Eve Effingham/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 238-251).


CHAPITRE XVIII.


Ils sont à toi pour un temps ; mais tu rendras enfin tes trésors ; tes portes s’ouvriront, tes verrous tomberont, inexorable passé.
Bryant.



Le capitaine Ducie s’était retiré d’assez bonne heure dans la soirée, et il était à lire dans sa chambre, quand un coup frappé à sa porte changea le cours de ses idées. — Entrez, dit-il, et la porte s’ouvrit.

— J’espère, Ducie, dit Paul en entrant, que vous n’avez pas oublié d’apporter le grand portefeuille que je vous ai laissé, et relativement auquel je vous ai écrit quand vous étiez encore à Québec.

Le capitaine lui montra le portefeuille qui était encore sur le plancher avec le reste de son bagage.

— Je vous remercie de vos soins, dit Paul ; et prenant le portefeuille sous son bras, il ajouta : Il contient des papiers importants pour moi, et quelques-uns que j’ai lieu de croire importants pour d’autres.

— Attendez, Powis ; un mot avant que vous me quittiez. — Templemore est-il de trop ici ?

— Pas du tout ; j’ai une sincère affection pour lui, et je serais très-fâché de le voir nous quitter.

— Et pourtant il me semble singulier qu’un homme ayant ses habitudes passe son temps dans ces montagnes, quand je sais qu’on croit qu’il est à inspecter le Canada, dans la vue de faire un rapport sur la situation de ce pays.

— Sir George est-il réellement chargé d’une mission de cette espèce ? demanda Paul avec intérêt.

— Non pas d’une mission positive, peut-être parce que cela était inutile : Templemore est riche, et n’a pas besoin d’appointements. Cependant il est entendu qu’il verra quelle est la situation des deux provinces, et qu’il en rendra compte au gouvernenement. J’ose dire qu’il ne sera pas traduit en justice pour cause de négligence, mais on sera surpris de sa conduite.

— Bonsoir, Ducie ; Templemore préfère un wigwam à Québec, et les naturels d’un pays aux colons d’un autre : voilà tout.

Une minute après, Paul était à la porte de la chambre de John Effingham, et, après y avoir frappé, il reçut aussi la permission d’entrer.

— Ducie ne m’a pas oublié ; voici le portefeuille qui contient les papiers du pauvre Lundi, dit-il en le mettant sur une table, et parlant de manière à faire voir qu’il était attendu. Nous avons véritablement négligé trop longtemps ce devoir, et il faut espérer que ce délai ne fera tort à personne.

— Est-ce là le paquet ? demanda John Effingham, tendant la main pour recevoir une liasse de papiers que Paul avait prise dans le portefeuille. Nous briserons les sceaux à l’instant même, et nous verrons ce que nous avons à faire avant de nous coucher.

— Ces papiers sont à moi, répondit le jeune homme en les regardant avec un air d’intérêt avant de les déposer sur la table, et ils sont très-importants. — Voilà ceux de M. Lundi.

John Effingham reçut le paquet des mains de son jeune ami, plaça les lumières à sa portée sur la table, mit ses lunettes, et invita Paul à s’asseoir. Ils se mirent en face l’un de l’autre. Le soin de rompre les sceaux et de jeter un premier coup d’œil sur les pièces appartenait naturellement au plus âgé, qui d’ailleurs était par le fait celui à qui elles avaient été confiées.

— Voici d’abord une pièce écrite et signée par le pauvre Lundi lui-même, en forme de certificat général, dit John Effingham. il la lut d’abord lui-même, et la passa ensuite à Paul. Elle était ainsi conçue :

« À tous ceux que cela peut concerner. — Moi, John Lundi, je déclare et certifie que les lettres et autres pièces ci-jointes sont véritables et authentiques. Jane Dowse, qui a écrit, et à qui il a été adressé un si grand nombre de ces lettres, était ma mère, ayant épousé en secondes noces Pierre Dowse, l’homme qui y est si souvent nommé, et qui la porta à faire des choses dont elle s’est fortement repentie ensuite. En me confiant ces pièces, elle m’a laissé seul juge de ce que je devais faire, et je les ai mises sous cette enveloppe, afin qu’elles pussent encore être utiles, si j’étais retiré subitement de ce monde. Tout dépend de pouvoir découvrir qui est véritablement le nommé Bright, car ma mère ne l’a jamais connu sous un autre nom. Elle sait pourtant qu’il était Anglais, et elle pense qu’il était ou qu’il avait été au service d’une famille distinguée.

