Etudes sociales - La Coopération/01

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Etudes sociales - La Coopération
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 78-111).
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ÉTUDES SOCIALES

LA COOPÉRATION

Amos G. Warner, Three Phases of Co-operation in the West (American Economie Association), 1887. — De la Coopération et des transformations quelle est appelée à réaliser dans l’ordre économique, par Charles Gide, 1889. — Le mouvement coopératif en France dans les dix dernières années (Revue d’Économie politique, janvier 1893), par le même. — Annuaire de la Coopération française pour 1893. — David-F. Schloss, Methods of industrial Rémunération, London, 1892. — Gilman, Profit Sharing, New-York, 1889.— Henri W. Wolff, people’s Banks, London, 1893.
I. — LES PLANS DES COOPÉRATEURS CONTEMPORAINS. — LA COOPERATION APPLIQUÉE À LA VENTE DES PRODUITS

On a beaucoup écrit depuis une demi-douzaine d’années sur la coopération. Les ouvrages à ce sujet pullulent en France, en Angleterre, en Amérique. Dans le désir d’une palingénésie qui séduit nombre de cerveaux, il n’est pas étonnant que l’association coopérative libre apparaisse à certains chercheurs comme destinée à transformer complètement la société. Cette solution mitoyenne entre l’organisation actuelle, taxée d’individualisme et de dureté, et l’inexorable et impraticable système collectiviste des socialistes allemands, exerce une fascination sur les esprits bienveillans qui craignent la servitude socialiste et aspirent à un millenium où, dans la distribution des richesses, rien ne froisserait plus l’âme humaine.

La coopération a été un fait avant de devenir un système. Le fait provenait de l’énergie exceptionnelle de certains hommes placés dans une humble situation. Le système procède d’une pensée tout égalitaire ; il met nettement le travail au-dessus du capital, c’est-à-dire les travailleurs manuels, considérés collectivement, très au-dessus des hommes qui possèdent soit les ressources matérielles, soit les capacités techniques ; la direction industrielle doit partir, non de ceux-ci, mais de ceux-là, par voie tout au moins de délégation.

Le mot de coopération, dans le sens où il est actuellement usité dans tout pays, se trouve complètement détourné de son acception naturelle et primitive. Quant à son étymologie, il ne pourrait signifier que le concours de divers hommes ou de divers élémens pour une œuvre ou un résultat communs.

Le célèbre et impuissant réformateur Robert Owen a lancé ce terme dans le monde en lui donnant une autre signification qu’il a conservée. La coopération s’entend d’une association d’un genre particulier, reposant plus sur les personnes que sur les capitaux, poursuivant un but non seulement financier, mais moral, ayant des ambitions de palingénésie ou de régénération. La coopération, en tant que système, se propose d’exclure graduellement toute entreprise individuelle, du moins toute entreprise employant un certain nombre de personnes et où l’une d’entre elles seule aurait toute l’initiative, tous les pouvoirs de direction et toute la responsabilité.

On pourrait contester que l’élément éthique, pour parler comme les nouveaux économistes, doive nécessairement tenir une place dans la coopération, et l’on ne serait pas embarrassé de citer quelques modestes groupemens d’ouvriers ou d’artisans qui, sans autre souci que de faire convenablement leurs affaires, constituent des sociétés coopératives de fait.

Il n’en est pas moins vrai que la plupart des chefs du mouvement coopératif en tout pays invoquent en faveur de leur système au moins autant l’utilité morale ou éthique, que les avantages matériels. L’un d’eux dira, en parlant des sociétés coopératives de crédit : « l’association coopérative n’est pas un groupement numérique, comme une assurance », et il fera ressortir que l’éducation, le développement de la valeur personnelle de chacun des associés entre à la fois, comme but et comme moyen, dans la coopération. Un autre écrira que « les sociétés coopératives ne sont pas une affaire, mais une œuvre. »

En s’en tenant au côté purement économique, on peut définir la société coopérative par ces deux objets qu’elle se propose : 1° la subalternisation du capital au travail, c’est-à-dire du capitaliste et des capacités techniques à la masse des ouvriers ou employés ; 2° la suppression de l’entrepreneur en tant qu’être personnel et distinct et la dispersion, la précarité de la direction de l’entreprise, laquelle serait confiée à des mandataires à temps délégués par la masse.

La subalternisation du capital est, par excellence, le grand principe coopératif. On renverse les termes et les situations entre le capital et le travail. Aujourd’hui c’est le capital qui loue le travail, le paye au prix du marché et garde tout le résultat net, c’est-à-dire tous les profits ou subit toutes les pertes. Dans le système coopératif, ce serait le travail qui louerait le capital, le paierait au prix du marché et garderait tous les profits. Sur un point seulement, la situation ne serait pas modifiée, et les coopérateurs négligent de s’en occuper ; le capital subirait toujours toutes les pertes, sans avoir aucun moyen de les prévenir, puisqu’il n’aurait plus la direction, et sans jouir de la perspective d’une large compensation pour ce risque de perte, puisqu’il ne toucherait plus de profits et n’encaisserait qu’un salaire, c’est-à-dire une rémunération fixe.

La transformation du capital en salarié est l’un des buts, tant particuliers que généraux, qui figurent le plus habituellement dans les programmes des coopérateurs, surtout récens. L’historien de la coopération, M. Holyoake, s’exprime ainsi : « Les ouvriers qui ont l’intention de constituer une fabrique coopérative épargnent d’abord, accumulent ou souscrivent tout le capital qu’ils peuvent comme garantie pour les capitalistes desquels ils peuvent avoir besoin d’emprunter davantage, si leur propre capital est insuffisant… Ils louent ou achètent ou bâtissent les locaux ; ils engagent et rémunèrent des directeurs, ingénieurs, dessinateurs, architectes, comptables et tous les employés (officers) nécessaires, aux traitemens ordinaires que ces personnes peuvent obtenir (command) sur le marché d’après leurs capacités. Chaque ouvrier reçoit des salaires (wages) de la même façon. S’ils ont besoin de capital en plus du leur propre, ils l’empruntent au taux du marché en tenant compte des risques de l’entreprise, — le capital souscrit par leurs propres membres étant payé de la même façon. Les loyers, matières premières, traitemens, salaires, et toutes les autres dépenses de toute sorte de l’affaire, ainsi que l’intérêt du capital forment les frais annuels de l’entreprise. Tout gain au-delà est du profit, lequel doit être réparti entre les employés, les ouvriers et les cliens, en raison des salaires et des services[1]. »

Cette formule nous paraît décrire exactement la coopération pure. Le but véritable du système n’est pas de remplacer un capitaliste unique ou quelques capitalistes associés par un grand nombre d’ouvriers capitalistes coopérant à la même affaire. Beaucoup de gens s’y méprennent et croient que l’organisation qui répartit les profits d’une entreprise entre dix, vingt ou cent ouvriers constitue une association coopérative dans toute la force du mot ; c’en est bien une au sens vulgaire, mais non d’après la définition qui vient d’être donnée par M. Holyoake. La vraie, pure et pleine société coopérative est celle qui fait du capital un serviteur, un salarié, réduit à la portion congrue, l’intérêt fixe, et qui ne lui laisse aucune part dans les profits, ceux-ci devant être répartis, en raison des salaires ou des services, entre les divers employés, ouvriers et la clientèle même de l’établissement.

Ce n’est pas seulement un vétéran de la coopération pratique, comme M. Holyoake, ce sont les théoriciens et les doctrinaires qui aboutissent à la même formule, sinon pour la période de transition où nous sommes engagés, du moins pour la période définitive qu’ils croient entrevoir.

Un des apôtres les plus enthousiastes de la coopération s’exprime à ce sujet en termes qui ne comportent aucune ambiguïté : « Aussi longtemps que le régime économique est organisé comme il l’est aujourd’hui, dit-il, c’est le capital qui fait la loi et l’ouvrier n’est et ne saurait être qu’un instrument d’une importance après tout secondaire : du jour, au contraire, où l’on suppose un régime économique organisé en vue de la consommation et pour les consommateurs, c’est le nombre qui fait la loi… Le caractère essentiel de la société coopérative, son trait original, révolutionnaire même, si vous voulez, c’est que le capital y est, non point supprimé ou méprisé — Les coopérateurs sont gens trop pratiques pour s’imaginer qu’on peut se passer du capital ou l’obtenir gratis, — mais réduit à son véritable rôle, c’est-à-dire l’instrument au service du travail et payé en tant qu’instrument. Tandis que, dans l’ordre de choses actuel, c’est le capital qui, étant propriétaire, touche les bénéfices, et c’est le travail qui est salarié, — dans le régime coopératif, par un renversement de la situation, c’est le travailleur ou le consommateur qui, étant propriétaire, touchera les bénéfices, et c’est le capital qui sera réduit au rôle de simple salarié[2]. »

Quatre ans après, le même auteur, dans la Revue d’Économie politique qu’il dirige, revenait sur les mêmes idées, sinon avec un aussi exubérant lyrisme, du moins avec autant de précision : « La coopération est pour nous, écrivait-il, non pas simplement une institution destinée à améliorer le sort des salariés en leur permettant de dépenser un peu moins ou de gagner un peu plus, mais destinée à transformer complètement et même à éliminer graduellement le salariat lui-même, en donnant aux travailleurs la propriété des instrumens de production, et à supprimer les intermédiaires, y compris l’entrepreneur. Elle ne vise pas à supprimer le capital, mais simplement à supprimer son droit sur les profits ou dividendes, en le réduisant à la portion congrue, l’intérêt. Elle s’efforce surtout de donner à la coopération un idéal et de soulever les âmes en leur montrant un but qui vaille du moins la peine d’être conquis[3]. »

Ainsi la subalternisation du capital, son exclusion des profits de l’entreprise, le salariat du capital, tel est l’idéal poursuivi.

Pour y parvenir, il faut que, dans la société coopérative pure, parfaite, les profits soient répartis entre les ouvriers, non pas en tant que capitalistes, mais en tant qu’ouvriers. Aussi doit-on limiter le nombre d’actions que chacun peut posséder. « Il est de règle dans toutes les sociétés coopératives de consommation, dit M. Gide, que chacun, riche ou pauvre, ne peut posséder que le même nombre d’actions, une seule le plus souvent, quatre ou cinq peut-être, que du reste, quel que soit le nombre des actions possédées par un membre, il n’a qu’une seule voix dans les délibérations, et que, par conséquent, il n’est pas au pouvoir d’un quelconque des associés, si riche soit-il, d’accaparer le fonds social[4]. » L’auteur cité ne parle ici que des sociétés de consommation, mais d’autres font la même remarque pour les sociétés coopératives de crédit : M. Henri Wolff, par exemple, dans son ouvrage sur les Banques populaires et M. Rostand dans ses nombreux travaux. Tous craignent que les sociétés coopératives ne se transforment à la longue en sociétés anonymes pures et simples, ce qui semble être, en effet, leur destinée finale quand elles réussissent. Tous déclarent que dans ces sociétés « il faut se garder de l’excès de gains », des gros dividendes. M. Amos Warner attribue l’échec de la coopération dans l’ouest des États-Unis à ce que les possesseurs de nombreuses actions ont fini par avoir toute la direction des associations coopératives, en évinçant les petits actionnaires[5].

