Eve Effingham/Chapitre 20

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 264-277).


CHAPITRE XX.


Ô Roméo, Roméo ! où es-tu, Roméo ?
Shakespeare.



L’effet ordinaire du punch est de faire qu’on voit double ; mais, en cette occasion, la méprise fut d’un genre tout contraire, car deux barques venaient de toucher à la pointe, quoique le commodore n’en eût annoncé qu’une. Toute la compagnie réunie au wigwam s’y trouvait, en y comprenant même Steadfast et Aristobule. On avait aussi amené une couple de domestiques pour faire les arrangements pour le dîner.

Le capitaine Truck tint parole, et présenta galamment le bol de punch à chaque dame à mesure qu’elle mettait le pied sur le rivage. Mistress Hawker refusa d’y toucher, mais de manière à enchanter le vieux marin ; car elle lui faisait si complètement oublier ses habitudes et ses préjugés, que tout ce qu’elle faisait ou disait lui paraissait juste et gracieux.

La compagnie se sépara bientôt par groupes et par couples ; les uns s’asseyant sur les bords de l’eau limpide du lac pour jouir de la fraîcheur d’un vent léger qui en ridait la surface, les autres restant sur les barques pour pêcher, quelques-uns allant se promener dans les beaux bois qui bornaient cette pointe tapissée de verdure, et ombragée par de beaux chênes, qui avait été si récemment un sujet de contestation. Une heure ou deux s’étaient écoulées de cette manière, quand toute la compagnie fut invitée à se réunir pour dîner.

Le repas était servi sur l’herbe, quoique Aristobule eût fait plus que donner à entendre que le public, en pareil cas, faisait dresser des tables grossières. Mais M. Effingham et son cousin n’avaient pas besoin de prendre une leçon d’un pareil oiseau de passage sur la manière dont devait être conduite une petite fête champêtre dont ils avaient conçu l’idée ; ils ordonnèrent aux domestiques de placer les plats sur le gazon. Les convives s’assirent tout autour sur la verdure, et le festin commença. Ce fut sur mademoiselle Viefville que cette scène parut faire le plus d’impression : elle offrait aux yeux un noble panorama, formé de montagnes couvertes de beaux arbres, d’un lac semblable à un miroir, de grands chênes dont les branches s’étendaient sur leur tête, et à peu de distance d’une épaisse forêt.

Mais vraiment, s’écria-t-elle avec enthousiasme, ceci, dans son genre, surpasse même les Tuileries. On passerait volontiers par les dangers du désert pour y arriver.

Ceux qui la comprenaient sourirent de cette remarque caractéristique, et la plupart partageaient ses transports. Cependant la manière dont leurs compagnons exprimaient leur plaisir parut froide et peu satisfaisante à M. Dodge et à M. Bragg, accoutumés à voir les jeunes gens des deux sexes se livrer, en de pareilles occasions, à des démonstrations de gaieté plus bruyante que n’en permettaient le goût et les habitudes de la compagnie dans laquelle ils se trouvaient. En vain mistress Hawker, avec sa manière tranquille et pleine de dignité, jouissait de la vivacité d’esprit et des remarques judicieuses de mistress Bloomfield, et semblait retrouver sa jeunesse ; en vain Ève, avec sa douce simplicité, son esprit cultivé et ses goûts perfectionnés, semblait un miroir bien poli qui réfléchissait tous les éclairs que l’imagination et la mémoire faisaient briller si constamment devant elle ; tout était perdu pour ces deux utilitaires. M. Effingham, toujours modèle d’urbanité et de bon ton, avait rarement été plus heureux ; et son cousin ne s’était jamais montré plus aimable, car il avait laissé de côté toute la sévérité de son caractère pour être ce qu’il aurait dû être constamment, un homme dont l’énergie et la fermeté savaient céder le pas, au besoin, à des qualités plus aimables. Paul et le baronnet n’étaient pas en arrière de leurs compagnons plus âgés, chacun à sa manière se montrant avec avantage plein d’une gaieté mêlée de retenue, et qui plaisait d’autant plus qu’elle était tempérée par la connaissance, l’observation et l’usage du monde.

