Eve Effingham/Chapitre 23
CHAPITRE XXIII.
est une pauvre chose que ce feu d’artifice, dit M. Howel,
qui, avec le manque de tact d’un vieux garçon, s’était mis en
tiers avec Paul et Ève dans leur promenade. J’ose dire que les
Anglais en riraient bien. Savez-vous ce qu’en a dit sir George,
miss Ève ?
— Il y aurait beaucoup d’affectation à un Anglais de rire des feux d’artifice d’un climat sec, répondit Ève en riant, et je crois que si sir George a gardé le silence sur cet objet, c’est parce qu’il sait qu’il s’y connaît peu.
— Eh bien ! cela est singulier. J’aurais cru l’Angleterre le premier pays du monde pour les feux d’artifice. — À propos, miss Ève, j’entends dire qu’au total le baronnet n’est pas mécontent de nous, et je puis dire qu’il devient très-populaire en Amérique.
— Rien n’est plus facile à un Anglais que d’obtenir de la popularité en Amérique, dit Paul, surtout s’il est d’un rang plus élevé que le commun des hommes. Il n’a qu’à déclarer qu’il est charmé de ce pays pour y être bien vu, ou qu’il en est mécontent pour s’y voir sincèrement haï.
— Et en quoi l’Amérique diffère-t-elle à cet égard de tout autre pays ? demanda Ève avec quelque vivacité.
— Elle en diffère certainement fort peu. L’amour, l’indifférence et la haine font naître les mêmes sentiments ; il n’y a rien de nouveau à cela. Mais les habitants des autres pays ayant plus de confiance en eux-mêmes, sont moins sensibles à ce que les autres pensent d’eux. Je crois que c’est en cela que consiste toute la différence.
— Mais sir George vous trouve à son gré ? demanda M. Howel avec intérêt.
— Il a du moins trouvé ici quelques personnes particulièrement à son gré, répondit Ève. Ne savez-vous pas que ma cousine Grace va devenir très-incessamment mistress — je lui demande pardon, — lady Templemore ?
— Juste ciel ! — est-il possible ? — lady Templemore ! — lady Grace Templemore !
— Non pas lady Grace Templemore, mais Grace, lady Templemore ; et lady Templemore pleine de grâces par-dessus le marché.
— Et l’on dit que vous avez refusé cet honneur, ma chère miss Ève !
— On ne vous a pas dit la vérité, répondit Ève surprise de cette remarque, mais prompte à rendre justice à toutes les parties intéressées ; sir George ne m’a jamais fait l’honneur de demander ma main, soit à mon père, soit à moi-même, et par conséquent il n’a pu être refusé.
— Cela est fort extraordinaire. J’ai entendu dire que vous vous connaissiez en Europe.
— Oui, monsieur Howel ; mais j’ai connu en Europe des centaines de personnes qui n’ont jamais songé à m’épouser.
— Eh bien ! cela est fort étrange, — tout à fait inattendu ; un baronnet épouser miss Van Courtlandt M. John Effingham est-il dans ces bosquets ?
Ève ne fit aucune réponse à cette question, mais Paul se hâta d’y répondre.
— En retournant sur vos pas, et en prenant la première allée à gauche, je crois que vous le trouverez.
M. Howel prit le chemin indiqué, et fut bientôt hors de vue.
— C’est un vrai croyant qui a une foi implicite dans le mérite et la supériorité des Anglais, miss Effingham : on peut en juger par le désir qu’il montre de vous voir un mari de ce pays.
— C’est le côté faible du caractère d’un très-honnête homme. On m’assure que de tels exemples étaient beaucoup plus fréquents il y a trente ans qu’aujourd’hui.
