Eve Effingham/Chapitre 17

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 220-238).


CHAPITRE XVII.


Allons, ce n’est pas le temps de penser à des rêves ; nous en parlerons plus tard.
Shakespeare.



Le jour qui suivit celui pendant lequel eut lieu la conversation que nous venons de rapporter, fut un jour d’attente et de plaisir au wigwam : mistress Hawker, M. et mistress Bloomfield devaient venir, et la matinée se passa rapidement dans cette gaieté légère que fait naître un pareil espoir dans une maison de campagne d’Amérique. Les voyageurs devaient quitter la ville la veille au soir, et quoique la distance fût de près de deux cent trente milles, ils avaient promis d’arriver pour l’heure ordinaire du dîner. Les Américains n’ont pas de rivaux pour la vitesse tant qu’ils suivent la grande route, et sir George Templemore lui-même, quoique arrivant d’un pays où il y a des routes macadamisées et d’excellents chevaux de poste, exprima sa surprise en apprenant qu’un voyage de cette longueur, dont près de cent milles devaient se faire par terre, serait terminé en vingt-quatre heures.

— On aime particulièrement la rapidité d’un tel voyage, dit-il, quand il doit amener une amie comme mistress Hawker.

— Et mistress Bloomfield ! ajouta Ève avec vivacité. Je fais reposer sur elle la réputation des femmes américaines.

— Plus que sur mistress Hawker, miss Effingham ?

— Non pas dans toutes les qualités qui rendent cette dernière si aimable et si respectable, mais certainement plus du côté de l’esprit. Je sais, sir George, quelle est l’opinion que, comme Européen, vous avez conçue de mon sexe en ce pays.

— Juste ciel ! ma chère miss Effingham, – mon opinion de votre sexe en Amérique ! Il est impossible à qui que ce soit d’avoir une plus haute opinion de vos belles compatriotes, comme j’espère le prouver, comme je me flatte que mon respect et mon admiration l’ont toujours prouvé. Powis, comme Américain, vous m’absoudrez de ce manque de goût, – de jugement, — de sensibilité.

Paul sourit ; mais il répondit au baronnet embarrassé et réellement ému qu’il le laisserait dans les bonnes mains où il était tombé.

— Vous voyez cet oiseau qui voltige si gaiement autour des toits du village, reprit Ève, montrant avec le bout de son parasol l’objet dont elle parlait, car ils se promenaient tous trois sur la pelouse en face de la maison en attendant l’arrivée de leurs amis ; je suppose que vous êtes assez bon ornithologiste pour m’en dire le nom ?

— Vous êtes disposée à la sévérité ce matin. — Cet oiseau est une hirondelle.

— Une d’elles ne fait pas l’été, suivant un proverbe que chacun connaît. Nous avons déjà oublié notre cosmopolitisme, et, à ce que je crains, notre franchise en même temps.

— Depuis que Powis a arboré ses couleurs nationales, répondit sir George en souriant, je ne me sens plus aussi libre qu’autrefois sur de pareils sujets. Quand je croyais avoir en lui un allié secret, je ne craignais pas de faire quelques concessions en matières semblables ; mais l’aveu qu’il a fait de son pays m’a mis sur mes gardes. Cependant je ne conviendrai, en aucun cas, que je sois insensible aux qualités de vos concitoyennes. Powis, en sa qualité d’Américain, peut prendre cette liberté ; mais, quant à moi, je soutiens qu’elles sont au moins égales aux femmes de tous les pays que je connais.

— En naïveté, en beauté, en délicatesse, en simplicité, en sincérité.

— En sincérité ! le croyez-vous, ma chère miss Effingham ?

— En sincérité par-dessus tout, mon cher sir George Templemore. La sincérité et la franchise sont les dernières qualités que je leur refuserais.

— Mais pour en revenir à mistress Bloomfield, elle est intelligente, — extrêmement intelligente, j’en conviens ; mais en quoi son intelligence se distingue-t-elle de celle des personnes de son sexe de l’autre côté de l’Océan ?

— Peut-être n’y a-t-il pas de différence plus remarquable que celle qui se manifeste par des traits nationaux. Naples et New-York sont sous la même latitude, et cependant je crois que vous conviendrez avec moi qu’il y a peu de ressemblance entre les goûts et les habitudes de la population respective de ces deux villes.

— Je conviens que je ne comprends pas cette allusion. — La saisissez-vous mieux que moi, Powis ?

— Je ne dirai pas cela, répondit Paul ; mais je crois que je comprends ce que veut dire miss Effingham. Vous avez assez voyagé pour savoir qu’il y a plus d’aptitude chez le peuple du Midi que chez le peuple du Nord. Le premier reçoit plus promptement les impressions et a les perceptions plus vives.

— Je crois que cela est vrai, mais vous avouerez aussi qu’il est moins constant et qu’il a moins de persévérance.