De toute la compagnie, — toujours à l’exception d’Aristobule et de Steadfast, — la pauvre Grace était la seule qui ne partageât pas complètement la gaieté générale. Pour la première fois de sa vie, elle sentait ce qui lui manquait, — ces connaissances qui appartiennent si particulièrement à la femme, qui se montraient si naturellement dans mistress Bloomfield et dans sa cousine, et que la première possédait presque par instinct et comme un don du ciel, tandis qu’Ève en était redevable non-seulement à la même source, mais à une application longue et constante et à une attention perpétuelle à ce qu’elle se devait à elle-même. Cette situation était bien différente de celle d’une jeune personne qui, par une complaisance mal avisée pour les coutumes d’une société qui n’avait d’autre but qu’une vaine parade, s’était fermé les sources de tous les plaisirs que l’intelligence seule peut éprouver. Cependant Grace était belle et attrayante, et quoiqu’elle ne pût concevoir où sa cousine, en général si simple et ayant si peu de prétentions, avait puisé toutes ces idées qui lui échappaient avec tant de profusion au milieu de l’abandon et de la gaieté de cette fête, et toutes ces allusions que lui inspirait un esprit aussi brillant que modeste, son cœur généreux et affectionné lui permettait d’être surprise sans qu’il s’y mêlât la moindre envie. Elle s’aperçut alors pour la première fois que si Ève était une hadgi, elle n’était pas une hadgi de la classe ordinaire, et tandis que son humilité lui faisait regretter amèrement les heures qu’elle avait perdues en amusements frivoles, si agréables aux jeunes personnes de son sexe qui avaient fait sa société ordinaire, ses regrets sincères ne diminuèrent rien de son admiration pour une cousine qu’elle aimait si tendrement.

Quant à M. Dodge et à M. Bragg, ils avaient décidé l’un et l’autre que c’était la plus sotte fête qu’ils eussent jamais vue en cet endroit, car il ne s’y trouvait ni grands éclats de rire, ni gaieté bruyante, ni traits d’esprit grossiers, ni plaisanterie politique. Il leur semblait que c’était le comble de l’arrogance qu’une compagnie particulière eût la présomption de se rendre sur un terrain consacré par l’opinion publique pour y jouir d’un plaisir que nul autre ne pouvait partager.

— J’espère, dit John Effingham vers la fin du repas, tandis que la compagnie se disposait à quitter la place pour que les domestiques pussent s’occuper des préparatifs du départ ; j’espère, ma chère mistress Hawker, que vous êtes informée du charme fatal attaché à cet endroit, où l’on assure que jamais on n’a fait en vain la cour à une femme. Voici le capitaine Truck et moi qui sommes prêts à chaque instant à nous servir de ces couteaux à découper, faute d’épées, et je crois qu’il sera prudent à vous de ne plus sourire d’aujourd’hui, de peur que la jalousie au teint jaune ne l’attribue à un faux motif.

— Si vous m’aviez défendu de rire, Monsieur, j’aurais pu résister à cette injonction ; mais un sourire est beaucoup trop faible pour peindre le plaisir que cause une pareille journée. Vous pouvez donc compter sur ma discrétion. — Mais est-il bien vrai que ces ombrages soient favorables à l’hymen ?

— On pourrait se méfier de l’histoire qu’un garçon raconterait des progrès de l’amour comme de celle de l’éducation de ses enfants ; mais telle est la tradition, et je ne mets jamais le pied ici sans me faire auparavant à moi-même de nouveaux vœux de constance. Après cette annonce du danger, oserez-vous accepter mon bras ? Je vois certains signes qui prouvent que nous ne pouvons passer toute la vie dans le sein de ces plaisirs, quelque grands qu’ils puissent être.

