Eve Effingham/Chapitre 2

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 15-26).


CHAPITRE II.


Je connais ce drôle : il y a sept ans qu’il est un vil coquin, et à présent il se pavane comme un gentleman. — Shakespeare.



Ève et sa cousine trouvèrent dans le salon sir George Templemore et le capitaine Truck ; le premier ayant retardé son départ de New-York pour rester près de ses amis, et le second étant sur le point de mettre à la voile pour faire un voyage en Europe. En y ajoutant M. Bragg et les habitants de la maison, le lecteur connaîtra toute la compagnie. Aristobule n’avait jamais pris place à une table servie d’une manière si brillante, et, pour la première fois de sa vie, il vit des bougies allumées pour le dîner ; mais il n’était pas homme à se laisser déconcerter par une nouveauté. S’il eût été un Européen, ayant reçu la même éducation et contracté les mêmes habitudes, il se serait fait remarquer par cinquante gaucheries avant que le dessert eût été placé sur la table ; mais étant ce qu’il était, un observateur, fermant les yeux sur le désir excessif de paraître poli qui marquait sa conduite, l’aurait laissé confondu parmi cette foule d’êtres qui n’excitent aucune attention, sans la manière remarquable dont il se servait à table. Il est vrai qu’il invitait ses voisins à manger de tous les mets auxquels il pouvait atteindre, mais il se servait de son couteau, en place de fourchette, avec la même grâce qu’un porteur de charbon se sert de sa pelle. Cependant comme la compagnie dans laquelle il se trouvait, quoique observant strictement toutes les bienséances, avait trop d’esprit pour s’occuper à examiner si chacun en faisait autant, cette infraction aux convenances ne fut pas remarquée, ou du moins ne donna lieu à aucune observation. Il n’en fut pas de même de la première particularité à laquelle il a été fait allusion, et comme elle est caractéristique, il faut en parler un peu plus au long.

Le dîner étant servi à la française, chaque plat était pris tour à tour par un domestique, qui, après l’avoir découpé, le présentait à chaque convive. Mais la dignité trop lente de cet arrangement ne convenait pas à l’empressement d’Aristobule : au lieu donc d’attendre que les domestiques lui présentassent les plats avec ordre, il se mit à se servir lui-même, ce qu’il fit avec une dextérité qu’il avait acquise en fréquentant les tables d’hôtes, école, soit dit en passant, où il avait principalement puisé ses idées sur les convenances de la table. Il se servit aussi d’une couple de plats qui lui furent successivement présentés dans le cours du service régulier, et comme un homme qui, par un coup de bonheur, aurait jeté les fondations d’une fortune au commencement de sa carrière, il y fit des additions à droite et à gauche. Il attaquait ainsi les entremets séduisants qui étaient à sa portée, s’adressait à ses voisins pour obtenir de ceux auxquels il ne pouvait atteindre, et enfin envoyait son assiette pour se faire servir des mets qui étaient encore plus loin, quand il remarquait un plat qui lui semblait en valoir la peine. Par ces moyens, qu’il employait à petit bruit et avec une tranquillité qui écartait de lui les observations, il réussit à faire de son assiette un épitomé du premier service. Elle contenait au centre du poisson, du bœuf et du jambon ; tout autour, il avait arrangé des croquettes, des rognons et divers ragoûts ; le tout était surmonté d’une pyramide de divers légumes, et les bords de l’assiette étaient garnis de sel, de poivre et de moutarde. Cette accumulation de bonnes choses exigea du temps et de l’adresse, et la plupart des convives avaient plusieurs fois changé d’assiette avant qu’Aristobule eût mangé un morceau, excepté la soupe. L’heureux moment où sa dextérité allait être récompensée arriva enfin, et le gérant du domaine de Templeton allait passer à la mastication ou plutôt à la déglutition, car à peine songeait-il à la première de ces opérations, quand il entendit sauter le bouchon d’une bouteille. Il aimait passionnément le vin de Champagne, quoiqu’il n’eût jamais fait assez de progrès dans la science de la table pour savoir quel était le moment de le servir. Ce moment était arrivé pour tous les autres convives qui avaient fait honneur au premier service ; mais M. Bragg en était encore aussi loin que lorsqu’il s’était mis à table. Cependant, voyant Pierre arriver près de lui avec la bouteille, il présenta son verre, et jouit d’un moment délicieux en avalant un breuvage qui surpassait de beaucoup tout ce qu’il avait jamais vu sortir d’un goulot couvert de goudron ou de plomb dans divers cabarets de sa connaissance, où les bouteilles semblaient être des batteries ennemies, chargées de maux de tête et d’estomac.