— Nous sommes d’accord sur ce point, sir George, reprit Ève, quoique nous puissions différer sur les causes. L’inconstance dont vous parlez se rattache peut-être à des causes morales plutôt que physiques ; et nous autres, dans ce pays-ci, nous pourrions peut-être prétendre être exempts de quelques-unes. Mais mistress Bloomfield se distingue de ses rivales d’Europe par un extérieur si féminin, qu’il peut paraitre frêle ; par des contours si délicats, qu’ils indiqueraient une faiblesse générale, sans ses traits brillants d’esprit ; et par une intelligence si vive, qu’on la prendrait presque pour de l’inspiration. Et pourtant tout cela est balancé par un bon sens pratique qui rend ses conseils aussi sûrs que son amitié est fervente. Cette dernière qualité vous ferait quelquefois douter de son génie, car elle est aussi simple qu’utile. Or, c’est en cela que l’Américaine, quand elle s’élève au-dessus de la médiocrité, se fait principalement distinguer de l’Européenne. Celle-ci, comme un génie, est presque toujours dans les nuages, au lieu que mistress Bloomfield, dans son essor le plus élevé, est tout cœur et tout bon sens. Nous sommes une nation pratique, et les qualités pratiques y sont accordées même à l’ordre le plus élevé de talents.

— On croit que les Anglaises ont plus de sang-froid, et n’éprouvent pas autant l’influence du sentimentalisme que quelques-unes de leurs voisines du continent.

— Et l’on a raison ; mais…

— Mais quoi, miss Effingham ? Il y a dans tout ceci un léger retour du cosmopolitisme qui me rappelle les jours de nos périls et de nos aventures. Ne nous cachez pas une de vos pensées, si vous désirez conserver cette réputation.

— Eh bien ! pour être sincère, je vous dirai que vos femmes vivent sous un système trop artificiel et trop factice, pour ouvrir toujours une pleine carrière au sens commun. Quelles peuvent être, par exemple, les idées habituelles d’une femme qui, en professant la doctrine du christianisme, est accoutumée à voir un tel ascendant à l’argent, qu’on exige pour remplir le premier des devoirs sacrés de l’Église ? Il serait aussi raisonnable de prétendre qu’une glace frappée par une balle à un point d’où partent une infinité de rayons, comme nous en avons vu si souvent à Paris, réfléchirait fidèlement les objets, que de supposer qu’un esprit familiarisé avec de tels abus pourrait sentir les choses pratiques qui exigent du sens commun.

— Mais tout cela est habitude, miss Effingham.

— Je le sais, sir George, et c’en est une fort mauvaise. Vos ecclésiastiques eux-mêmes y deviennent tellement accoutumés, qu’ils ne voient pas l’erreur grossière qu’ils commettent. Je ne dis pas que ce soit positivement un péché, puisqu’on n’use pas de compulsion, mais j’espère que vous serez d’accord avec moi, monsieur Powis, quand je dis qu’un membre du clergé devrait être scrupuleux sur un pareil objet, même au point de refuser les petites offrandes que les riches dans ce pays-ci ont coutume de faire pour les baptêmes.

— Je pense comme vous. Ce serait prouver qu’ils sentent mieux quelle est la nature des fonctions qu’ils remplissent ; et celui qui désire donner, en trouve toujours l’occasion.

— On pourrait prendre une leçon de Franklin, qui, dit-on, engagea son père à prononcer un bénédicité sur tout un baril de cochon salé, afin que tout fût fait en une fois, dit John Effingham qui venait de se joindre à eux, et qui avait entendu une partie de la conversation. Dans le cas dont il s’agit, on pourrait, en faisant payer les honoraires du mariage, calculer un taux moyen qui comprendrait tous les baptêmes futurs. Mais voici notre voisin Howel, qui nous donnera son opinion sur ce sujet. Aimez-vous les usages de l’Église anglicane relativement aux baptêmes, Howel ?

— M. Howel est si complètement Anglais, dit miss Effingham en serrant cordialement la main de son bon voisin, qu’il donnerait son suffrage en faveur de toute coutume qui pourrait se vanter d’une telle origine.

— Et n’est-ce pas un sentiment plus naturel pour un Américain, que cette méfiance sans cause qui repousse un usage uniquement parce qu’il vient d’Angleterre ? demanda sir George avec un ton de reproche.

— Ce n’est point à cause de l’origine, sir George, que j’ai du respect pour ce qui vient de votre pays : je tâche de ne me laisser atteindre par aucun préjugé. Mon admiration pour l’Angleterre est l’effet de la conviction. J’examine tous ses mouvements avec le plus grand soin pour voir si elle fera un faux pas, et je suis obligé de dire que je ne l’ai pas encore vue une seule fois dans l’erreur. Quel tableau différent offre la France ! — J’espère que votre gouvernante n’est pas à portée de m’entendre, miss Ève ; ce n’est pas sa faute si elle est née Française, et je ne voudrais pas blesser sa sensibilité ; — mais quel tableau différent offre la France ! Je l’ai aussi surveillée de près, je puis dire, depuis quarante ans, et je ne l’ai jamais vue agir comme elle l’aurait dû. Vous conviendrez que c’est beaucoup dire pour un homme qui est parfaitement impartial.

— C’est véritablement un tableau effrayant, Howel ! surtout étant tracé par un homme sans préventions, dit John Effingham ; et je ne doute pas que sir George Templemore n’en ait meilleure opinion de lui à l’avenir ; qu’il ne se regarde comme un lion vaillant, et qu’il ne vous considère comme un véritable prince. — Mais voici « l’extra-exclusif » qui contient nos amis.

