Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !/Préface

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Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !Oeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 1-4).

PRÉFACE


Un matin brûlant d’août, au Huelgoat. Je revois la forêt, ses chemins escarpés, ses genêts, ses ruisseaux, puis soudain, à flanc de coteau, entre les chênes qui s’espacent, un autel de granit où des druides officient, les bras tendus vers le soleil…

Sans doute pour jouir de ma surprise, un ami venait de me jeter en pleine fête celtique, et je me sentis subitement « l’étranger » au milieu de cette foule qui écoutait le rude appel des rapsodes bretons et des envoyés gaéliques. Autour de ces blocs énormes qui, d’après la légende, servirent d’osselets à Gargantua, le Gorsedd réunissait exceptionnellement ses adeptes, et pas un mot de français ne devait être prononcé au cours de la cérémonie. Or, tout à coup, je crus entendre mon nom, dans la bouche de celui qui brandissait le gui. Des gens se retournèrent, on me montra du doigt, mes compagnons me poussèrent vers le rocher et, un instant plus tard, je me trouvais là-haut, en compagnie de druides, un peu honteux de mon veston parmi ces robes de lin. Après quelques paroles de bienvenue dont le sens m’échappa, on me noua sur la poitrine l’écharpe bleue des bardes. Je ne savais quelle contenance prendre. Maladroitement, je remerciai l’assemblée, me servant de mots français que plus d’une vieille à coiffe écoutait sans comprendre. Arrivé simple touriste au Goueliou braz Breiz Izel j’allais en repartir pourvu d’un titre que je ne pensais pas mériter.

Comme je quittais mon piédestal de granit, un tout jeune barde, flottant dans une robe bleue trop large et le voile rituel retombant sur les épaules, vint à ma rencontre. Il me dit d’une voix cassée, un nom que j’entendis mal.

C’était François Abgrall, que je rencontrais pour la première et la dernière fois.

Le cortège s’étant formé, bannières en tête, pour redescendre en ville où le banquet avait lieu, je pris le petit poète par le bras, et c’est en marchant, au son des binious, qu’il me confia ses projets. Ses déceptions aussi. Celles de son âge. Les plus amères. Il avait publié dans des journaux locaux quelques contes en français, puis des poèmes bretons et l’année précédente, aux fêtes de Locmariaquer, les bardes l’avaient élu, malgré son jeune âge, sous le nom d’Alouette de l’Arré. Dans sa vie repliée de malade, ce fut un rayon de soleil. Mais le soleil se couche tôt, sur ce rude pays. Après le premier succès, les échecs semblent plus injustes. Il essayait maintenant de s’introduire dans les journaux ou revues de Paris et les manuscrits qu’il soumettait lui revenaient l’un après l’autre. Pas toujours dépliés…

— Pourtant m’expliquait-il d’une voix assourdie, les légendes bretonnes que je rapporte méritent d’être connues. C’est ma vieille grand’mère qui me les a racontées, les soirs d’hiver, dans notre chaumière du Creisker, et elles ne sont plus nombreuses, les mam-goz qui se souviennent des histoires de l’ancien temps.

Pauvre petit ! Je l’imaginais, si mince dans son lit, et retenant sa toux pour ne pas perdre un mot de Rivoal le Sonneur. La vieille bretonne ne connaît pas un mot de français et, cependant, c’est elle qui enseigne des choses à son petit collégien. Elle le berce de ses récits, en tournant la tisane. Et le boursier de village, que la maladie a contraint à interrompre ses études, se reprend à espérer. Il sera écrivain. Il chantera son pays, il tirera un roman de sa vie d’enfant pauvre, le succès viendra le trouver dans son village, et ce sera son tour de donner un peu de bonheur à sa mam-goz et à la mère courageuse qui travaille pour eux à Paris.

À mesure qu’il me livrait ses secrets, s’animant avec le récit, il marchait plus péniblement, l’haleine coupée. Bientôt, nous fûmes à la fin du cortège, avec les vieilles en noir et les anciens à grands chapeaux.

Je remanie mon dernier essai, m’expliquait-il encore. Je veux l’appeler : Moi aussi, j’ai eu vingt ans…

Ce titre sur d’autres lèvres, aurait souri ; je lui trouvai, dans sa bouche, une résonnance funèbre. On eût dit une plainte, un avertissement. À la dérobée, j’observai Fanch Abgrall. Sa gorge sifflait. Je lui touchai la main et la sentis brûlante. Était-il si malade ?

Oui. Perdu, m’apprit quelques instants plus tard le docteur qui le soignait. Les deux poumons. On ne peut plus rien…

Ce mourant de vingt ans s’était perché sur une table de l’auberge, et de toute son âme, passionnément, il lançait le refrain qu’on reprenait en chœur :

« O Breiz, ma bro ! »

Cela me faisait mal d’entendre sa voix brisée. Il mettait sa vie dans cet hymne.

« Ô Bretagne, mon pays ! »

Le peu de sang qui lui restait enflammait ses pommettes et, pressant les deux poings sur sa poitrine déchirée, il clamait, ivre de jeunesse, l’amour de cette patrie qu’il brûlait de servir. Comme elle battait des ailes, la petite Alouette de l’Arré !

Le lendemain, j’ai parcouru le pays de son enfance, des pentes désolées de la montagne aux tourbières de Yeun Elez, et les combes hantées, les marais, les genêtières, m’ont paru plus tragiques encore, au souvenir du chantre de Botmeur. L’horizon avait la profondeur inquiète de son regard. On chercherait en vain, dans toute la Cornouaille, région plus émouvante que celle-ci. Des plateaux désertiques, des bourgs déshérités, des moulins solitaires. C’est dans ce sombre décor que Fanch Abgrall va passer son dernier hiver et quand, le matin, il poussera la porte, il verra glisser sur les toits du Creisker les nuées de deuil que chasse le vent d’Ouest.

Malgré tout, il ne désespère pas. Confiant, il se raccroche et lutte encore. Sans relâche, il écrit, penché près de l’étroite fenêtre où s’infiltre un jour gris. Il ne frissonne plus, lorsqu’il longe le Yun où rôdent les maudits. Encore une légende à conter !

Il m’avait promis de m’envoyer un manuscrit quand il jugerait son œuvre au point, et nous correspondions. Je lui donnais de ces conseils inutiles que réclament les débutants, avec l’espoir qu’il ne les suivrait pas. Comme il ne parlait jamais de sa santé, je n’osais rien en dire, craignant de l’alarmer, et je commençais à croire un miracle possible. Puis, un jour, ma lettre est revenue. « N’a pu être remise au destinataire » avait écrit le facteur d’une main malhabile. Tout de suite, j’ai compris…

Hélas ! les alouettes chantent le matin.


Roland DORGELÈS,
de l’Académie Goncourt.