Les doctrinaires récens de la coopération, bien différens des premiers expérimentateurs pratiques du système, voient dans cette organisation une sorte de vertu mystique qui doit absolument transformer le monde social. M. Henri Wolff compare la découverte de la coopération de crédit à la découverte de la vapeur. « La moderne civilisation avec toutes ses ressources, dit-il, n’a pas mis en œuvre de pouvoir économique d’une égale puissance ; on ne peut rien lui comparer (à la coopération de crédit), comme facteur de production, en opposition avec les vieilles influences (agencies), depuis l’invention de la vapeur, à laquelle, sous le rapport de la force motrice, elle peut très bien être assimilée (likened)… Et dans ses applications, la force nouvelle signifie bien autre chose que la démocratisation du crédit. En puissance, elle tend par l’usage d’une semblable influence à la démocratisation de la production, à l’extension d’une considérable portion d’ouvrage productif, affranchi de tout lien de dépendance, et cependant ordonné et paisible, sur une aire immense de travail émancipé[6]. » Et l’auteur décrit les conséquences infiniment variées, matériellement et moralement heureuses, du nouveau système.

Les doctrinaires de la coopération les plus instruits n’hésitent pas à lui attribuer une puissance complète de palingénésie. « Il est certain que le coopératisme, — si vous voulez me permettre ce néologisme, — poussé à ses dernières limites aboutit à une organisation sociale qui présente de grandes analogies avec l’idéal collectiviste…[7] », écrit M. Charles Gide, et il reconnaît loyalement que ce système « présente quelques-uns des mêmes dangers que le collectivisme », mais il se rassure en pensant que le mouvement coopératif s’opérera librement. Insistant sur « le véritable but de la coopération », l’auteur s’exprime ainsi : « Permettez-moi de le résumer une dernière fois en ces termes : elle doit servir à modifier pacifiquement, mais radicalement le régime économique actuel, en faisant passer la possession des instrumens de production, et avec elle la suprématie économique, des mains des producteurs qui les détiennent aujourd’hui entre les mains des consommateurs… Il va sans dire que ceux qui, comme nous, se font cette idée de la coopération ne sauraient approuver qu’on la détourne de ce but pour éparpiller ses forces dans d’autres directions : par exemple, qu’on emploie ses ressources à la constitution de caisses de retraite ou d’assurance qui auraient pour résultat de transformer la coopération en institution de prévoyance, » La pension de retraite est, d’après M. Gide, « une fin individualiste, une fin égoïste », et il continue : « j’estime que c’est rabaisser le rôle de la coopération que de la faire servir à des fins individualistes, et que son véritable but est de servir à des fins collectives. Ce que la coopération doit poursuivre, ce n’est pas une œuvre de protection individuelle, mais de relèvement social[8]. »

On nous excusera d’avoir reproduit d’aussi longs passages. Ils étaient nécessaires pour se rendre un compte exact de la conception nouvelle et prétendue scientifique de la coopération.

Cette conception repose sur les idées suivantes : le capital peut être amené à encourir tous les risques des entreprises, en renonçant à leur direction et en se contentant d’une rémunération fixe, souvent sans aucune garantie ; les profits naissent naturellement du travail et constituent une sorte de plus-value immanquable, ce qui est la doctrine de Karl Marx ; les entreprises peuvent être convenablement et efficacement dirigées par des hommes techniques, qui ne seraient que les délégués de la masse des ouvriers, laquelle masse aurait assez de lumière et de discipline pour les bien choisir et les maintenir malgré les circonstances adverses qui peuvent se présenter.

« La Révolution, écrit encore M. Gide, a réalisé la démocratie dans l’organisation politique ; il reste à réaliser la démocratie dans l’organisation industrielle. Or, la coopération, telle que nous l’avons décrite, c’est bien cela, puisque c’est la conquête de l’industrie par les castes populaires… Quand reviendra le second centenaire de quatre-vingt-neuf, peut-être alors nos petits-fils pourront-ils créer le couronnement de l’édifice et saluer l’avènement de ce que j’appellerai la République coopérative[9]. »

En ce qui touche aux lumières et à la discipline de la masse ouvrière pour choisir et maintenir à la tête des entreprises coopératives les capacités techniques indispensables, c’est une question de fait, qui ne relève pas absolument de la science, quoique l’expérience acquise jusqu’ici permette beaucoup de doutes à ce sujet[10]. Mais on pourrait arguer, contre les faits présens ou récens, que les lumières et la discipline peuvent s’accroître, avec le temps, l’éducation et la pratique, dans la masse ouvrière. Sur les deux autres postulats, au contraire, la science peut répondre d’une manière précise : les bénéfices industriels ne viennent pas du travail manuel, ce qui fait que celui-ci n’y a aucun droit ; d’autre part, le capital qui subit, en fait, la responsabilité de l’échec des entreprises, puisqu’il en sort souvent amoindri ou anéanti, ne peut se donner sans garanties ; ces garanties peuvent être ou que le capital conserve la direction des entreprises ou qu’il ait un privilège relativement à un autre capital qui devra subir antérieurement à lui les premiers chocs. Il faudrait donc que les coopérateurs puissent, par eux-mêmes, constituer avec leurs épargnes un capital suffisant pour n’avoir plus besoin que d’un capital d’appoint sérieusement garanti par le premier. Ce n’est que le capital d’appoint, garanti par un autre capital, qui se contente d’une rémunération fixe : l’intérêt, et qu’on peut réduire au rôle de salarié,


II. — L’EXPERIENCE DE LA COOPERATION DANS LE PASSE. — SON ORIGINE. — SON DÉVELOPPEMENT. — PREMIÈRE CATÉGORIE : LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DITES DE CONSOMMATION OU DE DISTRIBUTION.

Quoique Robert Owen ait beaucoup contribué à répandre le mot et l’idée de coopération, ce ne sont pas les grands projets philosophiques, les plans généraux de palingénésie sociale qui ont fait éclore les essais nombreux de ce régime, dont quelques-uns ont eu d’éblouissans succès.

La coopération, c’est-à-dire le concours d’un certain nombre d’ouvriers, constituant en quelque sorte un entrepreneur collectif et se répartissant tous les résultats de l’œuvre commune, a été l’une des formes primitives de l’entreprise. Certains écrivains allemands, Schmoller entre autres, ont bien mis en lumière pour le passé cette vérité qui, d’ailleurs, n’avait jamais été ignorée. Les associations de compagnons, reposant sur un principe de stricte ou d’approximative égalité, ont toujours été nombreuses.

Dans les pays orientaux autrefois, les caravanes étaient des sortes de groupemens coopératifs temporaires, et elles le sont souvent encore aujourd’hui. Dans tous les pays primitifs, cette organisation se retrouve fréquemment : les artels en Russie en sont la preuve[11]. De même, dans celles des industries qui se sont peu modifiées, par exemple l’industrie de la pêche maritime sur les côtes, on constate souvent des applications, plus ou moins pures, du principe coopératif.

On comprend qu’il en soit ainsi. Dans tout métier qui demande peu de capital, il est facile à quelques hommes énergiques, au nombre d’une demi-douzaine ou d’une ou deux douzaines, de se constituer par eux-mêmes celui qui est nécessaire ou, après avoir fait un premier fonds, subissant les premiers risques, de se procurer le surcroît, l’appoint qui leur est indispensable et auquel ils accordent un privilège. Quand non seulement le métier exige peu de capital, mais qu’il ne réclame pour la direction aucune capacité technique ou intellectuelle très marquée, qu’il constitue une sorte de routine connue, qu’il entre dans la nature des besognes courantes quasi-immuables que chaque homme d’une intelligence moyenne et d’une moyenne instruction peut diriger, la nécessité d’un chef très supérieurement traité n’apparaît pas. Quand, de plus, la nature de l’entreprise fait que le groupement est peu considérable, qu’il ne dépasse pas une, deux ou trois douzaines d’hommes, la réunion de cette circonstance aux deux autres explique le maintien de la forme coopérative.

En dehors de ce débris des organisations d’autrefois, il s’est constitué, dans le courant de ce siècle, de nouveaux groupemens coopératifs : les uns d’un type pur, les autres d’un type hybride, et dont certains, parmi ces deux catégories, ont pris à la fois de la durée, de l’extension et de la prospérité.

Cette coopération moderne a été divisée en général en trois classes, suivant qu’elle s’applique au débit de marchandises de consommation courante, ou au crédit populaire, ou à la production proprement dite soit industrielle, soit agricole. On a distingué ce que l’on a appelé les sociétés coopératives de consommation et de distribution (distributive societies), les sociétés coopératives de crédit et les sociétés coopératives de production. Au point de vue de la terminologie et de la classification strictement scientifiques, quelques auteurs se sont élevés contre ce classement. Ils ont fait remarquer, par exemple, que la distribution ou le débit des marchandises produites est l’une des fonctions mêmes de la production, laquelle n’est vraiment achevée que lorsque les produits sont parvenus dans les mains des consommateurs.

Ainsi, il n’y aurait aucune justification scientifique à la distinction que l’on établit entre les sociétés de consommation et les sociétés de production. Cette remarque est fondée en principe ; il n’en est pas moins vrai qu’en pratique cette distinction, pour empirique qu’elle soit, rend de grands services. Aussi nous y conformerons-nous, sans oublier que les sociétés coopératives dites de consommation sont, souvent en même temps, par quelques côtés, des sociétés de production. La différence reste, cependant, sensible en général entre la société de production et la société de consommation : la première enlace en quelque sorte toute la personne de chacun de ses membres, du moins toute la personne professionnelle ; la seconde, au contraire, n’établit entre ses membres qu’un lien très restreint, celui qui concerne les achats de telle ou telle catégorie d’objets ; encore ce lien n’est-il pas, d’ordinaire, obligatoire. La personne des membres est donc beaucoup moins engagée dans une société de consommation que dans une société de production, et c’est là une distinction capitale. La première est un groupement qui ne s’applique qu’à des actes peu nombreux de la vie, la seconde est un groupement qui absorbe toute la vie professionnelle, du moins tant que le lien coopératif n’est pas rompu.

Les sociétés coopératives de consommation, c’est-à-dire l’accord d’un certain nombre de consommateurs pour faire en commun des achats en gros par eux-mêmes ou par leurs délégués, et se les répartir en détail, en se passant de tout intermédiaire, constituent une des formes naturelles de la vie économique. Aussi en a-t-il dû toujours exister quoiqu’elles n’attirassent pas l’attention.