Toute la compagnie se leva, et se divisa encore en groupes et en couples qui allèrent se promener de nouveau sur le rivage ou sous les arbres pendant que les domestiques faisaient les préparatifs du départ. Le hasard, — peut-être une intention secrète, — fit que sir George et Grace se trouvèrent tête à tête ; mais ils ne s’en aperçurent qu’après avoir descendu une petite hauteur qui les cachait aux yeux de leurs compagnons. Le baronnet fut le premier à remarquer combien la fortune l’avait favorisé, et sa sensibilité fut touchée de l’air de douce mélancolie qui couvrait les traits ordinairement si brillants de sa belle compagne.

— J’aurais joui trois fois davantage de cette agréable journée, dit-il avec un air d’intérêt qui fit battre plus vivement le cœur de Grace, si je n’avais vu qu’elle vous causait moins de satisfaction qu’à ceux qui vous entouraient. Je crains que vous ne soyez pas aussi bien que de coutume.

— Je ne me suis jamais mieux portée ; mais il est vrai que je ne suis pas disposée à la gaieté.

— Je voudrais avoir le droit de vous demander pourquoi, vous qui avez si peu de causes pour perdre votre gaieté, vous avez choisi pour cela un moment si peu opportun ?

— Je n’ai pas choisi le moment ; c’est le moment qui m’a choisie, je crois. Jamais jusqu’à ce jour, sir George, je n’avais si bien senti toute mon infériorité sur ma cousine Ève.

— Infériorité que vous seule pouvez admettre.

— Non, je ne suis ni assez vaine ni assez ignorante pour être dupe de cette flatterie, répondit Grace, secouant la tête avec un sourire forcé ; car l’illusion que veulent nous faire ceux que nous aimons n’est pas sans charmes. Quand j’ai vu ma cousine pour la première fois après son retour, mes propres imperfections me fermèrent les yeux sur sa supériorité ; mais j’ai appris peu à peu à respecter son esprit, son caractère, son tact, sa délicatesse, ses principes, son éducation, tout ce qui peut rendre une femme estimable et digne d’être aimée. Combien je me suis repentie d’avoir perdu en amusements puérils, en vanités frivoles, des moments précieux qui ne peuvent revenir, et d’être restée presque indigne d’être la compagne d’Ève Effingham !

Les sentiments que Grace renfermait dans son sein avaient un tel besoin de se répandre, qu’elle savait à peine ce qu’elle disait et à qui elle parlait ; et dans l’amertume de ses regrets, elle se tordit les mains, de manière à émouvoir toute la sensibilité du baronnet.

— Personne que vous ne parlerait ainsi, miss Van Courtlandt, et moins que personne votre admirable cousine.

— Oui, sans doute, mon admirable cousine ; mais que suis-je auprès d’elle ? Aussi simple et sans plus d’affectation qu’un enfant, elle joint l’esprit solide d’un savant à toutes les grâces d’une femme et à toutes les connaissances d’un homme. Sachant tant de langues…

— Mais vous en parlez vous-même plusieurs, ma chère miss Van Courtlandt ?

— Oui, je les parle, comme le perroquet répète des mots qu’il ne comprend pas. Mais Ève s’est servie de ces langues comme d’un moyen pour s’instruire. Elle vous dit, non ce que signifient telle phrase et tel idiome, mais ce que les plus grands écrivains ont pensé et écrit.

— Personne n’a un plus profond respect que moi pour votre cousine, miss Van Courtlandt ; mais, pour vous rendre justice, je dois dire que je ne me suis aucunement aperçu de sa grande supériorité sur vous.