Aristobule vida son verre d’un seul trait et fit claquer ses lèvres après l’avoir vidé ; mais ce fut un instant malheureux, son assiette, chargée de tous les trésors qu’il avait amassés, ayant été enlevée par un domestique, qui crut, en voyant un tel salmigondis, qu’aucun de ces mets n’avait été du goût de ce convive difficile.

Il était nécessaire qu’il recommençât ses opérations ; mais il ne pouvait le faire sur le premier service, qui venait de disparaître. Le second l’ayant remplacé, Aristobule se dédommagea amplement sur le gibier. La nécessité l’obligea alors à attendre que les divers mets lui fussent présentés, et se servant de son couteau et de sa fourchette avec sa promptitude et sa dextérité ordinaires, il avait mangé à la fin du second service plus qu’aucun autre des convives pendant tout le dîner. Il commença alors à parler, et nous rapporterons la conversation à partir du moment où il fut possible à Aristobule de devenir un des interlocuteurs.

Tout différent de M. Dodge, il n’avait trouvé rien d’attrayant dans un baronnet ; car il était trop égoïste et trop intéressé pour attacher du prix à un titre frivole, et il répondait à sir George Templemore et à M. Effingham sans plus de gêne qu’à un de ses compagnons habituels. L’âge et l’expérience n’avaient, suivant lui, aucun droit particulier à se faire écouter. Quant au rang, il avait à la vérité une idée vague qu’il existait quelque chose de semblable dans la milice, mais il n’attachait aucune importance au rang qui n’était pas accompagné d’un salaire. Sir George Templemore avait fait une question sur l’enregistrement des actes, sujet qui avait récemment occupé l’attention publique en Angleterre, et la réponse de M. Effingham contenait une légère inexactitude qu’Aristobule prit occasion de relever pour son coup d’essai dans la conversation.

— Je vous demande pardon, Monsieur, dit-il en finissant ; mais je dois connaître ces distinctions un peu subtiles, puisque j’ai exercé quelque temps les fonctions de clerc de comté, dont j’avais été chargé pour remplir un vide occasionné par la mort du titulaire.

— Vous voulez dire, monsieur Bragg, que vous étiez employé comme copiste dans le bureau du clerc de comté, dit John Effingham, qui était tellement ami de la vérité qu’il n’hésitait jamais à relever sans beaucoup de cérémonie un mensonge, ou ce qu’il croyait en être un.

— Comme clerc de comté, Monsieur : le major Pippin mourut un an avant d’avoir fini son temps ; — tout aussi clerc de comté, Monsieur, qu’aucun de ceux des cinquante-six comtés de New-York.

— Quand j’eus l’honneur, Monsieur, de vous prendre pour gérant du domaine de M. Effingham, répliqua John d’un ton très-grave, car il pensait qu’il y allait de sa réputation de véracité s’il ne prouvait ce qu’il avait avancé, j’ai cru que vous étiez copiste dans le bureau du clerc, et je n’ai jamais entendu dire que vous fussiez le clerc vous-même.

— Cela est très-vrai, monsieur John, répondit Aristobule sans montrer le moindre embarras ; j’étais occupé par mon successeur comme son commis, mais quelques mois auparavant je remplissais la place de clerc de comté.

— Si vous aviez suivi cette ligne régulière de promotion, mon cher Monsieur, à quel grade seriez-vous élevé aujourd’hui ? lui demanda le capitaine Truck d’un ton qui sentait un peu le sarcasme.

— Je crois que je vous comprends, Messieurs, répondit avec le plus grand sang-froid M. Bragg, qui remarqua un sourire général ; je sais que certaines personnes tiennent à ne pas descendre du niveau des places qu’elles occupent, mais cette doctrine n’est pas la mienne. Si l’on ne peut obtenir une bonne chose, je ne vois pas que ce soit une raison pour en refuser une moindre. J’avais cherché cette année-là à devenir shérif, et voyant que je n’étais pas assez fort pour emporter le comté, j’acceptai l’offre que me fit mon successeur de travailler dans son bureau jusqu’à ce que je trouvasse quelque chose de mieux.

