés.

Soudain, Gérard releva la tête. Il se trouvait sur la via Krupp qui conduit à la Petite Marine. De l’endroit où il était, il pouvait apercevoir son ancienne maison, son atelier de jadis, celui qu’il avait habité avec elle… et où il y avait encore sous des linges desséchés ses œuvres d’autrefois… La silhouette blanche de la villa se détachait sur le bronze obscur des rochers. Une idée folle le prit. Puisque c’était Noël et que c’était la nuit de toutes les naissances, il irait passer une heure avec ces misérables fantômes pour être moins abandonné, pour ne pas rester seul. Il retrouverait des songes d’autrefois, ses esquisses d’hier, l’âme éparse sur les ruines…

Bientôt il fut au seuil, il donna un tour de clef. La serrure rouillée résistait un peu. Il dut presser pour ouvrir. Dès qu’il entrait, une odeur particulière d’humidité et de fleurs sèches le saisissait aux narines ; on eut cru se pencher sur une mare nocturne. Gérard frotta une allumette, alluma une bougie qui se trouvait là, comme avant, sur une table du corridor, puis commença sa visite à travers l’en deçà. Ce fut d’abord sa chambre à lui, où les tiroirs ouverts, les armoires béantes, le lit abandonné disaient la fuite précipitée, l’abandon d’un brusque départ. Puis la salle à manger avec ses assiettes de faïence peinte où le Roi Murat empanaché alternait avec un oiseau de paradis, avec une branche d’oranger et avec Ferdinand VII. Quels bons petits dîners ils avaient fait là ! Même sur le mur blanc il chercha et trouva l’empreinte des coups que Muriel donnait avec le manche de son couteau, à la paysanne, pour appeler Nannina…

Gérard tremblait un peu en pénétrant dans l’avant-dernière chambre, sa chambre à elle. Oh ! comme son parfum subsistait là ! On aurait juré qu’elle venait de partir… C’était si doux, si enveloppant, si tiède ! Et repris par ses anciens vertiges, veule et adorant, Maleine se jetait sur le lit où il l’avait eue, étreignait désespérément la couche…

Les cloches, plus vibrantes, l’arrachèrent à l’extase. Qu’est-ce qu’elles avaient donc à sonner ainsi les cloches ? Était-ce seulement pour la messe de minuit ?…

Maintenant, il se dirigeait vers l’atelier.

Quand il y pénétra, la lune baignait d’une clarté bleuâtre la haute salle encombrée de chevalets. Aux lueurs tremblantes de sa bougie il les reconnut un à un, malgré le suaire qui les recouvrait. Il s’assit sur le vaste divan qu’il avait installé contre la fenêtre. Et de là, il vit toute nimbée de nacre humide, la Psyché qui se penchait. Pour la première fois, elle paraissait dissimuler quelque chose sous son front naissant ; cacher un secret sous le galbe pur de sa ferme poitrine… Il détourna ses regards, et lentement, sans bruit, avec des précautions d’amoureux ou de prêtre, souleva les voiles de ses œuvres comme pour ne pas réveiller leurs modèles. Il gardait pour la fin le buste de Muriel. Quand il l’atteignit, il se sentit au cœur comme un vide. Les tempes lui battirent. Il recula pour saisir une chaise et pour ne pas tomber…

Mon Dieu ! Était-ce qu’il voyait mal, était-ce une illusion des ténèbres et de la peur ? Mais cette étude, ce profil pur dont il se souvenait semblait avec le temps, s’être altéré, ridé, crevassé, semblait avoir vieilli. Gérard ne retrouvait plus dans la glaise la fraîcheur adolescente, la grâce attique et saine de la femme enfant : ce n’était plus, en un mot, la physionomie de la Muriel qu’il avait aimée… C’était le masque aveuli, grimaçant et fardé d’une courtisane. Muriel, cette caricature ? Allons donc tout au plus Mimie Smile… dix louis ? voulez-vous ?

