Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !/1

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Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !Oeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 5-13).


Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !

Infirmerie ; Frappez, s. v. p. !


En descendant de la camionnette aux essieux criards qui rappellent étrangement le Char de l’Ankou, je me revois tout étourdi.

La ville, dans la brume dense et chargée des embruns de janvier, vit intensément. Un instant, je me demande si je ne vais pas trébucher. J’ai la tête vide et, devant la laideur des rues, dans le vacarme du carrefour grouillant, je me sens une grosse envie de pleurer. Comme la vie peut paraître banale et triste à dix-sept ans ! alors qu’on s’y trouve seul avec déjà aux épaules le poids s’alourdissant du désenchantement ! Heureuses les familles que n’ont pas éprouvé le vent mortel des malheurs !

Et pourtant à cette vie, j’allais me cramponner avec désespoir, éperdument, de toute ma jeunesse vibrante…

— Kénavo !

La voix joviale du conducteur m’a brutalement rendu à la réalité. D’un geste brusque j’ai ramené ma pèlerine bleue sur mes épaules endolories.

— Kénavo !

Une large poignée de main m’a secoué fortement le bras, une de ces franches étreintes qui vous incrustent les doigts les uns dans les autres et qui semblent, par le contact d’un épiderme chaleureux, vous insuffler de la vie. Fiévreusement, j’ai repris ma valise. Vais-je rentrer de suite au Collège, cette « boîte » qui se cache sur la butte de Kernon, derrière un rideau de sombres sapins ? Aurai-je le courage de grimper là-haut ? Mes jambes fléchissent, se dérobent sous moi. Allons-y ! Que de monde, sur ces trottoirs, étroits et crevassés ! Que de fois il m’a fallu descendre sur le pavé et remonter hâtivement devant l’arrivée subite des véhicules ! Je suis las, oh ! si las, que je voudrais mourir là, de suite, sans penser à rien. Je dois être pâle, presque hagard. À plusieurs reprises, des passants m’ont dévisagé, avec des mines inquiètes ou apitoyées, curieusement, comme si je portais sur le visage, quelque stigmate redoutable.

À un détour, j’ai rencontré des camarades, gais, turbulents, pleins de santé et de cette méchanceté inconsciente qui en découle.

— Tiens, Rosmor ! bonjour, mon vieux ! Ça va ?

J’ai dit que ça n’allait pas.

— Nom d’un chien ! en effet, ce que t’as décollé. T’as l’air flapi.

— Je le suis en effet, fis-je… Je me sens tout drôle.

— Avec ça, le bachot qui vient et tu as un mois de retard !

— Oh ! le bachot !…

Malgré moi, j’ai eu un geste d’indifférence. Le bachot ! comme c’est loin. Et devant la mesquinerie de toutes ces choses qui me paraissent maintenant ridicules, il me vient un pauvre sourire… Le bachot !

Sarcastique, j’ai ricané. Alors l’un des collégiens a remarqué, mal à l’aise.

— En effet, t’es rien drôle !

Là-dessus, j’ai repris mon chemin, mon calvaire, allais-je dire. Les maisons s’alignent austères, se succèdent dans des rues miséreuses qui, ce jour, semblent condenser toute la tristesse du monde. Voilà la rue des Chèvres, morne et sale, que j’ai tant de fois parcourue avec les bandes joyeuses qui vont en promenade, deux par deux, sous la vigilance alertée du pion. Humble rue qui ne doit plus voir beaucoup de chèvres mais qui accumule sur ses pavés rugueux des fagots traînant comme aux soirs de barricades. Dans l’air, flottent avec les émanations des poubelles, le parfum tiède des boulangeries et l’odeur agréable du pain chaud.

Mes yeux se troublent. Heureusement que s’ouvre sur la place du Marché, la porte clémente d’un bistro. J’entre. Il y a affluence autour du comptoir, des paysans malicieux et discrets qui traitent leurs affaires entre deux lampées de cidre et de « fort ». Il y a même un petit cochon rose qu’un gaillard glabre tient paternellement en laisse et ce porcelet irrévérencieux va de l’un à l’autre en flairant les mollets. Mais ce philosophe en herbe doit avoir sans doute une médiocre idée du genre humain, car dégoûté de son enquête, il va s’asseoir gravement, le derrière dans une flaque de jus de chique… Je me suis approché du zinc luisant.

— Un Dubonnet ! un grand !

La patronne qui porte coiffe du pays, s’empresse. Elle est rouge et aimable. Elle a de bons yeux et la main preste. En me servant, elle a dit, en breton :

Heman zo klanv, marvad ! Celui-ci est malade, sans doute !…

Rapidement j’ai avalé le liquide généreux sur lequel je compte pour pouvoir gravir la côte. J’ai payé et discrètement, je me suis esquivé. « Le vin, selon Molière, ruminai-je, a une vertu sympathique qui fait parler ! » De fait, je me sentais mieux, beaucoup mieux. Il me vint des souvenirs de classe, de la bonne humeur…

Les marronniers taillés de l’avenue du Collège, pleurent des larmes glaciales sur de vieux bancs défraîchis. Je les hais, ces marronniers, symétriques, quelconques et tous pareils, avec leurs branches courtaudes rompues de tumeurs et de boursouflures. Il bruine. Le vent colle des gouttelettes humides à mon front brûlant, et le long de mes aisselles je sens des ruisselets froids qui glissent lentement. Mes bronches sifflent et ronflent d’une façon alarmante. Ma gorge se serre, ravalant avec peine de gros sanglots et de l’amertume.

