Eve Effingham/Chapitre 19

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 251-264).


CHAPITRE XIX.


Item, un chapon, 2 s, 2 d.
Item, sauce, 4 d.
Item, vin, 5 s 6 d.
Item, pain, un demi-penny.

Shakespeare.



Le lendemain matin, John Effingham ne fit aucune allusion à la conversation de la nuit précédente, mais il serra la main de Paul de manière à l’assurer qu’il n’avait rien oublié. Comme il trouvait un secret plaisir à obéir aux moindres ordres d’Ève, il chercha le capitaine Truck même avant le déjeuner ; et comme il avait fait connaissance avec le commodore du lac avant l’arrivée de la famille Effingham, il fit venir ce personnage important, et le présenta dans toutes les formes à l’honnête capitaine. L’entrevue de ces deux hommes distingués fut grave, cérémonieuse et pleine de dignité, chacun d’eux sentant probablement qu’il était gardien temporaire d’une certaine partie d’un élément qui leur était également cher à tous deux. Après quelques minutes données, comme cela devait être, à tous les points d’étiquette, il s’établit entre eux plus de confiance et de familiarité, et il fut convenu qu’ils passeraient la matinée à pécher ensemble, Paul ayant promis d’y conduire les dames dans l’après-midi s’il avait assez d’influence sur elles pour les déterminer à l’accompagner.

Après le déjeuner, Ève saisit une occasion pour remercier Paul de l’attention qu’il avait eue pour leur ami commun ; car elle savait qu’il avait déjeuné de bon matin, et qu’il était déjà sur le lac, quoiqu’il ne fût que dix heures.

— J’ai même osé outre-passer vos instructions, miss Effingham, car j’ai promis au capitaine de faire tous mes efforts pour vous décider, vous et le plus de dames qu’il sera possible, à vous fier à ma science navale pour vous conduire dans un endroit où nous trouverons le capitaine avec son ami le commodore, ou pour aller faire un pique-nique sur la pointe, comme vous le jugerez plus à propos.

— Et j’emploierai mon influence pour que cet engagement soit tenu. Mistress Bloomfield a déjà témoigné le désir de faire une promenade sur le lac, et je ne doute pas que je ne trouve encore d’autres compagnes. Permettez-moi de vous remercier encore une fois de cette attention, car je connais trop bien votre goût pour ne pas sentir que vous pourriez trouver un objet de vos soins plus agréable.

— En vérité, j’ai une sincère estime pour notre vieux capitaine, et bien souvent je ne désirerais pas une meilleure compagnie que la sienne. Mais quand il serait aussi désagréable que je le trouve franc et aimable, vos désirs suffiraient pour me cacher tous ses défauts.

— Vous avez appris, monsieur Powis, qu’on se souvient des petites attentions aussi bien que des services importants, et après nous avoir sauvé la vie, vous désirez prouver que vous savez vous acquitter des petits devoirs sociaux aussi bien que des grands. J’espère que vous déciderez sir George Templemore à être de la partie, et à quatre heures nous serons prêtes à vous accompagner. Jusqu’alors j’ai promis à mistress Bloomfield un petit commérage dans son cabinet de toilette.

Nous quitterons maintenant la compagnie qui est restée à terre, pour suivre ceux qui sont déjà sur le lac, c’est-à-dire les deux pêcheurs. Le commencement des relations entre le navigateur sur l’eau salée et le navigateur sur l’eau douce fut tant soit peu contraint. Les termes de leurs professions respectives ne s’accordaient presque en rien ; et quand le capitaine employait une expression technique, le commodore l’entendait presque toujours dans le sens contraire. Cette circonstance rabaissa dans l’esprit du capitaine le digne commodore, qui était pourtant très-habile dans sa profession, mais qui l’exerçait comme sur un lac et non comme sur l’Océan. En un mot, quand ils arrivèrent dans un endroit favorable à la pêche, le capitaine commençait à concevoir une idée du commodore qui n’était pas d’accord avec la déférence due à son rang.