— Cela peut être vrai, sir George, et j’ai été moi-même quelque temps sans m’en apercevoir. Ce n’est pour ainsi dire que d’heure en heure que j’ai appris à l’apprécier comme devait le faire une intime connaissance. Mais vous-même vous devez remarquer avec quelle promptitude mistress Bloomfield et elle s’entendaient aujourd’hui, et combien de preuves elles ont donné de leur goût et de leur instruction. Mistress Bloomfield est une femme remarquable, mais elle aime à mettre au grand jour les qualités dans lesquelles elle sait qu’elle excelle. Il n’en est pas de même d’Ève Effingham. En jouissant au plus haut degré de tous les plaisirs intellectuels, elle conserve toujours son air de simplicité. Pas plus tard qu’hier, la conversation roulant sur un sujet que je n’entendais pas bien, ma cousine me l’expliqua, à ma demande ; mais je remarquai fort bien que, tandis qu’elle se joignait si naturellement à mistress Bloomfield pour ajouter à nos plaisirs, elle ne disait que la moitié de ce qu’elle savait, pour ne pas éclipser son amie. Non, non, il n’existe pas dans ce monde une autre femme comme Ève Effingham.

— Savoir si bien reconnaître la supériorité d’autrui, c’est se montrer soi-même supérieure.

— Je connais maintenant toute mon infériorité, sir George, et tout ce que vous me direz par bonté ne pourra jamais me donner une meilleure opinion de moi. Ève a voyagé ; elle a vu en Europe bien des choses qui n’existent pas ici, et au lieu de passer sa jeunesse à des amusements frivoles, elle a mis à profit des moments précieux dont elle connaissait tout le prix.

— Si l’Europe possède ces avantages, pourquoi ne pas y aller vous-même, ma chère miss Van Courtlandt ?

— Moi ! — moi une hadgi ! s’écria Grace avec un transport enfantin, mais en rougissant ; et pour un instant elle oublia Ève et sa supériorité.

— Il est bien certain que sir George Templemore, en partant le matin pour cette partie de plaisir, n’avait pas formé le projet d’offrir ce jour-là sa main, son rang et sa fortune à une jeune fille qui n’avait reçu qu’une demi-éducation provinciale, mais qu’il trouvait charmante, et qui l’était réellement. Depuis assez longtemps, il se demandait à lui-même s’il ferait cette offre, et il est probable qu’il en aurait cherché l’occasion un peu plus tard, s’il n’en eût trouvé une si favorable en ce moment, malgré tous ses doutes et tous ses raisonnements. S’il est vrai que « la femme qui hésite est perdue, » il l’est également que l’homme qui met sa raison aux prises avec la beauté, succombera bientôt. Si Grace Van Courtlandt eût eu moins de naturel et plus de coquetterie, sa beauté seule n’aurait pas réussi à faire cette conquête ; mais le baronnet trouvait dans sa naïveté un charme qui était particulièrement attrayant pour un homme du monde. Il avait d’abord été entraîné vers Ève par la même qualité, l’éducation première des jeunes Américaines leur donnant un air moins contraint et moins emprunté que celle des Anglaises ; mais il trouva dans Ève des qualités acquises qui rendaient sa naïveté moins remarquable que celle de sa cousine ; et si pourtant Ève eût donné quelque encouragement à son admiration, il n’aurait pas été facile d’affaiblir l’impression qu’elle avait faite sur lui. Quoi qu’il en soit, Grace s’était insensiblement emparée de son cœur, et il lui déclara alors son amour en termes si passionnés, que, déjà prévenue en faveur du baronnet, il lui fut impossible d’y résister. Il ne se passa plus que quelques minutes avant qu’on les appelât pour partir ; mais quand elle rejoignit la compagnie, Grace avait pris une meilleure opinion d’elle-même ; elle était aussi heureuse qu’on peut l’être quand on voit dans l’avenir un horizon sans nuages, et elle ne songeait déjà plus à l’immense supériorité de sa cousine.

Par une singulière coïncidence, pendant que miss Van Courtlandt et le baronnet étaient occupés comme nous menons de le rapporter, Ève Effingham recevait une offre du même genre. Elle était à se promener avec son père, Paul et Aristobule ; mais à peine étaient-ils arrivés sur le bord de l’eau, que le capitaine Truck appela les deux premiers pour décider une question sur laquelle il n’était pas d’accord avec le commodore. Cette désertion inattendue laissa Ève seule avec M. Bragg.