— Et pendant tout ce temps vous pratiquiez, je crois, dans les cours de justice ? dit John Effingham.

— Je faisais quelques affaires dans ce genre, Monsieur, autant que je le pouvais du moins ; mais le barreau n’est pas trop profitable depuis quelque temps, et beaucoup de procureurs tournent leur attention vers d’autres affaires.

— Et, s’il vous plaît, Monsieur, demanda sir George, quel est le genre d’affaires dont la plupart d’entre eux s’occupent en ce moment ?

— Quelques-uns sont entrés dans le commerce de chevaux ; mais la plus grande partie trafiquent en villes occidentales.

— En villes occidentales ! s’écria le baronnet, ayant l’air de soupçonner une mystification.

— Oui sans doute, et en moulins, et en chemins de fer, et en d’autres objets semblables que nous attendons de l’avenir.

— M. Bragg veut dire qu’ils achètent et vendent des terres sur lesquelles on espère que ces villes et toutes ces belles choses existeront dans un siècle, dit John Effingham.

— Cet espoir est pour l’année prochaine, ou même pour la semaine prochaine, répliqua Aristobule d’un air malin, quoique vous puissiez avoir raison quant à la réalité. On a fait depuis quelque temps de grandes fortunes en ce pays, sans autre capital que des espérances.

— Et vous avez été vous-même capable de résister à ces tentations ? dit M. Effingham ; je vous suis doublement redevable, Monsieur, d’avoir continué à consacrer votre temps à mes intérêts, tandis que des avantages si considérables s’offraient à vous.

— C’était mon devoir, pour ne pas dire mon plaisir, Monsieur, répondit Aristobule en le saluant d’autant plus bas qu’il savait qu’il avait abandonné son poste pendant quelques mois pour se livrer aux spéculations dont on s’occupait alors avec tant d’activité dans les établissements de l’Ouest. — Il y a dans ce pays, sir George, beaucoup d’occupations profitables qu’on a négligées, par suite de l’ardeur qu’on mettait au commerce de villes.

— Au commerce de villes !

— M. Bragg veut parler à présent du commerce dans les villes, dit John Effingham.

— Oui, Monsieur, dans les villes. Je ne viens jamais ici sans jeter un coup d’œil autour de moi pour voir s’il y a quelque chose à faire qui puisse être utile, et je vous dirai que j’ai trouvé plusieurs bonnes occasions ; mais il faut des fonds. Le lait, par exemple, serait une bonne affaire.

— Le lait ! s’écria mademoiselle Viefville involontairement.

— Oui, madame ; et pour les femmes aussi bien que pour les hommes. J’ai aussi entendu parler avantageusement des pommes de terre, et les pêches font réellement la fortune de quelques hommes riches.

— Et toutes ces occupations valent mieux et sont plus honnêtes que le trafic en villes et en chemins dont vous avez parlé d’abord, dit tranquillement M. Effingham.

Aristobule le regarda avec un peu de surprise ; car tout ce qui rapportait du profit lui souriait, et il croyait honnête tout ce que la loi ne défendait pas expressément. Voyant pourtant que la compagnie était disposée à l’écouter, et ayant recouvré le terrain qu’il avait perdu dans l’importante affaire de satisfaire son appétit, il continua le même sujet :

— Bien des familles ont quitté l’Otsego, les deux étés derniers, pour émigrer à l’ouest. La fièvre a gagné et s’est étendue bien loin, monsieur Effingham.

— La fièvre le vieil Otsego ! — car on aime à donner cette épithète à un comté dont l’existence remonte à un demi-siècle, et qui est vénérable par comparaison, — le vieil Otsego perd-il sa réputation bien acquise de salubrité ?

— Je ne parle pas d’une fièvre physique ; j’entends la fièvre occidentale.

Ce pays de l’occident est donc bien malsain ? demanda mademoiselle Viefville à demi-voix.

Apparemment, Mademoiselle ; sous plusieurs rapports.

— Jeunes et vieux, la fièvre occidentale a attaqué tout le monde, et elle a enlevé des familles entières à cette partie de l’univers, continua Aristobule, qui ne comprit rien au petit aparté qui vient d’être rapporté, et qui, par conséquent, n’y fit aucune attention. — La plupart des comtés voisins du nôtre ont aussi perdu une partie considérable de leur population.