« John Lundi. »


La date de cette pièce remontait à plusieurs années, ce qui prouvait que l’intention de faire ce qui était juste avait existé depuis quelque temps dans l’esprit de M. Lundi, et toutes les pièces étaient bien conservées. Elles avaient aussi été numérotées par ordre, précaution qui facilita beaucoup les recherches des deux amis. Toutes les lettres originales parlaient d’elles-mêmes, et les copies étaient écrites d’une main ferme et nette, avec la méthode d’une personne accoutumée aux affaires. En un mot, en tant qu’il s’agissait des pièces, tout était clair et parfaitement expliqué.

John Effingham lut la pièce n° 1 avec attention, mais tout bas, et la remit ensuite à Paul, en lui disant avec sang-froid : C’est l’ouvrage d’un misérable scélérat.

Paul la lut à son tour : c’était une lettre signé David Bright et adressée à mistress Jane Dowse. Elle était écrite avec beaucoup d’art. Elle contenait force protestations d’amitié. Celui qui l’écrivait disait qu’il avait connu la famille de cette femme en Angleterre, et surtout son premier mari, et annonçait le désir de lui être utile. Il parlait aussi en termes assez obscurs des moyens qu’il avait de le faire, ajoutant qu’il les lui ferait connaître quand elle lui aurait dit si elle voulait s’embarquer dans l’entreprise qu’il méditait. Cette lettre était datée de Philadelphie, adressée à quelqu’un à New-York, et d’une date fort ancienne.

— C’est vraiment un rare échantillon de scélératesse, dit Paul en la remettant sur la table, et elle a été écrite dans le même esprit qui porta le diable à tenter notre mère commune. Je ne crois pas avoir jamais rien lu qui fût empreint d’une si basse astuce.

— Et à en juger par ce que nous savons déjà, il paraît qu’il a réussi. Dans cette autre lettre, vous verrez qu’il s’explique un peu plus, — seulement un peu, quoique évidemment encouragé par l’intérêt et la curiosité que montre cette femme dans sa réponse à la première épître ; réponse que voici.

Paul lut les deux lettres, et les mit ensuite sur la table, en attendant celle qui était alors entre les mains de John Effingham.

— Il est probable que ce sera une histoire d’amour illégitime et de ses suites malheureuses, dit celui-ci avec son ton froid ordinaire en remettant à Paul les réponses aux lettres n° 2 et n° 3. Le monde est plein de ces aventuriers infortunés, et je croirais qu’il s’agit d’Anglais, d’après un mot ou deux que vous trouverez dans cette épître honnête et consciencieuse. De fortes distinctions artificielles, sociales et politiques, rendent peut-être des expédients de cette nature plus fréquents en Angleterre que dans tout autre pays. La jeunesse est la saison des passions, et bien des hommes, dans la légèreté de cet âge, se préparent des regrets amers pour toute leur vie.

John Effingham, en levant les yeux pour remettre cette pièce à son compagnon, s’aperçut que les couleurs des joues de celui-ci étaient devenues plus foncées, et que sa rougeur s’étendait jusqu’à son front. D’abord un soupçon désagréable se présenta à son esprit, et il l’admit avec regret ; car Ève et son bonheur futur se rattachaient intimement au caractère et à la conduite de ce jeune homme dans son imagination. Mais quand il vit Paul prendre le papier d’une main ferme, un effort sur lui-même l’ayant mis en état de vaincre une émotion pénible, la dignité calme avec laquelle il en fit la lecture dissipa tous ses soupçons. Ce fut en ce moment que John Effingham se rappela qu’il avait cru autrefois que Paul lui-même pouvait être le fruit d’une imprudence semblable à celle qu’il venait de condamner. La commisération prit sur-le-champ la place de la première impression, et il était tellement absorbé dans ces idées, qu’il n’avait pas encore pris la lettre suivante quand Paul mit sur la table celle qu’il venait de lire.