— Je le crois aisément, car je me rappelle moi-même quelques caractères semblables. J’ai entendu des hommes plus âgés que je ne le suis faire une distinction entre les sentiments qui régnaient il y a quarante ans, et ceux qui règnent aujourd’hui. Ils disent qu’autrefois l’Angleterre dictait absolument et despotiquement à l’Amérique toutes ses pensées, si ce n’est quand les intérêts des deux nations étaient contraires, et j’ai même entendu d’excellents juges soutenir que l’influence de l’habitude était si puissante, et que les projets de ceux qui dirigeaient le système politique de la mère-patrie réussissaient si bien, que, même parmi ceux qui combattaient pour la liberté de l’Amérique, il se trouvait des hommes qui doutaient s’ils agissaient comme ils l’auraient dû ; comme on sait qu’il y avait des moments où Luther avait des doutes sur la justice de la réformation à laquelle il travaillait. Mais, depuis quelque temps, le penchant pour l’Angleterre est moins le résultat d’une simple dépendance mentale, — quoiqu’il n’en reste encore que trop, — que du calcul, et du désir qu’a une certaine classe de renverser la domination de la masse, et d’établir en place celle du petit nombre.
— Ce serait une étrange circonstance dans l’histoire de ce pays de le voir devenir monarchique.
— Il s’y trouve sans doute quelques partisans de la monarchie, mais ils sont dans une classe qui ne connaît le monde que par l’imagination et par les livres. La tendance de notre temps est vers l’aristocratie, et non vers la monarchie. La plupart de ceux qui s’enrichissent découvrent qu’ils n’en sont pas plus heureux ; peut-être tout homme que son éducation n’a pas préparé à user convenablement de la fortune est dans cette catégorie, comme le dirait notre ami le capitaine, et il commence alors à désirer quelque avantage dont il n’a pas encore fait l’épreuve. L’exemple du reste du monde est sous les yeux de nos riches, et faute d’imagination, ils imitent parce qu’ils ne peuvent inventer. Le pouvoir politique exclusif est aussi un allié fort utile pour amasser de l’argent, et il y a des gens qui ont assez de sagacité pour le voir, quoique je pense que le plus grand nombre d’entre eux soupirent après les vanités des classes exclusives plutôt qu’après leur fortune. Votre sexe, miss Effingham, n’est pas exempt de cette dernière faiblesse, et je crois que vous avez dû la remarquer parmi vos connaissances en pays étranger.
— J’ai trouvé quelques exemples de faiblesse semblable, répondit Ève avec retenue, et avec le ton de dignité de son sexe, mais pas en plus grand nombre, je crois, que parmi les hommes ; et rarement, dans un sexe comme dans l’autre, parmi les personnes que nous sommes accoutumés à regarder ici comme de condition. Le respect que ceux-ci ont pour eux-mêmes, et leurs habitudes les empêchent de montrer cette faiblesse, s’ils en sont attaqués.
— Les Américains, en pays étranger, peuvent se diviser en deux grandes classes : ceux qui y vont pour se perfectionner dans les arts, et ceux qui ne font ce voyage que pour s’amuser. Les premiers m’ont frappé, en général, comme étant singulièrement respectables, également éloignés d’un esprit d’imitation servile et d’une prétention insolente à la supériorité ; mais je crois que la plus grande partie des autres a une tendance désagréable vers les vanités du monde.
— Je n’affirmerai pas le contraire, car la frivolité et le plaisir se touchent de bien près dans les esprits ordinaires. Le nombre de ceux qui estiment les objets qui font l’élégance de la vie à leur juste valeur, est petit en tout pays, à ce que je crois, et je doute que l’Europe soit beaucoup au-dessus de nous à cet égard.
— Cela peut être vrai, et pourtant on ne peut que regretter, dans un cas où presque tout dépend de l’exemple, que le ton de nos concitoyens ne soit pas mieux assimilé à ce qu’on peut appeler le fait dans les autres pays. — Je ne sais si vous en avez été frappée comme moi ; mais quand je me sentais en humeur d’entendre promulguer les grands principes monarchiques et aristocratiques, j’avais coutume d’aller à la légation américaine.
— J’ai entendu même des étrangers faire des commentaires sur ce fait, monsieur Powis, et j’avoue qu’il m’a toujours paru fort singulier. Pourquoi l’agent d’une république ferait-il parade de sentiments anti-républicains ?
