Eureka/9

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Eureka (1848)
Traduction par Charles Baudelaire.
M. Lévy frères (p. 131-156).


IX


Je viens de donner, avec son contour général seulement, mais aussi avec tout le détail nécessaire pour l’intelligence, un tableau de la Théorie cosmogonique de Laplace telle que son auteur lui-même l’a conçue. De quelque point de vue que nous la considérions, nous la trouvons magnifiquement vraie. Elle est immensément trop belle pour ne pas contenir la Vérité comme caractère essentiel ; — et en disant cela je suis profondément sérieux. Dans la révolution des satellites d’Uranus apparaît quelque chose qui semble contredire les hypothèses de Laplace ; mais que cette unique inconsistance puisse infirmer une théorie construite avec un million de consistances intimement reliées entre elles, c’est là une idée qui n’est bonne que pour les esprits fantasques. En prophétisant audacieusement que l’anomalie apparente dont je parle deviendra, tôt ou tard, une des confirmations les pus fortes possibles de l’hypothèse générale, je ne prétends à aucun don spécial de divination ; car, au contraire, ce qui serait vraiment difficile, ce serait de ne pas pressentir cette découverte[1].

Les corps projetés par le mode en question ont dû, comme on l’a vu, transformer la rotation superficielle des globes, d’où ils tiraient leur origine, en une révolution d’une vélocité égale autour de ces globes devenus centres distants ; et la révolution ainsi engendrée continuera tant que la force centripète, qui est celle par laquelle le corps projeté gravite vers son générateur, ne sera ni plus ni moins grande que la force par laquelle il a été projeté, c’est-à-dire la vélocité centrifuge, ou, plus proprement, tangentielle. Cependant, par l’unité d’origine de ces deux forces, nous pouvions deviner ce qu’elles sont en effet, — l’une contre-balançant exactement l’autre. En réalité, n’avons-nous pas démontré que le fait de la projection du corps n’avait eu lieu que pour la conservation de l’équilibre ?

Toutefois, après avoir rapporté la force centripète à la loi toute-puissante de la Gravitation, il a été d’usage, dans les traités astronomiques, de chercher au delà des limites de la pure Nature, c’est-à-dire au delà d’une cause secondaire, l’explication du phénomène de la vélocité tangentielle. On attribue directement cette dernière à une Cause Première, à Dieu lui-même. La force qui emporte un corps stellaire autour de la planète principale tire, nous dit-on, son origine d’une impulsion donnée immédiatement par le doigt de la Divinité elle-même ; car telle est la phraséologie enfantine usitée dans ce cas. À ce point de vue, les planètes, parfaitement formées, ont été lancées par la main de Dieu, vers une position voisine des soleils, avec une force mathématiquement proportionnée à la masse ou puissance attractive des soleils eux-mêmes. Une idée si grossière, si antiphilosophique, et pourtant si tranquillement adoptée, n’a pu naître que de la difficulté de rendre autrement compte de la proportion exacte qui existe entre deux forces en apparence indépendantes l’une de l’autre, la force centripète et la force centrifuge. Mais on devrait se rappeler que pendant un long temps la coïncidence de la rotation de la Lune avec sa révolution sidérale, deux choses en apparence bien plus indépendantes l’une de l’autre que celles maintenant en question, a été considérée comme un fait positivement miraculeux ; et qu’il y avait, même parmi les astronomes, une singulière disposition à attribuer cette merveille à l’agence directe et continue de Dieu, qui dans ce cas, disait-on, avait jugé nécessaire d’intercaler, à travers ses lois générales, une série de règles subsidiaires, dans le but de cacher à tout jamais aux yeux des mortels la splendeur, ou peut-être l’horreur de l’autre côté de la Lune, — de ce mystérieux hémisphère qui a toujours évité et doit toujours éviter la curiosité télescopique de l’homme. Les progrès de la Science, toutefois, ont bientôt démontré, — ce qui pour l’instinct philosophique n’avait pas besoin de démonstration, — que l’un des deux mouvements n’est qu’une partie de l’autre, — ce qui est mieux encore qu’une conséquence.

