Eugène Delacroix (Th. Gautier, 1864)

La bibliothèque libre.
Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 200-217).






EUGÈNE DELACROIX




I


À présent que le calme se fait autour de ce grand nom — un de ceux que la prospérité n’oubliera pas, — on ne saurait imaginer au milieu de quel tumulte, dans quelle ardente poussière de combat il a vécu. Chacune de ses œuvres soulevait des clameurs assourdissantes, des orages, des discussions furieuses. On invectivait l’artiste avec des injures telles qu’on ne, les eût pas adressées plus grossières ni plus ignominieuses à un voleur ou à un assassin. Toute urbanité critique avait cessé pour lui, et l’on empruntait, quand on était à court, des épithètes au Catéchisme poissard. C’était un sauvage, un barbare, un maniaque, un enragé, un fou qu’il fallait renvoyer à son lieu de naissance, Charenton. Il avait le goût du laid, de l’ignoble, du monstrueux ; et puis il ne savait pas dessiner, il cassait plus de membres qu’un rebouteur n’en eût pu remettre. Il jetait des seaux de couleur contre la toile, il peignait avec un balai ivre ; — ce balai ivre parut très-joli et fit en son temps un effet énorme. Le jury, choisi alors parmi l’Institut, se donnait, tous les ans, le plaisir de lui refuser un ou deux tableaux. On renvoyait, marqués au dos de l’infamante lettre R, comme des barbouillages de rapin, ces cadres si estimés aujourd’hui. Le chef de la jeune école littéraire n’était pas ménagé davantage, et l’on ferait des diatribes lancées contre lui un recueil beaucoup plus long que ses œuvres, considérables pourtant. Quelqu’un qui n’aurait ni vu les tableaux de l’un, ni lu les poésies de l’autre, et ne les connaîtrait tous deux que par ces articles furibonds, ne pourrait s’empêcher de les croire un peintre de dernier ordre et un rimeur détestable.

C’est ainsi que les génies sont salués à leur aurore : étrange erreur dont chaque génération s’étonne après coup, et qu’elle recommence naïvement. Pour bien comprendre l’effet d’horripilation produit à son début par Eugène Delacroix, il faut se rappeler à quel degré d’insignifiance et de pâleur en était venue, de contre-épreuve en contre-épreuve, d’évanouissement en évanouissement, l’école pseudo-classique, reflet lointain de David. Un aérolithe tombé dans un marais, avec flamme, fumée et tonnerre, n’aurait pas causé un plus grand émoi parmi le chœur des grenouilles. Heureusement Eugène Delacroix eut tout d’abord la sympathie du cénacle romantique, quoique plus tard il ait nié, par une sorte de dandysme, avoir jamais partagé les doctrines des novateurs, imitant en cela Byron, qui exaltait Pope aux dépens de Shakspeare. Ces quelques partisans, peu nombreux mais fanatiques, le soutinrent de la voix et de la plume, et raffermirent dans la conscience de lui-même. Du reste, jamais talent ne fut plus courageux, plus opiniâtre, plus acharné à la bataille. Rien ne le rebutait, ni l’outrage, ni la moquerie, ni l’insuccès. Toute sa vie il resta sur la brèche, exposé aux coups, lorsque des maîtres plus adroits ou plus susceptibles se retiraient des expositions et se faisaient admirer en petite chapelle par des dévots choisis. Enfin, à la grande Exposition universelle de 1855, son œuvre rassemblé lui donna superbement raison ; les parois que ses toiles couvraient en devinrent rayonnantes et lumineuses. Il semblait y avoir dans cette salle un soleil qui n’éclairait pas les autres galeries. À partir de cette date solennelle et triomphale, les critiques se turent ; il devint de mauvais goût de nier un génie si évident.