— Je suis venu avec vous, commodore, dit le capitaine Truck en appuyant particulièrement sur ce titre, pour jouir du plaisir de la pêche, et vous m’accorderez une faveur spéciale, en ne vous servant plus de phrases comme « câble-corde, » — « jeter l’ancre » et « titivating. » Quant aux deux premières, aucun marin ne s’en sert jamais ; et pour la dernière, jamais je n’ai entendu un tel mot à bord d’un bâtiment, et du diable si je crois qu’il se trouve même dans le dictionnaire.

— Vous m’étonnez, Monsieur. « Jeter l’ancre » et « câble-corde » sont des expressions qui se trouvent dans la Bible, et par conséquent elles doivent être bonnes.

— Cela ne s’ensuit nullement, commodore, et je dois en savoir quelque chose ; car comme mon père a été ministre, et que moi je suis marin, on peut dire que nous possédons bien ce sujet dans la famille. Saint Paul… Vous avez entendu parler de saint Paul, commodore ?

— Je le connais presque aussi bien que ce lac, Monsieur ; mais saint Pierre et saint André sont les hommes d’après mon cœur. Notre profession est fort ancienne, et vous voyez par leur exemple jusqu’où un pécheur peut s’élever. — Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu dire qu’on ait fait un saint d’un capitaine de vaisseau.

— Non, non. Il y a toujours trop de besogne à bord d’un navire pour qu’on ait le loisir d’être autre chose qu’un commençant en fait de religion. Tom Leach, qui était encore mon premier lieutenant lors de mon avant-dernier voyage, et qui est à présent commandant lui-même d’un paquebot, s’il avait été convenablement élevé dans ce métier, aurait été un ministre aussi consciencieux que le fut son grand-père. Un tel homme pouvait être ministre aussi bien que marin. Je n’ai rien à dire contre saint Pierre et saint André ; mais, à mon avis, ils n’en valent pas mieux pour avoir été pêcheurs ; et si l’on pouvait savoir la vérité, j’ose dire qu’on verrait que ce sont eux qui ont introduit dans la Bible des phrases aussi absurdes que « câble-corde » et « jeter l’ancre ».

— Et s’il vous plaît, Monsieur, quelles sont celles dont vous vous servez en place ? car, pour vous dire la vérité, nous n’en employons jamais d’autres sur tous nos lacs.

— Je n’ai pas de peine à le croire, car elles sentent diablement l’eau douce. — Nous disons « laissez aller l’ancre, » ou « lâchez l’ancre, » ou quelque expression raisonnable du même genre ; mais jamais « jetez l’ancre, » comme si un morceau de fer pesant deux ou trois tonneaux pouvait se jeter par-dessus le bord, comme une pierre à tuer un moineau. Et quant à ce que vous appelez « câble-corde, » nous disons « câble, » — « chaîne » — ou « amarre, » suivant la raison et les circonstances. Vous n’entendrez jamais un vrai marin parler de « câble-corde » et de « jeter l’ancre » c’est un langage trop sentimental pour lui. — Quant aux cordes, je suppose que vous n’êtes pas arrivé à être commodore sans savoir combien il y en a sur un vaisseau.

— Je ne prétends pas les avoir comptées ; mais j’ai vu une fois un vaisseau voguant à toutes voiles, et je sais qu’il s’y trouvait autant de cordes qu’il y a de pins sur cette colline.

— Y a-t-il plus de sept de ces arbres sur votre colline ? c’est précisément le nombre de cordes qui se trouvent sur un bâtiment marchand, quoiqu’il puisse y en avoir une ou deux de plus sur un vaisseau de ligne.

— Vous me surprenez, Monsieur. Rien que sept cordes sur un navire ! j’aurais parié qu’il y en avait sept cents.

— Sans doute, sans doute. C’est ainsi qu’un marin d’eau douce prétend juger d’un navire. Quant aux cordes, je vais vous en dire les noms, et alors vous pourrez donner des leçons de grammaire et de modestie à vos conducteurs de canot. Le capitaine lui fit alors l’énumération scientifique des cordes employées à bord d’un bâtiment. – Voilà tout, ajouta-t-il ensuite, et j’ai été sur la mer près d’un demi-siècle sans avoir jamais entendu prononcer les mots « câble-corde » par quiconque savait faire la manœuvre, prendre un ris ou tenir le gouvernail.