C’est dans la période de 1820 à 1850, en Angleterre, que des associations de ce genre se constituèrent d’après une certaine théorie et en proclamant bien haut le but qu’elles se proposaient. À la voix d’Owen, il naquit de 1820 à 1830 quelques Co-operative Magazine ; on a appelé cette décade, chez nos voisins, la période enthousiaste de la coopération ; elle fut suivie de la période socialiste de 1830 à 1844 ; enfin, de ce que l’on a nommé la période pratique à partir de 1844 année qui vit se constituer la célèbre société des Equitables Pionniers de Rochdale.

En même temps qu’Owen et avec bien autrement d’ingéniosité et de ressources intellectuelles, Fourier avait attiré l’attention sur tous les avantages de l’association, notamment pour la conservation et le débit des denrées[12].

Les sociétés coopératives de consommation peuvent se proposer trois objets différens : 1o  préserver le consommateur des exigences excessives et des fraudes du commerce, notamment de détail ; lui assurer le bon marché et la bonne qualité des marchandises ; il s’agit alors d’une simple union de consommateurs ; 2o  faciliter à l’ouvrier, à l’employé, au petit rentier ou fonctionnaire, l’épargne, en joignant pour lui, suivant une formule courante, l’économie à la dépense, en faisant jaillir même la première de la seconde, comme disent avec une manifeste exagération certains prospectus ; l’épargne est facilitée en ce sens que les bonis qui reviennent aux consommateurs sur le prix courant sont accumulés et ne lui sont distribués qu’une ou deux fois par an, ou même sont transformés en parts de capital de la société ou en fonds de pension de retraite ; 3o  ces mêmes sociétés peuvent se proposer d’élever la situation morale et intellectuelle de l’ouvrier, et d’une façon générale dos participans, de les détourner des achats à crédit, de créer, avec une partie des bonis réalisés sur la vente, des bibliothèques, des cours publics, des cercles, de donner enfin aux participans de bonnes habitudes en leur enseignant l’ordre, quelquefois la comptabilité, le contrôle, la direction même des affaires pratiques.

Le premier de ces buts est un but économique, le second un but social, le troisième un but moral. Les diverses sociétés de consommation peuvent en poursuivre soit l’un exclusivement, soit plusieurs à la fois.

Enfin, allant beaucoup plus loin, certains apôtres enthousiastes de la coopération, dans des rêves dont les chances de réalisation paraissent singulièrement faibles, prétendent faire des associations de consommation, par des développemens indéfinis, le facteur graduel, mais décisif, d’une véritable palingénésie, non seulement sociale, mais morale. Nous réservons l’examen de ce dernier plan gigantesque.

Les sociétés coopératives de consommation, à s’en tenir au terrain expérimental, se répartissent en deux grandes catégories : 1o  celles qui ne se proposent que le premier objet indiqué plus haut, qui est de faire profiter en particulier leurs membres et par extension tous les consommateurs riches ou pauvres de l’économie réalisée par un meilleur appareil commercial et par la suppression des intermédiaires superflus. Ce sont alors des sociétés anonymes d’un genre particulier. Les deux modèles les plus achevés de cette catégorie d’associations sont les deux grandes sociétés britanniques ayant leur siège à Londres et connues, la première, sous le nom de : Army and Navy Stores, Magasins de l’Armée et de la Marine, et le Civil Service Store, Magasin des employés du service civil ; 2o  les sociétés qui, outre ce but économique, se proposent le relèvement, par l’épargne et d’autres moyens, de la classe des ouvriers et employés. La célèbre société des Equitables Pionniers de Rochdale, dans la première partie de son existence, en est l’échantillon le plus brillant.

À côté des réelles sociétés coopératives de consommation, il se trouve un certain nombre d’organismes, souvent utiles d’ailleurs, qui prennent la même dénomination, mais qui scientifiquement n’y ont pas droit. Ce sont des magasins à bon marché, « des économats », comme on dit parfois, fondés par de grands patrons, soit individuels, soit collectifs, avec leurs fonds propres et souvent sous leur gestion directe ou celle d’employés qu’ils désignent. Le mot d’économats étant devenu depuis quelque temps suspect aux ouvriers, on a décoré beaucoup de ces établissemens de l’appellation de sociétés coopératives ; mais ils n’ont pas en vérité ce caractère. Les seules sociétés coopératives réelles de consommation sont celles où le capital a été réuni soit par la totalité de la clientèle, soit du moins par un groupe très étendu de cette clientèle, et où la gestion est faite soit par les associés directement, soit par leurs délégués, sans aucune intervention extérieure.

La raison d’être des sociétés coopératives de consommation n’est que dans l’économie que ces organismes peuvent procurer aux consommateurs associés. On a souvent parlé de l’écart entre les prix du gros et les prix du détail, des vols même et des fraudes de ce dernier commerce. Il serait très exagéré d’englober tout l’ensemble du commerce de détail d’un pays dans ces reproches de surenchérissement exagéré et de falsification des marchandises vendues. On peut citer un certain nombre de maisons, notamment parmi les grandes d’origine récente, qui ne prélèvent pour l’ensemble de leurs frais et pour leurs bénéfices qu’un léger écart entre les prix du gros et les prix du détail. D’autre part, même parmi les moyens et les petits commerçans, il en est un grand nombre, la majorité sans doute, qui répugnent aux falsifications ; s ils se laissent aller parfois à vendre des marchandises dans une certaine mesure sophistiquées ou portant une dénomination inexacte, c’est que le consommateur les y pousse souvent, même sciemment, en prétendant obtenir l’apparence d’une denrée sans consentir à mettre le prix qui serait nécessaire pour en avoir la réalité.

Tout en limitant, dans la mesure équitable, les critiques souvent adressées au commerce de détail, il est, toutefois, certain que, dans diverses branches, notamment dans beaucoup de celles qui se rattachent à l’alimentation, dans celles aussi qui concernent les engrais, la majoration des prix de détail est parfois énorme relativement aux prix du gros, et la difficulté est assez grande pour l’acheteur de contrôler la sincérité de la marchandise. D’autre part, en certains pays, notamment en France, une partie du commerce de détail, surtout dans l’alimentation, a l’habitude de faire crédit à sa clientèle, ce qui dans certains cas est utile à celle-ci, dans celui de maladie, par exemple, ou de chômage. Néanmoins, ces crédits entraînent une certaine perte d’intérêts et parfois aussi de capital qui oblige le commerçant à se récupérer sur les autres acheteurs. Les consommateurs qui seraient disposés à payer comptant supportent, de ce chef, une majoration de prix qui leur est onéreuse sans aucune compensation. Le commerce de détail morcelé est souvent, en outre, besogneux, jouissant lui-même de peu de crédit, d’informations restreintes, de sorte qu’il est obligé de payer assez cher les marchandises qu’il achète en gros, et qu’il ne peut pas toujours se procurer exactement les denrées qui conviendraient le mieux à l’acheteur et à un prix assez bas pour développer la consommation. Enfin, le commerce de détail, très morcelé, a pour le loyer, l’éclairage, le chauffage, les impôts, les transports, les employés, une proportion de frais généraux qui est très forte et qu’un appareil de distribution organisé beaucoup plus en grand pourrait réduire[13].

Par ces raisons diverses, on comprend l’utilité d’unions de consommateurs pouvant payer comptant, en état de choisir de bons gérans et de les contrôler. Cette utilité est d’autant plus manifeste en certains cas que plusieurs des commerces de détail, notamment relatifs à l’alimentation : par exemple, les boulangeries et épiceries, sont assez simples ; qu’il n’y a pas besoin d’une très longue préparation technique pour les diriger, que la gestion ni le contrôle n’en sont très compliqués.

Nous n’entrerons pas ici dans la pratique des sociétés coopératives de consommation. Il suffit d’en exposer les traits généraux : ces sociétés peuvent soit ne vendre qu’à leurs propres membres, c’est-à-dire à ceux qui ont contribué à la formation du capital, soit vendre à tout le monde ; dans ce dernier cas, quelquefois on fait payer un léger droit d’entrée à la personne qui, sans être membre de la société, veut y faire des achats. L’expérience a prouvé, ce que confirme d’ailleurs le raisonnement, que les sociétés qui ne vendent qu’à leurs propres membres ont moins de chances de durée et de succès ; elles peuvent moins étendre leurs affaires. Celles qui, au contraire, vendent à tout le monde ont des chances d’arriver à posséder, avec le temps, si elles sont bien conduites, une clientèle considérable, ce qui facilite leur développement ultérieur, en ajoutant à leurs moyens d’action et en leur permettant plus de variété dans leurs approvisionnemens et leur achalandage.

À un autre point de vue, les sociétés de consommation peuvent faire bénéficier immédiatement le consommateur de l’économie qu’elles réalisent relativement au commerce de détail individuel ou morcelé ; il leur suffit de réduire les prix au-dessous de ceux de leurs concurrens et de descendre dans cette réduction aussi loin qu’elles peuvent le faire en se réservant la marge nécessaire, non seulement pour couvrir l’ensemble des frais divers, mais pour doter la réserve et pour servir un intérêt modique, 4 à 5 p. 100, au capital que leurs associés ont constitué. Cette façon de procéder est dangereuse ; elle permet moins à la société de se procurer les moyens d’action nécessaires à son développement ; et elle l’expose gravement en cas de mécomptes.

Une autre méthode plus habituelle, plus prudente et plus efficace, est de vendre, sinon absolument au prix courant, pratiqué par le commerce ordinaire, du moins à un prix qui ne lui est que de peu inférieur ; de délivrer, en revanche, aux consommateurs des jetons ou bons en proportion de chaque achat ; ces bons ou jetons donnent droit chaque semestre ou chaque année à une part proportionnelle dans les bénéfices réalisés, ceux-ci étant partagés, dans des proportions qui peuvent varier suivant les sociétés, entre les associés qui ont fourni le capital, c’est-à-dire les actionnaires, et les acheteurs ; un associé peut figurer à la fois comme actionnaire et comme client et participer aux bénéfices en chacune de ces qualités.

Il advient parfois que ce boni, au lieu d’être distribué en espèces à la fin du semestre ou de l’année, est échangé contre des actions de la société. Dans la période des débuts ou de croissance de l’association, ce procédé peut être utile pour lui procurer des fonds qui lui permettent de s’étendre. Ainsi avaient fait les Equitables Pionniers de Rochdale.

La société de consommation peut éclore dans un milieu tout à fait populaire, du chef de simples ouvriers, petits rentiers ou employés. C’est là le type le plus pur, celui de Rochdale, d’une réalisation difficile, par le manque d’expérience et de fonds de ces associés. Quand, toutefois, elle a cette origine et qu’elle est parvenue à franchir les difficultés du début, cette sorte de société de coopération est celle qui a la plus grande force éducative et qui remplit le mieux l’idéal que se proposent les apôtres du système. Mais parmi les sociétés ainsi fondées un très grand nombre ne vont pas loin.

