Eve Effingham/Chapitre 12

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 146-162).


CHAPITRE XII.


Sur ma foi, tu étais en humeur de dire des folies hier soir, quand tu parlais de Pigrogrometus, des Valpiens passant l’équinoxe de Québus…
Sir Andrew Aguecheek.



Il vient d’être dit que les progrès de la société dans ce qu’on appelle un nouveau pays ont quelque chose de particulier. Au commencement d’un établissement, il y a beaucoup de cette bienveillance et de cet intérêt mutuel dont les hommes sont disposés à se donner réciproquement des preuves quand ils se sont embarqués dans une entreprise commune et hasardeuse. Les besoins et les efforts mutuels diminuent la distance que mettent nécessairement entre eux l’éducation, les habitudes et les manières ; et celui même qui peut soutenir et qui soutient son caractère et son rang dans le monde, le fait avec cette sorte de familiarité qui marque les rapports des officiers avec les soldats pendant une campagne fatigante. Des hommes et même des femmes qui, en toute autre circonstance, auraient été des étrangers les uns pour les autres, rompent le pain ensemble et ont d’autres relations sociales. L’esprit d’aventure et la manière dont il faut vivre dans la forêt rabaissent les prétentions de l’homme dont l’esprit est plus cultivé, et qui n’a que les ressources de l’intelligence, presque au niveau de celui qui n’a en partage que l’énergie physique et le -travail de ses mains. Dans leurs rapports entre eux, tous se rencontrent en quelque sorte sur un terrain neutre, l’un cédant quelque chose de sa supériorité, l’autre réclamant une apparence extérieure d’égalité, quoiqu’il sente fort bien que cette égalité est le résultat des circonstances dans lesquelles il est placé. En un mot, cet état de société est favorable aux prétentions de la force purement animale, et désavantageux à celles des facultés intellectuelles.

Cette période de temps peut s’appeler peut-être la plus heureuse du premier siècle d’une colonie. Les premiers besoins, de la vie sont si sérieux et occupent tellement, qu’on oublie les petites contrariétés ; et les choses qui causeraient un dépit sérieux dans un état de société plus régulière, sont prises comme devant naturellement avoir lieu, et l’on en rit comme d’incidents du jour auxquels on devait s’attendre. On ne voit partout que bienveillance ; le voisin va gaiement à l’aide de son voisin ; la vie est pleine d’une gaieté insouciante ; on s’associe sans distinction avec tous ses compagnons, et chacun montre l’enjouement heureux de l’enfance. On remarque que ceux qui ont passé par cet état d’épreuve ne se le rappellent ordinairement qu’avec regret, et aiment à raconter les scènes et les événements quelquefois ridicules qui distinguent l’histoire d’un nouvel établissement, de même que le chasseur soupire après la forêt.

À ce temps de gaieté, de travail, d’aventures et d’affection mutuelle, en succède un autre pendant lequel la société commence à s’organiser et les passions ordinaires à reprendre leur empire. C’est alors qu’on voit la lutte pour les places, la jalousie entre les familles qui se les disputent et l’influence de l’argent. Les circonstances ont peut-être établi la supériorité reconnue de quelques familles, et leur société est le but auquel les autres aspirent. Les professions savantes, en y comprenant le clergé, ou ce que l’on appelle ainsi par courtoisie, – prennent la préséance, comme leur étant due, mais seulement après la richesse, quand elle est soutenue par quelques dehors. Alors commencent dans la société ces degrés qui mettent en défaut les institutions, et qui suivent aussi naturellement la civilisation, que les goûts et les habitudes sont le résultat du plaisir qu’on a trouvé à s’y livrer.

C’est peut-être l’état le moins attrayant de société dans tout pays qui peut se dire libre et éloigné de la barbarie. Les goûts ont trop peu cultivés pour exercer une influence essentielle, et quand ils existent, ils sont ordinairement accompagnés des prétentions qui suivent toujours l’enfance des connaissances. La lutte n’en est que plus sérieuse par suite du pêle-mêle qui a précédé, et certains hommes prétendent à une considération qui semblerait hors de leur portée dans une communauté plus ancienne et mieux organisée. C’est alors que les manières laissent le plus à désirer, parce qu’il leur manque le naturel et la sensibilité de la première période, tandis qu’elles sont exposées aux rudes attaques d’hommes grossiers et vulgaires. Car, comme les hommes reconnaissent ordinairement une supériorité établie depuis longtemps, l’antiquité ayant un charme qui est quelquefois capable même de réprimer les passions ; la marche du temps, dans les communautés plus anciennes, décide ce qui est ici un objet de contention. Ce que nous venons de dire provient peut-être d’un principe général et naturel ; mais l’état de la société que nous décrivons en ce moment a quelques traits qui lui sont particuliers. La civilisation de l’Amérique, même dans ses districts plus anciennement colonisés, qui fournissent aujourd’hui des émigrants pour des contrées plus nouvelles, est inégale, un État étant placé à un niveau plus élevé que l’autre. Sortant, comme elle le fait, de différentes parties de ce vaste pays, la population d’un nouvel établissement, quoique singulièrement homogène pour les circonstances, apporte nécessairement avec elle ses singularités locales. Si à de tels éléments on ajoute une certaine quantité d’Européens de diverses nations et de toutes conditions, les effets de ce mélange et les luttes sociales temporaires qui s’ensuivent ne causeront aucune surprise.