Pour ma part, je me sens irrité par des conceptions à la fois aussi timides, aussi vaines et aussi fantasques. Elles viennent d’une absolue couardise de pensée. Que la Nature et que le Dieu de la Nature soient distincts, aucun être pensant n’en peut longtemps douter. Par la Nature nous entendons simplement les lois de Dieu. Mais dans l’idée de Dieu, avec son omnipotence et son omniscience, nous faisons entrer aussi l’idée de l’infaillibilité de ses lois. Pour Lui, il n’y a ni Passé ni Futur ; pour Lui, tout est Présent ; donc, ne l’insultons-nous pas en supposant que ses lois puissent n’être pas faites en prévision de toutes les contingences possibles ? Ou plutôt, quelle idée pouvons-nous avoir d’une contingence possible quelconque, qui ne soit à la fois le résultat et la manifestation de ses lois ? Celui qui, se dépouillant de tout préjugé, aura le rare courage de penser absolument par lui-même ne pourra pas ne pas arriver à la finale condensation des lois en une Loi, — ne pourra pas ne pas aboutir à cette conclusion : que chaque loi de la Nature dépend en tous points de toutes les autres lois, et que toutes ne sont que les conséquences d’un exercice primitif de la Volonté Divine. Tel est le principe de la Cosmogonie que j’essaye, avec toute la déférence nécessaire, de suggérer et de soutenir ici.

D’après ce point de vue, chassant, comme frivole et même comme impie, cette idée, que la force tangentielle a pu être communiquée directement aux planètes par le doigt de Dieu, je considère cette force comme naissant de la rotation des astres ; — cette rotation comme amenée par l’impétuosité des atomes primitifs se précipitant vers leurs centres respectifs d’aggrégation ; — cette impétuosité comme la conséquence de la loi de la Gravitation ; — cette loi comme le mode par lequel devait nécessairement se manifester la tendance des atomes à retourner à la non-particularité ; — cette tendance au retour comme la réaction inévitable de l’Acte premier, le plus sublime de tous, celui par lequel un Dieu, existant par lui-même et existant seul, est devenu, par la force de sa volonté, tous les êtres à la fois, pendant que tous les êtres devenaient ainsi une partie de Dieu.

Les hypothèses fondamentales de ce traité impliquent nécessairement certaines modifications importantes de la Théorie telle qu’elle nous est présentée par Laplace. J’ai considéré la force répulsive comme ayant pour but de prévenir le contact entre les atomes, et comme se produisant en raison du rapprochement, c’est-à-dire en raison de la condensation. En d’autres termes, l’Électricité, avec ses phénomènes compliqués, chaleur, lumière et magnétisme, doit procéder comme procède la condensation, et, naturellement, en raison inverse de la destinée, c’est-à-dire la cessation de la condensation. Ainsi le Soleil, dans le cours de son aggrégation, a dû, la répulsion se développant, devenir excessivement chaud, — incandescent peut-être ; et nous comprenons comment l’émission de ses anneaux a dû être matériellement facilitée par la légère incrustation de sa surface, résultat du refroidissement. Mainte expérience vulgaire nous montre comme une croûte analogue se détache facilement, par suite de l’hétérogénéité, de la masse intérieure. Mais, à chaque émission successive de surface durcie, la nouvelle surface apparaîtrait incandescente comme auparavant ; et l’époque où elle se serait de nouveau suffisamment durcie pour se détacher et s’éloigner facilement peut être considérée comme coïncidant exactement avec celle où la masse entière aurait besoin d’un nouvel effort pour rétablir l’équilibre de ses deux forces, dérangé par la condensation. En d’autres termes, quand l’influence électrique (la Répulsion) a définitivement préparé la surface à se détacher, l’influence de la Gravitation (l’Attraction) s’est trouvée prête à la rejeter. Ici donc, comme toujours, comme partout, nous voyons que le Corps et l’Âme marchent de concert.