La société de consommation, d’autre part, peut souvent s’appuyer sur des hommes des classes moyennes : des patrons, des fonctionnaires, qui la suscitent tantôt dans leur propre intérêt économique, tantôt par philanthropie ; elle peut aussi émaner parfois de municipalités ; quelquefois elle se rattache à de grands partis politiques ; on a ainsi en Belgique les Coopérations socialistes et les Coopérations catholiques[14]. L’auteur américain de Three Phases of Co-operation in the West ne trouve guère à citer dans son pays qu’une catégorie de sociétés coopératives ayant eu un véritable succès, ce sont celles qui ont été fondées par les Mormons et qui ont en partie un caractère religieux[15]. Dans ces différens cas, ces institutions, tout en pouvant être encore utiles au point de vue matériel et même au point de vue moral, courent le risque de dévier de leur but apparent. Le groupement n’étant plus simplement économique, elles tendent à devenir des machines de guerre et des organisations plus ou moins factices. En tout cas, le prosélytisme politique ou religieux qui les soutient et les rend florissantes pendant un certain temps peut soudain les abandonner et les laisser choir.

Les sociétés coopératives de consommation ont d’autant plus de chances de se constituer avec succès qu’elles sont des créations locales, émanant d’hommes qui se connaissent, qui ont le même genre de vie, les mêmes intérêts, par conséquent aussi les mêmes besoins et qui peuvent facilement, sûrement, choisir parmi eux des gérans ou employés et les surveiller[16].

Une fois parvenues à un certain succès, elles ont un penchant et elles trouvent un avantage à s’entendre les unes avec les autres et, sans se confondre, à former des fédérations qui se prêtent un appui mutuel. Il advient alors qu’elles créent des magasins centraux d’approvisionnement, ce que l’on appelle des wholesale societies ; elles ne font plus seulement alors le commerce de détail, mais aussi celui de gros. Parfois également elles se mettent à fabriquer quelques-uns des produits qu’elles vendent.

Il peut être utile de jeter un coup d’œil sur le développement de trois types différens de ces associations : on peut prendre, pour exemples : la grande Coopérative Anglaise, Army and Navy Stores ; puis la célèbre Société des Equitables Pionniers de Rochdale, enfin la Coopérative belge socialiste, le Vooruit. La première représente le type le plus pur, le plus simple, le plus strictement économique ; la seconde, le type mixte où la conception morale et sociale pénètre l’institution au même degré que la conception économique ; la troisième est l’échantillon de ces fondations qui allient une sorte d’esprit sectaire (en prenant ce mot en dehors de tout sens blâmable) aux combinaisons économiques et morales.

L’Army and Navy Stores, de même que le Civil service Store se proposent uniquement pour but d’abaisser pour leurs associés, et, dans une certaine mesure, pour tous leurs cliens, les prix de détail des marchandises de consommation commune et d’en améliorer la qualité. Ces vastes établissemens diffèrent peu, au point où ils sont parvenus, des grands magasins français par actions ; la distinction consiste surtout à ce qu’ils cherchent moins à grossir les dividendes qu’à abaisser le prix des produits. Uniquement préoccupés de ce but tout pratique et en quelque sorte domestique, ils ont tenu à garder leur stricte indépendance et ne se sont pas affiliés à la fédération des sociétés anglaises de consommation. Aussi, les apôtres du mouvement coopératif idéal n’ont-ils pour ces organisations qu’une sympathie très restreinte : M. Charles Gide, par exemple, s’exprime ainsi à leur sujet : « Dans le domaine commercial les magasins de gros de Manchester et d’Écosse et ceux des fonctionnaires civils et militaires de Londres (que je suis bien loin, du reste, de citer comme modèles parce qu’ils sont organisés d’une manière fort incorrecte au point de vue des principes coopératifs) sont des établissemens qui ne peuvent être comparés, par leurs proportions colossales et le chiffre de leurs affaires, qu’à nos magasins du Bon Marché et du Louvre[17]. » On voit combien les coopérateurs doctrinaires d’aujourd’hui ont modifié l’idée de la coopération puisqu’ils jugent si sévèrement les organisations qui ont obtenu le plus grand succès pratique en procurant aux consommateurs de bonnes marchandises à bon marché.

L’œuvre des Equitables Pionniers de Rochdale, jusqu’au jour où elle s’est en quelque sorte pervertie, comme on le verra plus loin, répondait mieux aux aspirations de ces enthousiastes du principe coopératif. Ces Equitables Pionniers sont célèbres, mais l’on ne met guère en relief que la première partie de leur histoire : « Rochdale est une petite ville à quelques milles de Manchester ; c’est là qu’est née la coopération moderne en 1844, » écrit M. Holyoake ; c’est là aussi qu’elle se pervertit et éprouva un terrible échec vers 1865 ; mais cet échec ou plutôt cette perversion concerne la coopération de production ; celle de consommation a continué à fleurir dans cette ville. En 1844, vingt-huit ouvriers, la plupart tisserands de flanelle, se cotisèrent pour réunir 28 livres sterling, environ 700 francs, au moyen de versemens de deux pence (20 centimes) par semaine. Avec ce petit capital ils ouvrirent en 1844 un magasin dans la ruelle du Crapaud (Toad’s Lane), convenant de s’y approvisionner exclusivement, de ne faire crédit à personne, de se contenter d’un profit raisonnable et d’économiser ainsi sur les dépenses domestiques de chacun, À la fin de 1845, au lieu de 28, ils étaient 74 ; leur capital atteignait 4 500 francs, le montant de leurs recettes 17 750 francs, et leurs bénéfices 550 francs. Leur nombre et l’essor de leurs affaires s’accentuèrent rapidement. En 1850, ils étaient 600 ; leur capital montait à 57 000 francs, leurs affaires annuelles à 325 000 et leurs bénéfices à 25 000. La bonne gestion de leur entreprise et le prosélytisme firent qu’en 1856, douze ans après la fondation, ils possédaient 320 000 francs de capital, faisaient près de 4 millions et demi d’affaires avec un profit d’une centaine de mille francs. Chaque décade d’années marque depuis lors une brillante étape dans la voie du développement et de la prospérité. En 1877, les Pionniers étaient au nombre de 8 900 ; ils disposaient d’un capital de 6 millions et demi de francs, faisaient pour 7600 000 francs d’affaires et réalisaient 1275 000 francs de bénéfices. Cet accroissement continua encore, quoique dans de moindres proportions. En 1891, ils étaient 11 647, leur capital montait à 7 400 000 francs, et leurs profits à 1 305 000. M. Holyoake dit : « L’histoire n’offre aucun autre exemple d’un semblable triomphe de l’initiative individuelle. » L’expression trahit ici sa pensée ; l’historien de la coopération voulait dire, sans doute, ce qui est exact : l’histoire n’offre aucun autre exemple d’un semblable triomphe de l’initiative privée collective.

Comme l’indique le nom qu’ils avaient pris d’Équitables Pionniers, ces coopérateurs se proposaient un but plus élevé qu’un simple avantage sur leurs achats de denrées et qu’un profit rémunérateur pour leurs humbles capitaux. Ils voulaient élever leur niveau intellectuel et moral et celui de toute la classe ouvrière ; de là cette appellation de Pionniers et celle d’Équitables. Ils décidèrent ainsi d’employer 2 et demi p. 100 sur leurs profits annuels à l’éducation des ouvriers. Ce prélèvement, qui ne fut que de 13 fr. 75 en 1845, atteignit 32 600 francs en 1891.

Au cours de ces quarante-sept années, la Société avait singulièrement élargi et diversifié son fonctionnement. Elle avait créé un immense magasin central, plusieurs dizaines de locaux spéciaux ou dépôts de ventes ; elle avait ouvert une bibliothèque, un musée, des écoles ; elle avait joint à ses affaires primitives un grand moulin à blé coopératif : enfin elle construisit une filature coopérative. Mais ces dernières institutions se sont perverties en de simples sociétés anonymes. La participation même des ouvriers aux bénéfices y a été supprimée. « Vingt-cinq ans et plus se sont écoulés depuis, écrit mélancoliquement M. Holyoake, mais la participation n’a pas été reprise. La filature a été agrandie, mais les profits sont toujours partagés entre 1 200 actionnaires parmi lesquels ne figure pas un seul ouvrier de la filature[18]. » L’auteur exagère sans doute un peu, car il n’est pas impossible qu’il se rencontre quelques ouvriers actionnaires ; mais la grande masse de ces derniers est étrangère à l’établissement.

Les magasins coopératifs de vente d’objets de consommation continuent de fonctionner à Rochdale ; ils ne semblent pas, toutefois, mettre en pratique la totalité des règles que l’on considère en général comme faisant partie des principes de la coopération. Ainsi, dans les statuts de la Société, il est établi que « aucun agent de la Société (no servant of this Society) ne peut remplir un emploi quelconque dans le conseil d’administration (any office in the committee of management), ni être admis à voter pour les candidats à ce conseil, ni être un commissaire des comptes (an auditor) sous quelque rapport que ce soit ». Miss Potter, un des historiens récens de la coopération, écrit que « cette disqualification des employés pour les positions officielles est devenue un principe constitutionnel dans les magasins coopératifs fondés par les ouvriers », et que la privation pour les employés du droit de vote est aussi très répandue. Bien plus, certains magasins coopératifs ne permettent même pas à leurs employés de devenir membres de la Société. Dans beaucoup d’associations même la simple parenté avec un employé constitue une disqualification pour y occuper des positions officielles, c’est-à-dire des places d’administrateur, contrôleur, etc.[19]. On peut expliquer par la prudence cette suspicion ; elle n’en constitue pas moins une grossière infraction à l’idéal fraternel que certains apôtres se forment de la coopération. Si l’on ajoute que très peu de sociétés coopératives de consommation admettent leurs ouvriers à la participation aux bénéfices, on voit combien on est loin de l’idéal.

L’éclatant succès des Equitables Pionniers de Rochdale n’est donc pas sans quelques ombres ; la principale consiste dans la perversion en simple société anonyme de la Société de production qu’ils avaient fondée ; même leurs magasins coopératifs, qui ont survécu et qui prospèrent, reposent sur certaines règles très restrictives et qui dénotent, au moins en ce qui concerne les employés, une sorte d’absence de cordialité ou une suspicion poussée à l’extrême.

Nous allons maintenant dire quelques mots de l’Association coopérative socialiste le Vooruit de Gand. D’après l’exposé qui en est fait par M. Anseele, le célèbre socialiste belge, dans l’Almanach de la Coopération française pour 1893, « ce qui caractérise surtout, en Belgique, la coopération, c’est qu’elle est l’œuvre des socialistes qui se servent d’elle pour propager leurs idées ». Cette formule devrait être élargie, en ce sens que les sociétés coopératives sont, pour la plupart, en Belgique, un instrument des partis politiques, puisque, en face des coopératives socialistes, il y a de très grandes sociétés coopératives catholiques.

