Eve Effingham/Chapitre 11

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 136-146).


CHAPITRE XI.


Oui, j’irai. — Que je meure de mélancolie si je perds un grain de ce divertissement.
Shakespeare.



Les progrès de la société en Amérique ont été marqués par plusieurs particularités qui ne se retrouvent pas dans l’avancement plus régulier et plus méthodique des autres parties du monde dans la carrière de la civilisation. D’une part, les arts de la vie, comme Minerve qu’un seul coup fit sortir du cerveau de son père, se sont montrés tout à coup en pleine maturité, comme l’héritage légitime des colons ; tandis que, de l’autre, tout tend à établir, sous le rapport de la qualité, une médiocrité qui est la suite des institutions. Tout ce qu’Ève avait vu pendant cette journée l’avait frappée comme étant de cette nature mixte, qui, sans avoir rien de vulgaire, était bien loin des idées de perfection qu’elle devait à son éducation européenne. Cependant, dans le wigwam, comme il avait plu à son cousin de nommer la maison de son père, il y avait plus d’ensemble, et l’on donnait plus d’attention à ces petits détails qu’elle s’était habituée à regarder comme essentiels aux aises de la vie et à l’élégance. Elle était donc plus satisfaite de sa demeure future que de tout ce qu’elle avait vu jusqu’alors en Amérique.

Comme nous avons déjà eu occasion de décrire l’intérieur de cette maison[1], il nous reste peu de chose à dire sur ce sujet ; car, quoique John Effingham en eût complétement changé l’extérieur, il n’avait fait que peu de changements dans l’intérieur. Il est vrai que la couverture du toit peinte en couleur de nuage avait disparu ; ainsi que ces colonnes qui étaient si noblement soutenues par le haut. À ce toit on en avait substitué un qui ne s’avançait plus d’une manière si gauche au-delà des murailles, et les colonnes avaient été remplacées par une petite tour d’entrée que le nouvel architecte avait très-avantageusement imaginé d’ajouter au bâtiment, car il l’embellissait et le rendait plus commode. Dans le fait, le wigwam n’offrait aucun des traits les plus ordinaires d’une maison américaine de ce genre. Il ne s’y trouvait pas une seule colonne, soit grecque, soit romaine, soit égyptienne. On n’y voyait ni jalousies, ni balcons ornés de treillage, ni aucun mélange de couleurs ; au contraire, c’était un ancien édifice très-simple, construit avec beaucoup de solidité, avec d’excellents matériaux, et avec ce caractère respectable de dignité et de convenance que nos pères connaissaient un peu mieux que nous, leurs dignes successeurs. Indépendamment de la tour d’entrée, ou porche, du côté du nord, John Effingham avait aussi ouvert une porte au sud, par le moyen de laquelle on pouvait en sortant de l’intérieur éviter la transition trop brusque de l’air chaud à l’air froid. Il avait aussi fait construire des offices qui ne défiguraient en rien le bâtiment, chose assez rare dans ces remaniements d’architecture.

Dans l’intérieur on avait fait graduellement au wigwam des améliorations depuis cette époque qui, en consultant les arts plutôt que la chronologie, peut s’appeler les siècles de ténèbres de l’Otségo. La grande salle avait perdu longtemps auparavant la décoration qui la caractérisait, le bras coupé de Wolf, et l’on y avait substitué un papier gothique, mieux adapté à l’architecture réellement respectable de cet appartement. L’urne censée contenir les cendres de la reine Didon, comme la cruche qui va trop souvent à l’eau, avait été brisée dans une guerre d’extermination déclarée aux araignées par une servante soigneuse. Le vieil Homère avait subi le destin de tout ce qui est argile ; Shakespeare lui-même avait été réduit en poussière, et il ne restait pas un vestige de Washington et de Franklin, tout indigènes qu’ils étaient. Au lieu de ces vénérables monuments du passé, John Effingham, qui conservait un soutenir agréable des beautés que ses yeux y avaient trouvées dans son enfance, leur avait cherché des remplaçants dans une boutique de New-York, et un Shakespeare, un Milton, un Drydien, un Locke et un César, reposaient avec une dignité tranquille sur les supports qui avaient soutenu leurs illustres prédécesseurs. Quoique le temps n’eût pas encore beaucoup changé la couleur de cette nouvelle collection, la poussière et la négligence commençaient déjà à y jeter une teinte d’antiquité.