Delacroix, que nous rencontrâmes pour la première fois quelque temps après 1830, était alors un jeune homme élégant et frêle qu’on ne pouvait oublier quand on l’avait vu. Son teint, d’une pâleur olivâtre, ses abondants cheveux noirs, qu’il a gardés tels jusqu’à la fin de sa vie, ses yeux fauves à l’expression féline, couverts d’épais sourcils dont la pointe intérieure remontait, ses lèvres fines et minces un peu bridées sur des dents magnifiques et ombrées de légères rnouslaches, son menton volontaire et puissant accusé par un méplat robuste, lui composaient une physionomie d’une beauté farouche, étrange, exotique, presque inquiétante : on eût dit un maharajah de l’Inde, ayant reçu à Calcutta une parfaite éducation de gentleman et venant se promener en habit européen à travers la civilisation parisienne. Cette tête nerveuse, expressive, mobile, pétillait d’esprit, de génie et de passion. On trouvait que Delacroix ressemblait à lord Byron, et pour faire mieux sentir cette ressemblance, Devéria, dans une même médaille, dessinait leurs profils accolés. Les succès refusés au peintre, l’homme du monde (Delacroix le fut toujours) les obtenait sans conteste. Personne n’était plus séduisant que lui lorsqu’il voulait s’en donner la peine. Il savait adoucir le caractère féroce de son masque par un sourire plein d’urbanité. Il était moelleux, velouté, câlin comme un de ces tigres dont il excelle à rendre la grâce souple et formidable, et, dans les salons, tout le monde disait : « Quel dommage qu’un homme si charmant fasse de semblable peinture ! »

Dans cette époque tout agitée de passions littéraires, de systèmes d’art et de nouveautés esthétiques, on parlait beaucoup, et Delacroix en fut un des causeurs les plus goûtés. Il se promettait bien de garder le silence ou de ne jeter que quelques mots dans la conversation, car dès lors il avait les germes de la maladie de larynx qui finit par l’emporter et que combattit longtemps une hygiène savante résolument soutenue ; mais bientôt il se laissait aller et développait dans les meilleurs termes les idées les plus ingénieuses et, chose étonnante, les plus sages. Jamais œuvre ne ressembla moins à l’idéal de l’artiste qui l’exécuta que celui d’Eugène Delacroix. On aurait pu croire que c’était chez lui un jeu d’esprit d’avancer des théories contraires à sa pratique, mais tout nous fait croire qu’il était sincère en émettant ces idées, si étranges dans sa bouche. Seulement, quand il était devant sa toile, sa palette au pouce, au milieu d’un atelier où ne pénétrait personne et où régnait une température de serre pour les plantes tropicales, il oubliait ses classiques opinions de la veille, et, son fougueux tempérament de peintre reprenant le dessus, il ébauchait une de ces pages enfiévrées de passion qui excitaient dans les camps rivaux des huées et des dithyrambes.

Un moment on crut qu’Eugène Devéria, dont la Naissance de Henri IV fut si remarquée pour son éclatante couleur, et qu’on appelait déjà le Paul Véronèse français, allait être le peintre romantique continuant dans son art le mouvement littéraire ; mais ce brillant début n’eut pas de suite. Une influence mystérieuse détourna ce beau talent de sa route, et Delacroix resta le représentant de la peinture nouvelle.

En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poëtes et les poëtes visitaient les artistes. On trouvait Shakspeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de lâches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. Les imaginations, déjà bien excitées par elles-mêmes, se surchauffaient à la lecture de ces œuvres étrangères d’un coloris si riche, d’une fantaisie si libre et si puissante. L’enthousiasme tenait du délire. Il semblait qu’on eût découvert la poésie, et c’était, en effet, la vérité. Maintenant que ce beau feu est refroidi et que la génération positive qui occupe la scène du monde se préoccupe d’autres idées, on ne saurait croire quel vertige, quel éblouissement produisirent sur nous tel tableau, telle pièce, qu’on se contente aujourd’hui d’approuver d’un petit signe de tête. Cela était si neuf, si inattendu, si vivace, si ardent !

Delacroix, bien qu’en paroles il affectât quelque froideur, ressentait plus vivement que personne la fièvre de son époque. Il en avait le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxyste. Tous les souffles orageux qui traversaient l’air faisaient tressaillir et vibrer son organisation nerveuse. S’il exécutait en peintre, il pensait en poëte, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie. Tandis que d’autres fins talents de l’époque dessinaient des vignettes, lui peignit toujours des tableaux qui pouvaient exister en dehors du livre où il en puisait le motif. Il pénétrait si avant au cœur de l’œuvre qu’il la rendait plus profonde, plus sensible et plus significative pour l’auteur même. Nous trouvons dans les conversations de Gœthe, recueillies par Eckermann, ce curieux passage sous la date du 29 novembre 1826 :

« Gœthe me présenta une lithographie représentant la scène où Faust et Méphistophélès, pour délivrer Marguerite de la prison, glissent en sifflant dans la nuit sur deux chevaux, et passent prés d’un gibet. Faust monte un cheval noir, lancé à un galop effréné, et qui parait, comme son cavalier, s’effrayer des spectres qui passent sous le gibet. Ils vont si vite que Faust a de la peine à se tenir. Un vent violent vient à sa rencontre, et a enlevé sa toque qui, retenue à son cou par un cordon, flotte loin derrière lui. Il tourne vers Méphistophélès un visage plein d’anxiété et semble épier sa réponse. Méphistophélès est tranquille, sans crainle, comme un être supérieur.