La troisième et dernière condition de la société dans un nouveau pays est celle dans laquelle l’influence des causes particulières qui viennent d’être énoncées cesse de se faire sentir, et où les hommes et les choses sont gouvernés par des lois plus générales. Le résultat en est nécessairement de laisser la communauté en possession d’une civilisation qui se conforme à celle de tout le pays, que le niveau en soit plus bas ou plus élevé, et il s’opère une division en castes qui est plus ou moins strictement maintenue, suivant les circonstances.

Les périodes, — comme les astronomes appellent le temps qu’emploie une révolution céleste, — les périodes des deux premières de ces trois époques dans l’histoire d’un nouvel établissement dépendent beaucoup des progrès qu’il fait en richesse et en population. Dans quelques endroits, l’âge pastoral ou celui de la bonne intelligence dure toute une vie, ce qui fait peut-être rétrograder les habitants sous le rapport de quelques-unes des plus nobles qualités, mais ce qui les rend plus heureux en ce qui concerne les plaisirs du moment ; dans d’autres, elle s’écoule rapidement comme les joies vives de la race humaine entre quatorze et vingt ans.

La seconde période est ordinairement de plus longue durée, les habitudes de migration du peuple américain retardant l’organisation de la société plus longtemps que cela n’arriverait dans tout autre cas. On peut dire qu’elle ne se termine entièrement que lorsque la grande majorité de la génération existante est née dans le nouvel établissement, et ne connaît d’autres objets de comparaison que ceux près desquels elle a passé sa vie. Et même quand cela arrive, il s’y trouve souvent un si grand nombre d’oiseaux de passage, — d’hommes qui sont des aventuriers cherchant à s’avancer et qui vivent sans connaître les bons rapports de voisinage, comme on peut dire qu’ils vivent sans domicile, — qu’il s’y trouve longtemps un état mixte de société pendant lequel on peut mettre en doute si une communauté appartient à la seconde ou à la troisième période.

Templeton était exactement alors dans cette situation équivoque car, quoique la troisième génération des premiers colons fût déjà dans l’âge mûr, tant d’étrangers allaient et venaient, que leur influence neutralisait presque celle du temps et de l’ordre naturel des choses. La population était à peu près également partagée entre les descendants des premiers habitants et des gens qu’on pouvait regarder comme les hirondelles et les autres oiseaux de passage. Tous ceux qui étaient arrivés dans ce canton dans la force de l’âge, et dont les travaux avaient fait du désert l’habitation d’hommes civilisés, s’ils n’avaient pas été littéralement placés dans la tombe de leurs pères, avaient été les premiers chacun de leur race ensevelis dans la terre qui devait couvrir un si grand nombre de leurs descendants. Il restait encore quelques-uns de ceux qui étaient arrivés jeunes dans le désert ; mais les événements de la première période, que nous avons imparfaitement rapportés dans un autre ouvrage[1], n’étaient déjà plus que des traditions. Ces premiers colons conservaient encore une partie des sentiments qui les avaient animés pendant leurs anciens rapports avec leurs voisins, et un de leurs plus grands plaisirs était de parler des travaux pénibles et des privations de leur jeunesse, comme le vétéran aime à parler de marches, de sièges, de batailles et de ses cicatrices. Ce serait aller trop loin que de dire qu’ils voyaient avec méfiance la partie plus éphémère de la population, car, familiarisés avec le changement, ils s’étaient habitués à voir de nouveaux visages ; mais ils avaient un secret penchant les uns pour les autres ; ils préféraient ceux qui pouvaient partager sincèrement leurs propres sentiments, et ils aimaient naturellement la compagnie de ceux qui pensaient comme eux sur tous les points. Ce n’était que dans cette portion de la communauté qu’on pouvait trouver cette sorte de sentiment qui se rattache aux localités, l’esprit d’aventure ayant produit sur eux l’effet du temps, tandis que ceux qui étaient nés sur les lieux, n’étant pas animés par les souvenirs qui avaient tant de charmes pour leurs pères, n’éprouvaient pas encore suffisamment l’intérêt qu’inspirent les traditions pour connaître ce sentiment dans toute sa force. Des sentiments tout opposés distinguaient les oiseaux de passage dont nous avons si souvent parlé, classe nombreuse, inquiète et agitée, qui suffit presque pour détruire tout ce qu’il y a de poésie et d’attachement local dans tout endroit où elle arrive.