C’est en 1873 que l’on trouve le germe de la Société le Vooruit. Trente ouvriers, des tisserands et des fileurs surtout, aidés de quelques artisans, décidèrent la création à Gand d’une boulangerie coopérative ; c’étaient, la plupart, d’anciens membres de la section gantoise de l’Association internationale des Travailleurs qui, après avoir groupé à Gand des milliers d’ouvriers, avait périclité à la suite de la Commune de Paris. Pendant dix semaines ils épargnèrent chacun 50 centimes hebdomadairement, de sorte qu’ils purent apporter chacun 5 francs comme premier fonds, soit 150 francs en tout. Les mêmes hommes et au même moment reconstituèrent la section gantoise de l’Internationale, liant ainsi l’action politique à l’action économique. « Les deux institutions, dit M. Anseele, Coopérative et Section de l’Internationale, s’entr’aidèrent. Les Internationalistes montraient aux ouvriers la Coopérative comme étant leur œuvre. » Ils ne négligeaient pas, toutefois, de déclarer que « la Coopérative seule ne peut résoudre la question sociale et qu’il fallait poursuivre, avant tout, la conquête des droits politiques ». Les débuts de la boulangerie coopérative furent difficiles ; pendant le premier semestre le bénéfice réalisé fut presque nul ; pendant le second, il atteignit 6 centimes par pain. M. Anseele néglige de nous dire le nombre de kilogrammes qu’un pain représente ; mais, d’après d’autres passages, il semble ne s’agir que d’un seul kilogramme.

Les statuts de la Société étaient très rigoureux ; car la nouvelle coopérative décida que non seulement elle ne vendrait pas à crédit, mais que les membres seraient obligés de payer leur pain d’avance pour une semaine. Ecoutons M. Anseele. « Des années s’écoulèrent avant que la Coopérative nouvelle prît une extension significative. Mais, entre temps, le mouvement socialiste s’était fortement développé… Les hommes qui avaient fondé la Coopérative s’occupaient beaucoup plus de la propagande socialiste que de la Société coopérative. » Il finit par se produire une scission entre les socialistes et les simples coopérateurs. Ne pouvant se rendre maîtres de la Société, les socialistes décidèrent de se retirer et d’en créer une nouvelle « qui serait foncièrement socialiste et le déclarerait hautement et franchement », Le syndicat des ouvriers tisserands prêta une somme de 2000 francs, et la nouvelle société le Vooruit (En avant) fut fondée en 1880. À tous les adhérens « il fut déclaré que le Vooruit était socialiste, qu’il consacrerait toujours une partie de ses bénéfices à la propagande socialiste, et que jamais il ne changerait sa ligne de conduite, attendu que son principal but était de former de bons socialistes et non exclusivement de vendre du pain à bon marché ». L’ancienne société coopérative déclina, ses adhérens l’abandonnant pour le Vooruit qui avait su réunir dans son sein tout ce que la ville de Gand comptait d’ouvriers ardens et dévoués, poursuivant la grande cause de l’émancipation de la classe ouvrière.

En 1883, l’Association loua une ancienne fabrique au centre de la ville, y installa une grande boulangerie coopérative avec fours à eau chaude, pétrins mécaniques, et y joignit une grande salle de réunion, un café, etc. Plus tard on y ajouta un théâtre, une bibliothèque, des salles de société, etc. On organisa tout un système de réclames bruyantes autour de la Société. « Les bénéfices, grâce à une administration modèle et à une production méthodique et économique à la fois, nous dit M. Anseele, augmentaient rapidement. Chaque semestre, le bénéfice se distribuait, et c’était l’occasion d’une fête. Le drapeau rouge était arboré au local du Vooruit et des milliers de circulaires, distribuées dans tous les quartiers populaires de la ville, faisaient connaître les résultats obtenus et engageaient les travailleurs à faire partie de la Coopérative socialiste. » En 1884, l’inauguration des nouvelles installations se fit en grande pompe au milieu d’une foule immense. « De nombreuses délégations des sociétés ouvrières socialistes du pays entier étaient venues à Gand saluer leurs frères flamands. »

À la boulangerie, l’Association joignit d’autres articles : un magasin de pièces de coton et de couvertures de laine, puis une pharmacie, à l’usage des membres de certaines sociétés d’assurances mutuelles ; plus tard, une seconde et une troisième pharmacies dans d’autres quartiers ; ensuite une cordonnerie, des magasins d’ustensiles de ménage, d’épicerie, de vêtemens, de charbon. En 1886, le journal Vooruit, le premier organe socialiste quotidien belge, fut fondé à Gand, et la Coopérative lui louait une partie de son local pour l’installation d’une grande imprimerie.

L’action socialiste servait ainsi toujours de compagne et de réclame à l’action coopérative. Les seuls chiffres que fournit M. Anseele sur la situation de la Société sont que, en 1884, lors de l’inauguration des nouveaux locaux, on cuisait 32000 pains d’un kilogramme par semaine, et qu’en 1891, la cuisson hebdomadaire était arrivée à 67 ou 70000 kilogrammes par semaine : le nombre des membres était de 2 200 en 1887, ayant baissé de 200 par suite de la concurrence d’une grande Coopérative catholique, le Volksbelang (l’Intérêt populaire).

Pour devenir membre du Vooruit, il suffit de se faire inscrire et de payer 25 centimes, moyennant quoi on reçoit un « livret règlement de sociétaire ». On achète un certain nombre de jetons de pain ou de charbon pour la consommation d’une ou plusieurs semaines. Lors du premier partage semestriel des bénéfices, on retient un franc qui forme la quote-part de l’associé dans le capital social. Les membres âgés de moins de 60 ans et ceux qui ne sont pas atteints d’une maladie incurable sont obligés de faire partie d’une caisse d’assurance mutuelle contre la maladie, moyennant une cotisation hebdomadaire de 5 centimes. Après six mois d’adhésion, les malades ont droit pendant six semaines aux soins médicaux et pharmaceutiques et reçoivent pendant le même temps 6 pains par semaine. Les bénéfices sont répartis non pas en espèces, mais en jetons qui servent à acheter du pain et les autres consommations vendues par la Société.

La présence des membres aux assemblées générales trimestrielles est de rigueur sous peine de 25 centimes d’amende. La Société est gérée par un conseil d’administration dont les séances sont publiques ; on ne nous indique pas les conditions d’origine de ce conseil.

Telle est cette curieuse société : le succès, surtout le succès ostensible, a été énorme. Il s’est formé des sociétés coopératives analogues à Bruxelles, à Anvers, à Jolimont, à Liège, à Bruges, à Menin, dans le Borinage, « qui toutes se déclarèrent socialistes dès le début et s’affilièrent au parti ouvrier[20] ».

En face, se sont constituées des associations dites coopératives catholiques, comme ce Volksbelang, dont parle M. Anseele, qui surgit à Gand en 1887, au capital de 150 000 francs, beaucoup augmenté depuis lors. L’importance de cette somme initiale dit qu’il ne peut s’agir là de capitaux populaires et qu’on se trouve plutôt en présence d’institutions de patronage. Les coopératives catholiques enrayèrent un peu le développement des coopératives socialistes. Au dire de M. Anseele, le Volksbelang vendait son pain à meilleur marché que le Vooruit ; il remettait les jetons au domicile des membres, tandis que, primitivement, il fallait les chercher au bureau du Vooruit, enfin le paiement des bénéfices se faisait en espèces, tandis que au Vooruit il se fait en bons de consommation[21].

Catholiques ou socialistes, institutions vraiment populaires ou institutions de patronage, ces grandes coopératives belges reposent sur un fondement dont il est difficile d’évaluer la résistance et la durée. C’est le sentiment, l’enthousiasme, l’esprit de corps, de secte ou de foi, qui groupent leurs adhérens et leur procurent des recrues. Est-ce un ciment assez durable pour que ces sociétés soit assurées d’une solidité prolongée ? Certes, si maigres que soient au point de vue positif les renseignemens qu’on nous fournit, le Vooruit a dû être administré par des hommes capables, en même temps qu’il était soutenu par le prosélytisme politique. Il semble que l’on se trouve là en face d’institutions qui ont, en partie le caractère de certaines fondations monastiques ou religieuses du moyen âge. Il en est de même des coopératives formées par les Mormons dans l’Ouest américain, qui sont à peu près les seules sociétés de ce genre, d’après M. Amos Warner, ayant obtenu un grand succès dans cette partie du monde. Toutes ces sociétés sont, d’ailleurs, très récentes et l’on ne saurait rien en induire pour l’avenir du principe coopératif.

De ces trois formes, qui ont pour types divers la société des Equitables Pionniers de Rochdale, le Vooruit de Gand et l’Association de l’Armée et de la Marine (Army and Navy Stores) ou l’Association des employés du Service civil (Service civil Store), la troisième est la seule qui représente le type économique pur ; la première peut, cependant, prendre une certaine extension ; la deuxième paraît correspondre à des circonstances exceptionnelles et fugitives.

Depuis 1844 qu’avec les Équitables Pionniers elle fit un début éblouissant, la coopération de consommation ou de distribution, comme disent nos voisins, s’est beaucoup développée en Angleterre. Les chiffres les plus récens indiquent 1 624 sociétés, comprenant 1198 369 associés, ayant un capital de 331 462 0530 francs, faisant un chiffre d’affaires (ventes annuelles) de 1 214 294 650 francs et réalisant 119 350 50 francs de bénéfices[22]. Le chiffre du capital, s’il est entièrement versé, paraît bien élevé pour le chiffre des affaires, puisqu’il ne se renouvellerait pas quatre fois par an. Cela tient peut-être à ce que beaucoup de ces sociétés possèdent leurs locaux et aussi sans doute à ce que les actions de certaines ne sont pas entièrement libérées. On dit que ces sociétés ne comprennent que celles qui sont affiliées à la Fédération et que les magasins des employés et fonctionnaires de l’Armée et de la Marine ou du Service civil de Londres n’y figurent pas. Ce serait 146 millions à y ajouter (5 836 735 livres sterl.) pour ce dernier groupe de sociétés[23].

Le chiffre de plus de 1 200 millions d’affaires est considérable ; il ne représente, toutefois, que la trentième partie environ des consommations de toutes sortes du Royaume-Uni, c’est-à-dire de l’ensemble des dépenses des habitans ; mais, en ce qui concerne spécialement certains articles, comme l’épicerie, la boulangerie, la quincaillerie, les articles de ménage, le combustible, les vêtemens communs, la chaussure, etc., la proportion de ce qui revient aux sociétés coopératives serait notablement plus forte. D’autre part, il est probable que, dans ce chiffre de 1 200 millions d’affaires, il se glisse certains doubles emplois qui peuvent atteindre une importance considérable. Ainsi, outre les sociétés coopératives vendant directement aux consommateurs, il y a des sociétés coopératives supérieures, ce que l’on appelle les Wholesales, qui achètent en gros et revendent aux sociétés coopératives détaillantes en se contentant d’un faible bénéfice. Le Wholesale d’Ecosse, par exemple, fondé en 1868, a vendu en 1891 aux sociétés coopératives de la même contrée pour 70 700 000 francs de marchandises, sur lesquels ses gains propres représentaient 2 227 000 francs. Les Wholesales d’Angleterre font des ventes infiniment plus considérables[24]. Il est probable que, dans les tableaux fournis par les sociétés de coopération, les ventes des Wholesales ou magasins en gros sont additionnées avec celles des sociétés de ventes au détail ; il y aurait là un double emploi manifeste qui pourrait réduire d’un bon tiers, sinon de plus, l’importance réelle des affaires des sociétés coopératives de consommation, c’est-à-dire de leurs ventes au public.