— Cette lettre, Monsieur, semble annoncer une de ces pénibles histoires de passion effrénée et de leurs suites funestes, dit le jeune homme avec un ton de fermeté qui paraissait indiquer qu’il ne pouvait avoir aucun rapport personnel avec aucun événement d’une nature si désagréable ; — continuons notre examen.

Ces signes de tranquillité d’âme encouragèrent John Effingham, et il lut tout haut les lettres suivantes, de sorte que tous deux en même temps apprirent ce qu’elles contenaient. Ils en lurent ainsi sept à huit qui ne leur apprirent guère autre chose que le fait que l’enfant qui était le sujet de toute cette correspondance, devait être reçu par Pierre Dowse et sa femme, et être élevé comme le leur, moyennant une somme considérable, et indépendamment, d’une pension annuelle qui leur serait payée. Ces lettres apprenaient aussi que cet enfant, qu’on avait l’hypocrisie de désigner sous le nom du « favori », avait été réellement placé sous la garde de Jane Dowse, et que plusieurs années s’étaient écoulées depuis cet arrangement, avant que la correspondance se terminât. La plupart des dernières lettres avaient rapport au paiement de la pension, et toutes contenaient quelques questions sur le « favori » ; mais elles étaient faites d’un ton si froid, et les réponses sur ce sujet étaient si vagues et si brèves, qu’il était aisé de voir que ce nom était singulièrement mal appliqué. Au total, il se trouvait une quarantaine de ces lettres, à chacune desquelles il avait été ponctuellement répondu, et leurs dates remplissaient un intervalle de près de douze ans.

La lecture de toutes ces lettres prit une bonne heure, et quand John Effingham mit ses lunettes sur la table, l’horloge du village sonnait minuit.

— Jusqu’à présent, dit-il, tout ce que nous avons appris, c’est qu’un enfant a été élevé sous un faux nom, et nous n’avons d’autre fil pour suivre cette affaire que les noms de ceux qui y ont pris part, personnages évidemment obscurs, et dont le plus important paraît avoir pris un nom supposé, d’après ce qu’en dit le pauvre Lundi dans sa déclaration. Lui-même, quoique en possession de connaissances indirectes qui nous manquent, ne peut avoir su précisément quelle injustice a été commise, s’il en a été commis ; ou certainement, avec les bonnes intentions qu’il manifeste, il n’aurait pas laissé ce fait essentiel dans l’obscurité.

— Ce sera probablement une affaire très-compliquée, dit Paul, et il est fort douteux que nous puissions la débrouiller ; mais comme vous devez être fatigué, je crois que nous pouvons sans inconvénient remettre à un autre jour l’examen du reste de ces papiers.

John Effingham y consentit, et pendant la courte conversation qui suivit cette détermination, Paul prit la liasse de papiers qui lui appartenait, les remit dans le portefeuille, et mit en ordre ceux qui leur avaient été confiés par M. Lundi, pour les y replacer également.

— La formalité que nous avons observée de mettre nos sceaux sur ce paquet quand le pauvre Lundi nous en chargea paraît inutile à présent, dit-il, et il suffira probablement, que je vous laisse le portefeuille et que j’en emporte la clef.

— C’est ce qu’on ne peut savoir, répondit John Effingham avec la circonspection plus grande qu’il devait à son âge et à son expérience ; nous n’avons pas encore lu toutes ces pièces, et comme nous avons de la cire et des lumières, et que chacun de nous a son cachet attaché au cordon de sa montre, il vaut mieux que ce paquet soit remis dans le même état qu’auparavant. Après cela vous pouvez me laisser le portefeuille ou l’emporter, comme bon vous semblera.