Ces idées sont confirmées en tous points par l’expérience. Puisque la condensation ne peut jamais, dans aucun corps, être considérée comme absolument finie, nous pouvons prévoir que toutes les fois qu’il nous sera permis de vérifier le cas, nous trouverons des indices de luminosité dans tous les corps stellaires, dans les lunes et les planètes aussi bien que dans les soleils, Que notre Lune soit fortement lumineuse par elle-même, nous le voyons à chaque éclipse totale, alors qu’elle devrait disparaître s’il n’en était pas ainsi. Sur la partie sombre du satellite nous observons aussi, pendant ses phases, des traînées de lumière comme nos propres Aurores ; et il est évident que celles-ci, avec tous nos phénomènes divers proprement dits électriques, sans parler d’aucune clarté plus constante, doivent donner à notre Terre, pour un habitant de la Lune, une certaine apparence de luminosité. En réalité, nous devons considérer tous les phénomènes en question comme de simples manifestations, différentes en modes et en degrés, d’une condensation de la Terre faiblement continuée.

Si mes vues sont justes, attendons-nous à trouver les planètes plus récentes, — c’est-à-dire celles qui sont plus près du Soleil, — plus lumineuses que celles qui sont plus éloignées et d’une origine plus ancienne. L’éclat excessif de Vénus (qui, durant ses phases, laisse voir sur ses parties sombres de fréquentes Aurores) ne semble pas suffisamment expliqué par sa proximité de l’astre central. Cette planète est, sans doute, vivement lumineuse par elle-même, bien qu’elle le soit moins que Mercure, pendant que la luminosité de Neptune se trouve comparativement réduite à rien.

Mes idées étant admises, il est clair que du moment où le Soleil s’est déchargé d’un anneau, il a dû subir une diminution continue de lumière et de chaleur en raison de l’incrustation continue de sa surface ; et qu’une époque a dû venir, époque précédant immédiatement une nouvelle décharge, où la diminution de la lumière et de la chaleur a été matériellement très-sensible. Or nous savons qu’il est resté de ces changements des traces faciles à reconnaître. Sur les îles Melville, pour ne prendre qu’un exemple entre cent, nous trouvons des témoignages d’une végétation plus que tropicale, des traces de plantes qui n’auraient jamais pu fleurir sans une chaleur et une lumière immensément plus grandes que celles que notre Soleil peut actuellement donner à aucune partie de la Terre. Devons-nous rapporter cette végétation à l’époque qui a suivi immédiatement l’émission de la planète Vénus ? À cette époque a dû se produire pour nous la plus grande somme d’influence solaire, et cette influence a dû, dans le fait, atteindre alors son maximum ; naturellement nous négligeons la période de l’émission de la Terre, qui fut sa période de simple organisation.

D’autre part, nous savons qu’il existe des soleils non lumineux, c’est-à-dire des soleils dont nous déterminons l’existence par les mouvements des autres, mais dont la luminosité n’est pas suffisante pour agir sur nous. Ces soleils sont-ils invisibles simplement à cause de la longueur de temps écoulé depuis qu’ils ont produit une planète ? Et en revanche, ne pouvons-nous pas, au moins dans de certains cas, expliquer les apparitions soudaines de soleils sur des points où nous n’en avions pas jusqu’à présent soupçonné l’existence, en supposant qu’ayant tourné avec des surfaces durcies pendant les quelques milliers d’années qui composent notre histoire astronomique, ils ont pu enfin, après avoir produit un nouvel astre secondaire, déployer les splendeurs de leur partie intérieure toujours incandescente ? Quant au fait bien certain de l’accroissement proportionnel de chaleur à mesure que nous pénétrons dans l’intérieur de la Terre, il suffit de le rappeler en passant, et il sert à corroborer aussi fortement que possible tout ce que j’ai dit sur le sujet actuellement en question.