— Et ceux qui sont partis ainsi, demanda M. Effingham, appartiennent-ils aux familles établies, ou forment-ils seulement la partie mobile des habitants ?

— La plupart appartiennent à la classe de ceux qui ont toujours un pied en l’air.

— Quoi ! s’écria sir George, y a-t-il réellement une partie notable de votre population qu’on puisse désigner ainsi ?

— Tout aussi bien que l’homme qui ferre un cheval doit s’appeler un maréchal, répondit John Effingham, et celui qui bâtit une maison un charpentier.

— Bien certainement, continua M. Bragg, et nous en avons un bon nombre tant en politique qu’en tout autre genre d’affaires. — Je suppose, sir George, qu’en Angleterre vous êtes assez stationnaires ?

— Nous aimons à rester de génération en génération dans le même endroit. Nous aimons l’arbre que nos ancêtres ont planté, le toit qu’ils ont construit, le coin du feu où ils se sont assis, et la terre qui couvre leurs restes.

— Très-poétique, et j’ose dire qu’il y a dans la vie des situations où de pareils sentiments viennent sans effort. Cependant ce doit être un grand obstacle aux affaires et aux spéculations dans votre partie du monde, Monsieur.

— Que sont les affaires et les spéculations auprès de l’affection que l’on conserve pour ses ancêtres, Monsieur, et des liens solennels qui rattachent les hommes à la tradition et à l’histoire ?

— Quant à l’histoire, elle ne nous oppose pas ici de grands obstacles ; du moins elle n’empêche personne de faire ce que son intérêt exige. On doit avoir pitié d’une nation que le passé enchaîne de cette manière ; car son industrie, son esprit d’entreprise, doivent être arrêtés à chaque instant par des obstacles qui naissent de ses souvenirs. À cet égard, aussi bien qu’en toute autre chose, monsieur John Effingham, on peut réellement appeler l’Amérique un pays aussi heureux qu’il est libre.

Sir George Templemore avait trop de savoir-vivre pour exprimer tout ce qu’il pensait en ce moment, car il aurait nécessairement blessé les sentiments de ses hôtes ; mais il fut récompensé de sa retenue par les sourires pleins d’intelligence que lui adressèrent Ève et Grace ; et le jeune baronnet pensa en ce moment que celle-ci ne le cédait nullement en beauté à sa cousine, et que, si ses manières étaient moins raffinées, elle avait la naïveté la plus intéressante.

— J’ai entendu dire que beaucoup de nations anciennes ont à lutter contre des difficultés que nous n’éprouvons pas, dit John Effingham ; mais j’avoue que c’est un genre de supériorité qui ne s’était pas encore présenté à mon esprit.

— Les économistes politiques et même les géographes n’y ont pas songé, dit M. Bragg ; mais la pratique le fait voir et en fait sentir les avantages à chaque heure du jour. On m’a dit qu’en Angleterre, sir John Templemore, on éprouve des difficultés à faire passer des rues et des grands chemins à travers des maisons et des enclos, et même qu’un chemin de fer et un canal sont obligés de faire un détour pour éviter un cimetière. Tout cela est-il vrai ?

— Je ne puis le nier.

— Notre ami M. Bragg, dit John Effingham, considère la vie comme entièrement composée de moyens et n’ayant pas de but. On ne peut arriver à un but sans moyens, Monsieur, et j’espère que vous en conviendrez vous-même. Mon but, du moins, est la fin d’une route, et je dois dire que je suis charmé d’être né dans un pays où il existe le moins d’obstacles possible pour en ouvrir. L’homme qui s’y opposerait dans notre pays à cause de ses ancêtres, s’en trouverait mal parmi ses contemporains.

— Me permettrez-vous de vous demander, monsieur Bragg, si vous n’éprouvez vous-même aucun attachement local ? dit le baronnet, cherchant par un ton plein d’aménité à mettre toute la délicatesse possible en faisant une question qui lui paraissait à lui-même presque une insulte pour le cœur d’un homme ; — si un arbre ne vous plaît pas plus qu’un autre ; — si la maison dans laquelle vous êtes né n’est pas plus belle à vos yeux que toute autre ; si l’autel devant lequel vous avez longtemps prié n’a pas pour vous un caractère plus sacré que celui devant lequel vous ne vous êtes jamais agenouillé ?