— Je vous le laisserai ; car quoiqu’il contienne des pièces qui sont pour moi d’une grande importance, je n’en ai aucun besoin en ce moment.

— En ce cas, le mieux est que je place dans mon secrétaire le paquet qui contient des papiers auxquels nous avons un intérêt commun, et que vous gardiez plus immédiatement sous vos yeux ceux qui vous appartiennent personnellement.

— Cela est inutile, à moins que ce portefeuille ne vous gêne. Je ne sais si je ne suis pas plus heureux quand il est loin de ma vue que lorsqu’il est constamment sous mes yeux, pourvu que je sois assuré qu’il est en sûreté.

Paul prononça ces mots avec un sourire forcé, et il y avait dans ses manières et sur sa physionomie un air de mélancolie qui frappa son compagnon. Cependant celui-ci se borna à lui faire un signe de tête pour indiquer son consentement, et le portefeuille fut déposé silencieusement dans le secrétaire. Paul se leva pour lui souhaiter le bonsoir, mais John Effingham lui saisit la main et le força en quelque sorte à se rasseoir. Un intervalle de silence embarrassant pour tous deux s’ensuivit ; mais il ne dura que quelques instants.

— Nous avons supporté assez de fatigues et couru assez de dangers ensemble, dit John Effingham, pour que nous soyons amis. Je serais très-mortifié que vous pussiez croire qu’une curiosité impertinente me fait désirer d’avoir votre confiance à un plus haut degré que vous n’êtes peut-être disposé à l’accorder. J’espère donc que vous attribuerez à son véritable motif la liberté que je prends en ce moment. L’âge établit quelque différence entre nous, et l’intérêt vif et sincère que je prends à vous doit me donner le droit de ne pas être traité tout à fait en étranger. Cet intérêt, — je pourrais dire en toute vérité cette affection, — a été porté au point que je vous ai surveillé avec une attention inquiète, et que j’ai reconnu que vous n’êtes pas exactement dans la même situation que les autres hommes qui occupent votre condition dans le monde ; et je suis persuadé que l’amitié, peut-être les avis d’un homme qui a tant d’années de plus que vous, peuvent vous être utiles. Vous m’avez déjà dit assez de choses sur votre situation personnelle pour me donner presque le droit de demander à en savoir davantage.

John Effingham prononça ces mots du ton le plus doux et le plus propre à inspirer la confiance, et peu de personnes auraient pu, dans une telle occasion, donner à leur voix et à leurs regards une plus grande force de persuasion. Les traits de Paul s’agitèrent, et il fut évident à son compagnon qu’il était ému, mais qu’il n’était pas mécontent.

— Je suis reconnaissant, Monsieur, très-reconnaissant de l’intérêt que vous prenez à moi, répondit Paul ; et si je savais sur quels points vous désirez des informations, il n’y a rien que je puisse vouloir vous cacher. Ayez donc la bonté de me faire des questions, afin que je n’aie pas à vous parler de choses qu’il vous importerait peu de savoir.

— Tout ce qui concerne réellement votre bonheur aurait de l’intérêt pour moi. Vous avez été l’instrument de la Providence pour me sauver, moi et ceux que j’aime le plus au monde, d’un destin pire que la mort ; et étant garçon et sans enfants, j’ai pensé plus d’une fois à essayer de vous tenir lieu des amis que je crains que vous n’ayez perdus. Vos parents…

— Sont morts l’un et l’autre. Je ne les ai jamais vus, dit Paul avec un sourire mélancolique, et j’accepterai bien volontiers votre offre généreuse si vous me permettez d’y mettre une condition.

— Un mendiant doit se contenter de ce qu’on lui donne, répondit John Effingham souriant à son tour ; et si vous me permettez de prendre à vous un intérêt personnel et que vous m’accordiez quelquefois la confiance due à un père, je ne serai pas exigeant. Quelle est la condition dont vous parlez ?