La surintendante de la cuisine du wigwam ayant veillé à ce que tout fût prêt, on se mit à table dès que chacun eut donné quelque attention à sa toilette, et le déjeuner fut servi dans la grande salle. Comme le service n’avait rien de scientifique ni de remarquable par l’élégance ou par la qualité opposée, nous nous dispenserons d’entrer dans aucun détail à ce sujet.

— On ne s’apercevra pas beaucoup de l’absence de l’architecture européenne dans cette maison, dit Ève en se mettant à table, et en jetant un coup d’œil sur la salle haute et spacieuse dans laquelle ils étaient rassemblés. — Ici, du moins, on trouve réunis l’espace et les aises, sinon l’élégance.

— Aviez-vous perdu tout souvenir de ce bâtiment, mon enfant ? lui demanda son père ; j’espérais que vous éprouveriez quelque chose du bonheur de se retrouver dans la maison sous le toit de laquelle on est né.

— Je serais bien fâchée de voir exposer au grand jour toutes les folies auxquelles je viens de me livrer dans mon cabinet de toilette, répondit Ève, récompensant la sollicitude paternelle de Mi. Effingham par un regard plein de tendresse ; — quoique Grace, moitié riant, moitié pleurant, m’ait menacée de le faire. Nancy Sidley a aussi pleuré ; et comme Annette elle-même a versé quelques larmes par sympathie, vous ne pouvez pas vous imaginer que j’aie été assez stoïcienne pour ne pas donner quelques signes de sensibilité. Mais l’accès est passé et je commence à m’armer de philosophie. — J’espère, cousin John, que vous n’avez pas oublié que le salon est l’empire d’une dame.

— J’ai respecté vos droits, miss Effingham quoique, dans le désir de ne pas blesser votre goût, j’aie ordonné que quelques gravures et tableaux antédiluviens fussent jetés…

— Au grenier ?

— Au feu. Ils ne méritaient pas les honneurs du grenier, tel qu’il est à présent, cette partie de la maison ayant été convertie en chambres, pour les domestiques. Mademoiselle Annette aurait des vapeurs si les ouvrages des artistes dont se contentait la génération passée venaient à frapper de trop près des yeux qui ont vu le Louvre.

Point du tout, monsieur, dit mademoiselle Viefville fort innocemment ; Annette a du goût dans son métier sans doute, mais elle est trop bien-élevée pour demander l’impossible. Je me doute pas qu’elle ne se fût conduite avec décorum.

Chacun se mit à rire, car la gaieté présidait au repas ; et la conversation continua.

— Je serai satisfaite si Annette échappe aux convulsions, dit Ève ; un goût raffiné est son faible ; et, pour parler franchement, ce que je me rappelle des ouvrages dont vous parlez n’est pas de la nature la plus flatteuse.

— Et pourtant, dit sir George, rien ne m’a plus étonné que l’état respectable de la peinture et de la gravure en ce pays. Je ne m’y attendais pas, et probablement mon plaisir a été proportionné à ma surprise.

— Vous avez raison sur ce point, sir George, dit John Effingham. Celui qui se rappelle ce qu’était une ville d’Amérique il y a un demi-siècle, verra un contraste parfait dans une ville d’Amérique d’aujourd’hui ; et cela est également vrai des arts dont vous parlez, mais avec cette différence que ces arts prennent une bonne direction par suite d’une instruction convenable, tandis que les villes en prennent une mauvaise, parce qu’elles sont sous l’influence de l’argent, qui est essentiellement ignare de sa nature. Si j’avais laissé beaucoup de l’ancien mobilier ou quelqu’une des gravures, nous verrions miss Effingham en ce moment froncer le sourcil au lieu de nous enchanter par son sourire.