Le mouvement coopératif, en ce qui concerne les sociétés de consommation, s’est répandu dans la plupart des pays. En Allemagne, les grands initiateurs, notamment Schulze-Delitzsch, donnèrent à la coopération une autre direction, en la portant vers les sociétés de crédit, et Schulze Delitzsch considérait même le succès des sociétés de consommation comme assez malaisé, ainsi qu’on le verra plus loin. On comptait, néanmoins, en 1891, 1 122 sociétés coopératives de consommation en Allemagne ; mais, quoiqu’il s’en trouve quelques-unes de très importantes, comme celle de Breslau, la généralité des autres semble assez modeste. Ainsi, 302 seulement de ces sociétés, sans doute les principales, avaient fait connaître publiquement leurs comptes : elles avaient, en 1891, 229 126 membres, leur capital propre était de 5 576 000 francs, leurs réserves de 2 832 000 francs, les capitaux empruntés montaient à 5 985 000. D’autre part, les ventes faites aux membres n’atteignaient que 79 millions de francs ; on ne parle pas des ventes faites aux étrangers, mais elles ne doivent pas être bien considérables. Les bénéfices nets sont portés, en effet, pour 8 673 000 francs[25] ; or, en général, les bénéfices dépassent 10 p. 100 du montant des ventes. Si l’on veut tripler ce chiffre d’affaires de 79 millions de francs, pour tenir compte tant des ventes faites aux non-adhérens que des sociétés de consommation qui n’ont pas publié leurs comptes, on n’arriverait encore qu’à 237 millions de francs, chiffre modique pour un aussi grand pays comptant plus de 46 millions d’âmes. Il convient, cependant, de citer la grande société coopérative de Breslau, la plus importante d’Allemagne, et peut-être, pour le nombre de ses adhérens, du monde entier : elle comptait, en effet, 31 214 membres en 1891, elle avait 48 magasins, faisait 11 600 000 francs de ventes, réalisait 1 248 000 francs de bénéfices nets, dont la presque totalité, soit 1 142 000 francs, était distribuée aux acheteurs, à raison de 10 p. 100 du montant de leurs achats.

En Italie, comme en Allemagne, la coopération s’est surtout portée vers le crédit. Néanmoins, il s’y trouve, particulièrement dans les villes du Nord, un certain nombre de sociétés de consommation, 681 en 1889 ; leur extension et leur prospérité paraissent jusqu’ici assez modestes. Les 174 ayant fait connaître leur bilan, sans doute les plus importantes, possédaient un capital de 1 420 000 francs et un fonds de réserve de 409 000 francs. Leur chiffre de vente pour cette année 1889 s’élevait à 11 027 000 francs, sur lesquels les bénéfices réalisés n’atteignaient que 333 297 francs, presque exactement 3 p. 100 des ventes, soit le tiers ou le quart de ce qui est habituel en Angleterre ou en Allemagne. Il est vrai que, par rapport au faible chiffre du capital, ce bénéfice représente une proportion élevée.

Il est temps d’arriver à la France. Le mouvement coopératif y est très ancien. Il prit, au début surtout, la forme de sociétés de production. Tel fut le cas avant et pendant la Révolution de 1848. Ensuite, vers 1863, avec la faveur à la fois de la démocratie et du régime impérial, il se manifesta un élan d’opinion très marqué pour la fondation de sociétés de consommation et de sociétés de crédit, l’Almanach de la Coopération pour 1868 réunissait comme collaborateurs des hommes du parti républicain ou social le plus avancé et d’autres appartenant au parti catholique. Au lendemain de la guerre et de la Commune de Paris, le mouvement coopératif se ralentit ; il y eut même un peu de recul. Le parti socialiste, qui se reconstitua ensuite, en prenant pour idéal le collectivisme pur et simple, se montra plutôt hostile à la coopération. Celle-ci, cependant, retrouva dans la bourgeoisie pratique et dans les professions libérales d’ardens protagonistes à partir de 1880, notamment dans la région du Midi où il se constitua à Nîmes une sorte d’école coopérative radicale. Les associations existantes tinrent, à partir de 1886, des congrès annuels réguliers que présidèrent des professeurs connus et des hommes politiques d’une certaine renommée. On y convoqua aussi les principaux coopérateurs étrangers. On constitua une Fédération nationale qui eut un Comité central et un magasin de gros. Il se créa plusieurs journaux pour propager les idées de coopération. Néanmoins, soit à cause du peu de penchant des Français pour l’action collective, soit pour toute autre raison, le mouvement est resté assez limité, du moins en intensité. Il s’étend, toutefois, à presque tous les départemens. L’Annuaire de la Coopération pour 1893 en indique 82 qui possèdent des sociétés coopératives de consommation, au nombre total de 942. Six départemens seulement de la France continentale ne comptent pas de société de consommation. Mais, sauf quelques-unes qui jouissent d’une large prospérité, la Moissonneuse de Paris comptant plus de 15 000 membres et faisant 5 millions d’affaires, la Revendication de Puteaux, la Boulangerie coopérative de Roubaix, etc., la plupart semblent peu importantes. Il n’y en a que 150 affiliées à la Fédération ; la cotisation de 10 centimes par membre et par an, pour les besoins de celle-ci, a dû être réduite à 5 centimes et « même à ce taux dérisoire, elle est assez irrégulièrement payée[26]. » Le chiffre des ventes du magasin de gros ne montait qu’à 2 136 000 francs en 1891 et, d’après les ventes du premier semestre de 1892, on pensait que, pour cette dernière année, il se rapprocherait de 2 400 000 francs.

Les renseignemens manquent sur le chiffre d’affaires même approximatif des 942 sociétés de consommation françaises. La plupart de ces sociétés appartiennent au type dit de Rochdale ; elles ne vendent qu’au comptant ; leurs prix sont à peu près ceux du commerce ordinaire, de manière à laisser une assez large marge de bénéfice ; le boni est réparti entre les consommateurs au prorata des achats, les actions ne recevant en général qu’une rémunération fixe assez minime, d’ordinaire 4 p. 100. La faiblesse de ce taux indique dans beaucoup de cas qu’on se trouve en présence de sociétés ayant leur origine dans les fonds fournis par des bourgeois ou des patrons philanthropes. S’il s’agissait de capitaux purement ouvriers, il serait bon de leur allouer davantage.

Les 942 sociétés de consommation se répartissent ainsi : 17 boucheries seulement, 300 boulangeries environ ; toutes les autres sont des épiceries. Le mouvement coopératif de consommation est donc en France de peu d’importance. On en rapproche quelquefois, il est vrai, les syndicats agricoles qui, eux, foisonnent, et qui s’occupent pour leurs adhérens, avec succès, de fournitures de certaines denrées, par exemple des engrais, des substances contre les maladies des plantes et des animaux, des instrumens de travail même. Mais ces syndicats agricoles ont un caractère différent des sociétés de consommation proprement dites. Nous y reviendrons ultérieurement.


III. — GRANDS DESSEINS CONÇUS AU SUJET DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA TRANSFORMATION DES SOCIÉTÉS DE CONSOMMATION.

C’est néanmoins dans ce pays de France, où les Sociétés coopératives de consommation ont pris jusqu’à ce jour si peu de développement et où elles montrent tant de lenteur à adhérer à la Fédération, que certains hommes ont conçu pour l’avenir de ces associations les plans les plus gigantesques. Il est temps, disent les apôtres, de ne plus confiner la coopération dans un magasin d’épicerie. Elle doit conquérir le monde tout entier. C’est particulièrement M. Charles Gide qui a dressé un plan de campagne. Il s’agit d’abord de faire l’éducation coopérative, de susciter « la foi coopérative, cette foi qui fait de l’idée coopérative en Angleterre une véritable religion[27] ».

Ce premier résultat obtenu, il ne faut pas laisser la coopération enfermée dans un magasin d’épicerie ; il convient de lui ouvrir l’horizon et de lui donner des ailes. « Le plan de campagne, pratiqué depuis longtemps, dit-on, dans les pays où l’éducation coopérative est faite, comprend trois étapes successives. » Les sociétés de consommation doivent « se réunir entre elles, faire masse, prélever sur leurs bénéfices le plus possible pour fonder de grands magasins de gros, et opérer les achats sur une grande échelle ; voilà la première étape. Continuer à constituer, par des prélèvemens sur les bénéfices, des capitaux considérables et avec ces capitaux se mettre à l’œuvre pour produire directement et pour leur propre compte tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, en créant boulangeries, meuneries, manufactures de draps et de vêtemens confectionnés, fabriques de chaussures, de chapeaux, de vannes, de biscuits, de papier ; voilà la seconde étape. Enfin, dans un avenir plus ou moins éloigné, acquérir des domaines et des fermes, et produire directement sur leurs terres le blé, le vin, l’huile, la viande, le fait, le beurre, la volaille, les œufs, les légumes, les fruits, les fleurs, le bois, qui constituent la base de toute consommation ; voilà la troisième étape. On peut tout résumer en trois mots : dans une première étape victorieuse faire la conquête de l’industrie commerciale ; dans une seconde, celle de l’industrie manufacturière, dans une troisième, enfin, celle de l’industrie agricole, tel doit être le programme de la coopération en tout pays. Il est d’une simplicité héroïque[28]. »

Cette simplicité héroïque est ce que, en termes plus clairs, on nomme du mysticisme. L’expérience qui date déjà d’un demi-siècle pour la coopération et, de beaucoup plus loin, pour toute large pratique commerciale et industrielle, n’est nullement en faveur de ce « plan de campagne », l’histoire démontre d’une façon irréfragable, aussi bien pour les entreprises privées que pour les entreprises publiques, qu’il est des limites à l’étendue et à la complication de tout organisme ; qu’au-delà de ces limites il y a impuissance, dépérissement et détraquement ; que, quand il a atteint certaines dimensions et quand il a multiplié à un certain point ses fonctions, un organisme fait mieux de se dédoubler, et de se diviser en un plus grand nombre encore d’organismes distincts et indépendans que de se gonfler de plus en plus. Les maisons commerciales, notamment, qui ont eu la prétention de fabriquer tout ce qu’elles vendent, ont toutes échoué. Sans doute les sociétés coopératives anglaises de consommation peuvent joindre au simple débit quelques industries assez simples : la boulangerie, la mercerie, la cordonnerie, Mais dès qu’elles veulent pousser plus loin les applications manufacturières, elles en viennent au bout de peu de temps soit à échouer, soit à répudier le caractère coopératif, ce qui est advenu aux Équitables Pionniers de Rochdale pour leur filature et leur tissage de coton ; cette perversion de l’œuvre manufacturière des Équitables Pionniers est toujours tenue dans l’ombre par les apôtres de la coopération ; c’est cependant un des faits historiques les plus constans, les plus importuns et les plus décisifs, d’autant qu’il a été accompagné, comme on le verra plus loin, d’un très grand nombre d’autres du même genre et qu’il forme en quelque sorte le commencement d’une série ininterrompue.