— C’est que le mot « argent » soit rayé de notre vocabulaire, et que vous ne changiez rien à votre testament. Vous chercheriez dans le monde entier que vous ne pourriez trouver une plus digne et plus aimable héritière que celle que vous avez déjà choisie, et que la Providence vous a donnée. Auprès de vous je ne suis pas riche, mais j’ai une fortune honnête, et comme il est probable que je ne me marierai jamais, elle suffira à tous mes besoins.

John Effingham fut plus charmé qu’il ne voulut le dire de cette franchise et de la sympathie secrète qui existait entre eux ; mais il sourit de la condition qui lui était imposée, car, au su d’Ève, et avec l’entière approbation de son père, il avait déjà ajouté à son testament un codicille par lequel il laissait au jeune homme qui leur avait rendu de si grands services la moitié de tous ses biens. Il lui fit une réponse évasive.

— Je ne changerai rien à mon testament, puisque vous le désirez ainsi votre condition est acceptée. Je suis charmé d’apprendre de vous ce que votre manière de vivre m’avait préparé à entendre, que vous jouissez d’une fortune qui vous rend indépendant. Ce fait établira plus d’égalité entre nous, et mettra le sceau à une amitié qui, j’espère, est à présent un traité conclu. — Vous avez beaucoup vu le monde, Powis, pour un homme de votre âge et de votre profession.

— On pense assez communément que les hommes de ma profession voient beaucoup le monde, et que c’est une suite nécessaire de leurs devoirs ; mais je conviens avec vous, Monsieur, que ce n’est le voir que dans un cercle très-limité. Il y a déjà plusieurs aunées que les circonstances, — je pourrais dire l’ordre positif d’un homme à qui je devais obéir, m’ont fait abandonner ma profession, et, depuis ce temps, je n’ai guère fait que voyager. Différentes causes m’ont fait admettre en Europe dans des sociétés que peu de nos concitoyens ont l’avantage de fréquenter, et j’espère que je n’ai pas tout à fait perdu l’occasion d’en profiter. Ce fut comme voyageur sur le continent européen que j’eus le plaisir de rencontrer pour la première fois M. et miss Effingham. J’ai passé beaucoup de temps en pays étranger, même pendant mon enfance, et je dois à cette circonstance la connaissance de plusieurs langues.

— Mon cousin m’en a informé : vous avez décidé la question de votre pays en nous disant que vous êtes Américain, et cependant je vois que vous avez des parents anglais, puisque le capitaine Ducie est votre cousin.

— Nous sommes fils de deux sœurs, quoique notre amitié n’ait pas toujours été proportionnée à ce degré de parenté. Quand nous nous rencontrâmes sur mer près des côtes d’Amérique, il y eut dans cette entrevue quelque chose de contraint et de glacial, qui, se joignant à mon retour soudain en Angleterre, ne dut pas faire une forte impression en ma faveur sur ceux qui furent témoins de ce qui se passa entre nous.

— Nous avions confiance en vos principes, et quoique les premières conjectures n’aient peut-être été agréables à aucun de nous, un peu de réflexion nous assura qu’il n’existait aucun juste motif de soupçon.

— Ducie est brave et estimable, et il a la franchise et la générosité d’un marin. Nous nous étions vus en champ clos face à face, comme ennemis, et cette circonstance donna un air gauche à notre rencontre. Il est vrai que nos blessures morales s’étaient cicatrisées, et nous étions l’un et l’autre fâchés et honteux de ce qui était arrivé.

— Il faut une querelle très-sérieuse pour armer l’un contre l’autre les enfants de deux sœurs, dit John Effingham d’un ton grave.