— Eh bien ! Monsieur, chacun son métier, dit le commodore en tirant de l’eau un beau brochet et c’était le troisième poisson qu’il prenait, tandis que le capitaine n’en avait pas encore pris un seul. — Vous êtes plus habile en cordes qu’en lignes, à ce qu’il paraît. Je suis loin de nier que vous ayez des connaissances et de l’expérience mais, quant à la pêche, vous conviendrez du moins que la mer n’est pas une fameuse école. J’ose dire que si le sogdollader mordait à votre hameçon, vous vous jetteriez dans le lac pour vous en débarrasser. Mais probablement, Monsieur, vous n’avez jamais entendu parler de ce célèbre poisson.

Malgré toutes les excellentes qualités du capitaine Truck, il avait un faible assez commun à cette classe d’hommes qui, ayant vu une si grande partie du globe, n’aiment point à avouer qu’ils n’en ont pas vu la totalité. La petite escarmouche qu’il venait d’avoir avec le commodore lui avait paru nécessaire pour soutenir sa dignité, et il l’avait engagée pour lui faire sentir sa supériorité. Cette supériorité une fois reconnue par son compagnon, il aurait été assez disposé à admettre que celui-ci était beaucoup meilleur pêcheur que lui ; mais la discussion n’était pas encore assez avancée pour qu’il fît cette concession ; et piqué de la dernière remarque du commodore, il aurait été prêt à affirmer qu’il avait mangé des sogdolladers à son déjeuner un mois tout entier, s’il eût été nécessaire.

— Bon, bon, répondit-il avec un air d’indifférence, vous ne vous imaginez sûrement pas que vous ayez dans un lac comme celui-ci des poissons qui ne se trouvent pas dans l’Océan. Si l’on voyait la queue d’une baleine battre l’eau de votre mare, tous vos croiseurs ne songeraient qu’à chercher un port. Quant aux sogdolladers, nous en faisons assez peu de cas sur l’eau salée ; le poisson volant et même le dauphin sont beaucoup meilleurs à manger.

— Monsieur ! s’écria le commodore avec quelque chaleur et beaucoup d’emphase, il n’y a qu’un sogdollader dans le monde, et il est dans ce lac. Personne ne l’a jamais vu que moi, sauf mon prédécesseur l’amiral.

— Bah ! il y en a autant que de merlans dans la Méditerranée, et les Égyptiens les font frire. Dans les mers de l’Orient, on s’en sert pour amorcer les lignes pour prendre des cabillauds et d’autres poissons de moyenne taille qui sont difficiles sur le choix de leur nourriture ; car je ne nie pas que le sogdollader ne soit un bon poisson, et cette circonstance en est la preuve.

— Je vous répète, Monsieur, s’écria le commodore en s’échauffant, qu’il n’y a qu’un seul sogdollader dans tout l’univers, et qu’il est dans le lac Otségo. Le sogdollader est une truite saumonée ; une sorte de père de toutes les truites saumonées de cette partie du monde, un patriarche couvert d’écailles.

— Je ne doute pas que votre sogdollader n’ait assez d’écailles ; mais à quoi bon perdre le temps à parler d’un pareil poisson ? La baleine est le seul qui mérite d’occuper les pensées d’un homme. Quoique j’aie passé bien du temps sur la mer, je n’en ai jamais vu prendre que trois.

Ces derniers mots servirent heureusement au maintien de la paix ; car s’il y avait dans le monde quelque chose pour laquelle le commodore eût une profonde vénération, c’était une baleine. Il avait du respect pour l’homme qui en avait vu une sur la surface de l’Océan, et il sentit tout à coup sa gloire éclipsée par celle d’un marin qui en avait vu prendre trois, et qui avait passé toute sa vie parmi ces animaux gigantesques. Repoussant son bonnet en arrière, il regarda une minute le capitaine, et oublia le mécontentement que lui avaient causé ses sogdolladers, quoiqu’il fût encore porté à regarder comme un conte tout ce qu’il en avait dit.

— Capitaine Truck, dit-il d’un ton solennel, je conviens que je ne suis qu’un ignorant, un homme sans expérience, et qui a passé toute sa vie sur ce lac, qui, quelque grand et quelque beau qu’il soit, ne doit paraître qu’un étang aux yeux d’un marin comme vous qui a passé tant d’années sur l’Atlantique.