— J’ai pourtant vu de très-beaux vieux meubles en ce pays, cousin John.

— Sans doute, mais non pas dans ce canton. Les moyens de transport manquaient il y a un demi-siècle, et peu de personnes risquaient de belles choses sur les chariots mal construits dont on se servait alors. Dans cette maison, il se trouvait quelques vieux meubles très-beaux qui y ont été transportés à force d’argent, et ils y sont encore ; mais, en général, le dix-huitième siècle peut être regardé en ce pays comme une antiquité très-réculée.

Après le déjeuner, M. Effingham conduisit ses hôtes et sa fille dans les principaux appartements de la maison tantôt riant des changements que son cousin avait faits, tantôt en faisant l’éloge. La bibliothèque était une assez belle pièce, — assez belle du moins pour un pays où l’architecture en est encore à l’état de chrysalide. Les murs étaient couverts d’un papier gothique à fond vert, entouré d’une très-jolie bordure ; mais cette bordure manquait au-dessus du cintre de chaque croisée, et comme il y en avait quatre, l’uniformité du dessin était interrompue quatre fois. Ève découvrit bientôt ce défaut, et elle en demanda la cause.

— C’est la suite de ce qu’on peut appeler un accident américain, répondit John Effingham ; une de ces calamités nombreuses que vous êtes destinée à éprouver comme maîtresse d’une maison américaine. Il ne se trouvait plus dans le pays de bordure pareille à celle-ci, car nous sommes dans un pays de boutiquiers, mais non de fabricants. À Paris, Mademoiselle, on n’aurait eu besoin que d’envoyer chez le fabricant de papier pour s’en procurer ; mais chez nous, hélas quand on n’a pas assez d’une chose, c’est comme si l’on n’en avait pas du tout. En fait d’ouvrages d’art, nous sommes des consommateurs, mais nous ne produisons rien. Il y a bien loin pour envoyer chercher à Paris douze à quinze pieds de bordure ; et cependant il faut le faire, ou mes belles arches gothiques resteront toujours imparfaites.

— Cet inconvénient est réel, dit sir George ; et nous l’éprouvons même en Angleterre, pour tout ce qui est marchandise importée.

— Et nous, presque pour toute chose, excepté pour ce qui concerne la nourriture.

— Cela ne prouve-t-il pas que l’Amérique ne peut jamais devenir un pays de manufactures ? demanda le baronnet avec cet intérêt qu’un Anglais intelligent ne peut manquer de prendre à cette question importante. Si vous ne pouvez fabriquer un objet aussi simple que du papier à tenture, ne vaudrait-il pas mieux donner toute votre attention à l’agriculture ?

Comme il était plus facile de voir quel sentiment dictait cette question que d’en reconnaître la logique, toute la compagnie sourit ; mais John Effingham, qui avait une véritable affection pour le baronnet, se contenta d’y faire une réponse évasive ; grande preuve d’amitié de la part d’un homme aussi caustique.

Au total, l’examen de la maison parut satisfaisant à celle qui devait en être la maîtresse ; elle se plaignit pourtant que le mobilier ressemblât trop à celui d’une maison de ville.

— Car vous vous souviendrez, ajouta-t-elle, que nos visites ici seront une sorte de villeggiatura.

— Oui, oui, belle dame ; et il ne se passera pas longtemps avant que vos goûts parisiens et romains soient prêts à prononcer que tout le pays n’est qu’une villeggiatura.

— Voilà ce qu’on gagne à être hadgi, Ève, dit Grace, qui surveillait avec attention l’expression de la physionomie de sa cousine, et qui pensait qu’il ne manquait rien au wigwam pour en faire une maison parfaite ; vous méprisez les choses qui font nos jouissances.

— C’est un argument dont on pourrait se servir, ma chère cousine, pour prouver qu’on doit préférer la cassonade au sucre raffiné.