« Il ne monte pas un cheval vivant : il n’aime pas ce qui vit. Et d’ailleurs il n’en a pas besoin ; sa volonté suffit pour l’entraîner aussi vite que le vent. Il n’a un cheval que parce qu’il faut qu’on se rimagine à cheval ; il lui suffisait donc de ramasser, parmi les premiers débris d’animaux qu’il a rencontrés, un squelette ayant encore sa peau. Cette carcasse est de ton clair, et semble jeter dans l’obscurité de la nuit des lueurs phosphorescentes. Elle n’a ni rênes ni selle, et galope sans cela. Le cavalier supra-terrestre, tout en causant, se tourne vers Faust d’un air léger et négligent ; l’air qui fouette à sa rencontre n’existe pas pour lui ; il ne sent rien, son cheval non plus ; ni un cheveu ni un crin ne bougent.

« Cette spirituelle composition nous donna le plus grand plaisir. « On doit avouer, dit Gœthe, qu’on ne s’était pas soi-même représenté la scène aussi parfaitement. Voici une autre feuille, que dites-vous de celle-là ? »

« Je vis la scène brutale des buveurs dans la cave d’Auerbach ; le moment choisi, comme étant la quintessence de la scère entière, était celui où le vin renversé jaillit en flammes et où la bestialité des buveurs se montre de diverses manières. Tout est passion, mouvement ; Méphistophélès seul reste dans la sereine tranquillité qui lui est habituelle. Les blasphèmes, les cris, le couteau levé sur lui par son voisin le plus proche, ne lui sont de rien. Il s’est assis sur un coin de table et laisse pendre ses jambes ; lever son doigt, c’est assez pour éteindre et la passion et la flamme. Plus on considérait cet excellent dessin, plus on admirait la grandeur d’intelligence de l’artiste, qui n’avait pas créé une seule figure semblable à une autre, et qui dans chacune d’elles présentait un nouvel instant de l’action.

« M. Delacroix, a dit Gœthe, est un grand talent, qui a, dans Faust, précisément trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse sauvage, mais ici elle est parfaitement à sa place. On espère qu’il reproduira Faust tout entier, et j’attends surtout avec joie la cuisine des sorcières et les scènes du Brocken. On voit que son observation a sondé profondément la vie, et pour cela une ville comme Paris lui offrait les meilleures occasions. »

« Je dis alors que de tels dessins contribuaient énormément à une intelligence complète du poëme. « C’est certain, dit Gœthe, car l’imagination plus parfaite d’un artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au delà des images qu’ils se sont créées. »

C’est ainsi que le Jupiter de Weimar, le poète marmoréen, le grand plastique, jugeait dans sa vieillesse les jeunes efforts de l’artiste romantique. Jamais plus splendide et plus intelligent éloge ne fut donné à la peinture par la poésie. Nous ignorons si Eugène Delacroix connut dès lors cette haute appréciation de Gœthe. Elle l’aurait consolé de bien des critiques ineptes ou malveillantes. Avoir dépassé l’image que le grand Gœthe s’était faite de son Faust, c’était beau cela !

Si Shakspeare eût été notre contemporain et eût pu voir les illustrations d’Hamlet, où l’artiste a pénétré si profondément ce drame mystérieux plein d’ombres noires et de clartés livides, il aurait reconnu sur les dessins, plus vivants, plus sinistres et plus caractéristiques, les fantômes de sa propre imagination.

II

Un autre suffrage empreint d’une sorte de divination, celui de M. Thiers, qui, dans son Salon de 1827, ne craint pas, à propos de la Barque du Dante, de placer Eugène Delacroix au nombre des grands maîtres, dut consoler l’artiste de bien des diatribes et des injustices. Ce sera un éternel honneur pour l’homme d’État d’avoir deviné le génie du peintre[1]. Ainsi, à ses débuts dans la carrière, Delacroix eut pour premiers appréciateurs Gœthe et Thiers. Cette admiration de l’homme politique devint précieuse pour l’artiste, car, arrivé au pouvoir, M. Thiers se souvint du génie dont il avait eu le pressentiment avant tous les autres, l’appuya de son crédit dans la distribution des commandes, et procura l’occasion de s’affirmer sur une large échelle à un talent fait pour les grandes choses.