— J’en conviens ; mais à cette époque le capitaine Ducie n’était pas disposé à admettre la parenté. Je montrai un ressentiment peut-être trop vif de quelques propos qu’il tint sur ma naissance, et entre deux militaires le résultat en était presque inévitable. Ducie m’envoya un cartel, et je n’étais pas d’humeur à le refuser. Une couple de blessures peu dangereuses termina l’affaire. Mais un intervalle de trois ans avait mis mon antagoniste en état de reconnaître qu’il ne m’avait pas rendu justice, que j’avais été provoqué sans raison, et que nous devions être amis. Le généreux désir de me donner toutes les explications convenables le porta à saisir la première occasion qui s’offrirait pour venir en Amérique, et quand il se mit en chasse du Montauk, par suite d’un ordre de l’Amirauté transmis par le télégraphe, il attendait à chaque instant l’ordre d’appareiller pour nos mers, où il désirait venir expressément pour me rencontrer. Vous pouvez donc juger combien il se trouva heureux de me trouver inopinément à bord du paquebot qui contenait l’objet de sa croisière, et de faire ainsi, comme on dit, d’une pierre deux coups.

— Et vous avait-il enlevé dans des intentions encore meurtrières ? demanda sir Effingham en souriant.

— Nullement : on ne pourrait trouver deux meilleurs amis que nous ne le devînmes, Ducie et moi, quand nous eûmes passé quelques heures ensemble à bord de sa corvette. Quand nous nous vîmes de plus près, et que nous pûmes apprécier notre caractère et nos motifs respectifs, tout obstacle à notre réconciliation disparut, ce qui arrive souvent quand il a existé une forte antipathie causée par des préventions injustes ; et, longtemps après notre arrivée en Angleterre, on n’aurait pu désirer entre deux cousins une intimité plus étroite que celle qui régnait entre nous. Vous savez, Monsieur, que nos cousins anglais ne voient pas toujours leurs parents transatlantiques d’un œil très-favorable.

— Cela n’est que trop vrai, dit John Effingham avec fierté, quoique ses lèvres tremblassent en parlant ainsi ; et c’est en grande partie la faute de ce misérable esclavage mental qui, après soixante ans d’indépendance nominale, a laissé ce pays si complètement à la merci d’une opinion étrangère et hostile. Il faut nous respecter nous-mêmes pour que les autres apprennent à nous respecter.

— Je suis entièrement d’accord avec vous, Monsieur ; mais pour ce qui me regarde personnellement, l’injustice qu’ils m’avaient faite auparavant porta mes parents à me recevoir peut-être mieux qu’ils n’auraient été disposés à le faire sans cette circonstance. Je n’avais rien à leur demander quant à la fortune, n’ayant nulle envie d’élever une question qui pourrait ébranler la pairie des Ducie.

— La pairie ! — Vos deux parents étaient donc Anglais ?

— Ils ne l’étaient, je crois, ni l’un ni l’autre, mais le temps où les deux peuples n’en faisaient qu’un est encore si peu éloigné, qu’il n’est pas étonnant qu’un droit de cette nature ait passé dans les colonies. La mère de ma mère hérita d’une de ces anciennes baronnies qui passent à tous les héritiers, n’importe leur sexe ; et par suite de la mort de deux frères, ce droit, dont n’avait pourtant joui personne de la génération précédente, descendit à ma mère et à ma tante, la première étant morte, comme on le prétendait, sans enfants.

— Sans enfants ! vous vous oubliez.

— J’aurais dû dire sans enfants légitimes, ajouta Paul rougissant jusqu’aux tempes. Mistress Ducie, qui avait épousé le fils cadet d’un noble Anglais non titré, réclama le titre et l’obtint. Mes prétentions avaient jeté de l’incertitude sur le droit à la pairie, et c’est à cette circonstance que je dois sans doute en partie l’esprit d’opposition que je rencontrai d’abord ; mais après la conduite généreuse de Ducie, je ne pouvais hésiter à me joindre à lui pour demander que la couronne reconnût formellement les droits de la personne qui était en possession du titre, et lady Dunluce y est maintenant légalement maintenue.

— Il y a dans ce pays bien des jeunes gens qui tiendraient avec plus de ténacité à l’espoir d’une pairie en Angleterre.