— L’Atlantique ! s’écria le capitaine d’un air de mépris ; j’aurais une pauvre opinion de moi si je n’avais vu que l’Atlantique. Sur ma foi quand je suis sur l’Atlantique pour faire une traversée de New-York à Porstmouth, il me semble que je suis sur une barque de canal, remorquée par des chevaux marchant sur un chemin de halage. En fait de mers, parlez-moi de l’océan Pacifique ou de la grande mer du Sud, où un homme peut naviguer un mois le vent en poupe pour aller d’une île à une autre. Parlez-moi de cet océan où il se trouve une manufacture d’îles en nombre suffisant pour fournir le marché, et de toute grandeur, pour convenir à chaque pratique.

— Une manufacture d’îles ! répéta le commodore, qui commençait à regarder son compagnon avec un respect qu’il n’aurait jamais cru pouvoir éprouver pour quiconque pouvait venir sur le lac Otségo. En êtes-vous bien sûr, Monsieur ? Ne faites-vous pas quelque méprise ?

— Pas la moindre ; non seulement des îles, mais des archipels entiers sont fabriqués tous les ans par les insectes de la mer dans cette partie du monde. Mais il ne faut pas vous faire une idée des insectes d’un tel océan par ceux que vous voyez sur une goutte d’eau comme celle-ci.

— J’ose dire qu’ils sont aussi gros que nos brochets ou nos saumons, dit le commodore dans la simplicité de son cœur ; car son amour-propre local et exclusif était alors complètement subjugué, et il n’y avait presque rien qu’il ne fût prêt à croire.

— Je ne parle pas de leur taille ; c’est à leur nombre et à leur industrie que je fais allusion. Dites-moi maintenant, un seul requin ne mettrait-il pas tout votre lac en commotion ?

— Je crois que nous viendrions à bout d’un requin, Monsieur. J’ai vu une fois un de ces animaux, et je crois réellement que le sogdollader est plus pesant que lui. Oui, je pense que nous viendrions à bout d’un requin.

— Vous voulez parler d’un requin des côtes, — des hautes latitudes ; mais que diriez-vous d’un requin aussi grand qu’un de ces pins sur la colline ?

— Un pareil monstre avalerait un homme tout entier.

— Un homme ! dites tout un peloton, toute une file indienne. Je suppose que ces pins peuvent bien avoir trente à quarante pieds.

Un rayon d’intelligence et de triomphe brilla sur les traits basanés du vieux pêcheur, car il venait de découvrir un côté faible dans les connaissances de son compagnon. Ceux qui excellent dans une chose ne sont pas en général aussi habiles dans les autres, et le brave capitaine était complètement ignorant sur presque tout ce qui concernait la terre. Qu’elle pût produire un arbre plus long que son grand mât, c’était ce qu’il ne croyait pas probable, quoique ce mât lui-même ne fût qu’une partie d’un arbre ; et, dans la louable intention de faire sentir au commodore la supériorité d’un vrai marin sur un navigateur d’eau douce, il lui avait laissé voir qu’il pouvait commettre des erreurs dans le calcul des hauteurs et des distances, circonstance dont le vieux pêcheur profita avec le même empressement que le brochet saisit l’hameçon. Cette méprise accidentelle épargna seule à ce dernier l’humiliation de s’abaisser jusqu’à la plus abjecte soumission ; car le ton froid de supériorité du capitaine l’avait tellement dépouillé de tout amour-propre, qu’il était près de reconnaître qu’il ne valait pas mieux qu’un chien, quand cette heureuse bévue fut pour lui un trait de lumière.

— Il n’y a pas sur cette colline un seul pin qui n’ait plus de cent pieds, et un grand nombre sont plus près de deux cents, s’écria-t-il en agitant le bras avec un transport de joie pour les montrer. La mer peut avoir de grands monstres, capitaine ; mais nos montagnes ont leurs grands arbres. Avez-vous jamais vu un requin qui eût cent pieds de longueur ?