— C’est une remarque plaisante et singulière que celle que M. John Effingham nous a faite concernant la pointe, Miss, dit Aristobule dès qu’il se trouva en possession du terrain. Je voudrais bien savoir s’il est réellement vrai qu’on n’ait jamais fait en vain la cour à une femme sous ces grands chênes. Si cela est, nous autres hommes, nous devons prendre garde à nous quand nous y venons.

À ces mots, Aristobule sourit agréablement, et eut l’air de vouloir paraître plus aimable que jamais s’il était possible. Mais Ève se respectait trop, et savait, trop bien ce qui est dû à son sexe, pour permettre, autant que cela dépendait de sa volonté, une conversation triviale sur ce lieu commun vulgaire, l’amour et le mariage, sujet éternel d’entretien pour les jeunes gens des deux sexes du cercle particulier de M. Bragg, et son air de dignité calme et tranquille lui imposa et réprima son espoir ambitieux. Cependant, comme il avait ouvert la tranchée, il résolut de continuer l’attaque.

— M. John Effingham, répondit Ève avec sang-froid, fait quelquefois des plaisanteries qui pourraient égarer quiconque tenterait de le suivre.

— L’amour est un feu follet, j’en conviens, reprit Aristobule d’un ton sentimental, et il n’est pas étonnant que tant de gens s’embourbent en suivant sa lumière, qui n’est pas celle de la raison. Avez-vous jamais éprouvé la tendre passion, Miss ?

Aristobule avait entendu faire précisément la même question à la soirée de mistress Houston, et il croyait, en la répétant, se mettre dans la bonne route pour arriver à une déclaration en toutes formes. Une femme ordinaire, offensée d’une telle question, aurait probablement reculé d’un pas, se serait redressée de toute sa hauteur, et y aurait répondu par un « monsieur ! » prononcé avec emphase. Ève agit tout différemment. Elle sentit que la distance entre M. Bragg et elle était si grande, qu’il ne pouvait l’offenser par aucune prétention à l’égalité. Cette distance était pourtant le résultat de la différence de leurs opinions, de leurs habitudes et de leur éducation, plutôt que de leur condition ; car, quoique Ève ne pût devenir l’épouse que d’un homme bien élevé, elle était supérieure à tous les préjugés qui n’ont qu’une base factice. Au lieu donc de montrer de la surprise, de l’indignation, ou de s’armer d’une dignité théâtrale, elle changea de conversation, permettant à peine à un sourire d’effleurer ses lèvres, et il fut si léger que son compagnon ne l’aperçut même pas.

— J’espère, dit-elle, que nous aurons le bonheur de trouver l’eau aussi tranquille en retournant au village, qu’elle l’était quand nous en sommes venus. — Je crois que vous ramez quelquefois, monsieur Bragg ?

— Ah ! Miss, une telle occasion peut ne jamais se représenter. Vous autres, dames étrangères, il est si difficile de pouvoir vous parler tête à tête ! Permettez-moi donc de saisir cet heureux moment, ici, sous les chênes de l’hyménée, pour vous offrir cette main fidèle et ce cœur dévoué. Vous avez assez de fortune pour nous deux, je ne parlerai donc pas de ce vil sujet. Songez, Miss, combien nous serons heureux de soutenir et de soigner votre excellent père pendant sa vieillesse, et de descendre ensemble la montagne de la vie, où, comme dit la chanson :


Nous nous donnerons la main
Jusqu’au pied de la montagne,
John Anderson, mon voisin.


— Vous tracez d’agréables tableaux, monsieur Bragg, et l’on y reconnaît la touche d’un maître.

— Quelque agréables que vous les trouviez, Miss, ils sont infiniment au-dessous de la vérité. Le lien du mariage, indépendamment de ce qu’il est le plus sacré de tous ceux qui nous attachent à la vie, est aussi celui qui est le plus cher au cœur. Heureux ceux qui contractent cet engagement solennel avec une perspective aussi belle que la nôtre ! Nos âges se conviennent, nos dispositions sont les mêmes, nos habitudes sont si semblables qu’elles écartent toute crainte de changements désagréables, et notre fortune sera précisément ce qu’elle doit être pour rendre un mariage heureux avec la confiance d’un côté et la gratitude de l’autre. Quant au jour, je désire vous laisser entièrement maîtresse de le fixer ; je ne vous presserai pas c’est le privilège de votre sexe.