La pelouse était située de manière à commander la route qui conduisait au village, et l’on voyait la voiture louée par mistress Hawker et ses amis la parcourir rapidement. Ève et ses compagnons en exprimèrent leur satisfaction ; mais ils continuèrent à se promener, quelques minutes devant encore s’écouler avant l’arrivée de leurs amis.

— Un extra-exclusif ! répéta sir George, c’est une expression singulière, et qui ne sent nullement la démocratie.

— Dans toute autre partie du monde, il suffirait de dire un extra ; mais ici il faut y ajouter le mot « exclusif » pour y donner « le timbre de la tour », dit John Effingham d’un air caustique. Tout peut être ici exclusif, mais il faut pour cela le sceau public ; une diligence étant destinée pour tout le monde, plus elle est exclusive, mieux cela vaut. Nous entendrons bientôt parler de bâtiments à vapeur exclusifs, de chemins de fer exclusifs, le tout à l’usage du peuple exclusif.

Sir George demanda alors sérieusement une explication de ce terme, et M. Howel l’informa qu’on nommait un « extra » en Amérique, une voiture destinée à conduire les voyageurs qui excédaient le nombre de ceux que pouvait contenir une diligence ; mais qu’un « extra-exclusif » signifiait une voiture louée par un individu particulier.

— C’est donc ainsi qu’on court la poste en Amérique ? dit le baronnet.

— Vous avez saisi la meilleure idée qu’on puisse en donner, répondit Paul. C’est dans le fait courir la poste avec un cocher au lieu de postillons ; car peu de personnes, dans ce pays où il y a tant de bâtiments à vapeur, pensent à se servir de leur voiture pour voyager. L’ultra-exclusif américain non seulement court la poste, mais il la court très-rapidement dans les parties du pays habitées depuis longtemps.

— J’ose dire que tout cela ne vaut rien, dit M. Howel, et on le reconnaîtrait en y réfléchissant. — Il n’y a rien d’exclusif en Angleterre, n’est-ce pas, sir George ?

Tout le monde se mit à rire, excepté celui qui faisait cette question. Mais le bruit des roues et des chevaux, en passant sur le pont du village, annonça l’arrivée des voyageurs. À peine Ève et ses compagnons avaient-ils regagné la porte de la maison que la voiture s’y arrêta, et un moment après elle fut serrée dans les bras de mistress Bloomfield. Il ne fallut qu’un coup d’œil pour voir que la voiture contenait plus de voyageurs qu’on n’en attendait, et comme ils en descendaient lentement, les spectateurs se rangèrent tout autour, curieux de voir qui allait en sortir.

La première personne qui descendit après mistress Bloomfield fut le capitaine Truck, qui cependant, au lieu de saluer ses amis, se retourna avec empressement vers la portière par laquelle il venait de passer, et offrit galamment la main à mistress Hawker. Ce ne fut qu’après s’être acquitté de ce devoir, qu’il chercha Ève des yeux ; car le digne capitaine avait conçu tant de respect et d’admiration pour cette dame, qu’elle avait presque supplanté notre héroïne dans son cœur. M. Bloomfield parut ensuite, et une double exclamation de surprise et de plaisir partit en même temps lorsqu’on vit descendre le dernier voyageur.

— Ducie ! s’écria sir George ; c’est mieux que nous ne nous y attendions.

— Ducie ! s’écria Paul ; vous arrivez plusieurs jours plus tôt que nous ne l’espérions.

L’explication fut aussi courte que simple. Le capitaine Ducie avait trouvé plus de facilité qu’il ne l’avait supposé pour voyager rapidement, et il était arrivé à Fort-Plain en même temps que les autres voyageurs. Le capitaine Truck, qui avait trouvé mistress Hawker avec M. et mistress Bloomfield sur une des barques de la rivière, avait été chargé de faire les arrangements nécessaires pour le reste du voyage. Pendant qu’il s’en occupait, il rencontra le capitaine Ducie. Leur surprise fut mutuelle, et, quand le capitaine eut dit quelle était sa destination, il fut reçu très-cordialement dans « l’ultra-exclusif ».

M. Effingham accueillit tous ses hôtes avec l’hospitalité qui le distinguait. Je ne crois pas beaucoup à de prétendues vertus nationales, particulières à tel ou tel peuple m’étant assuré, à ma satisfaction, par des observations assez étendues, que la différence morale entre les hommes n’est pas très-considérable ; mais je suis tenté de dire, en cette occasion, que M. Effingham reçut les voyageurs avec une hospitalité américaine ; car s’il est une vertu que ce peuple puisse prétendre posséder à un plus haut degré que la plupart des autres nations chrétiennes, c’est celle d’une hospitalité simple, sincère et confiante. Le propriétaire du wigwam avait un profond respect pour mistress Hawker, comme tous ceux qui la connaissaient ; et quoique son esprit moins actif eût moins de plaisir que sa fille à considérer les traits intelligents de mistress Bloomfield, il avait aussi pour cette dame une affection fondée sur l’estime. Il était très-charmé de voir Ève entourée de deux personnes de son sexe, remarquables par leur esprit et leur excellente éducation, et n’offrant rien qui ressemblât à un caractère artificiel ou emprunté. M. Bloomfield était un homme tranquille, sensé et bien élevé. Sa femme l’aimait passionnément sans faire parade de son attachement, et il avait le secret de se rendre agréable partout où il était. Le capitaine Ducie, qui, en véritable Anglais, avait eu besoin d’être un peu pressé pour se décider à se présenter au wigwam avant le jour qu’il avait annoncé dans sa lettre, et qui avait sérieusement eu l’idée de passer quelques jours dans quelque taverne des environs, pour attendre que ce jour fût arrivé, se trouva agréablement désappointé par l’accueil qu’il reçut et qui n’aurait été ni moins franc ni moins cordial, s’il fût arrivé sans être aucunement attendu. M. Effingham savait que les usages qu’une population plus nombreuse et plus raffinée rendent peut-être nécessaires dans des pays plus anciens, ne l’étaient pas dans le sien et la circonstance que le capitaine Ducie était si proche parent de Paul Powis, ajoutait un grand poids en sa faveur.