— Cela est assez probable, mais en y renonçant je n’ai pas fait un grand sacrifice ; car on pouvait à peine supposer que les ministres anglais consentiraient à accorder ce rang à un étranger qui ne se faisait pas scrupule d’avoir ses principes et ses prédilections nationales. Je ne dirai pas que cette pairie ne me semblât pas désirable, cela est inutile ; mais je suis né Américain, je veux mourir Américain, et un Américain qui pense seulement à faire valoir une telle prétention, est comme le geai au milieu des paons. Au surplus, moins on en parle, mieux cela vaut.

— Vous êtes bien heureux d’avoir échappé aux journaux qui vous auraient probablement appelé Votre Grâce, en vous élevant tout d’un coup au rang de duc.

— Au lieu de quoi, je n’aurais eu d’autre rang que celui du chien de la fable, qui ne veut ni manger, ni souffrir que d’autres mangent. Si ma tante se trouve heureuse d’être appelée lady Dunluce, je lui souhaite beaucoup de plaisir, et quand Ducie lui succédera, comme cela lui arrivera quelque jour, un excellent homme sera pair d’Angleterre ; voilà tout. Vous êtes le seul de mes concitoyens à qui j’aie jamais parlé de cette affaire, Monsieur, et je vous prie de me garder le secret.

— Quoi ! m’est-il défendu d’en parler à ma famille ? Je ne suis pas le seul ami sincère et véritable que vous ayez ici, Powis.

— À cet égard, je vous laisse toute liberté d’agir comme il vous plaira, mon cher Monsieur. Si M. Effingham prend assez d’intérêt a moi pour désirer de savoir ce que je vous ai dit, qu’il n’y ait point de mystère, — ou si… si mademoiselle Viefville…

— Ou Nanny Sidley, ou Annette, dit M. John Eflingham, avec un sourire de bonté. Eh bien ! fiez-vous à moi ; mais avant que nous nous séparions, il y a un autre fait dont je désire m’assurer, quoique un mot que vous avez prononcé me permette à peine de douter de votre réponse.

— Je vous comprends, Monsieur, et je n’avais pas dessein de vous laisser dans le doute sur un point si important. S’il y a un sentiment plus pénible que tous les autres pour un homme qui a quelque fierté, c’est de douter de la pureté de sa mère. Grâce au ciel, la mienne était sans reproche, ce qui a été clairement établi, sans quoi je n’aurais pu avoir aucune prétention à la pairie.

— Ni à sa fortune, ajouta John Effingham en respirant comme un homme qui se sent tout à coup soulagé du poids d’un soupçon désagréable.

— Ma fortune ne vient ni de mon père ni de ma mère. Je la dois à un de ces hommes qui, par suite d’un caractère généreux, ou, si vous le voulez, d’un caprice, adoptent quelquefois des individus qui leur sont étrangers par le sang. Mon tuteur m’adopta, m’emmena avec lui, me fit entrer encore bien jeune dans la marine, et finit par me laisser tout ce qu’il possédait. Comme il était garçon, qu’il n’avait pas de proches parents, et qu’il ne devait sa fortune qu’à lui seul, j’acceptai sans scrupule le don qu’il m’avait fait avec tant de libéralité. Il y ajouta une sorte de condition que je quitterais le service, que je voyagerais pendant cinq ans, que je reviendrais ensuite en Amérique, et que je me marierais. Mais il n’avait pas prononcé la nullité du legs si je ne m’y conformais pas en tout : c’était uniquement un avis solennel donné par un homme qui m’avait prouvé si longtemps qu’il était mon véritable ami.

— Je lui envie l’occasion qu’il a eue de vous être utile. J’espère qu’il aurait approuvé votre fierté nationale ; car je crois qu’au fond c’est à ce sentiment qu’il faut attribuer en grande partie votre désintéressement dans l’affaire de la pairie.

— Oui, sans doute, il l’aurait approuvée. Mais il ne sut jamais que j’y avais des droits, car je ne les acquis que par la mort de deux lords qui étaient frères de mon aïeule. Mon tuteur était un homme honorable sous tous les rapports, et surtout par sa fierté nationale. Quand il était en Europe, on lui offrit un ordre étranger ; mais il le refusa avec la dignité d’un homme qui sentait qu’un Américain ne devait pas accepter une distinction que son pays avait rejetée.