Eve avait souvent entendu John Effingham faire des commentaires sur l’impudence d’une partie de la population américaine, et elle s’en était amusée ; mais elle ne s’était jamais attendue à être elle-même l’objet d’une attaque semblable. Pour que rien ne manquât à cette scène, Aristobule avait pris son canif, avait coupé une branche d’un buisson, et il s’occupait de son amusement favori en la taillant en pièces. On n’aurait pu faire un meilleur tableau d’un amour raisonnable.

— Vous gardez le silence, Miss ? J’aurai égard à votre timidité naturelle, et je ne vous en dirai pas davantage pour le moment. Mais, comme se taire c’est consentir…

— Un instant, s’il vous plaît ; Monsieur, dit Ève en faisant un léger mouvement de son parasol pour lui imposer silence. Je présume que nos habitudes et nos opinions, quoique vous paraissiez les croire si semblables, offrent assez de différence pour que vous puissiez ne pas voir combien il est inconvenant qu’un homme placé dans la situation ou vous êtes abuse de la confiance d’un père au point de faire à son insu une semblable proposition à sa fille. Mais comme vous m’avez fait l’offre de votre main en termes qui n’étaient pas équivoques, je désire y répondre aussi clairement. Je refuse, Monsieur, l’honneur et l’avantage de devenir votre femme.

— Le temps a des ailes, Miss.

— Et il vole rapidement, monsieur Bragg. Si vous conservez beaucoup plus longtemps votre emploi chez mon père, vous pouvez perdre l’occasion de faire votre fortune dans l’Ouest, où j’ai entendu dire que vous aviez depuis longtemps intention d’émigrer.

— Je renoncerai volontiers pour vous, Miss, à toutes mes espérances dans l’Ouest.

— Non, Monsieur, je ne puis consentir à un tel sacrifice. Je ne vous dirai pas : oubliez-moi, mais oubliez toutes vos espérances ici, et reprenez celles que vous avez si inconsidérément abandonnées au-delà du Mississipi. Je ne rapporterai pas cette conversation à mon père de manière à lui inspirer un mécontentement inutile contre vous et en vous remerciant, comme doit le faire toute femme, d’une offre qui doit faire supposer que celui qui la fait a du moins quelque bonne opinion d’elle, je vous souhaite tout le succès possible dans vos entreprises à l’Ouest.

Ève ne laissa pas à M. Bragg le temps de faire de nouvelles instances ; car, en terminant ces mots, elle lui fit une révérence et le quitta. M. Dodge, qui avait été de loin témoin de cette entrevue, se hâta alors d’aller joindre son ami, curieux d’en connaître le résultat ; car il avait été secrètement arrangé entre ces deux modestes jeunes gens qu’ils tenteraient fortune tour à tour près de la riche héritière, si elle n’acceptait pas la première offre qui lui serait faite, ce qu’ils ne croyaient pourtant pas vraisemblable. Au grand chagrin de Steadfast, et probablement à la grande surprise du lecteur, Aristobule informa son ami que la manière dont Ève avait écouté sa déclaration et y avait répondu lui avait donné beaucoup d’encouragement.

— Elle m’a remercié de mon offre, monsieur Dodge, dit-il, et elle a répété plusieurs fois avec chaleur ses souhaits pour ma prospérité dans l’Ouest. Ève Effingham est réellement une charmante créature.

— Dans l’Ouest ! Peut-être l’entendait-elle autrement que vous ne le pensez. Je la connais bien : c’est une fille artificieuse.