En parlant de l’influence répulsive ou électrique, je faisais observer tout à l’heure que les phénomènes importants de vitalité, de conscience et de pensée, étudiés soit dans leur généralité, soit dans leur détail, semblaient procéder en raison de l’hétérogénéité. Je disais aussi que je reviendrais sur cette idée ; et c’est ici, je crois, le moment de le faire. Si nous regardons d’abord la chose dans le détail, nous voyons que ce n’est pas seulement la manifestation de la vitalité, mais aussi son importance, ses conséquences et l’élévation de son caractère, qui sont en parfait accord avec l’hétérogénéité, ou complexité, de la structure animale. Si nous examinons maintenant la question dans sa généralité, et si nous en référons aux premiers mouvements des atomes vers une constitution massive, nous voyons que l’hétérogénéité est toujours en proportion de la condensation, par qui elle a été directement amenée. Nous arrivons ainsi à cette proposition, que l’importance du développement de la vitalité terrestre procède en raison égale de la condensation terrestre.

Or ceci est en accord précis avec ce que nous savons de la succession des animaux sur la Terre. À mesure que celle-ci s’est condensée, des races de plus en plus perfectionnées ont apparu. Est-il impossible que les révolutions géologiques successives qui ont accompagné, si elles ne les ont pas immédiatement causées, ces élévations successives du caractère de vitalité, — est-il improbable que ces révolutions elles-mêmes aient été produites par les décharges planétaires successives du Soleil, — en d’autres termes, par les variations successives de l’influence du Soleil sur la Terre ? Si cette idée paraît juste, il n’est pas déraisonnable de supposer que la décharge d’une nouvelle planète, plus proche du centre que Mercure, puisse amener une nouvelle modification de la surface terrestre, — modification d’où tirerait sa naissance une race matériellement et spirituellement supérieure à l’Homme. Ces pensées me frappent avec toute la force de la vérité, mais je ne les émets ici qu’en tant que pures suggestions.

La Théorie de Laplace a reçu récemment, par les mains du philosophe Comte, une confirmation plus forte encore qu’il n’était nécessaire. Ainsi ces deux savants ensemble ont montré, — non pas, certainement, que la Matière ait positivement existé, à une époque quelconque, à l’état de diffusion nébuleuse, tel que nous l’avons décrit, — mais que, si l’on veut bien admettre qu’elle ait ainsi existé dans tout l’espace et bien au delà de l’espace occupé maintenant par notre système solaire, et qu’elle ait commencé un mouvement vers un centre, — ils ont démontré, dis-je, que dans ce cas elle a dû adopter les formes variées et les mouvements que nous voyons maintenant se développer dans ce système. Une démonstration telle que celle-ci, dynamique et mathématique, aussi complète qu’une démonstration peut l’être, incontestable et incontestée, excepté peut-être par la secte impuissante et pitoyable des douteurs de profession, simples fous qui nient la loi newtonienne de la Gravitation, sur laquelle sont basés les résultats des mathématiciens français, — une démonstration telle que celle-là doit, pour beaucoup d’intelligences (et pour la mienne il en est ainsi), confirmer l’hypothèse cosmique sur laquelle elle s’appuie.