— Dans ces montagnes retirées, capitaine Ducie, nous n’avons que peu de choses qui puissent intéresser un voyageur et un homme du monde, dit M. Effingham après les premiers compliments, quand on fut entré dans la maison ; mais il y a un intérêt qui nous est commun dans nos aventures passées, et nous pourrons en parler quand d’autres sujets de conversation nous manqueront. Quand nous nous sommes rencontrés sur l’Océan, et que vous nous avez privés si inopinément de la compagnie de notre ami Powis, nous ignorions que vous aviez un meilleur droit que nous à sa société, celui de la parenté.

Le capitaine Ducie rougit un peu, mais répondit avec un ton de politesse et de reconnaissance.

— Il est très-vrai, ajouta-t-il, que Powis et moi nous sommes parents, et c’est sur cette circonstance que je fonde tous mes droits à votre hospitalité ; car je sais que j’ai été pour vous la cause involontaire de trop de souffrances et de dangers pour que ma présence puisse rappeler des souvenirs agréables, malgré la bonté que vous avez de me comprendre comme ami dans les aventures dont vous parlez.

— Des dangers heureusement passés font rarement naître des souvenirs très-désagréables, surtout quand ils se rattachent à des scènes du plus vif intérêt. — J’ai entendu dire, Monsieur, que le malheureux jeune homme qui a été la principale cause de tout ce qui s’est passé, a prévenu lui-même la sentence que la loi aurait prononcée contre lui.

— Il a été son propre exécuteur, victime d’une sotte faiblesse que votre société est, je crois, encore trop jeune pour encourager. La vanité puérile de briller par son extérieur, — genre de vanité qui, soit dit en passant, n’attaque guère les hommes bien nés et la classe à laquelle on pourrait croire qu’elle appartient plus spécialement, – cause la perte d’une foule de jeunes gens en Angleterre, et celui-ci a été du nombre. Je ne me suis jamais trouvé plus content que lorsqu’il quitta ma corvette ; car la vue d’un homme atteint d’une telle faiblesse dégoûte de la nature humaine. Mais quelque misérable qu’ait été son destin, quelque digne de pitié que fût sa situation quand il était prisonnier sur mon bord, c’est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous connaître, vous et votre aimable famille, et sans cela je n’aurais peut-être jamais eu le bonheur de vous rencontrer.

Ce discours civil reçut une réponse convenable, et M. Effingham s’adressa au capitaine Truck, à qui il n’avait pas encore trouvé le temps de dire la moitié de ce que son cœur lui inspirait.

— Je suis enchanté de vous voir sous mon toit, mon digne ami ! lui dit-il en serrant les doigts rudes et basanés du capitaine entre ses mains plus douces et plus blanches ; car ici je puis dire que vous êtes réellement sous mon toit, au lieu que les maisons de ville n’ont pas ce même air d’intime familiarité. J’espère que vous passerez ici une bonne partie de vos jours de repos et quand nous serons plus vieux de quelques années, nous nous amuserons à bavarder de toutes les merveilles que nous avons vues ensemble.

Les yeux du capitaine brillèrent, et il rendit le serrement de main de M. Effingham avec une énergie qui ressemblait à la pression d’une vis. — Le plus heureux jour de ma vie, dit-il ensuite, fut celui où je congédiai pour la première fois le pilote de port, comme commandant d’un bâtiment ; le second fut celui où je me trouvai à bord du Montauk, après avoir fait savoir à ces infâmes Arabes que leur absence nous convenait mieux que leur compagnie ; et je crois réellement que celui-ci doit passer pour le troisième. Je n’ai jamais su, mon cher Monsieur, combien j’aimais votre fille que lorsqu’elle a été loin de mes yeux.

— C’est un discours si galant qu’il ne doit pas être perdu pour la personne la plus intéressée. — Ève, ma chère amie, notre digne ami vient de faire une déclaration qui sera une nouveauté pour vous, car vous n’avez pas eu beaucoup d’occasions d’en entendre une semblable.

M. Effingham informa alors sa fille de ce que le capitaine Truck venait de dire.

— C’est certainement la première déclaration de cette sorte que j’aie jamais entendue, répondit Ève en souriant, et j’avoue, avec la simplicité d’une jeune fille sans artifice, que l’attachement est réciproque. S’il y a quelque indiscrétion dans un aveu si précipité, il faut l’attribuer à la surprise et à la découverte si subite que j’ai faite de mon pouvoir ; car les parvenus ne sont pas toujours très-exacts à suivre les règles.