On avait tellement abusé des Grecs et des Romains dans l’école décadente de David, qu’ils étaient en complet discrédit à cette époque. La première manière de Delacroix fut donc purement romantique, c’est-à-dire n’empruntant rien aux souvenirs ni aux formes de l’antiquité. Les sujets qu’il traita furent relativement modernes, empruntés à l’histoire du moyen âge, à Dante, à Shakspeare, à Gœthe, à lord Byron ou à Walter Scott. C’est à cette période et à cette situation des esprits que remontent la Barque du Dante, la Bataille de Nancy, Marino Faliero, le Combat du giaour et du pacha, le Tasse dans la prison des fous, le Massacre de l’évêque de Liège, le Massacre de Scio, le premier Hamlet, Nous en pourrions citer davantage, mais nous ne faisons pas ici un catalogue, et ce que nous indiquions suffit pour deviner le reste.

Le talent d’Eugène Delacroix avait dès lors toute son originalité et le distinguait nettement des contemporains ; cependant ce serait une erreur de croire qu’il n’empruntât rien du milieu où il baignait. Les grands maîtres à distance semblent isolés, mais ils n’en furent pas moins enveloppés de la vie générale, ils reçurent presque autant qu’ils donnèrent, et firent de larges emprunts à la somme des idées communes en circulation lorsqu’ils vivaient. Seulement ils frappèrent à leur coin ineffaçable le métal fourni par l’époque et en firent des médailles éternelles.

Par sa nature nerveuse, impressionnable, Delacroix, plus que personne, vibrait an passage des idées, des événements et des passions de son temps. Malgré une apparence sceptique, il en partageait les fièvres, il en traversait les flammes, et, comme l’airain de Corinthe, il était composé de tous les métaux en fusion.

Dans ses premiers ouvrages, des influences diverses sont visibles. Il y a du Gros et surtout du Géricault dans la Barque du Dante. Les torses des damnés, où s’écrase la lourde écume du fleuve infernal, font penser au Naufrage de la Méduse pour la pâleur noyée des chairs, la force des ombres et l’effort anatomique. L’école anglaise préoccupa incontestablement Delacroix, qui dut étudier beaucoup les portraits de sir Thomas Lawrence. La Mort de Sardanapale, entre autres, présente certaines gammes rosées et bleuâtres, certaines transparences rehaussées d’empâtements brusques comme des vigueurs d’huile appliquées sur de l’aquarelle, qui rappellent la palette et la facture du maître britannique. Les Combats du giaour et du pacha, car Delacroix traita deux fois ce sujet, ont une fraîcheur, un éclat et une limpidité où se sent l’influence de Bonnington. Poterlet même, un coloriste mort tout jeune et dont il ne reste que quelques fines et chaudes esquises, ne lui fut pas inutile. Mais cela n’altérait en rien sa forte individualité. Comme un guerrier couvert d’une armure bien trempée et bien polie, il reflétait un instant les objets voisins, prenait quelques-uns de leurs tons et passait, pour reparaître un peu plus loin avec sa couleur propre.

Le voyage qu’il fit au Maroc lui ouvrit tout un monde de lumière, de sérénité et d’azur. Decamps n’était pas revenu de sa caravane en Orient et Marilhat n’était pas parti encore. Ce fut E. Delacroix qui, pittoresquement, découvrit l’Afrique. On sait avec quel éclat de soleil et quelle transparence d’ombre il peignit les Femmes d’Alger, ce bouquet de fleurs vivantes, la Noce juive, l’Empereur Muley-Abder-Rhaman, les Convulsionnistes de Tanger et tant d’autres scènes de la vie arabe. Il prit en Orient le goût des chevaux, des lions et des tigres, qu’il peignit comme Barye les sculpte, avec une puissance de couleur, un frémissement de vie et une férocité incroyables. Ah ! ce ne sont pas des lions classiques coiffés d’une perruque à la Louis XIV et tenant une boule sous la patte que les lions de Delacroix ! Ils froncent leurs masques terribles, hérissent leurs fauves crinières, allongent leurs ongles tranchants, et semblent provoquer la zagaie barbelée du Cafre ou la balle conique de Jules Gérard.