— Je porte presque envie à cet homme, dit John Effingham avec chaleur. Avoir su vous apprécier, Powis, c’est la marque d’un excellent jugement ; mais il paraît qu’il s’est convenablement apprécié lui-même, ainsi que son pays et la nature humaine.

— Et pourtant il était peu apprécié par les autres. Il passa bien des années dans une de nos plus grandes villes, sans qu’on fît plus d’attention à lui qu’à un des esprits les plus communs. On pensait moins à lui qu’au moindre courtier.

— Il n’y a rien en cela qui me surprenne. La classe des élus est trop petite partout pour qu’elle soit nombreuse sur aucun point donné, et surtout parmi une population éparse comme celle de l’Amérique. Le courtier apprécie le courtier aussi naturellement que le chien apprécie le chien et le loup le loup. Les qualités dont vous venez de parler sont celles qui doivent être convenablement estimées par un peuple à qui l’on a fait mettre des habits d’homme quand il devait encore être en lisières. Je suis plus vieux que vous, mon cher Paul ; c’était la première fois qu’il lui donnait un nom si familier, et le jeune homme en fut touché ; — je suis plus vieux que vous, mon cher Paul, et je me hasarderai à vous dire un fait important qui peut servir à vous adoucir quelque mortification : dans la plupart des nations, il y a des modèles élevés sur lesquels on affecte du moins de porter les yeux. On loue et l’on semble apprécier les actions pour leur mérite intrinsèque. Il y a peu de cela en Amérique. Si l’on fait l’éloge de quelqu’un, c’est moins pour lui-même que pour l’intérêt d’un parti, ou pour nourrir la vanité nationale. Dans le pays où l’opinion politique devrait jouir de plus de liberté, elle se trouve le plus persécutée, et le caractère du peuple porte chacun à s’imaginer qu’il a un droit de propriété sur toute la renommée du pays. L’Angleterre offre beaucoup de cet esprit de faiblesse et d’injustice, et il est à craindre que ce ne soit un mauvais fruit de la liberté, car il est certain que le caractère sacré de l’opinion est le mieux apprécié dans les pays où elle a le moins d’efficacité. Nous nous moquons constamment de ces gouvernements qui enchaînent l’opinion ; et cependant je ne connais aucune nation où l’expression de l’opinion soit aussi sûre d’attirer la persécution et l’hostilité, que la nôtre, quelque libre qu’elle y soit déclarée par la loi.

— Cela vient de sa puissance. On se querelle ici sur l’opinion, parce que l’opinion gouverne. Ce n’est qu’une lutte pour arriver au pouvoir. Mais pour en revenir à mon tuteur, c’était un homme d’un caractère à penser et à agir par lui-même, et aussi éloigné qu’on peut l’être de cette existence de revues et de journaux qui est celle de tant d’Américains.

— Oui, sans doute, une existence de revues et de journaux, répéta John Effingham, souriant des termes employés par Paul. Ne connaître la vie que par de tels intermédiaires, c’est une situation semblable à celle de ces Anglais qui puisent leurs idées de la société dans des romans écrits par des hommes et des femmes qui n’y sont point admis, ou dans des articles du journal de la cour. Je vous remercie, monsieur Powis, de la preuve de confiance que vous m’avez donnée. Je ne l’ai pas sollicitée par une curiosité frivole, et je n’en abuserai pas. Au premier jour nous reprendrons notre examen des papiers du malheureux Lundi. Jusqu’à présent, ils ne promettent pas des révélations bien importantes. Ils se serrèrent la main, et Paul, éclairé par son compagnon, se retira. Quand il fut à la porte de sa chambre, il se retourna, et vit que John Effingham le suivait encore des yeux. Celui-ci lui répéta bonsoir avec un de ces sourires aimables qui donnaient une si douce expression à sa physionomie, et chacun d’eux rentra dans sa chambre.