Cependant, à Templeton et dans les cantons voisins, les deux influences hostiles étaient à peu près égales, les descendants des pères du pays commençant à se prononcer contre les idées relâchées et le manque de sentiments, caractère particulier des bandes conduites par un esprit constant de migration. Les premiers commençaient à considérer l’autel devant lequel s’étaient prosternés leurs pères comme plus saint que tout autre, la terre qui couvrait leur tête comme plus sacrée que celle que la charrue labourait ; et les lieux où ils avaient passé leur enfance, et où ils s’étaient livrés à leurs premiers jeux, leur étaient plus chers que le grand chemin foulé par les pieds de la multitude.

Tels étaient les éléments de la société dans laquelle nous avons introduit nos lecteurs, et qu’il sera de notre devoir de leur faire mieux connaître, à mesure que nous avancerons dans le récit régulier des événements de notre histoire.

Le retour des Effingham, après une si longue absence, fit naturellement sensation dans un pareil village, et les visites arrivèrent au wigwam aussitôt que les convenances le permirent.

Beaucoup de faux bruits se répandirent naturellement, et avant que dix jours se fussent écoulés, on disait déjà que miss Ève allait épouser sir George Templemore, – M. Powis, – et même M. Bragg. Cette dernière histoire avait pris naissance dans quelques mots échappés à ce dernier, qui avait laissé entrevoir ses espérances précoces en aidant quelques amis à vider une bouteille de mauvais vin, honoré du nom de champagne. Mais de pareils contes naissaient et mouraient si souvent dans une société où le mariage est un sujet général de conversation parmi les jeunes filles, qu’ils portaient avec eux leur propre réfutation. Le troisième jour après l’arrivée des voyageurs fut un jour de réception au wigwam, et ils eurent soin d’être tous à la maison à midi, et prêts à recevoir les visites. Une des premières fut celle de M. Howel, célibataire à peu près du même âge que M. Effingham, ayant une fortune honnête et des habitudes tranquilles. La nature avait fait pour M. Howel plus que l’éducation ; car, à très-peu d’exceptions près, il avait passé toute sa vie dans la vallée de Templeton. Sans aimer l’étude ni la science, il avait employé tout son temps à se tenir au courant de la littérature du jour, car il aimait beaucoup la lecture ; et comme il était trop indolent pour discuter et même pour réfléchir, son esprit avait reçu toutes ses impressions des ouvrages qu’il lisait, comme il se forme un creux dans une pierre par la goutte d’eau qui y tombe constamment. Malheureusement pour M. Howel, il ne savait que sa propre langue, et toutes ses lectures se bornant nécessairement à des ouvrages anglais, il s’était imbu peu à peu et sans le savoir de toutes les opinions, de tous les préjugés et de tous les principes, — si ce dernier mot peu s’employer en ce cas, — qu’il avait convenu aux intérêts et aux passions de l’Angleterre de promulguer par le moyen de la presse. Une parfaite bonne foi régnait dans toutes ses opinions, et quoiqu’il fût naturellement modeste, il se croyait si certain que ses autorités avaient toujours raison, qu’il était porté à prendre un ton un peu dogmatique sur tous les points qu’il regardait comme établis par ses auteurs. Il y avait souvent des escarmouches, mais toujours amiables, entre John Effingham et M. Howel ; car tandis que celui-ci avait des connaissances si bornées, et était si porté à une crédulité innocente, le premier était original dans ses vues, habitué à voir et à penser par lui-même, et était d’ailleurs assez disposé à accorder toute leur valeur aux avantages qu’il possédait.

— Voici notre vieux voisin et mon ancien camarade d’école, Tom Howel, dit M. Effingham, qui était debout près d’une fenêtre, en le voyant traverser la pelouse qui était devant la maison. C’est un homme ayant le cœur aussi bon que qui que ce soit, sir George, un homme qui est véritablement Américain car c’est tout au plus s’il a quitté ce comté une demi-douzaine de fois dans toute sa vie, et je ne connais personne qui soit plus honnête et qui ait plus de douceur dans le caractère.

— Oui, dit John Effingham, il est aussi Américain que puisse l’être un homme qui regarde tout ce qu’il voit avec des lunettes anglaises ; qui ne parle que pour énoncer des opinions anglaises qui condamne une chose ou une autre d’après des préjuges anglais, et qui a un palais anglais pour tout ce qu’il goûte. Américain ! Cet homme n’est pas plus Américain que le journal le Times ou Charing Cross. Il a fait un voyage à New-York, pendant la dernière guerre, tout exprès pour s’assurer par ses propres yeux qu’une frégate yankee avait débarqué un Anglais dans ce port.