— J’espère que mamselle Viefville se porte bien, dit le capitaine en serrant la main qu’Ève lui avait présentée, et qu’elle n’est pas mécontente de ce pays, étranger pour elle ?

— Mademoiselle Viefville vous fera ses remerciements elle-même en dînant. Je crois qu’elle ne regrette pas encore la belle France d’une manière déraisonnable ; et comme je la regrette moi-même sous plus d’un rapport, il serait injuste de ne pas permettre à une Française quelque liberté à cet égard.

— Je vois dans cette salle une figure étrangère. Est-ce quelqu’un de la famille, ma chère miss Ève ?

— Ce n’est pas un parent, mais c’est un ancien ami. Aurai-je le plaisir de vous présenter à lui, capitaine ?

— J’osais à peine vous le demander, car je sais que vous avez sur ce sujet quelques idées particulières, mais je conviens que j’en serais charmé. Je n’ai ni présenté personne ni été présenté à qui que ce soit depuis mon départ de New-York, à l’exception du capitaine Ducie que j’ai présenté à mistress Hawker, ainsi qu’à M. et mistress Bloomfield, comme vous pouvez bien le supposer. Ils ont fait connaissance régulièrement, et je vous ai épargné la peine de cette présentation.

— Et mistress Bloomfield ? Mistress Hawker vous a-t-elle présenté à elle dans toutes les formes ?

— C’est la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue de ma vie. Pas un mot ne fut dit en forme de présentation, et cependant je fis connaissance avec mistress Bloomfield si aisément, que, quand il s’agirait de ma vie, je ne saurais dire comment cela s’est fait. – Mais cet ancien ami de votre famille, miss Ève…

— Capitaine Truck, je vous présente M. Howel ; — monsieur Howel, voici le capitaine Truck, dit Ève, imitant la manière du capitaine avec une gravité admirable. Je suis charmée de pouvoir faire faire connaissance à deux personnes pour qui j’ai tant d’estime.

— Le capitaine Truck est le commandant du Montauk ? dit M. Howel, en jetant un regard à Ève, comme pour dire : Ne me trompé-je pas ?

— Lui-même. C’est le brave marin à qui nous sommes tous redevables du bonheur d’être ici.

— Vous méritez d’être envié, capitaine Truck. De tous les hommes de votre profession, vous êtes précisément celui que je désirerais le plus supplanter. Je crois que vous faites deux voyages par an en Angleterre ?

— J’en fais trois, Monsieur, quand le vent le permet. Il m’est même arrivé de voir la vieille île quatre fois de janvier à janvier.

— Quel plaisir ! Ce doit être la perfection de la navigation que de faire voile entre l’Amérique et l’Angleterre !

— Cela n’est pas désagréable d’avril en novembre, Monsieur ; mais les longues nuits, le gros temps et les grands vents ne procurent pas beaucoup de satisfaction le reste de l’année.

— Mais je parle du pays, — de l’Angleterre même, et non de la traversée.

— Oh ! l’Angleterre a ce que j’appelle une bonne côte ; elle est élevée, et l’on y donne beaucoup d’attention aux phares. Mais à quoi servent une bonne côte et des phares quand le brouillard est si épais qu’on ne peut voir de l’avant à l’arrière d’un bâtiment ?

— M. Howel parle principalement de l’intérieur du pays, dit Ève, des villes, de la civilisation, des usages et surtout du gouvernement.

— À mon avis, Monsieur, le gouvernement anglais y regarde de beaucoup trop près relativement au tabac et à d’autres bagatelles que je pourrais nommer. Ensuite il restreint l’usage du guidon aux vaisseaux du roi, tandis qu’à mon avis, ma chère miss Ève, un paquebot de New-York est aussi digne de porter un guidon qu’aucun vaisseau qui flotte sur l’Océan. — J’entends les paquebots réguliers allant d’Amérique en Europe, et non les bâtiments faisant route au sud.

— Mais tout ce dont vous parlez, mon cher Monsieur, n’est qu’une tache sur le soleil. Laissant de côté de pareilles bagatelles, je crois que vous conviendrez que l’Angleterre est le pays le plus délicieux qui soit au monde.

— Pour être franc avec vous, monsieur Howel, il y fait un chien de temps en octobre, novembre, décembre, janvier et février. Mars y est parfois tout autre chose qu’agréable, et avril est comme une jeune fille qui lit un de vos romans mélancoliques, tantôt souriant, tantôt pleurnichant.

— Mais les mœurs du pays, mon cher Monsieur, les traits moraux de l’Angleterre, doivent être une source de plaisir constant pour un vrai philanthrope, répliqua M. Howel, tandis qu’Ève, voyant que la discussion pourrait être longue, était allée rejoindre les dames. — Un Anglais a toutes les raisons possibles pour être fier de l’excellence morale de son pays.

— Pour vous dire la vérité, Monsieur, il y a quelques-uns des traits moraux de Londres qui ne sont pas d’une grande beauté. Si vous pouviez passer vingt-quatre heures dans les environs des docks de Sainte-Catherine, vous y verriez des choses qui causeraient des convulsions dans Templeton. Les Anglais sont un beau peuple, j’en conviens, mais leur morale n’est pas bien emplumée.