Le capitaine Truck aimait au fond la vérité, quoiqu’il se permît quelquefois de la voiler en plaisantant, et qu’il fût disposé à parler avec exagération des merveilles de l’Océan, et il ne pouvait en conscience affirmer une chose aussi extravagante. Il fut donc obligé d’avouer sa méprise, et, à compter de ce moment, la conversation continua sur un pied plus égal. Ils causèrent tout en pêchant, de politique, de philosophie, des arts utiles, de la nature humaine, de l’abolition de l’esclavage, et d’autres objets qui pouvaient intéresser deux Américains qui n’avaient autre chose à faire que de jeter de temps en temps un coup d’œil sur leurs lignes. Quoique peu de peuples possèdent moins l’art de la conversation que nos concitoyens, nulle autre nation ne prend un si vaste essor dans ses discussions. L’homme qui ne sait pas ou qui ne croit pas savoir un peu de tout, ne serait pas un vrai Américain ; et à cet égard, nos deux personnages n’étaient pas en arrière pour soutenir le caractère national. Cet entretien sur des objets d’intérêt général rétablit donc entre eux la bonne intelligence ; car, pour dire la vérité, notre ancien ami le capitaine Truck était un peu honteux de l’affaire des arbres. La seule particularité digne d’être rapportée qui eut lieu dans le cours de leur conversation, fut que le commodore commença peu à peu à appeler son compagnon « général, » les usages du pays paraissant exiger, à ses yeux, qu’un homme qui avait vu bien plus de choses que lui eût du moins un titre égal au sien, et celui d’amiral étant proscrit par les scrupules des principes républicains.

Après avoir pêché quelques heures, le vieil habitué du lac fit aborder son esquif à la pointe de terre dont il a été si souvent parlé. Il y alluma du feu, et se mit à préparer le dîner. Quand tout fut prêt, ils s’assirent sur l’herbe, et commencèrent à jouir du fruit de leurs travaux d’une manière que comprendra tout vrai pêcheur.

— Je n’ai pas encore pensé, général, dit le commodore en commençant ses opérations sur une perche, à vous demander si vous êtes aristocrate ou démocrate. Nous avons assez discuté ce matin sur le gouvernement ; mais cette question m’a échappé.

— Comme nous sommes ici tête à tête, sous ces beaux chênes, et causant comme deux anciens camarades, répondit le capitaine la bouche à demi pleine, je vous dirai la vérité sans la mâcher : j’ai été si longtemps le maître à bord de mon bâtiment que j’ai un mépris complet pour toute égalité. C’est une chose que j’abhorre, et quelles que puissent être les lois de ce pays, je pense que l’égalité n’est nullement fondée sur la loi des nations ; et après tout, commodore, c’est la seule loi véritable sous laquelle on puisse aimer à vivre.

— C’est la loi du plus fort, si je ne me trompe, général.

— Mais soumise à des règles. La loi des nations, pour vous avouer la vérité, est pleine de catégories, et cela fournit à un homme entreprenant l’occasion de faire fortune. Croiriez-vous bien qu’il y a des pays où l’on met une taxe sur le tabac ?

— Une taxe sur le tabac ! Jamais je n’ai entendu parler d’un pareil acte d’oppression en forme de loi, Monsieur ! Qu’a donc fait le tabac pour qu’on pense à le taxer ?

— Je crois, commodore, que sa plus grande offense est d’avoir beaucoup de partisans. Les taxes diffèrent de beaucoup d’autres choses, car elles attaquent en général ce qu’on aime le mieux. Cela est tout nouveau pour moi, général. Taxer le tabac ! Il faut donc que les législateurs de ces pays ne chiquent point. — Je bois à votre bonne santé, Monsieur, et puissions-nous faire beaucoup de banquets comme celui-ci !

Alors le commodore porta à ses lèvres un grand bol à punch en argent, que Pierce avait fourni avec tout ce qui était nécessaire pour préparer ce breuvage, et il fixa ses yeux près d’une minute sur les branches d’un chêne noueux. Pendant ce temps, le capitaine le regardait avec un plaisir qui tenait de la sympathie, et quand son compagnon lui passa le bol, il imita son exemple, et fixa son œil sur un nuage qui semblait flotter tout exprès à un angle de quarante-cinq degrés au-dessus de lui.