— Dans le café, certainement, Miss, dit Aristobule, qui, ayant contracté ce goût auprès d’une mère économe, le regardait réellement comme le meilleur. Dans ce pays, chacun préfère la cassonade dans le café.

— Oh ! mon père et ma mère, comme je vous en veux dit ! Ève sans faire attention aux distinctions subtiles de M. Bragg, qui sentaient trop le néophyte en cuisine pour avoir un grand poids sur l’esprit de ceux à qui il les adressait ; — comme je vous en veux d’avoir négligé tant de sites admirables pour placer cette maison dans l’endroit qu’elle occupe !

— À cet égard, ma fille, nous devons plutôt remercier le ciel d’y trouver une maison si confortable. Comparé au genre de civilisation qui l’entourait alors, ce bâtiment était un palais à l’époque où il fut construit, et il était, près des humbles habitations qui l’environnaient, ce que le château en Europe est près des chaumières du village. Songez que des briques n’avaient jamais été empilées sur des briques pour former les murs d’une maison dans tout le pays quand ce wigwam fut construit. C’est le temple de Neptune de l’Otségo, sinon de tous les comtés voisins.

Ève pressa de ses lèvres la main qu’elle tenait dans les siennes, et ils passèrent de la bibliothèque dans la chambre voisine. En s’approchant d’une fenêtre, ils virent une troupe de jeunes gens qui s’apprêtaient à faire une partie de balle sur la pelouse en face de la maison.

— Sûrement, monsieur Bragg, dit M. Effingham avec un ton de mécontentement, qui ne lui était pas ordinaire, vous n’avez pas permis cette liberté ?

— Liberté ! Monsieur ; je suis avocat de la liberté partout où je la trouve. Parlez-vous des jeunes gens qui sont sur la pelouse, monsieur Effingham ?

— Certainement, Monsieur ; et permettez-moi de dire que je crois qu’ils auraient pu choisir un endroit plus convenable pour s’amuser. Ils se méprennent s’ils pensent que je souffrirai cette liberté.

— Je crois, Monsieur, qu’ils ont toujours joué à la balle sur ce terrain.

— Toujours ! je puis vous assurer que c’est une grande méprise. Quelle famille placée, comme nous le sommes, au centre d’un village, souffrirait qu’on envahît ainsi un terrain qui lui appartient ? On a eu raison d’appeler cette maison un wigwam, si nous sommes obligés d’entendre devant notre porte les cris d’une bande pareille.

— Vous oubliez, Édouard, dit John Effingham en ricanant, qu’en Amérique « toujours » ne signifie que dix-huit mois. On arrive à l’antiquité en remontant à cinq lustres et après une génération, aux siècles de ténèbres. J’ose dire que ces aimables jeunes gens, qui animent leurs jeux par tant de jurements innocents, vous regarderaient comme très-déraisonnable et comme un usurpateur de leurs droits, si vous aviez la présomption de vouloir les congédier.

— Pour dine la vérité, monsieur John, dit Aristobule, cela serait très-impopulaire.

— Comme je ne puis souffrir que les oreilles des dames soient blessées par des cas aussi grossiers, et que je ne consentirai jamais qu’un terrain qui m’appartient et qui fait partie de ma maison soit envahi d’une manière si illégale, je vous prie, monsieur Bragg, d’aller inviter ces jeunes gens à choisir quelque autre lieu pour se divertir.

Aristobule reçut cette commission d’assez malaise grâce ; car, quoique sa sagacité naturelle lui dît que M. Effingham avait raison, il connaissait trop bien les habitudes qu’on avait prises dans le pays depuis dix ans, pour ce pas prévoir que cet ordre serait contraire aux idées que ces jeunes gens s’étaient formées de leurs droits car, comme il l’avait dit avec vérité, tout marche d’un pas si rapide en Amérique, et l’opinion populaire y est si arbitraire, qu’une coutume qui n’existe que depuis un an est regardée comme sacrée, jusqu’à ce qu’il plaise au public d’y renoncer. Il se préparait lentement à aller s’acquitter de cette mission désagréable, quand M. Effingham sonna. Pierce, son domestique ordinaire, était occupé à déballer les malles, et celui qui se présenta était attaché au wigwam. M. Effingham lui donna ordre d’aller chez le perruquier du village, et de lui dire de venir lui couper les cheveux.