— Il y a des exceptions, j’en conviens ; mais, d’après l’expérience de plusieurs années, je crois que c’est la règle. Je pourrais me méfier de mon opinion et de mes connaissances ; mais d’autres personnes qui ont eu les mêmes occasions que moi en sont venues à la même conclusion. Je viens de recevoir d’Europe une lettre dans laquelle on se plaint qu’un envoyé extraordinaire des États-Unis qui penserait autant à se dénoncer lui-même qu’à avouer publiquement les mêmes sentiments dans son pays, a énoncé son opinion contre un des traits les plus communs et les plus populaires du gouvernement américain, et cela dans des circonstances où l’on pouvait naturellement croire qu’elle produirait des conséquences pratiques sur ses auditeurs.
— Tant pis ! cela est inexplicable pour moi.
— C’est un problème qui a sa solution comme tous les autres, miss Effingham. Dans les temps ordinaires, les hommes extraordinaires s’élèvent rarement au premier rang, le pouvoir étant le partage de ceux qui sont les plus adroits. Or la vanité et les désirs frivoles qui se manifestent par de brillants uniformes, par une affectation puérile et par de gauches imitations d’autres systèmes, portent probablement plus de la moitié de ceux qui remplissent les missions diplomatiques à les solliciter, et l’on doit s’attendre à voir leur tendance naturelle se montrer quand l’hypocrisie ne leur est plus nécessaire.
— Mais j’aurais cru qu’elle le serait toujours. Est-il possible qu’un peuple aussi attaché à ses institutions que la grande masse des Américains tolère un si indigne abandon de tout ce qu’il chérit ?
— Comment le saurait-il ? C’est un fait constant qu’il existe en ce moment un homme, qui n’a pas le moindre droit par son esprit, ses principes, ses manières et ses connaissances à une pareille marque de confiance, qui remplit une fonction publique en pays étranger, et qui, en toute occasion, à moins qu’il n’ait lieu de croire que le peuple américain en sera informé, non-seulement se déclare ouvertement opposé aux principes qui dirigent son gouvernement, mais, dans une controverse récente avec une nation étrangère, a pris positivement parti contre ces principes, et a informé cette nation que le gouvernement américain ne serait pas soutenu en cette occasion par la législature du pays.
— Et pourquoi ne l’a-t-on pas dit publiquement ?
— À quoi bon ? La partie de la presse qui ne prend pas un intérêt direct à cette affaire la traiterait avec indifférence, et une autre pourrait être portée à déguiser la vérité. Il est impossible à un particulier de rendre la vérité utile, en quelque pays que ce soit, dans une affaire d’intérêt public, et les hommes en place ne l’essaient que bien rarement ou jamais, à moins que ce ne soit pour arriver directement au but d’un parti. C’est pourquoi nous voyons tant de nos agents en pays étranger abjurer les principes de nos institutions : — ils savent fort bien que personne ne pourra dévoiler leur conduite. Indépendamment de ce motif, les classes qui sont considérées comme les plus élevées dans ce pays, désirent si vivement un changement dans ces institutions que les abjurer serait à leurs yeux un mérite plutôt qu’un crime. Les autres nations ne sont sûrement pas traitées si cavalièrement ?
— Non certainement. L’agent d’un prince qui prononcerait seulement à demi-voix une seule syllabe contre son maître, serait rappelé et disgracié ; mais celui qui sert un peuple est dans une situation toute différente ; il y a tant de monde à persuader qu’il est coupable ! Je pourrais parer toutes les attaques que les Européens aiment tant à faire contre le système du gouvernement américain, à l’exception de celles qu’ils puisent dans les discours de nos propres agents diplomatiques.
— Pourquoi nos voyageurs n’en rendent-ils pas compte ?
— La plupart n’ont pas d’assez bons yeux pour s’en apercevoir. Ils dînent à une table diplomatique, y voient quelques décorations, croient avoir une grande obligation d’y avoir été invités, et louent une élégance qui n’existe que dans leur cerveau. Quelque-suns pensent comme ceux qui blâment nos institutions et n’y voient aucun mal ; d’autres calculent le tort qu’ils pourraient se faire aujourd’hui, et le plus grand nombre s’imaginent donner une plus grande preuve de patriotisme en tournant une belle phrase sur « l’énergie comparative » et « l’intelligence supérieure » de leurs concitoyens, qu’en faisant connaître un fait honteux pour la nation, en supposant qu’ils aient eu l’occasion de le découvrir. Quoique personne n’ait une plus haute opinion que moi des Américains en ce qui concerne les choses pratiques, personne ne peut leur accorder moins de capacité pour distinguer entre les apparences et la réalité en matière de principes.