— Voilà un nuage paresseux, dit-il en remettant le bol par terre. Je l’ai suivi des yeux près d’une minute, et il n’a pas avancé d’un pouce.

— Taxer le tabac ! répéta encore le commodore en respirant longuement comme s’il eût seulement alors recouvré l’usage de ses poumons ; autant vaudrait songer à mettre une taxe sur le punch. Un pays qui suit un pareil système politique doit tomber en décadence. Jamais je n’ai vu une persécution produire du bien.

— Je vois que vous êtes un homme sensé, commodore, et je regrette de ne pas avoir fait votre connaissance quand j’étais plus jeune. — Avez-vous pris une détermination quant à la foi religieuse ?

— Pour vous répondre sans balbutier comme un enfant qui ne sait pas encore parler, mon cher général, je vous conterai en deux mots l’histoire de mes aventures en ce genre, afin que vous en jugiez vous-même. Je suis né dans l’Église épiscopale, si l’on peut parler ainsi ; mais à vingt ans, j’ai été converti par les presbytériens. Je restai avec eux environ cinq ans, et alors je voulus essayer des anabaptistes, ayant découvert alors que l’eau était mon élément. À trente-deux ans, je pêchai souvent avec des méthodistes : ils me convertirent à leur tour ; et enfin j’ai pris à peu près le parti d’adorer Dieu tout seul, ici sur le lac.

— Croyez-vous faire mal en pêchant le dimanche ?

— Pas plus qu’en mangeant du poisson le même jour. La foi est la pierre fondamentale de ma religion, général ; car j’ai entendu tellement parler de l’inutilité des œuvres, que j’en suis venu à ne pas regarder de très-près à ce que je fais. Les gens qui ont été convertis quatre ou cinq fois sont comme des brochets qui mordent à chaque hameçon.

— C’est à peu près comme moi. Sur la Rivière… — Vous savez sans doute où est la Rivière ?

— Certainement. Elle est là-bas au bout du lac.

— Mon cher commodore, quand nous disons « la Rivière, » nous entendons toujours le Connecticut, et je suis surpris qu’un homme ayant votre sagacité ait besoin qu’on le lui apprenne. Il y a des gens sur la Rivière qui prétendent qu’un navire devrait mettre en panne le dimanche. Ils parlaient de former une société pour empêcher tout bâtiment de mettre à la voile le dimanche ; mais les armateurs étaient trop forts pour eux, et ils les menacèrent de monter une société pour empêcher les oignons de pousser, excepté les jours de la semaine. Eh bien ! j’ai commencé ma vie, en fait de religion, dans ce qu’on appelle la Plateforme, et je crois que je courrai la même bordée jusqu’à ce que je reçoive l’ordre de « jeter l’ancre, » comme vous le dites. Du reste, je pense comme vous que la foi est la seule chose nécessaire. Et s’il vous plaît, mon cher ami, que pensez-vous réellement du vieux Hickory ?

— Dur, général ; — dur comme un jour de février sur ce lac. — Rien que nageoires et arêtes.

— Voilà ce que j’en ai jamais entendu dire de plus juste, et c’est dire beaucoup en peu de mots. Il n’y a pas de catégorie sur cela. — J’espère que le punch est à votre goût ?

Cette question fit songer le vieux pêcheur à porter une seconde fois le bol à sa bouche, et il s’acquitta de nouveau de l’agréable devoir d’en faire passer le contenu par son gosier. Pour cette fois, ses yeux se dirigèrent sur une mouette qui planait sur sa tête, et il ne cessa de boire que lorsque l’oiseau descendit sur le lac. « Le général » prit le bol à son tour, mais il y mit plus d’adresse ; car choisissant un objet stationnaire sur la cime d’un chêne qui croissait sur la montagne près de lui, il ne cessa de l’examiner avec un air d’attention abstraite que lorsqu’il eut vidé le bol jusqu’à la dernière goutte. Dès qu’il eut annoncé ce fait, le commodore l’aida à presser des citrons, et à faire un mélange de rhum, d’eau et de sucre, secundùm artem. Au même instant chacun d’eux alluma un cigare, et pendant quelque temps ils conversèrent les dents serrées.