— Asseyons-nous, Monsieur, je crains que nous ne nous entendions pas bien ; et pour pouvoir continuer notre conversation, je vous prierai de me permettre de me placer près de vous à table.

Le capitaine Truck y consentit volontiers ; ils se mirent à table, et continuèrent leur entretien de la même manière qu’il avait commencé, l’un persistant à voir tous les objets à l’aide d’une imagination dérangée, et attaquée d’une sorte de monomanie, l’autre semblant obstinément déterminé à juger de tout le pays d’après l’expérience limitée qu’il avait acquise dans le voisinage des docks de Sainte-Catherine.

— Nous avons fait une rencontre aussi inattendue qu’agréable en la personne du capitaine Truck, dit mistress Hawker à Ève, qui s’était assise près d’elle. Je crois réellement que si je devais faire naufrage et courir le risque de la captivité, je voudrais que cela m’arrivât en sa compagnie.

— Mistress Hawker fait tant de conquêtes, dit mistress Bloomfield, que nous ne devons pas nous étonner de ses succès auprès de ce digne marin. Mais que direz-vous, miss Effingham, quand vous saurez que je suis aussi dans ses bonnes grâces ? Cet échantillon de la marine me donnera une meilleure idée des maîtres et des contre-maîtres, des Trinculo et des Stéphano, pour tout le reste de ma vie.

— Ne parlez pas des Trinculo et des Stéphano, ma chère mistress Bloomfield ; car, à l’exception des samedis soirs, quand il porte le toast « des maîtresses et des femmes, » il n’existe pas un homme plus exemplaire que notre excellent ami le capitaine Truck. Il a trop de religion et de moralité pour avoir un vice aussi vulgaire que celui de la boisson.

— De religion ! s’écria mistress Bloomfield avec surprise. C’est un mérite auquel je ne savais pas qu’il eût le moindre droit. J’aurais pu lui supposer quelque superstition, quelques courts accès de repentir pendant une tempête, mais rien qui fût régulier en fait de religion comme les vents alisés.

— Vous ne le connaissez donc pas ; car on trouve rarement un homme plus sincèrement religieux, quoique je convienne que c’est d’une manière qui est peut-être particulière à l’Océan. Quoi qu’il en soit, il est rempli d’attentions pour les dames.

— L’essence de la politesse. Pour ne rien embellir, il y a en lui un air de déférence mâle qui est agréable à la vanité de notre sexe. C’est sans doute une habitude de paquebot, et nous devons vous remercier de quelque partie de ce mérite. Sa langue ne se lasse jamais de faire votre éloge, et si je n’étais bien convaincue que vous n’épouserez jamais un républicain américain, je craindrais excessivement les suites de sa visite ici. Quoique je vous aie dit que j’étais aussi dans ses bonnes grâces, la balance n’est incertaine qu’entre mistress Hawker et vous. Je sais que vous n’avez pas coutume de plaisanter sur ce sujet inépuisable de conversation pour les jeunes personnes, — le mariage ; mais ce cas forme une exception si complète, que je me flatte que vous excuserez mon indiscrétion. Notre capitaine doré, car il n’est pas cuivré, proteste que mistress Hawker est la plus charmante vieille dame qu’il ait jamais vue, et que miss Effingham est la plus charmante jeune personne qu’il ait jamais connue. Chacune de vous peut donc voir le terrain qu’elle occupe, et jouer ses cartes en conséquence. J’espère que vous me pardonnerez de toucher à un sujet si délicat.

— Je voudrais d’abord entendre la réponse de mistress Hawker, dit Ève.

— Tout ce que j’ai à dire, répondit cette dame d’un ton de plaisanterie, se borne à exprimer ma reconnaissance, à déclarer ma résolution de ne pas encore changer de condition, attendu mon extrême jeunesse, et à annoncer que je suis disposée à laisser le champ libre à toute rivale plus âgée, sinon plus belle.

— En ce cas, dit Ève en riant, quoiqu’elle désirât que la conversation changeât de sujet, car elle voyait Paul s’avancer de leur côté, je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est d’ajourner ma décision, le temps laissant bien des choses à ma disposition. Le temps fera voir ce que j’aurai décidé.

— En vérité, répliqua mistress Bloomfield, qui ne connaissait pas les motifs de son amie, c’est une coquetterie que rien ne saurait justifier, et je me trouve obligée de m’assurer de quel côté vient le vent. Vous vous rappellerez que je suis la confidente du capitaine, et vous savez quelle est la responsabilité d’une confidente en pareil cas : celle d’un témoin dans un duel n’est rien en comparaison. Pour que je puisse avoir un témoignage en ma faveur au besoin, il est bon que j’informe M. Powis des faits principaux de l’affaire. — Le capitaine Truck, Monsieur, est un fervent admirateur de miss Effingham, et je cherche à découvrir s’il doit se pendre ce soir sur la pelouse dès que la lune sera levée, ou vivre encore une misérable semaine. Je vais donc vous faire subir un interrogatoire, miss Ève ; préparez-vous à vous défendre. — Avez-vous quelque objection à faire contre le pays natal de votre admirateur ?