— Sa prédilection pour tout ce qui est Anglais ne sera pas un défaut à mes yeux, dit le baronnet en souriant, et j’ose dire que nous serons bons amis.

— Bien certainement M. Howel est un homme très-aimable, ajouta Grace. De toute votre coterie à Templeton, c’est mon plus grand favori.

— Oh ! je prévois une intimité entre sir George et Howel, reprit John Effingham et il s’engagea une petite guerre de mots entre lui et sa cousine.

— Je vous assure, cousin John, que je me souviens parfaitement et avec grand plaisir de M. Howel. Je n’ai pas oublié qu’il me passait tous mes petits caprices quand j’étais enfant.

— Cet homme est un second Burchell. J’ose dire que lorsque vous étiez enfant, il ne venait jamais au wigwam sans avoir les poches farcies de gâteaux et de bonbons.

L’entrevue fut cordiale de part et d’autre ; M. Howel revit ses anciens amis avec une affection pleine de chaleur, et exprima son ravissement du changement qui s’était opéré en Ève. John Effingham ne lui fit pas un moindre accueil que les autres, car il aimait aussi leur bon et crédule voisin.

— Je suis charmé de vous revoir, très-charmé de vous revoir, dit M. Howel en se mouchant pour cacher quelques larmes qui voulaient sortir de ses yeux. Je pensais aller à New-York pour vous voir ; mais la distance est grande, et à mon âge c’est une affaire sérieuse. Vous paraissez fort bien soutenir le vôtre, Messieurs.

— Et pourtant nous sommes tous deux plus vieux que vous de quelques mois, Howel ; ce qui ne nous a pas empêchés de parcourir toute cette distance pour venir vous voir, dit M. Effingham.

— Oui, vous êtes de grands voyageurs, de très-grands voyageurs, et vous êtes habitués au mouvement. Vous avez été jusqu’à Jérusalem, à ce que j’ai entendu dire.

— J’ai passé par ses portes, mon bon ami, dit John Effingham, et j’aurais bien voulu que vous fussiez avec moi. Un tel voyage aurait pu vous guérir de la maladie du pays.

— Je suis fixé ici à fer et à clous, et je ne m’attends plus à me trouver jamais sur l’Océan. À une certaine époque, j’avais pensé qu’un tel événement pourrait arriver, mais à présent j’ai renoncé à tout espoir à ce sujet. Eh bien ! miss Ève, de tous les pays que vous avez vus, auquel donnez-vous la préférence ?

— Je crois que l’Italie est celui qui obtient le plus de suffrages, répondit Ève avec un sourire amical mais il se trouve de belles choses presque dans tous les pays.

— L’Italie ! — Eh bien ! cela m’étonne beaucoup. Je ne savais pas qu’il y eût quelque chose de particulièrement intéressant en Italie. Je m’attendais à vous entendre dire que vous préfériez l’Angleterre.

— L’Angleterre est certainement aussi un beau pays ; mais il lui manque bien des avantages dont jouit l’Italie.

— Et quoi ? demanda M. Howel, changeant ses jambes d’un genou sur l’autre, afin de se placer dans une position plus convenable pour écouter et faire des objections au besoin. Que peut posséder l’Italie que l’Angleterre ne possède à un degré supérieur ?

— Ses souvenirs, et tout l’intérêt que le temps et de grands événements jettent sur un pays.

— Et l’Angleterre manque-t-elle de souvenirs et de grands événements ? N’y a-t-il pas dans ce pays le conquérant, et si vous le voulez le roi Alfred ? — la reine Élisabeth et Shakespeare ? — Songez à Shakespeare, ma chère miss Effingham ! — Et sir Walter Scott, et la conspiration des poudres, — Olivier Cromwell, l’abbaye de Westminster, le pont de Londres et George IV, — George IV, le descendant d’une ligne de véritables rois ! — Au nom du ciel, que peut posséder l’Italie qui inspire autant d’intérêt que toutes ces choses ?

— Elles sont sans doute fort intéressantes, dit Ève, cherchant à sourire ; mais l’Italie a aussi ses restes des anciens temps. Vous oubliez les Césars.

— Assez bons pour des temps barbares, cela peut être mais que sont-ils auprès des monarques anglais ? J’aimerais mieux voir un roi d’Angleterre bonâ fide que tous les Césars qui ont jamais mis le feu à Rome. Je crois qu’il n’a jamais existé de véritable roi que le roi d’Angleterre.