— Nous nous sommes parlé réciproquement aujourd’hui avec tant de franchise, mon cher commodore, que si je savais quelle est votre opinion véritable sur les sociétés de tempérance, je regarderais votre âme comme faisant partie de la mienne. C’est par des communications aussi franches qu’on parvient à se connaître l’un l’autre.

— Si les liqueurs ne sont pas faites pour qu’on les boive ; pourquoi les fait-on ? Chacun peut voir que ce lac a été fait pour les barques et pour la pêche : il a la largeur, la longueur et la profondeur nécessaires pour cela. Maintenant, voici une liqueur distillée, mise en bouteille, et fermée d’un bouchon ; je demande si tout cela ne prouve pas qu’elle a été faite pour être bue ? Vos gens à tempérance sont ingénieux ; mais qu’ils répondent à cela, s’ils le peuvent.

— Je voudrais de tout mon cœur, mon cher commodore, que nous nous fussions connus quarante ans plus tôt. Cela vous aurait fait connaître l’eau salée, et n’aurait laissé rien à désirer à votre éducation. Nous pensons, je crois, de même en toutes choses, si ce n’est sur les vertus de l’eau douce. Or, si ces gens à tempérance faisaient tout ce qu’ils veulent, nous deviendrions comme les Turcs, qui ne boivent jamais de vin, et qui ont une douzaine de femmes.

— Un des plus grands mérites de l’eau douce, général, c’est de pouvoir se mélanger.

— Sans punch, adieu aux soirées du samedi à bord, et c’est un thé pour les marins.

— Je voudrais savoir si ces gens à tempérance pêchent pendant la pluie depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher.

— Ou s’ils font leur quart en jaquette mouillée depuis son coucher jusqu’à son lever. Boire alors un verre de punch, c’est la quintessence des jouissances humaines.

— Je le demande encore, si les liqueurs ne sont pas faites pour être bues, pour quoi sont-elles faites ? Les sociétés de tempérance pourront-elles résoudre cette difficulté ?

— Commodore, je vous souhaite encore vingt bonnes années de pêche sur ce lac, qui me paraît plus beau à chaque instant, et j’avoue qu’il en est de même de toute la terre, et pour vous prouver que je ne dis que ce que je pense, j’en attesterai la vérité en buvant.

Le capitaine fixa son œil droit sur la nouvelle lune, qui se trouvait alors à une hauteur convenable, ferma le gauche, et resta si longtemps dans cette attitude, que le commodore commença à craindre qu’il ne lui restât pour sa part que les pépins des citrons. Mais cette crainte ne venait que de ce qu’il ne connaissait pas suffisamment le caractère de son compagnon ; car c’était l’homme le plus équitable qu’on aurait pu trouver parmi les maîtres de bâtiments ; et si quelqu’un eût mesuré ce qui restait dans le bol quand il le remit au vieux pêcheur, il aurait vu qu’il ne s’en fallait pas de ce que peut contenir un dé qu’il n’en restât précisément la moitié. Ce fut alors le tour du commodore, et quand il eut fini de boire, le fond du bol était en ligne perpendiculaire avec sa bouche. Pendant que l’honnête pêcheur respirait après cet exploit, en baissant les yeux du haut du ciel sur la surface de la terre, il vit une barque qui traversait le lac, et qui venait du Pin-Silencieux à la pointe de terre sur laquelle ils discutaient si agréablement le mérite de la tempérance.

— C’est la compagnie du wigwam, dit-il, et ils arriveront à temps pour se convertir à nos opinions, s’ils ont quelques doutes sur les objets que nous avons discutés. Leur céderons-nous la place en remontant dans la barque, ou vous sentez-vous disposé à faire face à des femmes ?

— Dans des circonstances ordinaires, commodore, je préfèrerais votre société à tous les cotillons du monde ; mais il y a dans cette barque deux dames dont j’épouserais l’une ou l’autre à une heure d’avis.

— Monsieur, dit le commodore d’un ton grave, nous autres qui avons vécu garçons si longtemps, et qui sommes mariés à l’eau, nous ne devrions jamais plaisanter sur un sujet si sérieux.

— Je ne plaisante nullement. Je parle de deux femmes, dont l’une a vingt ans et l’autre soixante-dix, et je veux être pendu si je sais laquelle je préfère.