— Rien ne me fait plus de plaisir, Monsieur, que de répondre aux questions des voyageurs qui viennent dans notre pays ; car je crois qu’en faisant en sorte que les nations se connaissent l’une l’autre, c’est le moyen d’encourager le commerce, et de pouvoir faire des spéculations plus sûres. Je vous dirai donc, pour répondre à votre question, qu’un homme n’est point un chat, pour préférer un lieu quelconque à ses propres intérêts. Je conviens que certains arbres m’ont fait plus de plaisir que d’autres, et je me rappelle que celui qui m’en a fait le plus est un des miens, qui m’a produit mille pieds d’excellentes planches, sans parler des copeaux ; la maison où je suis né a été abattue peu de temps après ma naissance, et il en a été de même de celle qui l’a remplacée, de sorte que je ne puis rien dire à ce sujet. Quant aux autels, nous n’en avons pas dans ma religion. — Mais, puisque nous parlons de maisons, je crois, monsieur Effingham, que l’opinion générale est que vous auriez pu tirer meilleur parti de la vôtre qu’en la faisant réparer. Si vous en eussiez vendu les matériaux, vous en auriez trouvé un bon prix, et en ouvrant une rue à travers votre propriété, vous auriez réalisé une jolie somme.

— En ce cas, j’aurais été sans maison, monsieur Bragg.

— Qu’importe ? vous en auriez eu une autre sur un terrain moins cher. Telle qu’elle était, la vieille maison aurait même fait une bonne factorerie ou une auberge.

— Monsieur, je suis un peu chat, et j’aime les endroits que j’ai longtemps fréquentés.

Aristobule ne se déconcertait pas aisément ; mais le ton dont M. Effingham prononça ces derniers mots l’intimida, et Ève vit que les joues de son père étaient rouges d’émotion. Cette circonstance fit changer la conversation. Nous l’avons rapportée assez longuement parce qu’elle fera connaître au lecteur le caractère d’un homme qui doit occuper quelque place dans notre histoire, mieux que ne pourrait le faire la description la plus élaborée.

— J’espère, capitaine Truck, dit John Effingham pour faire tomber l’entretien sur un autre sujet, que vos armateurs sont complètement satisfaits de la manière dont vous avez sauvé leur bâtiment des mains des Arabes ?

— Quand il s’agit d’argent, on est plus disposé à se rappeler comment il a été perdu que comment il a été recouvré, la religion et le commerce étant les deux pôles sur un pareil point, répondit le vieux marin d’un air grave. Quoi qu’il en soit, mon cher monsieur, je n’ai pas lieu, au total, d’être mécontent, et tant que mes passagers et mes amis ne me trouveront pas à blâmer, je croirai avoir rempli au moins une partie de mon devoir.

Ève se leva de table, ouvrit un buffet, et y prit un bol à punch en argent, supérieurement ciselé, qu’elle plaça avec grâce devant le capitaine du Montauk. Au même instant, Pierre y plaça aussi un plateau sur lequel était une belle montre, une paire de petites pinces en argent pour tenir un charbon, et un porte-voix d’argent massif.

— Ce sont de faibles témoignages de notre reconnaissance, dit Ève, et nous vous prions de les accepter comme des preuves de l’estime que nous ont inspirée vos bontés, vos talents et votre courage.

— Ma chère miss Effingham, s’écria le vieux marin, touché jusqu’au fond du cœur par le ton de sensibilité avec lequel Ève avait prononcé ces mots ; — ma chère miss Effingham ! — Eh bien ! que Dieu vous protège, — vous et votre père, — et vous aussi, monsieur John Effingham, et — sir George Templemore ! — Que j’aie pu prendre ce pendard pour un homme comme il faut, pour un baronnet ! — quoique je suppose qu’il y ait des baronnets et des lords qui ont à leur service des gens semblables, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil sur Aristobule. — Puisse le Seigneur m’oublier dans le plus furieux ouragan, si j’oublie jamais qui m’a fait ces beaux présents, et en quelle occasion !