Quoique très-contrariée de la tournure que cette plaisanterie avait prise, Ève conserva tout son sang-froid, car elle savait que mistress Bloomfield avait trop de tact pour dire avec intention la moindre chose qui pût blesser les convenances ou embarrasser sérieusement une amie.

— Il serait bien singulier que j’eusse des objections à faire contre un pays qui non seulement est le mien, mais qui a été si longtemps celui de mes ancêtres. De ce côté, mon chevalier n’a rien à craindre.

— Je suis charmée de vous entendre parler ainsi, dit mistress Bloomfield, jetant presque sans le savoir un coup d’œil sur sir George Templemore. — Et vous, monsieur Powis, que je crois Européen, cet aveu sera pour vous une leçon d’humilité. — À présent, miss Effingham, faites-vous quelque objection contre votre admirateur parce qu’il est marin ?

Ève rougit, malgré tous les efforts qu’elle fit pour montrer du calme, et pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, elle fut mécontente de mistress Bloomfield. Elle hésita, et de manière à donner encore plus de force à sa réponse, avant d’en faire une, qui fut négative.

— L’heureux mortel peut donc être Américain et marin. C’est un grand encouragement. Avez-vous quelque répugnance pour soixante ans ?

— Je regarderais certainement cet âge en tout autre comme un léger défaut, puisque mon père n’en a encore que cinquante.

Mistress Bloomfield fut frappée du tremblement de voix et de l’air d’embarras d’une jeune personne qui avait ordinairement tant d’aisance et de franchise, et, avec le tact d’une femme, elle renonça sur-le-champ à badiner davantage. Mais elle réfléchit plus d’une fois, dans le cours de la journée, à cette émotion réprimée et, à compter de ce moment, elle observa silencieusement la conduite d’Ève envers tous les hôtes de son père.

— C’est assez d’espérance pour un jour, dit-elle en se levant. Le pays et la profession doivent chercher, s’il est possible, à contrebalancer le nombre des années. Mistress Hawker, je vois à cette pendule que nous ne serons pas prêtes pour l’heure du dîner, à moins que nous ne nous retirions promptement.

Les deux dames montèrent dans leur chambre ; Ève, qui avait déjà fait sa toilette pour le dîner, resta dans le salon. Paul était encore près d’elle, et, comme elle, il paraissait embarrassé.

— Il y a bien des hommes qui seraient enchantés d’entendre le peu de mots qui sont sortis de vos lèvres dans ce badinage, dit-il, dès que mistress Bloomfield ne fut plus à portée de l’entendre. Être Américain et marin ne sont donc pas de sérieux défauts à vos yeux ?

— Dois-je être rendue responsable des caprices et des plaisanteries de mistress Bloomfield ?

— Nullement ; mais je crois que vous vous regardez comme responsable de la franchise et de la véracité de miss Effingham. Je puis comprendre votre silence quand les questions qu’on vous fait vont trop loin ; mais je suis certain que ce que vous assurez positivement doit être vrai et sincère.

Ève leva les yeux sur lui avec reconnaissance, car elle vit que son respect pour elle lui avait dicté cette remarque ; mais, se levant, elle lui dit en faisant un effort pour ne pas se trahir :

— C’est faire une affaire très-sérieuse d’un petit badinage sur notre honnête et vieux capitaine à cœur de lion. Et maintenant, pour vous prouver que je sens le mérite de votre compliment, et que j’en suis reconnaissante, j’agirai sans façon en vous priant de prendre le capitaine Truck sous votre soin spécial tant qu’il restera ici. Mon père et mon cousin sont ses amis sincères ; mais leurs habitudes ne se rapprochent probablement pas des siennes autant que les vôtres. C’est donc à vous que je le confie, et je vous prie de faire en sorte qu’il regrette le moins possible son bâtiment et l’Océan.

— Je voudrais savoir comment m’acquitter de cette mission, miss Effingham. Être marin n’est pas toujours une recommandation près des personnes polies, intelligentes et bien élevées.

— Mais quand on est poli, intelligent et bien élevé, être marin ne fait qu’ajouter une branche de connaissances utiles à celles qu’on possède déjà. Je suis certaine que le capitaine sera en bonnes mains. Et maintenant j’irai remplir aussi mon devoir en me rendant près des dames.

Ève le salua en passant devant lui, et sortit du salon aussi rapidement qu’elle le pouvait convenablement. Paul resta immobile quelques instants après son départ, et il ne sortit de sa rêverie que lorsque le capitaine Truck l’appela, pour qu’il le soutînt dans quelques-unes de ses opinions sur l’Angleterre contre les idées visionnaires que M. Howel avait puisées dans les livres.

— Qui est ce M. Powis ? demanda mistress Bloomfield à Ève, quand celle-ci entra dans son cabinet de toilette, avec un air d’impatience et de curiosité qui ne lui était pas ordinaire.

— Ne savez-vous pas, ma chère mistress Bloomfield, qu’il était notre compagnon de voyage sur le Montauk, et qu’il nous a rendu des services infinis en nous aidant à échapper aux Arabes ?

— Je sais tout cela. Mais est-il Européen ou ne l’est-il pas ?

Ève ne s’était jamais trouvée plus embarrassée qu’elle ne le fut pour répondre à cette question bien simple.

— Je ne crois pas qu’il le soit ; nous pensions qu’il l’était quand nous le rencontrâmes en Europe, et même pendant toute la traversée ; mais, depuis son arrivée, il a avoué qu’il est notre compatriote.