Aucune des grandes maisons commerciales individuelles et anonymes qui ont pris et jouissent encore d’un succès éblouissant, le Bon Marché, par exemple, et le Louvre à Paris, n’ont trouvé d’avantage à fabriquer elles-mêmes les objets qu’elles vendent. Le principe de la division du travail s’y oppose, et s’opposera toujours à ce que cette jonction de l’industrie commerciale, de l’industrie manufacturière et de l’industrie agricole soit complète. Les chefs de ces énormes établissemens jugent bien plus utile pour eux de faire des commandes aux fabricans en discutant de très près les prix et en donnant les indications sur les genres que de fabriquer eux-mêmes. Certaines maisons, vastes également, mais moins importantes et obtenant un bien moindre succès, ont voulu joindre certaines fabrications à leur industrie commerciale, par exemple, non contentes de débiter des nouveautés, ont voulu fabriquer du sucre ; mais l’idée ne paraît pas avoir été heureuse, ces usines donnent des résultats médiocres et les chefs perdent à les diriger une partie des efforts intellectuels qu’ils emploieraient beaucoup plus fructueusement au perfectionnement de leur industrie commerciale. Une des plus grandes et des plus florissantes maisons d’alimentation qui soient, les Etablissemens Duval à Paris avaient eu l’idée, il y a quelques années, de produire eux-mêmes leur vin ; ils achetèrent dans le Bordelais plusieurs domaines, et, après une courte expérience, ils décidèrent de les vendre, ce qu’ils ont fait, préférant acheter le vin qu’ils offrent dans leurs nombreux restaurans. Les économistes qui n’éprouvent le besoin que de déduire des idées abstraites peuvent faire des « plans de campagne » comme celui que nous avons reproduit ; ceux qui font de l’économie politique expérimentale, qui suivent de près le train des affaires et s’y mêlent, sont obligés de constater que l’observation et l’expérience ne justifient nullement ces ambitions.

Nous ne sommes pas encore au bout des imaginations où se complaisent les apôtres lyriques et mystiques de la coopération. « Qu’est-ce que le consommateur ? disent-ils. Rien, Que doit-il être ? Tout… L’ordre social actuel est organisé en vue de la production et nullement en vue de la consommation, ou, si vous aimez mieux, en vue du gain individuel et nullement en vue des besoins sociaux… On ne se fait pas une idée suffisante du degré de puissance auquel peuvent atteindre des consommateurs réunis ; cette puissance est irrésistible, surtout si l’on suppose, comme on doit le faire, que ces associations de consommateurs se recrutent non pas seulement dans les classes ouvrières, mais dans tout l’ensemble de la nation, embrassant aussi par conséquent les classes riches… Du jour où les sociétés coopératives seraient en mesure d’acheter tout le montant de la production annuelle de la France, il est évident qu’elles seraient absolument maîtresses, non seulement du commerce, cela va sans dire, mais de toutes les industries productives, et qu’elles auraient désormais le choix soit de les acheter, soit de les éliminer, soit tout au moins de les dominer… » Par là, continue l’auteur, l’organisation économique actuelle, dont il croit avoir démontré les vices, sera totalement changée. « Au lieu d’être réglée, comme elle l’est aujourd’hui, en vue du producteur et du profit individuel, elle sera réglée désormais en vue du consommateur et des besoins sociaux. La pyramide qui était posée sur la pointe et qui donnait un équilibre instable, sera retournée sens dessus dessous et assise désormais sur sa base, ce qui donnera un équilibre stable. La production, au lieu d’être maîtresse du marché, redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, servante obéissant docilement aux ordres de la consommation. »

Il serait superflu de nous arrêter à réfuter ces raisonnemens. Il est clair que, dans un état de liberté, le producteur ne peut réussir que s’il offre aux consommateurs des objets qui lui conviennent ; plus la liberté du commerce est étendue, plus surtout elle s’applique aux échanges internationaux, plus il est certain que la production se modèlera sur la consommation ; les bons commerçans sont ceux qui savent le mieux deviner les goûts et mesurer les besoins des consommateurs, et les bons industriels sont ceux qui se mettent à même de satisfaire ces goûts et ces besoins de la façon la plus complète et au moindre prix. En tout état de cause, c’est toujours la consommation qui domine la production.

Les coopérateurs mystiques continuent à détailler leur conception tout idéale : « Par là, la production ne travaillant que sur commande et ne fournissant que ce qu’on lui demande, ne produira ni trop ni trop peu, sauf les erreurs inhérentes à toutes les prévisions humaines ; et par conséquent, on doit arriver à prévenir tout encombrement, surproduction, crises, chômage… » Nous avons souligné ces mots : sauf les erreurs inhérentes à toutes les prévisions humaines ; c’est là, en effet, la cause principale de toutes les crises commerciales ; mais comment l’accaparement par les sociétés coopératives de tout le domaine de la production diminuerait-il les « erreurs inhérentes à toutes les prévisions humaines », l’auteur ne le démontre pas ; il reste tout entier dans un postulat. Nous avons, au contraire, prouvé, quant à nous, que dans une société qui comporte le jeu isolé ou librement combiné de toutes les différentes prévisions humaines, avec toutes les diversités de caractère et d’esprit, de pessimisme et d’optimisme, la part des erreurs et des entraînemens est beaucoup plus faible que dans un mécanisme qui charge un ou quelques bureaux de délégués, ou de directeurs, de la fonction de tout prévoir et qui leur confère le droit de tout commander. Dans le premier cas, les erreurs sont partielles, parce qu’il s’établit toujours une certaine compensation dans la conduite de l’ensemble des particuliers, suivant leurs divergences de vues ; dans le second cas, les erreurs risquent d’être totales et beaucoup plus difficilement réparables.

En second lieu, l’intérêt des commerçans ou producteurs privés, soit individuels, soit constituant des sociétés anonymes, est beaucoup plus stimulé à éviter ou à réparer des erreurs dont ils souffriraient très cruellement, que ne pourrait l’être l’intérêt de simples fonctionnaires coopératifs qui en éprouveraient un moindre dommage personnel.

En troisième lieu, et c’est une observation capitale, absolument oubliée par l’auteur du programme ci-dessus, si le producteur doit suivre les goûts du consommateur, il doit aussi parfois les susciter et les développer par ses ingénieuses et fécondes suggestions. Une grande partie du progrès humain vient précisément de ce que des producteurs actifs et avisés ont lancé dans le commerce des objets dont les consommateurs ne prévoyaient pas l’utilité, auxquels ils ne pensaient pas. Vouloir que le producteur travaille uniquement sous les ordres directs et sous les inspirations seules du consommateur, simplement sur commande, sans initiative propre, ce serait, en beaucoup de cas, ravaler la production et en empêcher le progrès. Ce serait ramener le genre humain aux vagissemens et aux tâtonnemens des premiers âges.

L’auteur du plan de campagne ou du programme que nous étudions, comme reproduisant le mieux les visées de l’école mystique coopérative, termine par des postulats, également aussi peu démontrés, au sujet du commerce international : « Par là encore, dit-il, cette terrible question de la concurrence internationale qui avive les haines des peuples, se trouvera résolue de la façon la plus simple, par une entente entre les associations coopératives de consommation des différens pays, traitant directement les unes avec les autres pour tous les produits dont elles ont besoin et qu’elles jugent plus avantageux de se procurer au dehors que de produire elles-mêmes. Et pourquoi donc, puisque nous voyons les associations de producteurs s’entendre de pays à pays, et devenir internationales en vue de relever les prix des marchandises, pourquoi donc les associations de consommateurs ne deviendraient-elles pas internationales aussi et ne s’entendraient-elles pas pour les abaisser ? »

On ne voit pas comment fonctionnerait cet organisme. Il rencontrerait, certainement, des obstacles insurmontables. C’est la même illusion que celle des collectivistes : tout leur système échoue platement au commerce international. À l’heure actuelle, le jeu souple et multiple du commerce libre, aux milliers de têtes, de combinaisons et de moyens divers, parvient sans peine, quand l’État n’institue pas de droits de douane prohibitifs, à établir et à régler les échanges entre un pays et tout le reste de l’univers. On ne voit pas comment une fédération de gigantesques sociétés coopératives, n’ayant d’autre appui que la statistique, toujours médiocrement certaine, pourrait suppléer ce commerce si indépendant, si diversifié, si spontané, si fécond en combinaisons, si multiple de vues et de conceptions, ce qui n’est pas un mal.

Dans notre ouvrage sur le Collectivisme, nous avons consacré un chapitre spécial à l’impraticabilité des relations internationales sous ce régime. Les remarques qui y figurent s’appliqueraient tout aussi bien ou presque aussi bien à un système omnipotent, nécessairement fédéralisé et centralisé, de vastes sociétés coopératives, ayant réussi à éliminer le commerce libre[29].

C’est que, comme l’a reconnu M. Gide lui-même, un réseau complet de sociétés coopératives finirait par ressembler fort au collectivisme et par en offrir presque tous les inconvéniens. Il n’est nullement à craindre que l’on en arrive là.

L’expérience prouve que la conception mystique des apôtres exaltés de la coopération n’a aucune chance de se réaliser. Les sociétés coopératives qui réussissent finissent presque toutes par se transformer en sociétés anonymes qui conservent à peine quelques traits distinctifs. Ces sociétés anonymes, d’origine nouvelle, auront sans doute des destinées diverses ; les unes continuant longtemps à prospérer, d’autres terminant une longue et glorieuse carrière par une lente décadence, aucune assurément n’ayant le privilège de la perpétuité.

En tout cas, au fur et à mesure qu’il se répand, s’étend et s’éloigne de son origine, le type coopératif perd de sa pureté.

Les critiques adressées dès maintenant aux sociétés coopératives les plus anciennes et les plus prospères, témoignent de l’exactitude de notre conception. On a vu les reproches que font les coopérateurs aux gigantesques associations des fonctionnaires et employés de l’Armée et de la Marine ou du service civil. L’Almanach de la Coopération en adresse de semblables à la grande Société coopérative de Breslau, la plus vaste du monde, dit-il, parce qu’elle répartit presque tous ses bénéfices aux consommateurs et ne consacre rien en fondations philanthropiques. De même, les coopérateurs exaltés reprochent à presque toutes les associations coopératives anglaises de ne pas admettre la participation des employés aux bénéfices[30].

Il faut ramener la coopération à des proportions plus restreintes, des desseins plus limités et plus pratiques, dans l’intérêt même de son rapide développement et de son utile fonctionnement. Les associations coopératives de consommation sont un mécanisme ingénieux qui, dans beaucoup de cas, peut rendre des services sérieux aux consommateurs : diminuer le prix de diverses marchandises, en assurer mieux la qualité ou la pureté.