— Quoi ! pas même le roi Salomon ! s’écria John Effingham.

— Oh ! c’était un roi de la Bible, et personne n’y pense jamais. — L’Italie ! eh bien ! je n’attendais pas cela de la fille de votre père. — Le père de votre trisaïeul doit être né Anglais, monsieur Effingham ?

— J’ai lieu de le croire, Monsieur.

— Et Milton, et Dryden, et Jewton et Locke ! — noms prodigieux valant tous les Césars mis ensemble ! — Et Pope ! Qu’a-ton en Italie à comparer à Pope ?

— On y a du moins le pape, dit Ève en riant[2].

— Et il y a aussi la Tête du Sanglier dans Eastcheap, et la Tour, et la reine Anne, et tous les beaux esprits de son règne, et… et… et Titus Oates, et le champ de bataille de Bosworth, et Smithfield où furent brûlés tous les martyrs, et mille autres endroits qui donnent un intérêt immense à la vieille Angleterre.

— Rien n’est plus vrai, dit John Effingham avec l’air d’être du même avis ; mais, Howel, vous avez oublié Peeping Tom de Coventry et le climat.

— Et Holyrood House, et la cathédrale d’York, et celle de Saint-Paul ! continua le digne M. Howel, trop occupé de son énumération de choses qui étaient sacrées pour lui, pour faire attention à cette interruption ; – et le château de Windsor ! Qu’y a-t-il dans le monde entier qui puisse égaler le château de Windsor comme résidence royale ?

Le besoin qu’il eut de prendre haleine fournit à Ève l’occasion de répliquer, et elle la saisit avec un empressement dont elle fut ensuite la première à rire.

— Suivant mon pauvre jugement, monsieur Howel, il y a plus de réelle magnificence dans le grand escalier de Caserta que dans tout le château de Windsor réuni, si vous en exceptez la chapelle.

— Mais Saint-Paul ?

— On peut y opposer Saint-Pierre, du moins comme pendant, je crois.

— C’est ce que disent les catholiques, mais j’ai toujours regardé cela comme une de leurs impostures ; je ne crois pas qu’il puisse exister rien d’aussi beau que Saint-Paul. – Ensuite il y a les nobles ruines de l’Angleterre : vous devez convenir qu’elles sont sans rivales.

— Le temple de Neptune à Pœstum passe pour offrir des ruines très-intéressantes.

— Oui, pour les ruines d’un temple, cela peut être, quoique je ne me souvienne pas d’en avoir jamais entendu parler jusqu’à ce moment. Mais les ruines d’un temple ne peuvent être comparables à celles d’une abbaye.

— Le goût est une chose arbitraire, Tom Howel ; vous et moi nous le savons fort bien, car lorsque nous étions jeunes, nous nous disputions souvent sur la beauté de nos chevaux, dit M. Effingham, voulant mettre fin à une discussion qui lui semblait prématurée, après une si longue absence. — Voici deux jeunes amis qui ont partagé avec nous les périls de notre dernier voyage, et à qui nous sommes redevables en grande partie de nous trouver ici en sûreté. Voici un de nos concitoyens, M. Powis ; et voici un ami anglais qui sera certainement charmé de faire connaissance avec un admirateur si ardent de son pays, – sir George Templemore.

M. Howel n’avait jamais vu un Anglais titré, et il fut tellement pris au dépourvu qu’il salua d’un air un peu gauche. Mais comme les deux jeunes gens lui rendirent son salut avec cette aisance respectueuse qui annonce la connaissance du monde, il se remit bientôt de sa confusion momentanée.

— J’espère, miss Ève, reprit M. Howel après cette courte interruption, que vous avez rapporté ici un cœur américain – un cœur tout entier ? Il a déjà couru certains bruits sur des marquis français et des barons allemands ; mais je comptais trop sur votre patriotisme pour croire que vous voulussiez épouser un étranger.

— Je me flatte que vous exceptez les Anglais, s’écria gaiement sir George. Nous sommes presque le même peuple.

— Je suis fier de vous entendre parler ainsi, Monsieur ; rien ne me flatte plus que d’être regardé comme Anglais, et je n’aurais certainement pas accusé miss Effingham d’avoir manqué d’amour pour son pays si…

— Si elle avait épousé une demi-douzaine d’Anglais, s’écria John Effingham, qui vit que la conversation que son cousin avait cherché à détourner courait risque de se renouer. – Mais, Howel, vous ne m’avez pas encore fait compliment des changements que j’ai faits à cette maison, j’espère que vous en êtes content comment les trouvez-vous ?

— Un peu trop français.

— Français ! il n’y a pas un seul trait français dans tout l’animal. — Qui vous a mis une pareille idée dans la tête ?