Les peintures murales de la salle du Trône à la Chambre des députés révèlent chez Delacroix d’admirables aptitudes décoratives. Son style s’agrandit tout à coup ; sa couleur, tout en restant chaude, intense et vivace, prit la tranquillité lumineuse de la fresque et se suspendit aux murailles comme une tapisserie riche et moelleuse. Les nécessités de l’allégorie, car il n’est guère possible de placer des scènes de la vie réelle dans les plafonds, les coupoles, les pendentifs et les tympans, le forcèrent d’aborder le nu et la draperie, et il s’en tira à merveille. Il entendit l’antique comme Shakspeare dans Antoine et Cléopâtre, Jules César et Coriolan, en y metfant la flamme, le mouvement, l’éclat et même une certaine familiarité puissante d’un effet irrésistible. Sur ces sujets, réduits jusque-là à l’immobilité du bas-relief, il répandit les magies de la couleur et fit remonter la pourpre de la vie dans les veines pâles du marbre. Le Triomphe de Trajan, la Mort de Marc Aurèle, Médée poignardant ses enfants, sont des spécimens magnifiques de cette manière nouvelle que l’artiste développa dans son Élysée des poëtes à la bibliothèque du Sénat, son plafond d’Apollon à la galerie du Louvre, et ses peintures du salon de la Paix à l’Hôtel de Ville.

Delacroix n’était pas de ces peintres qui s’enferment à plaisir dans une étroite spécialité et ne représentent qu’un petit nombre d’objets toujours les mêmes. Son vaste talent embrassait la nature entière, et tout ce qui avait vie, forme et couleur était du ressort de sa palette.

Esprit singulièrement harmonieux dans son désordre apparent, il s’était fait un monde à lui, un microcosme où il régnait en maître et dont les éléments se composaient et se décomposaient suivant l’effet qu’il voulait produire.

Là flottaient toutes les images de la nature, non pas copiées, mais conçues et transformées, et servant comme des mots à exprimer des idées, et surtout des passions. Dans la moindre ébauche comme dans le tableau le plus important, le ciel, le terrain, les arbres, la mer, les fabriques participent à la scène qu’ils entourent ; ils sont orageux ou clairs, unis ou tourmentés, sans feuilles ou verdoyants, calmes ou convulsifs, ruinés ou magnifiques, mais toujours ils semblent épouser les colères, les haines, les douleurs et les tristesses des personnages. Il serait impossible de les en détacher. Les figures elles-mêmes ont des costumes, des draperies, des armes et des accessoires significatifs qui ne pourraient servir à d’autres. Tout se lient, tout est lié et forme un ensemble magique dont aucune partie ne saurait être retranchée ou transposée sans faire écrouler l’édifice. En art, nous ne connaissons que Rembrandt qui ait cette unité profonde et indissoluble. Cela tient à ce que ces deux grands maîtres créent par une sorte de vision intérieure qu’ils ont le don de rendre sensible avec les moyens qu’ils possèdent, et non par l’étude immédiate du sujet. Rembrandt, comme Delacroix, a son architecture, son vestiaire, son arsenal, son musée d’antiques, ses types et ses formes, sa lumière et sa nuit, ses gammes de ton qui n’existent pas ailleurs et dont il sait tirer des effets merveilleux, rendant le fantastique plus vrai que la réalité.

Ce caractère du génie d’Eugène Delacroix ne nous semble pas avoir été suffisamment compris, même en ces derniers temps où les admirateurs tardifs ne lui manquèrent pas. C’est par cette refonte et cette création à nouveau du sujet que l’artiste sut rester si original en traitant des scènes tirées de drames, de poèmes et de romans, au lieu de scènes puisées directement dans la nature. Il donne la fleur, l’essence de l’idée même du sujet, sans s’astreindre à des détails oiseux ou d’une vérité prosaïque qui détourneraient l’attention ou feraient dissonance.