— Artificieuse, Monsieur ! Elle m’a parlé aussi clairement qu’une femme pouvait le faire, et je vous répète qu’elle m’a donné tout l’encouragement possible. C’est quelque chose que d’avoir eu une conversation aussi claire avec Ève Effingham.

M. Dodge avala son mécontentement, et toute la compagnie remonta bientôt sur les barques pour retourner au village. Le commodore et le général restèrent tête à tête sur la leur, afin de pouvoir terminer avec plus de dignité leur discussion sur les affaires humaines en général.

Dans la même soirée, sir George Templemore demanda un entretien particulier à M. Effingham, qui était seul dans la bibliothèque.

— J’espère que cette demande n’est pas une annonce de départ, dit M. Effingham dès que le baronnet entra ; car, si cela était, je vous regarderais comme un homme qui oublie les espérances qu’il a fait naître. Vous nous avez donné à entendre, si vous n’en avez pas fait la promesse formelle, que vous passeriez encore un mois avec nous.

— Bien loin d’avoir conçu un dessein si perfide, Monsieur, je crains seulement que vous ne trouviez que j’abuse trop longtemps de votre hospitalité.

Il lui fit part ensuite du désir qu’il avait d’obtenir la main de Grace Van Courtlandt. M. Effingham l’écouta avec un sourire qui prouvait qu’il s’attendait à cette demande, et son œil brillait quand il lui répondit en lui serrant la main :

— Je vous l’accorde de tout mon cœur, sir George ; mais souvenez-vous que c’est une plante délicate que vous transplantez dans un sol étranger. Il y a bien peu de vos concitoyens à qui je consentirais à la confier, car je sais quel risque on court dans ces unions mal assorties.

— Mal assorties, monsieur Effingham !

— Je sais que la vôtre ne le sera pas dans l’acception ordinaire de ce terme car, quant à l’âge, à la naissance et à la fortune, vous et ma nièce vous vous convenez autant qu’on peut le désirer ; mais il n’arrive que trop souvent qu’une Américaine qui épouse un Anglais contracte une union mal assortie. Son bonheur dépend tellement du choix qu’elle fait d’un mari, que s’il s’agissait d’un homme qui m’eût inspiré moins de confiance, il me serait permis d’hésiter. Quoique Grace soit à présent maîtresse de ses actions, j’userai du privilège de tuteur pour vous donner un avis. — Respectez toujours le pays de la femme que vous avez crue digne de porter votre nom.

— J’espère que je respecterai toujours tout ce qu’elle respecte elle-même. — Mais à quoi bon cet avis ? Miss Van Courtlandt est presque Anglaise de cœur.

— Une femme affectionnée réglera ordinairement ses goûts d’après ceux de son mari. Votre pays sera son pays votre Dieu sera son Dieu. Cependant, sir George Templemore, une femme qui a de l’élévation dans l’âme ne peut jamais entièrement oublier le pays où elle est née. Vous autres Anglais, vous ne nous aimez pas ; et une Américaine établie dans votre pays aura bientôt occasion d’y entendre des quolibets et des sarcasmes sur celui où elle est née.

— Juste ciel ! monsieur Effingham, vous ne vous imaginez pas que je conduirai ma femme dans des sociétés où…

— Ne vous offensez pas de mes doutes, Templemore. Je suis sûr que vous avez les meilleures intentions, et que vous ferez tout ce qui est convenable, dans l’acception ordinaire de ce mot ; mais je désire que vous fassiez encore plus, c’est-à-dire ce qui est juste. Grace a maintenant un respect et une estime véritable pour l’Angleterre, sentiment qui est à bien des égards motivé par des faits, et qui sera durable ; mais, sur certains points, l’observation, comme cela arrive souvent aux jeunes personnes douées de pénétration, lui fera découvrir les méprises dans lesquelles elle a été entraînée par l’enthousiasme et l’imagination. À mesure qu’elle connaîtra mieux les autres pays, elle en viendra à voir le sien avec des yeux plus favorables et plus éclairés ; elle sera moins frappée des objets qui lui plaisent à présent, et elle verra les choses sous un nouveau point de vue. Au risque de passer pour égoïste, j’ajouterai encore que, si vous désirez guérir votre femme de ce qu’on appelle la maladie du pays, le plus sûr moyen sera de la ramener dans le sien.