— C’est l’opinion générale, et j’avoue que le bâtiment me plairait davantage s’il était moins continental.

— Sur ma foi, mon ancien ami, il serait difficile de dire ce qu’il est. — C’est un original, — Effingham enté sur Dolittle, si vous voulez. — Du reste il est plutôt anglais qu’aucune autre chose.

— Je suis charmé de vous entendre parler ainsi, car j’avoue que j’ai du penchant à aimer cette maison. Miss Ève, je meurs d’envie de savoir si vous avez vu tous nos célèbres contemporains quand vous étiez en Europe. C’est ce qui serait pour moi un des plus grands plaisirs d’un voyage.

— Dire que nous les avons vus tous, ce serait aller trop loin, mais nous eu avons vu plusieurs.

— Scott, bien certainement ?

— Nous avons eu le plaisir de nous trouver quelquefois avec sir Walter à Londres.

— Et Southey, et Coleridge, et Wordsworth, et Bulwer, et Roger, et Campbell, et la tombe de Byron, et Horace Smith et miss Landon, et Barry Cornwall, et…

Cum multis aliis, dit John Effingham, pour arrêter ce torrent de noms. Ève en a vu la plupart, et comme Jubal dit à Shylock : « Nous avons souvent été où nous avons entendu parler du reste. » — Mais, mon ami Tom, vous ne dites rien de Gœthe, de Tieck, et de Schlegel ; de Lamartine, de Chateaubriand, et de Delavigne, – de Mickiewiecz, de Nota, de Manzoni, etc.

Le bon M. Howel écoutait cette liste que John Effingham débitait avec volubilité, dans un silence produit par l’étonnement ; car, à l’exception d’un ou deux de ces hommes distingués, il n’en avait jamais entendu parler, et, dans la simplicité de son cœur, il s’était imaginé qu’il n’existait aucun personnage remarquable encore vivant dont il ne connût quelque chose, et qui ne passât la plus grande partie de son temps en Angleterre.

— Ah ! dit John Effingham en regardant à une fenêtre, voici le jeune Wenham qui arrive pour rétablir l’équilibre. Je crois que vous devez l’avoir oublié, Édouard ; mais vous vous souvenez certainement de son père.

M. Effingham et son cousin sortirent du salon pour recevoir le nouvel arrivant, avec qui le dernier avait fait connaissance pendant qu’il surveillait les réparations du wigwam.

M. Wenham était fils d’un homme de loi du comté qui avait fait de bonnes affaires, et, étant fils unique, il avait hérité d’une assez belle fortune. Par son âge, il faisait partie de la génération à laquelle Ève appartenait, plutôt qu’à celle de son père ; et si M. Howel était un compendium de toutes les idées provinciales que l’Amérique s’était faites de l’Angleterre il y a quarante ans, on pouvait dire que M. Wenham appartenait à l’école contraire, et était aussi ultra-américain que son voisin était ultra-anglais. S’il y a une jeune France, il y a aussi une jeune Amérique, quoique les sectateurs de la dernière marchent d’un pas moins hardi que ceux de la première. M. Wenham se regardait comme un modèle d’indépendance nationale, et parlait constamment de la supériorité de l’Amérique, quoique les anciennes impressions ne fussent pas encore entièrement effacées de son système moral, comme les hommes arrivés à l’âge mûr jettent un regard autour d’eux quand ils traversent un cimetière pendant l’obscurité, comme pour chercher le revenant qui a effrayé leur enfance. John Effingham connaissait à fond ce jeune homme, et en disant qu’il arrivait à propos pour rétablir l’équilibre, il faisait allusion a la différence frappante qui existait entre son caractère et celui de M. Howel.

Les présentations et les politesses d’usage étant terminées, nous rendrons compte de la conversation qui suivit.

— Vous devez, miss Effingham, dit M. Wenham, qui, en vrai Américain, et étant lui-même un jeune homme, crut de rigueur d’adresser la parole à une jeune dame de préférence à toute autre personne, – vous devez être satisfaite des grands progrès que notre pays a faits pendant votre absence.

Ève répondit simplement que son extrême jeunesse, quand elle avait quitté son pays, l’avait empêchée de conserver des idées bien précises sur de pareils sujets. — J’ose dire, ajouta-t-elle, que tout ce que vous dites est très-vrai ; mais une personne comme moi, qui ne se rappelle que des pays où la société est bien plus ancienne, est un peu portée, je crois, à être plus frappée de ce qui manque encore à celui-ci, que des progrès qu’il peut avoir faits, et qui sont encore loin de l’avoir conduit à la perfection.

M. Wenham parut piqué, — indigné serait peut-être un mot plus convenable ; — mais il réussit à conserver son sang-froid, chose qui n’est pas toujours facile à un homme qui a été élevé en province et qui y a contracté toutes ses habitudes, quand il voit le peu de cas que font les autres de ce qui est pour lui le beau idéal.