Le Collège avec ses grilles grises. Il y a toujours des grilles dans les collèges comme dans les prisons… Une cloche qui tinte à la façon des chaudrons fêlés et dont l’appel outrageant est une constante insulte à la musique. Et c’est la face rubiconde du concierge souriant de toutes ses dents que j’imagine au complet. Dans les légendes de ma montagne les ogres ont aussi de ces dents-là !

Le brave homme s’enquiert.

— Alors, Rosmor, ça va mieux ?

Ce concierge est un type, un vrai type de concierge scolaire. Il ne se contente pas de réparer les sabots, il représente aussi, avec honneur, en vérité, la Direction. Il complimente les bons élèves, chapitre les mauvais, et à la première incartade qu’il surprend il signale aux autorités, les uns et les autres… Mais le voilà qui m’interroge. Il insiste. Il veut des détails. Sa commisération m’exacerbe, me crispe. J’ai envie de lui jeter à la figure des insultes, des grossièretés.

La grille se referme… Me voilà repris par l’ambiance désolée des galeries froides au ciment craquelé et des cours silencieuses dont je connais par cœur les moindres détails. Me voilà repris par l’étiolement implacable de cette vie souffreteuse qui a fait du robuste petit montagnard, souriant et naïf, un éphèbe efflanqué que la Mort amoureusement couve de son regard terrible. Il faut de l’air et de la lumière, de l’azur et de la liberté à l’oiseau qui chante ! et nous sommes combien d’oiseaux meurtris, éclopés pour lesquels la cage s’est ouverte quand ils n’avaient plus la force d’exhaler un dernier couplet ? Rendez à la vie, rendez à l’espoir, quand il est temps encore, les petits collégiens trop pâles ! Mais qui, par une compréhension plus juste, élèvera une voix accusatrice, en faveur de la jeunesse des écoles, cette élite que l’emprisonnement déprimant couche à jamais dans l’éternel linceul ?…

Mon courage d’un jet était revenu, factice. Il est tombé mais la révolte met sa braise au fond de mon pauvre cœur. Des larmes de rage me brûlent les paupières. J’entre dans la surveillance générale qu’un écriteau redoutable signale à la juste méfiance des élèves. Le surveillant général absorbé par quelque paperasse, une liste de consignés, peine et souffle. Ma personne est de trop peu d’importance pour qu’il daigne lever la tête.

— Ah ! vous voilà de retour, Rosmor ? Billet du docteur… lance-t-il, machinalement.

J’ai posé ma valise et repris mon amour-propre. Je me raidis, en tendant le certificat médical que l’autre prend et parcourt d’un œil inquisiteur.

— Bronchite aiguë d’origine grippale… a nécessité un repos de…

Brusquement il a levé la tête et je soutiens durement son regard aigu.

— Vous êtes guéri, au moins ?

— Bien sûr, fis-je d’un ton assuré.

— Hum ? toussota-t-il.

Alors ce tic nerveux, par un phénomène inexplicable, a soudain déclenché en moi, une violente quinte de toux que je m’étrangle à réprimer. Le surveillant général s’est levé. Il est venu vers moi. J’ai cru qu’il allait me dire un mot charitable, un encouragement. Et il a haussé les épaules avec mépris. Tout l’être de ce petit homme qui pose au lutteur me jette à la figure un dédain cruel.

— Crevé !

Il ne l’a pas dit ce mot, mais je l’ai entendu, clairement. Tous les maîtres de collège ont l’esprit « pion », cet esprit particulier aux maîtres d’internat et aux sous-offs de carrière. Par-dessus le marché, notre surveillant général fut l’un, est resté l’autre. Toutes les compétences sont conciliables, en ce bas monde.

— Suivez-moi à l’infirmerie. Le docteur est justement là. Nous avons quelques grippés depuis la rentrée.

J’ai repris ma pèlerine qui s’alourdit à mon bras et ma valise que je traîne en la heurtant rudement aux marches râpées de l’escalier que par représailles, ont furieusement talonné les souliers mal cirés de générations de collégiens.

Un corridor clair et blanc. Une porte verte sur laquelle se détache en lettres noires, sans nul souci de l’esthétique, un tortueux :

Infirmerie. — Frappez, s. v. p. !

Le surveillant général, lui, ne frappe pas. Il entre comme chez lui et je pénètre dans son sillage. Puis, respectueux des distances, je me suis arrêté à deux pas de la porte, face au docteur et à l’infirmière. J’avoue que ce n’est point par politesse, mais surpris, suffoqué par cette odeur pharmaceutique spéciale à toute salle de malades, odeur complexe qu’il est impossible d’analyser et dont le souvenir inlassable vous poursuit le reste de votre vie. Pourtant la chambre est propre, spacieuse.