— Y a-t-il longtemps qu’il est ici ?

— Il y était avant nous. Il venait du Canada, et il attendait son cousin, le capitaine Ducie, qui est venu avec vous.

— Son cousin ! il a donc des cousins anglais ? M. Ducie, avec une réserve vraiment anglaise, a gardé cela pour lui seul. Le capitaine Truck nous avait dit quelque chose de ce que M. Ducie lui avait enlevé un de ses passagers, — ce M. Powis, — le héros des rochers d’Afrique ; — mais j’ignorais qu’il fût de retour dans notre… dans son pays. — Est-il aussi aimable que sir George Templemore ?

— Je vous laisse le soin d’en juger, mistress Bloomfield. Je les trouve tous deux fort aimables mais il entre tant de caprice dans les goûts d’une femme, que je ne veux pas juger pour les autres.

— Il est marin, je crois, dit mistress Bloomfield d’un air distrait ; — il faut qu’il le soit pour avoir travaillé à la manœuvre comme le capitaine Truck m’a dit qu’il l’avait fait. — Powis ! Powis ! — ce n’est pas un de nos noms. Il est sans doute d’un des États du Sud.

L’habitude de dire la vérité rendit service à Ève et l’empêcha de trahir ses sentiments.

— Nous ne connaissons pas sa famille, répondit-elle simplement. Nous voyons qu’il a été parfaitement élevé ; mais il ne parle jamais ni de son origine, ni de ses parents.

— Sa profession doit lui avoir donné les idées d’un homme bien né ; car, d’après le capitaine Truck, il a servi dans la marine, quoique je crusse que c’était dans la marine anglaise. — Je ne connais de Powis ni à Philadelphie, ni à Baltimore, ni à Richmond, ni à Charleston. Il faut qu’il soit de l’intérieur.

Ève ne pouvait blâmer son amie d’une curiosité qui ne l’avait pas peu tourmentée elle-même, quoiqu’elle eût désiré changer le sujet de la conversation.

— M. Powis serait très-flatté, dit-elle en souriant, s’il savait qu’il est un objet de tant d’intérêt pour mistress Bloomfield.

— Je conviens qu’il m’en inspire. D’après son air, son extérieur et l’expression de sa physionomie, je le regarde comme le jeune homme le plus distingué que j’aie jamais vu. En y ajoutant tout ce que j’ai entendu dire de son courage et de son sang-froid, il faudrait ne pas être femme pour ne pas prendre intérêt à lui. Je donnerais tout au monde pour savoir dans lequel de nos États il est né, s’il est vrai qu’il soit Américain.

— Nous en avons pour preuve sa parole. Il est né dans notre pays, et il n’a servi que dans notre marine.

— D’après le peu qu’il a dit dans notre courte conversation, il me paraît avoir été élevé d’une manière supérieure à sa profession.

— M. Powis a beaucoup voyagé. Quand nous l’avons rencontré en Europe, c’était dans un cercle particulièrement propre à former l’esprit et les manières d’un jeune homme.

— En Europe ! Vous n’avez donc pas fait connaissance avec lui comme avec sir George Templemore, à bord du paquebot ?

— Notre connaissance avec aucun d’eux n’a commencé sur le paquebot. Mon père les avait vus tous deux très-souvent pendant notre séjour dans différentes parties de l’Europe.

— Et la fille de votre père ?

— Et la fille de mon père aussi, répondit Ève en souriant. Nous avons fait connaissance avec M. Powis dans des circonstances particulières qui nous ont laissé un vif souvenir de son courage et de ses talents. Il nous a rendu presque le même service sur un des lacs de la Suisse qu’ensuite sur l’Océan.

Tout cela était nouveau pour mistress Bloomfield, et, à son air, il était facile de voir que ces nouvelles l’intéressaient. En ce moment la cloche du dîner sonna, et toute la compagnie arriva successivement dans le salon. Tandis que M. Effingham offrait le bras à mistress Hawker pour la conduire dans la salle à manger, mistress Bloomfield prit gaiement celui d’Ève, en disant que, du moins pour le premier jour, elle se croyait le droit de prendre une place à côté de la jeune maîtresse du wigwam.

— M. Powis et sir George n’auront-ils pas une querelle pour l’honneur de la seconde ? demanda-t-elle à Ève à demi-voix en se rendant dans la salle à manger.

— Vous êtes dans une grande erreur, mistress Bloomfield. Sir George est beaucoup plus content de pouvoir se placer près de ma cousine Grace.

— Cela est-il possible ? demanda son amie en la regardant attentivement.

— Rien n’est, plus vrai, et je suis très-charmée de pouvoir vous l’affirmer. Jusqu’à quel point miss Van Courtlandt en est-elle charmée, c’est ce que le temps nous apprendra ; mais le baronnet laisse voir chaque jour et tout le long du jour qu’il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il lui est permis d’être près de ma cousine.

— Il a donc moins de goût, de jugement et d’intelligence que je ne l’avais cru ?

— Cela ne s’ensuit pas nécessairement, ma chère mistress Bloomfield ; et, quand il serait vrai, il ne faudrait pas le dire si ouvertement.

Se non è vero, è ben trovato.