— En vérité, mon cher Monsieur, dit sir George en riant, cela a l’air d’en admettre les défauts.

— Oui, mais l’air seulement, car le fait est tout autre. Ce remède est aussi sûr pour les Anglais que pour les Américains, et pour les Allemands que pour ces deux autres nations. Cela dépend d’une loi générale d’après laquelle nous nous faisons une trop haute idée de nos plaisirs passés et des scènes dont nous sommes éloignés, et nous ne faisons pas assez de cas des avantages dont nous jouissons. Vous savez que j’ai toujours maintenu qu’il n’y a pas de vrai philosophe au-dessous de cinquante ans, ni de position dont on sente le prix, si elle n’a duré une douzaine d’années.

Ici M. Effingham sonna, et fit prier miss Van Courtlandt de venir le trouver dans la bibliothèque. Grace entra d’un air timide et en rougissant, mais avec une physionomie rayonnant de bonheur. Son oncle la regarda un instant, et une larme brilla dans ses yeux pendant qu’il l’embrassait avec une tendresse paternelle.

— Que Dieu vous protège, ma chère Grace, lui dit-il ; c’est un changement terrible pour votre sexe, et pourtant vous le subissez toutes pleines d’espoir et avec une noble confiance. — Recevez sa main, Templemore, et aimez-la toujours. — Vous ne nous abandonnerez pas tout à fait ; j’espère vous revoir encore une fois tous deux dans le wigwam avant de mourir.

— Mon oncle ! mon oncle ! s’écria Grace, fondant en larmes et se jetant dans les bras de M. Effingham ; je suis ingrate, inconsidérée, d’abandonner ainsi les amis que la nature m’avait donnés. J’ai eu tort de…

— Tort ! ma chère miss Van Courtlandt.

— Eh bien ! sir George, je n’ai songé qu’à moi, dit la jeune fille ingénue, sentant à peine la force de cette expression. Peut-être faudrait-il réfléchir de nouveau à cette affaire.

— Je crois que les réflexions serviraient à peu de chose, dit M. Effingham en souriant, quoiqu’il s’essuyât les yeux en même temps. La seconde pensée des dames confirme ordinairement la première en pareille matière. — Que le ciel vous protège, Grace ! et qu’il vous prenne aussi sous sa sainte garde, Templemore. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, et demain nous aurons une autre conversation sur ce sujet. — Ève sait-elle tout ceci, ma nièce ?

Le sang monta aux joues de Grace, et s’en retira aussitôt. Elle baissa les yeux vers la terre.

— Il faut donc l’envoyer chercher, dit M. Effingham en s’avançant vers la sonnette.

— Mon oncle ! s’écria Grace assez à temps pour l’empêcher de sonner, comment aurais-je pu cacher ma chère cousine un secret si important ?

— Je vois donc que je suis le dernier à l’apprendre, ce qui arrive ordinairement aux vieillards, et je crois même que je suis maintenant de trop.

M. Effingham embrassa de nouveau sa nièce avec affection, et quoiqu’elle cherchât à le retenir, il se retira.

— Il faut que nous le suivions, dit Grâce s’essuyant les yeux à la hâte, et effaçant les traces des larmes qui avaient coulé sur ses joues. — Excusez-moi, sir George ; — voulez-vous bien ouvrir la porte ?

Le baronnet ouvrit, non la porte, mais ses bras. Grace tremblait comme si elle se fût trouvée sur le bord d’un précipice, et ses jambes lui refusèrent leur service ; mais quand elle vit que sir George était près d’elle pour la soutenir, elle se rassura. Au lieu de quitter la bibliothèque sur-le-champ comme elle en avait eu le dessein, la cloche avait annoncé le souper avant même qu’elle se souvînt de ce qu’elle avait voulu faire.