— Docteur, je vous amène un rentrant qui a été malade.

J’avance à l’ordre, sans enthousiasme. Affectueusement le docteur me tapote la joue. Il a une figure de bonté et d’intelligence. Celui-là n’est pas un Diafoirus. C’est un homme… C’est beaucoup.

— En effet, il a mauvaise mine. Défais-toi, mon petit.

Lentement je me déshabille. Dans les lits américains (une occasion) — la guerre nous a donné quelques petits bénéfices de ce genre ! — quelques malades me font des signes amicaux. Leur regard vif rit, leur nez s’esclaffe et leur langue trépigne. À part cela, dans leur repos de momies, on les dirait à l’agonie. Allons, on sait encore s’amuser, que diable !

— Hé, là-bas ! il faudrait tâcher de décamper demain, a clamé le surveillant général Napoléon, d’une voix harmonieuse en se dressant sur ses ergots. Il semble que tout se soit mis au garde à vous.

— Bande de rossards !

Napoléon tonitrue, ravi de son langage fleuri de l’éternelle fleur de rhétorique qui pue la vase des administrations bébêtes et le parfum calamiteux de l’imbécile scholastique. Les « rossards » savent s’adapter aux circonstances. Il faut pour réussir naître comédien, ouvrir ses yeux à la lumière en beuglant !… Ils ont pris un petit air malheureux, leurs regards deviennent fixes et ternes, leurs traits figés. Malgré tout, il y en a un, un petit frisé comme un moricaud, qui glousse sous ses draps au risque de hâter l’heure de sa guérison et la récolte anticipée de quelques heures d’arrêt pour fêter cet heureux événement inévitable.

— Chut ! a fait le docteur qui m’auscultait.

Longuement, il a collé son oreille sur ma poitrine, sur mon dos, écoutant les bronches et les poumons, épiant mon cœur. Longuement, il a cherché le rouage défaillant du mécanisme intérieur. Soucieux, il s’est relevé. Il m’a questionné gentiment, scrutant mes paupières et mon visage. Un moment, il est resté silencieux. Je ne respire plus. J’attends le verdict. Le moricaud glousse toujours dans ses draps. L’infirmière s’est avancée.

— Alors, docteur ?

— Bronchite double. Ce petit est très affaibli. Il faudrait qu’il retourne chez lui, qu’il prenne des forces…

Du sang me monte aux joues. Instinctivement je me réjouis. Retourner chez moi, je veux bien, oui, tout de suite. Fuir au plus vite ce collège qui me paraît hideux et mortel.

— As-tu tes parents ?

Mon Dieu ! oui, mais aux quatre vents de la destinée, meurtris à jamais…

— Non ! ma grand’mère.

Un bref colloque s’est engagé entre le médecin et l’infirmière. Le surveillant général tend l’oreille et se rengorge.

— Couchez-vous, Rosmor, a conclu l’infirmière. Vous allez vous reposer quelques jours. Après ça, on verra.

Bon ! on verra. Alors à Dieu vat ! Dans le lit blanc aux draps proprets, je me couchais avec délice. Sur une bonne parole, le docteur est parti, suivi par le « sous-patron » important et digne.

— Madame, fis-je, pourriez-vous me faire monter mes livres de classe. Je suis en retard. J’aurai besoin de travailler ces jours prochains.

Elle a levé les bras au ciel, le prenant à témoin de ma folie.

— Travailler ? vous êtes fou, mon petit. Il faut vous soigner et guérir d’abord. On verra après. Vos livres, je dirai à l’économe de les ramasser ?…

… Comment ? elle dira à l’économe de ramasser mes livres ?… Une sourde angoisse m’est venue et j’ai chaud aux tempes. Cela ne se fait pas pour quelques jours d’infirmerie. Ce que j’ai, serait-ce donc grave ? Mais l’infirmière devine mon inquiétude. Dans son cœur de femme et de mère, elle a trouvé les mots qui calment et qui bercent, et ma confiance renaît. Mes nerfs se détendent.

Avec fracas, la porte s’est ouverte.

— Demain, tout le monde en bas, sauf Rosmor et Masson !

Je suis heureux que le Napoléon de la surveillance générale ait ajouté : sauf Rosmor et Masson. Donc, demain, je resterai au lit, dans la quiétude amie des draps où mon corps endolori retrouvera le repos, où mon esprit vide, s’anesthésiera dans un grand besoin de ne plus penser à rien, de ne plus réfléchir.

… Sauf Rosmor et Masson…

Insensiblement, je glisse vers le sommeil. Confusément, j’ouïs les camarades qui se querellent. Et je rêve, de marais en fleurs, de l’Elez glauque où les nuages se mirent, d’examinateurs sévères autour d’un bureau rouge et d’une immense porte bleu ciel où, entre deux têtes de mort, une main maléfique a tracé ces mots :

Infirmerie. — Frappez, s. v. p. !