— Ah ! la gueuse…

Une saute de folie l’étreignait. L’atavisme maternel submergeait sa raison. De sa canne il assénait un coup terrible sur le buste. Il riait sinistrement à la vue du nez cassé, des joues fendues, du menton réduit en miette. Quelle ridicule poupée camarde cela faisait à présent ! Lui, avoir pu aimer ça ! Quelle blague ! Quelle ignoble blague ! Et d’un seul élan, il s’acharnait sur tous ces souvenirs, sur tous ces témoins ; pris d’une irrésistible rage de détruire, il attaquait tous les chevalets, renversait les ébauches, démolissait jusqu’à ses bas-reliefs, anéantissait ce travail qui ne l’avait pas sauvé.

— Eh bien, maintenant, me foutras-tu la paix ?

Mais non ! il lui suffisait de fixer, par hasard, un seul moment, la fenêtre, pour voir au dehors la statue, la Vraie… Ah ! celle-là !

Alors, comme en hypnose, Gérard alla vers la terrasse. La nuit majestueuse couvrait les choses d’une immobile chevelure de silence.

— Tu m’as pris mon cerveau et mon cœur… balbutia-t-il en face du marbre et à voix basse : Tu en as fait de la boue et du sang. Et puis tu en as fait des larmes… À présent je n’ai plus rien car tu m’as volé et tu m’as menti… L’art lui-même m’a menti. Voleuse, pillarde, catin sans honte ! Tu m’as vidé, fripé les moelles, ranci le cœur ! Tiens ! voilà pour ta prétendue beauté, pour ta beauté insensible : je te méprise et je te hais, toi et toutes les femmes !

Et il cracha sur la statue en lui mutilant la face.

À ce moment, le bruit du ressac, puissant et triste, parvint au malheureux comme une lamentation du monde. Il se redressait, pareil à un illuminé, et tourné vers l’Île entière :

— Ah ! terre de meurtre, terre de vice et de luxure, écoute la voix de celle qui te vaincra. Un jour, malgré les parfums qui font de toi une cassolette brûlant des myrrhes sur mer, malgré tes parfums et tes cris de joie, malgré la douceur de tes collines et l’orgueil de tes terrasses blanches, malgré les brumes qui flottent sur les champs d’oliviers et la transparence matinale de tes falaises roses, malgré le soleil qui penche vers tes lèvres son gobelet d’ambre et de feu, ô Caprée, parce que tu n’es plus toi-même, parce que tu as renié ceux qui t’ont fait grande, Île, tu disparaîtras, Feu, tu t’éteindras sur la mer ! Écoute la mer : Feu ! Tu t’éteindras sur la Mer ! Son effort, tous les jours, s’accuse. Bientôt, que ce soient des siècles ou des myriades de siècles, mais bientôt, l’eau purifiante te submergera…

Puisses-tu t’évader, t’envoler, te dissoudre dans le sein des vagues molles et dévastatrices… toi aussi, Psyché, sexe infâme, Psyché, ma gangrène, mon baiser ! Et vous, jeunes adolescents dont je n’aurai jamais connu les épuisantes délices, si je m’exile avec une dernière émotion, c’est en songeant que vous ne saurez jamais user de l’égoïsme de votre gloire. Vous souffrirez des mensonges pareils à celui dont je souffre. Il vous plaira d’adorer en la femme une esclave, d’agenouiller votre force en face de son impudeur, de détruire lentement à son contact tout ce qui faisait de vous des Rois Vierges. Hylas s’est enfui de l’étreinte d’Hercule… David ne danse plus devant Saül ébloui… Et les légions de Germanie n’éliraient point Héliogabale enfant, promené nu sur un bouclier d’or !

Gérard ne continuait pas. Ses bras nerveux entouraient le marbre qu’il voulait maintenant jeter dans le vide. Le poids énorme de la statue le fit s’arquer vainement à deux reprises. À la troisième le buste bougea mais se rétablit en équilibre aussitôt. Alors, le sculpteur rassembla ses forces, rageusement replié sur les jarrets comme un fauve, le corps arc-bouté sur la balustrade. En bas, la mer berceuse toujours chantait. L’effort suprême se fit. La statue mutilée oscilla une minute, comme hésitante, au bord de l’abîme. Gérard inconscient l’étreignait…

On entendit alors une chute sourde et lourde, sans cri, brusque… écrasée…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis le silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi soit-il.


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