— Arrivant précisément d’Angleterre, dit M. Howel, miss Effingham doit découvrir mille imperfections dans ce pays. Cette musique, par exemple, faisant allusion aux sons d’une flûte qu’on entendait dans une maison voisine, les fenêtres étant ouvertes, — cette musique doit être insupportable à ses oreilles après celle de Londres.

— La musique des rues de Londres est certainement une des meilleures, sinon la meilleure de l’Europe, répondit Ève en jetant sur le baronnet un coup d’œil qui le fit sourire, et je crois que celle que nous entendons appartient à cette classe.

— Avez-vous lu les articles signés « Minerva, » dans le Courrier hebdomadaire, miss Effingham ? demanda M. Wenham, voulant voir si elle aimait le genre sentimental, après avoir si mal réussi dans sa première tentative pour l’intéresser ; — on les regarde généralement comme une addition précieuse à la littérature américaine.

— Vous êtes un heureux mortel, Wenham, dit M. Howel, si vous pouvez trouver en Amérique une littérature à laquelle on puisse ajouter ou dont on puisse extraire quelque chose. À l’exception d’almanachs, de rapports tronqués et mal rédigés, de jugements et de vers de journaux, je n’y connais rien qui mérite ce nom.

— Il est possible, monsieur Howel, que nous n’imprimions pas nos livres sur d’aussi beau papier, et que nous ne les ornions pas d’aussi riches reliures que dans quelques autres pays ; mais quant au jugement et au style, la littérature américaine n’a à craindre aucune littérature d’Europe.

— À propos, monsieur Effingham vous avez été en Russie. Avez-vous vu l’empereur, par hasard ?

— J’ai eu ce plaisir, monsieur Howel.

— Est-ce réellement un monstre, comme on nous le représente ?

— Un monstre ! — Que voulez-vous dire, mon digne ami ? Vous ne parlez sûrement pas de son physique ?

— Je ne sais que vous en dire. — Je me suis mis dans l’idée qu’il ne brille pas par la beauté. Je me le figure comme une sorte de garçon boucher, petit, et ayant l’air commun.

— Vous calomniez un des plus beaux hommes de notre siècle.

— Je crois que je soumettrais la question à un jury. Après ce que j’ai lu de lui dans des ouvrages anglais, je ne puis croire qu’il soit si bien fait.

— Mais, mon cher voisin, ces ouvrages anglais se trompent ou ils ont des préventions, ou ils sont de mauvaise foi.

— Oh ! je ne suis pas homme à m’en laisser imposer ainsi. D’ailleurs, quel motif un écrivain anglais peut-il avoir pour calomnier l’empereur de Russie ?

— Sans doute, quel motif ? s’écria John Effingham. Vous avez la bouche fermée, Édouard.

— Mais songez, monsieur Howel, que nous avons vu l’empereur Nicolas.

— Je suis sûr, miss Effingham, que votre bonté naturelle vous a portée à le juger le plus favorablement possible ; et à présent que j’y pense, je crois que, depuis le congrès de Gand, bien des Américains ont été disposés à en juger de même. Non, non je me contenté de ce qu’en disent les Anglais. Ils sont beaucoup plus près que nous de Saint-Pétersbourg, et ils sont aussi plus accoutumés à rendre un compte exact en pareille occasion.

— Mais, Tom Howel, s’écria M. Effingham avec plus de chaleur que de coutume, à quoi sert d’être plus près dans un cas semblable, si l’on n’est pas assez près pour voir de ses propres yeux ?

— Fort bien, fort bien, mon bon ami, nous en parlerons une autre fois. Je connais votre penchant à juger tout le monde avec indulgence. Maintenant, je vous souhaite le bonjour à tous, et j’espère vous revoir bientôt. – Miss Ève, j’ai un mot à vous dire, si vous voulez bien accorder à un jeune homme de cinquante ans une minute de tête à tête dans la bibliothèque.

Ève se leva sur-le-champ et conduisit M. Howel dans la bibliothèque. Dès qu’ils y furent entrés, il en ferma la porte avec soin d’un air satisfait, et lui dit à demi-voix :

— Pour l’amour du ciel, ma chère miss Effingham, dites-moi qui sont ces deux étrangers que nous avons laissés dans le salon ?

— Mon père vous les a déjà nommés, monsieur Howel : M. Paul Powis et sir George Templemore.

— Anglais, sans doute ?

— Sir George est Anglais ; mais nous pouvons réclamer M. Powis comme notre compatriote.

— Sir George Templemore ! – Quel superbe jeune homme !

— Oui, dit Ève en souriant, on peut convenir qu’il est bel homme.