Ici le digne capitaine fut obligé de boire un verre de vin pour calmer son émotion, et Aristobule, profitant de cette circonstance, prit sans façon le bol à punch, qu’il eut l’air de peser dans sa main comme pour se faire une idée de sa valeur intrinsèque. L’œil actif du capitaine Truck s’en aperçut, et il reprit son bien sans plus de cérémonie que M. Bragg n’en avait mis à le prendre, et il ne fallut rien moins que la présence des dames pour empêcher un éclat qui aurait été une déclaration de guerre.

— Avec votre permission, monsieur, dit le capitaine d’un ton sec, après s’être remis en possession du bol, non seulement sans le consentement d’Aristobule, mais jusqu’à un certain point malgré lui ; ce bol m’est aussi précieux que s’il était fait des os de mon père.

— Je le crois facilement, car il ne peut avoir coûté moins de cent dollars.

— Cent dollars ! Fi, monsieur. — Parlons de la valeur véritable, ma chère miss Ève. — Duquel de ces bijoux vous suis-je redevable ?

— Le bol est mon offrande, répondit Ève en souriant, quoiqu’une larme brillât dans ses yeux, en voyant combien le vieux marin était touché de cette marque d’affection. J’ai cru qu’il pourrait quelquefois me rappeler à votre souvenir, quand vous proposerez le toast en l’honneur « des maîtresses et des femmes. »

— Il n’y manquera pas, de par le ciel ! et que Saunders prenne garde à lui s’il ne le tient pas aussi brillant que le fond d’une frégate en croisière ! — Et à qui suis-je redevable de ces jolies pinces ?

— Elles sont le choix de M. John Effingham, qui prétend qu’il sera plus près de votre cœur qu’aucun de nous, quoique son présent soit de si peu de valeur.

— Il ne me connaît pas, ma chère miss Ève ; jamais personne n’est arrivé si près de mon cœur que vous. Non, pas même ma chère et pieuse vieille mère. Mais je remercie M. John Effingham de toute mon âme, et je fumerai rarement sans penser à lui. — Je suis sûr que la montre vient de M. Effingham et par conséquent j’ai à remercier sir George du porte-voix.

Une inclination de tête de chacun d’eux assura le capitaine qu’il ne se trompait pas, et il leur serra la main cordialement, en protestant, dans la plénitude de son cœur, que rien ne lui ferait plus de plaisir que de pouvoir braver de nouveau, en leur bonne compagnie, des périls semblables à ceux auxquels ils avaient échappé si récemment.

Pendant ce temps, Aristobule, malgré le petit affront qu’il avait reçu, avait réussi à prendre successivement chacun de ces objets, pour s’assurer de leur valeur véritable en les examinant, et en les pesant sur sa main. Il finit par ouvrir la montre pour en considérer les ressorts aussi bien que les circonstances le permettaient.

— Je respecte ces objets, monsieur, plus que vous ne respectez la tombe de votre père, dit le capitaine Truck d’un ton grave en arrachant la montre des mains impies d’Aristobule, comme il le pensait et qu’ils soient chats ou non, ils couleront à fond ou surnageront avec moi jusqu’à la fin de ma croisière. — S’il y a quelque pouvoir dans un testament, et je regrette d’entendre dire qu’il n’y en a plus, — ils partageront ma dernière couche, qu’elle soit à terre ou dans le fond de l’Océan. — Ma chère miss Ève, imaginez-vous tout le reste, mais soyez bien sûre que le punch me paraîtra meilleur que jamais quand il sera servi dans ce bol, et que « les maîtresses et les femmes » n’auront jamais été si honorées.

— Nous allons ce soir à un bal chez une personne avec qui je suis assez intime pour prendre la liberté d’y conduire des étrangers, et je voudrais messieurs, dit M. Effingham en saluant le capitaine et Aristobule, que vous me fissiez le plaisir de nous accompagner.

Cette proposition parut toute simple à M. Bragg, qui l’accepta sur-le-champ et le capitaine Truck, après avoir protesté qu’il ne convenait aucunement à de pareilles scènes, se laissa enfin convaincre par John Effingham. Les dames ne tardèrent pas à quitter la table ; mais M. Effingham suivit l’ancienne coutume d’y rester jusqu’à ce qu’on les avertît de passer dans le salon, — coutume qui continue à être observée en Amérique sans autre raison que parce qu’elle existe encore en Angleterre ; car il est certain qu’elle tombera à New-York dès qu’on apprendra qu’elle est tombée à Londres.