Que la démonstration ne prouve pas l’hypothèse, selon le sens ordinaire attribué au mot preuve, naturellement je l’admets. Montrer que certains résultats existants, que certains faits reconnus peuvent être, même mathématiquement, expliqués par une certaine hypothèse, ce n’est pas établir l’hypothèse elle-même. En d’autres termes, montrer que certaines données ont pu et même ont engendrer certain résultat existant, n’est pas suffisant pour prouver que ce résultat est la conséquence des données en question ; il faut encore démontrer qu’il n’existe pas et qu’il ne peut pas exister d’autres données capables de donner naissance au même résultat. Mais dans le cas actuellement en discussion, bien que tout le monde doive reconnaître l’absence de ce que nous avons l’habitude d’appeler preuve, il y a cependant beaucoup d’esprits, et ceux-là de l’ordre le plus élevé, pour qui aucune preuve n’ajouterait un iota de certitude. Sans entrer dans des détails qui touchent au domaine nuageux de la métaphysique, je puis faire observer que dans des cas semblables la force de conviction sera toujours, pour les véritables penseurs, proportionnée à la somme de complexité comprise entre l’hypothèse et le résultat. Soyons moins abstrait : — la quantité de complexité reconnue dans les conditions cosmiques, en augmentant proportionnellement la difficulté d’expliquer toutes ces conditions, fortifie en même temps, et dans la même proportion, notre confiance dans l’hypothèse qui nous sert à nous en rendre compte d’une manière satisfaisante ; — et comme on ne peut pas concevoir une complexité plus grande que celle des conditions astronomiques, de même il ne peut pas exister de conviction plus forte, pour mon esprit du moins, que celle fournie par une hypothèse qui, non-seulement concilie ces conditions avec une exactitude mathématique et les réduit en un tout consistant et intelligible, mais encore se trouve être la seule hypothèse au moyen de laquelle l’esprit humain ait jamais pu s’en rendre compte.

Une opinion très-mal fondée a récemment pris cours dans le monde et même dans les cercles scientifiques, à savoir que ladite Théorie Cosmogonique avait été renversée. Cette imagination est née du compte rendu de certaines observations récentes faites, à l’aide du grand télescope de Cincinnati et du célèbre instrument de lord Rosse, dans ces parties du ciel qui ont été jusqu’à ce jour appelées nébuleuses. Certaines taches du firmament, qui présentaient, même dans les plus puissants de nos vieux télescopes, une apparence de nébulosité ou de brume, avaient été regardées pendant longtemps comme une confirmation de la théorie de Laplace. On les prenait pour des étoiles subissant cette condensation dont j’ai essayé de décrire les modes. Ainsi on supposait que nous possédions la preuve oculaire de la vérité de l’hypothèse, — preuve qui, pour le dire en passant, s’est toujours trouvée sujette à controverse ; et quoique, de temps à autre, certains perfectionnements télescopiques nous permissent de voir qu’une tache, çà et là, que nous avions classée parmi les nébuleuses, n’était en réalité qu’un groupe d’étoiles tirant simplement son caractère nébuleux de l’immensité de la distance, toutefois on ne pensait pas qu’un doute pût exister relativement à la nébulosité positive d’autres masses nombreuses, véritables places-fortes des nébulistes, qui semblaient défier tout effort de ségrégation. De ces dernières, la plus intéressante était la grande nébuleuse dans la constellation d’Orion ; mais celle-ci, examinée à travers les magnifiques télescopes modernes, se trouva résolue en une simple collection d’étoiles. Or, ce fait fut généralement accepté comme concluant contre l’Hypothèse Cosmique de Laplace ; et à l’annonce des découvertes en question, le défenseur le plus enthousiaste, le vulgarisateur le plus éloquent de la théorie, le docteur Nichol, alla jusqu’à admettre la nécessité d’abandonner une idée qui avait fait la matière de son plus honorable livre[2].

Plusieurs de mes lecteurs seront sans doute portés à dire que le résultat de ces nouvelles investigations a au moins une forte tendance à renverser l’hypothèse, tandis que d’autres, plus réfléchis, insinueront seulement que, bien que la théorie ne soit nullement détruite par la ségrégation desdites nébuleuses, cependant l’impossibilité d’opérer cette ségrégation, même avec de si puissants instruments, aurait servi à corroborer triomphalement la théorie ; et ces derniers seront peut-être surpris de m’entendre dire que je n’adopte même pas leur opinion. Si les propositions de ce discours ont été bien comprises, on verra qu’à mon point de vue l’impossibilité d’opérer la ségrégation aurait servi à réfuter plutôt qu’à confirmer l’Hypothèse cosmique.