— Il est admirable ! L’autre monsieur, j’ai oublié son nom — est fort bien aussi, mais ce sir George à l’air d’un prince.

— Je crois que la majorité donnerait la préférence à M. Powis, dit Ève, rougissant en dépit d’elle-même.

— Quel motif peut l’avoir porté à venir dans ces montagnes ? — Sir George Templemore ! reprit M. Howel sans s’apercevoir de la confusion de miss Effingham ; — est-ce un vrai lord ?

— Seulement un baronnet, monsieur Howel. Vous savez que mon père vous a dit que nous avons été compagnons de voyage.

— Mais que pense-t-il de nous, miss Ève ? Je meurs d’envie de savoir ce qu’un pareil homme pense réellement de nous.

— Il n’est pas toujours facile de savoir ce que pensent des hommes semblables ; mais je suis portée à croire qu’il est disposé à penser favorablement de quelques-uns de nous.

— Oui, de vous, de votre père, de M. John. — Vous avez voyagé, vous êtes plus d’à demi Européens. Mais que peut-il penser de ceux qui n’ont jamais quitté l’Amérique ?

— Je crois qu’il a de la partialité même pour quelques personnes de cette classe, répondit Ève en souriant.

— Eh bien ! j’en suis charmé. — Savez-vous quelle est son opinion sur l’empereur Nicolas ?

— Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu prononcer son nom ; je ne crois même pas qu’il l’ait jamais vu.

— Cela est étonnant ! un tel homme doit avoir tout vu, doit savoir tout. — Mais je garantis qu’au fond il le connaît parfaitement. Si par hasard vous avez pris de vieux journaux anglais pour envelopper des paquets, permettez-moi de vous prier de me les prêter peu m’importe leur date. Un journal anglais de cinquante ans est plus intéressant qu’un des nôtres sortant de la presse.

Ève lui promit de lui envoyer tout ce qu’elle en avait, et, s’étant serré la main, ils se séparèrent. En retournant au salon, elle rencontra John Effingham dans le corridor.

— Eh bien ! lui demanda-t-il avec un sourire malin, Howel vous a-t-il fait des propositions ?

— Oui. — Il m’a proposé de lui prêter tous les vieux journaux anglais que nous pouvons avoir.

— Sans doute, Tom Howel avalera toutes les balivernes qui portent le timbre de Londres.

— J’avoue que j’ai été très-surprise de trouver dans un homme respectable et intelligent assez de faiblesse d’esprit pour s’en rapporter à de telles autorités, et se former une opinion d’après des informations puisées à de pareilles sources.

— Vous pouvez être surprise, Ève, d’entendre avouer franchement une telle faiblesse ; mais, quant à la faiblesse en elle-même, vous êtes maintenant dans un pays auquel l’Angleterre fournit toutes ses pensées, excepté sur les sujets qui touchent aux événements du jour.

— C’est ce que je ne puis croire, cousin John. Si cela était vrai, comment serions-nous indépendants ? où aurions-nous pris le courage de lui faire la guerre ?

— L’homme qui a atteint sa majorité est indépendant de l’autorité légale de son père, mais il ne l’est pas des leçons qu’il en a reçues dans son enfance. — Un soldat a quelquefois l’esprit mutin ; mais quand ce moment est passé, c’est ordinairement l’homme le plus soumis de tout le régiment.

— Tout cela me paraît fort étonnant. Je conviens que beaucoup de choses du même genre m’ont frappée désagréablement depuis notre retour, surtout dans la société ordinaire ; mais je n’aurais jamais cru qu’on pût pousser les préventions aussi loin que notre bon voisin Howel.

— Vous en avez vu un exemple sur un sujet fort peu important pour nous ; mais comme le temps fournit des moyens d’observation et de comparaison, vous en verrez d’autres sur des matières de la plus grande importance sous un point de vue national. Il est dans la nature humaine de rabaisser les choses qui nous sont familières, et de se faire une fausse idée de celles qui sont éloignées de nous par le temps ou par la distance. Mais rentrons dans le salon, et vous trouverez dans le jeune Wenham un homme qui s’imagine être un partisan d’une nouvelle école, quoique ses préjugés et sa dépendance mentale soient presque aussi visibles que celle du pauvre Howel.

L’arrivée de nouvelles visites, et notamment de plusieurs dames, força Ève de remettre à une autre occasion l’examen du caractère de M. Wenham. Elle revit plusieurs jeunes personnes qu’elle avait laissées enfants, et dont quelques-unes étaient même déjà chargées de tous ces soins qui pèsent si lourdement sur la jeune femme américaine.



  1. Dans les Pionniers.
  2. Jeu de mots. Le mot pope signifiant « pape » en anglais.