— Vous seriez plus vite débarrassé de la dernière, mon cher général, et je vous conseille de lui donner la préférence.

— Toute vieille qu’elle est, Monsieur, un roi aurait de la peine à obtenir son consentement. – Mais préparons du punch, afin de leur prouver que nous pensons à elles en leur absence.

Ils se mirent sérieusement à l’ouvrage ; et pendant qu’ils faisaient le mélange des divers ingrédients, la conversation ne se ralentit pas. Ils étaient alors tous deux dans cet état où l’on est disposé à penser tout haut, et le commodore était parfaitement à son aise avec le capitaine.

— Pour vous dire sans déguisement ma façon de penser, mon cher Monsieur, dit le vieux pêcheur, le seul reproche que j’aie à vous faire, c’est que vous n’êtes pas né dans les États du milieu. J’admets les bonnes qualités des habitants de la Nouvelle-Angleterre en général ; mais ce sont les plus mauvais voisins qu’on puisse avoir.

— C’est leur faire une nouvelle réputation, commodore ; car, du moins à leurs propres yeux, ils passent pour être tout le contraire. Voudriez-vous m’expliquer ce que vous voulez dire ?

— J’appelle mauvais voisin celui qui ne reste jamais assez longtemps à la même place pour s’y attacher à quelque chose. Moi, Monsieur, j’ai de l’attachement pour chaque caillou qui est sur les bords de ce lac, pour chaque goutte d’eau qu’il contient. — Ici le commodore se mit à tourner le bras droit autour de lui, les doigts étendus et séparés comme les pointes des chevaux de frise ; — et chaque fois que je le traverse, je trouve que je l’aime davantage. Et pourtant, Monsieur, m’en croirez-vous ? quand je suis parti le matin pour aller passer la journée sur le lac, et que je rentre le soir, je trouve la moitié des maisons pleines de nouvelles figures.

— Et que deviennent les anciennes ? demanda le capitaine Truck, croyant le battre avec ses propres armes ; voulez-vous dire que les habitants vont et viennent comme la marée ?

— Précisément, Monsieur, comme il en était des harengs dans le lac avant qu’on eût établi des écluses sur le Susquehannah, et comme il en est encore des hirondelles.

— Eh bien ! eh bien ! mon bon ami, consolez-vous ! vous reverrez un jour dans le ciel ceux que vous avez connus.

— Jamais. Pas un n’y restera, s’il est possible de changer de place : comptez-y bien, Monsieur, dit le commodore dans la simplicité de son cœur. Le ciel n’est pas un séjour qui conviendra à un Yankee, si, de manière ou d’autre, il peut aller plus à l’ouest. Ils ont tous l’esprit trop inquiet pour pouvoir rester en place. Vous qui êtes un navigateur, vous devez connaître les astres ; y a-t-il un autre monde à l’ouest de celui-ci ?

— C’est ce que je ne puis dire, commodore, car les points du compas n’ont rapport qu’aux objets qui sont sur cette terre. Je suppose que vous savez qu’un homme qui partirait d’ici, et qui marcherait toujours eu droite ligne vers l’ouest, reviendrait exactement en cet endroit, et y arriverait du côté de l’est ; de sorte que ce qui est pour nous l’ouest dans le ciel de ce côté de la terre, est l’est pour ceux qui sont placés de l’autre.

— C’est ce que je ne savais pas, général, je l’avoue. Je comprends fort bien que ce qui est bon aux yeux d’un homme sera mauvais à ceux d’un autre ; mais je n’ai jamais entendu dire que ce qui est l’ouest pour l’un, soit l’est pour l’autre. Je crains qu’en parlant ainsi, vous n’ayez amorcé votre ligne avec un morceau de sogdollader.

— Point du tout, Monsieur, il n’y en a point de quoi prendre le plus petit goujon qui soit dans l’eau. Non, non, il n’y a ni est ni ouest, ni dessus ni dessous au-delà de la terre ; et par conséquent nous autres, Yankees, nous devons tâcher de nous contenter du ciel. — Maintenant, commodore, donnez-moi le bol, et nous avancerons vers le rivage pour offrir aux dames nos hommages et du punch.