Je m’explique : — Nous pouvons considérer comme démontrée la Loi newtonienne de la Gravitation. Cette loi, on s’en souvient, je l’ai attribuée à la réaction du premier Acte divin, — à une réaction dans l’exercice de la Volition Divine, ayant à surmonter temporairement une difficulté. Cette difficulté, c’était de transformer forcément le normal en anormal, — de contraindre ce qui dans sa condition originelle et légitime, était Un à se soumettre à la condition vicieuse de Pluralité. C’est seulement en supposant la difficulté temporairement vaincue que nous pouvons comprendre une réaction. Il n’y aurait eu aucune réaction, si l’acte avait été infiniment continué. Tant que l’acte a duré, aucune réaction, évidemment, n’a pu commencer ; en d’autres termes, aucune gravitation n’a pu avoir lieu ; — car nous avons admis que l’une n’était que la manifestation de l’autre. Mais la gravitation a eu lieu ; donc l’acte de la Création avait cessé ; et, la gravitation s’étant manifestée depuis un long temps, il faut en conclure que l’acte de la Création a cessé aussi depuis un long temps. Nous ne pouvons donc pas espérer l’occasion d’observer les procédés primitifs de la Création ; et la condition de nébulosité, comme nous l’avons expliqué, fait partie de ces procédés primitifs.

De ce que nous savons de la marche de la lumière nous tirons la preuve directe que les étoiles les plus éloignées existent, sous leur forme actuellement visible, depuis un nombre inconcevable d’années. Il faut donc remonter dans le passé au moins jusqu’à la période où ces étoiles subirent la condensation, pour marquer l’époque où commença l’opération qui a constitué les masses. Si, d’un côté, nous concevons cette opération comme continuant encore dans le cas de certaines nébuleuses, de l’autre, nous voyons qu’en beaucoup d’autres cas elle est complétement finie, et c’est ce qui nous jette forcément dans des hypothèses pour lesquelles aucune base réelle ne nous est offerte ; — nous sommes obligés d’imposer à la Raison révoltée l’idée blasphématoire d’une interposition spéciale ; — de supposer que, dans les cas particuliers de ces nébuleuses, un Dieu infaillible a jugé nécessaire d’introduire certains règlements supplémentaires, certains perfectionnements de la loi générale, certaines retouches et corrections, en un mot, qui ont eu pour effet de reculer l’achèvement de ces étoiles particulières, pendant des siècles innombrables, au delà de l’ère qui avait suffi non-seulement pour parfaire la constitution des autres corps stellaires, mais même pour les doter d’une vieillesse chenue et déjà inexprimable.

Sans doute on peut objecter immédiatement que, puisque la lumière grâce à laquelle nous percevons ces nébuleuses est simplement celle qui s’est détachée de leur surface depuis un nombre immense d’années, les progrès de création observés actuellement, ou que nous supposons observés actuellement, ne sont pas en réalité des progrès actuels, mais les fantômes des progrès accomplis dans un passé déjà lointain ; — ce qui est un raisonnement absolument semblable à celui que j’ai affirmé relativement à tous les progrès tendant à la constitution des autres masses.