Dans son œuvre, Delacroix a toujours cherché le signe caractérisque, le trait de passion, le geste significatif, la note étrange et rare. Son dessin, qu’on a si souvent critiqué, et qui est très-savant malgré de visibles incorrections que le moindre rapin peut relever, ondoie et tremble comme une flamme autour des formes qu’il se garde de délimiter pour n’en pas gêner le mouvement ; le contour craque plutôt que d’arrêter l’élan d’un bras levé ou tendu. La couleur s’entasse à l’endroit qui est le point central de l’action, car, avant tout, Delacroix veut donner la sensation de la chose qu’il représente dans son essence même, et non dans sa réalité photographique.

Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspire l’aspect du monde. C’est ce que comprenait instinctivement ou scientifiquement Delacroix, et ce qui donnait à sa peinture un caractère si particulier, si neuf et si étrange.

L’école française a eu pour principaux mérites la sagesse, la clarté, la sobriété, l’intention et la composition philosophique, le dessin spirituel et correct ; mais elle satisfait plus la raison que les yeux. Elle ne compte guère de coloriste, et quand on a nommé Watteau, qui était presque flamand, Chardin, Prudhon et Gros, on hésite. Anvers dit Rubens, Amsterdam Rembrandt, Venise Titien, Paul Véronèse, Tintoret ; Séville Murillo, Madrid Velasquez, Londres Reynolds ou Lawrence ; Paris ne peut répondre que Delacroix, et c’est un nom digne de s’inscrire parmi ces noms illustres.

Quoique contesté et disputé bien longlemps, Delacroix a tenu une grande place dans l’art moderne, et le vide de sa mort se fera bientôt sentir par un refroidissement et une décoloration qui iront augmentant chaque jour. Il avait jeté sa verve, son génie, sa couleur, sa hardiesse, sa sauvagerie, sa férocité, dans cette peinture trop sage, trop rangée, trop bourgeoise, où la propreté est considérée comme une vertu. Il était inquiet, fiévreux, passionné, amoureux de l’art et de la gloire, poursuivant son idéal à travers tout, ne craignant pas d’être choquant, ayant horreur du commun, âpre au travail malgré sa santé délicate, et fécond comme un véritable maître, car il laisse un œuvre immense. Il s’est colleté avec Gœthe, avec Shakspeare, avec Byron, avec la mythologie et le moyen âge, avec la Bible et l’Évangile, avec les tigres, les lions et la mer, et il n’a été vaincu dans aucune de ces luttes.

(Moniteur, 18 novembre 1864.)
  1. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de reproduire ici le passage de l’article de M. Thiers relatif à Eug. Delacroix. Le voici :
    « J’ai parlé de M. Drolling comme d’un homme consommé dans son art, de M. Destouches comme d’un jeune artiste qui annonce le plus beau style ; à ces espérances il est doux d’en ajouter une nouvelle et d’annoncer un grand talent dans la génération qui s’élève.
    « Aucun tableau ne révèle mieux, à mon avis, l’avenir d’un grand peintre que celui de M. Delacroix représentant le Dante et Virgile aux enfers. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.
    « Le Dante et Virgile, conduits par Caron, traversent le fleuve infernal, et fendent avec peine la foule qui se presse autour de la barque pour y pénétrer. Le Dante, supposé vivant, a l’horrible teinte des lieux ; Virgile, couronné d’un sombre laurier, a les couleurs de la mort. Les malheureux condamnés à désirer éternellement la rive opposée s’attachent à la barque. L’un la saisit en vain, et renversé par son mouvement trop rapide, est replongé dans les eaux ; un autre l’embrasse et repousse avec les pieds ceux qui veulent aborder comme lui ; deux autres serrent avec les dents ce bois qui leur échappe. Il y a là l’égoïsme et le désespoir de l’enfer. Dans ce sujet si voisin de l’exagération, on trouve cependant une sévérité de goût, une convenance locale en quelque sorte, qui relève le dessin, auquel des juges sévères mais peu avisés ici, pourraient reprocher de manquer de noblesse. Le pinceau est large et ferme, la couleur simple et vigoureuse, quoique un peu crue.
    « L’auteur a, outre cette imagination poétique qui est commune au peintre comme à l’écrivain, cette imagination de l’art, qu’on pourrait en quelque sorte appeler l’imagination du dessin et qui est tout autre que la précédente. Il jette ses figures, les groupe, les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ; j’y retrouve cette puissance sauvage, ardente mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement. »
    [Salon de 1822, ou Collection des articles insérés au Constitutionnel sur l’exposition de cette année. 1 vol. in-8o, par M. A. Thiers (Maradan, Paris, 1822), pages 56 et 57.]