— Ne vous en inquiétez pas, Tom, dit Aristobule au domestique en prenant son chapeau, je vais sortir, et je passerai moi-même chez M. Lather.

— Je ne puis songer à vous charger d’une pareille commission, Monsieur, s’écria M. Effingham, à qui sa délicatesse n’aurait pas permis d’employer à des fonctions serviles un homme exerçant une profession libérale ; Tom peut fort bien y aller.

— N’y pensez pas, mon cher Monsieur j’ai du plaisir à faire ces petites commissions. Une autre fois, vous en ferez autant pour moi.

Aristobule partit alors plus gaiement ; car il résolut d’aller d’abord chez le perruquier, se flattant, chemin faisant, de trouver quelque expédient pour déterminer les jeunes gens à quitter la pelouse sans compromettre sa popularité. Il est vrai que ces jeunes gens n’avaient pas encore le droit de voter dans les élections mais quelques-uns d’entre eux l’auraient bientôt, et tous avaient des langues, instrument que M. Bragg craignait autant que certaines gens craignent le salpêtre. Après avoir vu le perruquier, il entra sur la pelouse, et s’adressa à l’un de ceux qui faisaient le plus de bruit.

— Un beau temps pour jouer à la balle, Dickey ; mais ne croyez-vous pas que vous auriez plus de place dans la grande rue que sur cette petite pelouse, où vous courez si souvent le risque de perdre vos balles dans les bosquets ?

— Cette place peut nous servir assez bien, faute de meilleure. Sans cette maudite maison, nous ne pourrions désirer un endroit plus convenable pour jouer à la balle.

— Je ne vois pas pourquoi on a bâti une maison justement en cet endroit, dit un autre ; elle gâte le meilleur endroit du village pour jouer à la balle.

— Chacun a ses idées, reprit Aristobule, mais si j’étais à votre place, j’essaierais de la grande rue. Je suis convaincu que vous trouveriez le lieu plus agréable.

Les jeunes gens ne pensaient pas de même, ou ils n’avaient pas envie de changer le théâtre de leur divertissement. Pendant ce temps nos amis continuaient à examiner les changements faits par John Effingham dans la maison, et quand il eurent tout vu, ils se séparèrent et se retirèrent chacun dans sa chambre.

Cependant Aristobule restait sur la pelouse, et exécutait sa mission le mieux possible, à ce qu’il lui semblait. Au lieu de dire tout simplement qu’il était désagréable au propriétaire de la maison de voir envahir de cette manière une partie du terrain qui lui appartenait, afin de mettre un terme à cette invasion pour le présent et pour l’avenir, il continua à user d’adresse pour arriver au but désiré.

— On ne peut rendre raison des goûts, Dickey, dit-il, mais je persiste à croire que la grande rue conviendrait mieux pour jouer à la balle, qu’une pelouse si rétrécie.

— Je vous dis, monsieur Bragg, que nous nous en contentons, s’écria Dickey ; nous ne sommes pas difficiles, et nous sommes pressés. Dans une demi-heure, il faut nous remettre à notre ouvrage. — Lance la balle, Sam !

— Il y a tant de haies près de cette pelouse ! continua Aristobule avec un air d’indifférence. Il est vrai que les officiers du village ont défendu de jouer à la balle dans les rues ; mais je suppose que vous ne vous souciez guère de leurs défenses ni de leurs menaces.

— Nous en soucier ! s’écria un jeune vaurien, particulièrement aimable, en envoyant sa balle au milieu de la grande rue ; qu’est-ce qu’un officier du village pour qu’il nous dise où nous devons jouer à la balle ?