À ceci je réponds que la condition actuellement observée des corps condensés n’est pas non plus leur condition actuelle, mais une déjà obtenue dans le passé ; de sorte que mon argument tiré de la condition relative des étoiles et des nébuleuses n’est en aucune manière infirmé. En outre, ceux qui affirment l’existence des nébuleuses ne placent pas la nébulosité à une extrême distance ; ils déclarent que c’est une nébulosité réelle et non pas perspective. Si nous concevons qu’une masse nébuleuse puisse être, en quelque façon, visible, nous devons la concevoir comme placée très-près de nous, en comparaison des étoiles solidifiées que les télescopes modernes présentent à notre vue. Affirmer que les apparences en question sont de réelles nébuleuses, c’est affirmer, pour notre point de vue, leur proximité relative. Donc leur condition, telle qu’elle se montre maintenant à nous, doit être rapportée à une époque bien moins éloignée que celle à laquelle nous rapportons la condition actuellement observée de la majorité au moins des étoiles. — Pour finir en un mot, si l’Astronomie pouvait démontrer l’existence d’une nébuleuse, dans le sens qu’on donne présentement à ce terme, je considérerais la Théorie Cosmogonique, non pas comme fortifiée par cette démonstration, mais comme irréparablement renversée.

Cependant, pour ne rendre à César que juste ce qui appartient à César, qu’il me soit permis de faire observer que l’hypothèse qui a conduit Laplace à un si glorieux résultat semble lui avoir été, en grande partie, suggérée par une fausse conception, — par cette même fausse conception dont nous venons de parler, — par la méprise générale relative au caractère des prétendues nébuleuses. Lui aussi, il supposait qu’elles étaient en réalité ce qu’implique leur désignation. Le fait est que ce grand homme avait, très-justement, une foi médiocre dans ses propres facultés de perception ; Ainsi, relativement à l’existence positive des nébuleuses, existence si présomptueusement affirmée par les astronomes ses contemporains, il s’appuyait bien moins sur ce qu’il voyait que sur ce qu’il entendait dire.

On verra que les seules objections valables qu’on puisse opposer à sa théorie sont celles faites à l’hypothèse prise en elle-même, à ce qui l’a suggérée et non à ce qu’elle suggère, aux propositions qui l’accompagnent plutôt qu’à ses résultats. La supposition la moins justifiée de Laplace consiste à donner aux atomes un mouvement vers un centre, malgré qu’il comprenne évidemment les atomes comme s’étendant, dans une succession illimitée, à travers l’espace universel. J’ai déjà montré qu’avec de telles donnée aucun mouvement n’aurait pu avoir lieu ; ainsi Laplace, pour supposer un mouvement, se place sur une base aussi peu philosophique qu’elle est inutile pour établir ce qu’il voulait établir.

Son idée originale semble avoir été un composé des vrais atomes d’Épicure et des pseudo-nébuleuses de ses contemporains ; et ainsi sa théorie se présente à nous avec la singulière anomalie d’une vérité absolue, déduite, comme résultat mathématique, d’une création hybride de l’imagination antique mariée au sens obtus moderne. La force réelle de Laplace consistait, en somme, dans un instinct mathématique presque miraculeux ; c’était là-dessus qu’il s’appuyait ; jamais cet instinct ne lui a manqué ; jamais il ne l’a trompé. Dans le cas de la Cosmogonie, il l’a conduit, les yeux bandés, à travers un labyrinthe d’Erreur, vers un des plus lumineux et des plus prodigieux temples de Vérité.

  1. Je suis prêt à démontrer que la révolution anormale des satellites d’Uranus est simplement une anomalie perspective provenant de l’inclinaison de l’axe de la planète. — E. P.
  2. Tableau de l’Architecture des Cieux. — Une lettre attribuée au docteur Nichol, écrivant à un ami d’Amérique, a fait le tour de nos journaux, il y a environ deux ans, qui admettait la nécessité à laquelle je fais allusion. Dans une lecture postérieure, M. Nichol semble toutefois avoir triomphé en quelque sorte de la nécessité, et ne renonce pas absolument à la théorie, bien qu’il ait l’air de s’en moquer un peu comme d’une pure hypothèse. Avant les expériences de Maskelyne, qu’était donc la Loi de Gravitation ? Une hypothèse. Et qui mettait en question cette loi, même alors ?