Ces associations ont des chances inégales de succès suivant les industries ; parmi ces dernières, ce sont celles qui offrent le moins de complication : la boulangerie, l’épicerie, la cordonnerie, la vente au détail des vêtemens communs, où l’on a constaté le plus de réussites.

Au contraire, la coopération rencontre plus de difficultés dans la boucherie, quoique ce soit là peut-être qu’il serait le plus désirable de la voir se développer, l’écart étant souvent énorme entre les prix de la viande sur pied et celui de la vente à l’état.

On a vu qu’en France, sur un millier de sociétés coopératives de consommation, il n’y a que dix-sept boucheries.

Un financier économiste très ingénieux et très généreux, M. Cernuschi, a tenté, vers la fin du second empire, d’instituer une boucherie coopérative : il y a perdu beaucoup d’argent et s’est retourné contre la coopération. La grande difficulté est précisément, pour la boucherie, de fixer les prix des divers morceaux de viande, lesquels varient colossalement, et d’assurer à chaque qualité une clientèle. Il n’y a rien là qui ressemble au métier si simple de boulanger et d’épicier. La surveillance aussi doit être beaucoup plus minutieuse, la viande étant plus apte à être gâchée et à se détériorer.

Quoique très malaisé, le fonctionnement de la boucherie coopérative n’est pas, cependant, impossible, quand certaines conditions se trouvent réunies chez les gérans et dans la clientèle. Sans parler des boucheries de ce genre, peu nombreuses, il est vrai, probablement aussi peu importantes, qui existent en France, la grande Société coopérative de Leeds fait, entre bien d’autres, un commerce de boucherie. On nous dit que cette association, en plus de ses 65 magasins d’épicerie, de ses 15 magasins d’étoffes, 7 de chaussures, 9 de charbon, possède aussi 28 boucheries ; qu’elle a un abattoir où elle tue dans l’année environ 2 300 bœufs, 400 veaux, 5 000 moutons, 900 porcs. Ces chiffres s’appliqueraient à l’année 1890.

On pourrait rattacher aux sociétés coopératives de consommation les syndicats agricoles, qui foisonnent en France depuis quelques années et qui approvisionnent un nombre croissant de cultivateurs d’engrais, d’instrumens de travail et de matières diverses nécessaires à la culture. Nous parlerons ultérieurement de ces associations. Elles se rapprochent plutôt jusqu’ici des associations que fonda Schulze Delitzsch vers 1850 pour l’achat en commun des matières premières dont les petits artisans avaient besoin. Quelques-unes encore essaient de devenir des sociétés de crédit rural. Il serait possible aussi que ces syndicats ou des associations constituées sous leur direction et avec leur appui prissent une place de quelque importance dans le commerce de certaines denrées que les petits trafiquans au détail sont trop portés à falsifier : le vin par exemple, le fait, le beurre. En assurant la pureté de ces produits, ces associations rendraient service à la fois aux producteurs et aux consommateurs.

Le rôle de la société de consommation ne doit donc pas être considéré comme épuisé. Il est possible et utile que son domaine s’étende et se diversifie dans un temps prochain, avec l’aide notamment des syndicats agricoles.

L’association coopérative de consommation, toutefois, quelque avenir qu’il convienne de désirer et d’espérer pour elle, ne paraît pas appelée à éliminer le commerce ordinaire, soit individuel, soit par collectivités recherchant surtout le profit, apportant dans cette recherche non seulement un sentiment général d’équité, mais aussi l’application des principes commerciaux modernes et perfectionnés ; l’un de ceux-ci consiste à se faire la plus grande clientèle possible en ne trompant pas sur la qualité de la marchandise vendue et en se contentant d’un léger bénéfice sur chaque unité.

La disparition de ce commerce individuel ou du moins de ce commerce privé qui poursuit le gain avec honnêteté et intelligence, qui s’ingénie à prévoir les goûts des consommateurs, à prévenir leurs désirs plutôt que d’attendre leurs ordres, serait un vrai malheur pour l’humanité, une cause de décadence de l’activité humaine.

Les sociétés coopératives représentent surtout le commerce passif en quelque sorte ; celui qui se contente de distribuer aux consommateurs les objets connus pour être à leur convenance. On ne peut guère attendre de ces associations qu’elles aient de l’esprit de recherche, d’invention, qu’elles encourent des risques. Leur organisme semble mal se prêter à cette besogne, à une initiative incessante toujours renouvelée ; et cependant cet élément est indispensable au progrès humain.

Il peut y avoir au même moment plusieurs types d’organisation pour une même fonction quand ces types ne sont pas contradictoires : c’est ainsi que la société coopérative, émanation des consommateurs, et le commerce spontané qui ne prétend recruter des consommateurs que par la satisfaction qu’il offre à leurs goûts ou à leurs besoins, sans créer de liens fixes et de communauté entre ces consommateurs et lui-même, peuvent coexister ; cette coexistence est utile. Nous croyons, toutefois, que la plus grande part du domaine commercial appartiendra toujours plutôt à cette dernière forme ; celle du commerce spontané et intéressé, la plus générale, la plus souple, la plus inventive, celle qui met le plus en jeu toutes les facultés de l’homme. Les sociétés coopératives de consommation, dont on doit souhaiter, d’ailleurs, le développement, et qui sont susceptibles d’applications étendues et heureuses, apparaissent plutôt comme des correctifs de certains abus, que comme le moteur naturel et nécessairement efficace du commerce et de l’industrie.

C’est dans ce domaine de la distribution, cependant, que la coopération peut rencontrer le plus de triomphes ; on verra qu’elle est exposée à bien plus d’épreuves, sans être, toutefois, condamnée à une complète impuissance, quand elle aborde le crédit et la production proprement dite.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Holyoake, History of the Co-operation, vol. II, pp. 123-124.
  2. Ces derniers mots sont soulignés dans le texte de M. Charles Gide : De la Coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique, Discours d’ouverture du Congrès international des Sociétés coopératives de consommation, tenu à Paris, au palais du Trocadéro, le 8 septembre 1889, Paris, 1889, pp. 15 et 16.
  3. Revue d’Économie politique, janvier 1893, p. 17.
  4. De la Coopération et des transformations quelle est appelée à réaliser, p. 16.
  5. Voir Wolff, People’s Banks, 1893, pp. 95 à 107, et Warner, Three Phases of Co-operation in the West, p. 42.
  6. Wolff, People’s Banks, pp. 240 à 241. Nous devons dire que dans une lettre particulière, M. Wolff, à l’ouvrage duquel nous rendons d’ailleurs hommage, a voulu atténuer la portée de cette comparaison de la coopération de crédit avec la découverte de la vapeur.
  7. De la Coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser, p. 17.
  8. De la Coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser p. 21 et 22.
  9. Ibid., p. 24.
  10. L’auteur américain de Three Phases of Co-operation in the West, M. Warner, signale ce défaut avec une grande vigueur : « Les Sociétés coopératives, dit-il, n’ont pas, jusqu’ici, trouvé le moyen de payer les plus hautes rémunérations pour le pouvoir cérébral, brain power », op. cit., p. 103.
  11. On a relevé la présence de ces artels en Russie dans des chartes du XIVe siècle, mais ils remontent sans doute bien plus loin. Ce sont surtout les chasseurs, les pêcheurs, les bûcherons, les portefaix qui constituent ces groupemens. On en trouve aussi parmi les maçons, les charpentiers, les forgerons. On rencontre les mêmes associations en Bulgarie, sous le nom de zadrouga, et dans la plupart des pays slaves.
  12. Nous ne voulons pas dire par là que Fourier n’ait pas signalé l’utilité de l’association au point de vue de la production proprement dite, mais cette partie de son œuvre était de nature à moins frapper le public et prête beaucoup plus à la critique.
  13. L’opinion publique s’exagère parfois cet écart entre les prix de gros et les prix de détail. Ainsi à Paris, la plupart des débitans vendent du vin à 50 centimes le litre et même à 0,43 ; or, l’on paie 19 centimes d’impôt et au moins 5 à 6 centimes de transport, non compris l’achat de la marchandise. Il en est de même pour le sucre. Au contraire, dans la boucherie, la pharmacie, il y a souvent un écart colossal et exagéré entre les prix de détail et les prix de gros.
  14. On peut consulter dans l’Économiste français, en 1892, les articles que M. Hubert Valleroux a publiés sur les Coopératives catholiques en Belgique. Quant aux Coopératives socialistes dans le même pays, notamment le Vooruit, de Gand, elles ont été souvent décrites. L’Almanach de la Coopération française pour 1893 contient une intéressante histoire du Vooruit, due au socialiste belge bien connu M. Anseele.
  15. Amos Warner, op. cit., 106 à 119.
  16. Nous ne voulons pas dire par là que les Sociétés de consommation ne doivent pas s’adresser à quelque agence centrale bien constituée qui leur donne des avis sur l’organisation et le fonctionnement de leur entreprise ; mais il est bon qu’au début elles soient formées entre gens ayant déjà quelques relations ensemble.
  17. De la Coopération et des transformations, etc., p. 11.
  18. Almanach de la Coopération française, 1893. Les Équitables Pionniers de Rochdale, par George-Jacob Holyoake, p. 39. Consulter aussi l’Histoire des Équitables Pionniers de Rochdale, par Holyoake, traduction de Combier, 1888, 1 vol. in-12 ; mais l’auteur s’y tait sur la perversion finale de la société en ce qui concerne la coopération de production.
  19. David F. Schloss, Methods of industrial remunération, p. 227. Nous avons vérifié la clause restrictive quant aux employés eux-mêmes, dans les statuts des Équitables Pionniers de Rochdale ; c’est l’article 23 de ces statuts. (Voir Histoire de la coopération à Rochdale, par Holyoake, p. 255.)
  20. Almanach de la Coopération française pour 1893, pp. 45-54.
  21. Sur les Coopératives catholiques en Belgique, consulter les articles de M. Hubert Valleroux, dans l’Économiste français, en 1892.
  22. Almanach de la Coopération française pour 1893, p. 90.
  23. Voir The Statist., 15 avril 1893, page 400.
  24. Almanach de la Coopération française pour 1893, p. 75.
  25. Almanach de la Coopération française pour 1893, pp. 87-88.
  26. Gide, Revue d’économie politique, janvier 1893, pp. 6 et 7.
  27. Revue d’économie politique, loc. cit., page 16. Cette formule nous paraît très exagérée, car la plupart des sociétés coopératives de consommation qui ont réussi en Angleterre se conduisent de la façon la moins idéale et tendent à ressembler de plus en plus à des sociétés anonymes qui auraient pour actionnaires leurs acheteurs.
  28. Gide, De la coopération et des transformations, etc., pp. 10 et 11.
  29. Voir notre Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, 3e édition, Guillaumin, 1893.
  30. Voir Almanach de la Coopération pour 1893. Voir aussi les observations de miss Beatrix Potter, cité par Schloss, op. cit., p. 234, également le même ouvrage, page 224.