— Sans doute, dit Aristobule ; et en continuant comme vous venez de commencer, vous pouvez faire décider la question. Je crois cette défense très-injuste, et vous ne pouvez jamais avoir une si bonne occasion pour la faire révoquer. D’ailleurs il est aristocratique de jouer à la balle au milieu de touffes de rosiers et de dahlias.

L’appât réussit. Quels jeunes gens, et surtout quels apprentis américains, peuvent résister à l’occasion de montrer qu’ils se croient au-dessus des lois ! Jamais aucun d’eux n’avait songé qu’il fût aristocratique de jouer à la balle au milieu de touffes de rosiers, et quelques-uns s’étaient déjà plaints de s’être piqué les doigts en cherchant leur balle.

— Je sais que M. Effingham sera fâché de vous voir partir, continua Aristobule, poursuivant son avantage : mais on ne peut toujours renoncer à son plaisir pour celui des autres.

— Je voudrais bien savoir qui est M. Effingham ? s’écria Joé Wart ; s’il veut nous voir jouer à la balle, qu’il arrache ses rosiers ! Allons ! mes amis, allons ! je suis de l’avis de M. Bragg ; suivez-moi tous dans la grande rue.

Ils évacuèrent la pelouse en masse, et Aristobule rentrant dans la maison tout joyeux, alla trouver M. Effingham, qui attendait son retour avec patience dans la bibliothèque.

— Je suis charmé d’avoir à vous apprendre, Monsieur, que les joueurs de balle ont quitté la pelouse. Quant à M. Lather, il refuse votre proposition.

— Refuse ma proposition !

— Oui, Monsieur. Son idée est que s’il peut venir chez vous pour vous couper les cheveux, vous pouvez tout aussi bien aller chez lui pour vous les faire couper ; et, tout bien considéré, il préfère ne pas entreprendre cette besogne.

— Je regrette, Monsieur, de vous avoir laissé vous charger d’une commission si désagréable, d’autant plus que ce perruquier paraît disposé à l’impertinence.

— Pas du tout, Monsieur ; M. Lather est un fort brave homme à sa manière, et particulièrement bon voisin. À propos, il m’a prié de vous demander de lui permettre de faire une brèche à la haie de votre jardin pour porter du fumier sur son champ de pommes de terre qui en a le plus grand besoin, à ce qu’il dit.

— Sans contredit, Monsieur. Comment pourrais-je lui refuser de faire passer son fumier, même à travers ma maison, s’il le désirait ? C’est un citoyen si estimable et un si bon voisin ! Je suis seulement surpris de la modestie de sa demande.

M. Effingham se leva, sonna Pierce, et se retira dans sa chambre, ne sachant trop, d’après tout ce qu’il avait déjà vu, s’il était réellement dans ce Templeton qu’il avait connu dans sa jeunesse, et si sa maison lui appartenait ou non.

Quant à Aristobule, qui dans tout ce qui s’était passé ne voyait rien qui fût contraire aux règles ou à ses idées de convenance, il se hâta de retourner chez le perruquier qui paraissait ignorer si complètement les premiers devoirs de son métier, pour lui dire qu’il était libre de faire une brèche dans la haie de M. Effingham pour le transport de son fumier.

De peur que le lecteur ne suppose que nous dessinons des caricatures au lieu de peindre l’état actuel de la société, il peut être nécessaire d’expliquer que M. Bragg prétendait à la faveur populaire que, comme M. Dodge, il considérait comme sacré tout ce qui se présentait au nom du public, et qu’il avait une déférence si positive et si générale pour les majorités, qu’il pensait qu’une demi-douzaine d’hommes avait toujours raison contre un, même quand celui-ci avait en sa faveur non-seulement la lettre de la loi, mais encore l’équité, d’après la décision de la véritable majorité du pays, sur le point contesté. En un mot, M. Bragg, comme une classe nombreuse de ses concitoyens, portait ses idées de liberté jusqu’au point de croire que la liberté était un moyen et non un but.



  1. Voir les Pionniers, chap. III.