— Il est probable que, si nous étions plus près du reste du monde, ces abus n’existeraient pas, car il est certain qu’ils n’ont pas lieu, si ouvertement dans le pays même. Je suis pourtant charmée d’avoir appris que, même quand vous aviez quelque incertitude sur le lieu de votre naissance, vous preniez assez d’intérêt à nous pour vous identifier à la nation, au moins par le sentiment.
— Il y eut un moment où je craignais véritablement que la vérité ne démontrât que j’étais né Anglais.
— Craindre est une expression bien forte, dit Ève, pour l’appliquer à un peuple si grand et si célèbre.
— Nous ne pouvons toujours nous rendre compte de nos préjugés, et peut-être était-ce un des miens ; et à présent que je sais qu’être Anglais n’est pas le plus grand mérite possible aux yeux de miss Effingham, je suis plus loin que jamais d’en être guéri.
— À mes yeux, monsieur Powis ! je ne me souviens pas d’avoir jamais exprimé de la partialité pour ou contre les Anglais. En tant que je puis parler de mes sentiments personnels, je regarde les Anglais du même œil que tout autre peuple étranger.
— Vous ne l’avez certainement pas exprimé par des paroles, mais les actions parlent plus haut.
— Vous êtes disposé à parler mystérieusement aujourd’hui. Par quelle action me suis-je déclarée pour ou contre dans cette importante affaire ?
— Vous avez fait du moins ce que je crois que peu de vos concitoyennes auraient eu le courage moral et le désintéressement de faire, surtout celles qui ont été accoutumées à vivre en pays étranger : — vous avez refusé de devenir l’épouse d’un baronnet anglais d’une excellente famille, et jouissant d’une grande fortune.
— Monsieur Powis, dit Ève d’un ton grave, vous commettez une injustice envers sir George Templemore, et je ne puis laisser passer une telle assertion sans la contredire ; c’en est même une pour moi et pour tout mon sexe. J’ai déjà dit à M. Howel en votre présence que sir George ne m’a jamais demandée en mariage, et que par conséquent il ne pouvait avoir été refusé ; et je ne puis supposer qu’aucune Américaine bien élevée puisse regarder le misérable rang de baronnet comme une tentation pour oublier ce qu’elle se doit à elle-même.
— Je rends toute justice à votre modestie et à votre générosité, miss Effingham mais vous ne pouvez vous attendre que moi, à qui l’admiration évidente de sir George Templemore a causé tant d’inquiétude, pour ne pas dire tant de peine, j’interprète vos paroles aussi littéralement que l’a probablement fait M. Howel. Quoique sir George ne vous ait fait aucune proposition directe de mariage, il était trop évident qu’il était prêt à en faire une s’il eût reçu le moindre encouragement, pour qu’un observateur attentif ne s’en aperçût pas.
Ève pouvait à peine respirer, tant la manière calme, mais claire, quoique respectueuse, dont Paul exprimait sa jalousie, la prenait au dépourvu. Il y avait aussi dans sa voix, ordinairement ferme et assurée, un léger tremblement qui lui toucha le cœur ; car, quand il existe une véritable sympathie entre deux personnes de différents sexes, le sentiment répond au sentiment comme l’écho répond à la voix. Elle sentait la nécessité de dire quelque chose, et pourtant ils firent plusieurs pas avant qu’il fût en son pouvoir de prononcer une syllabe.
— Je crains que ma présomption ne vous ait offensée, miss Effingham, dit Paul, parlant comme un enfant qui craint une réprimande, plutôt que comme un jeune homme à cœur de lion, tel qu’il s’était montré.
Il y avait un hommage respectueux dans l’émotion qu’il ne pouvait cacher, et Ève, quoiqu’elle pût à peine distinguer ses traits, découvrit bientôt cette preuve de l’étendue du pouvoir qu’elle avait sur lui.
— Ne parlez pas de présomption, dit-elle ; un homme qui nous a rendu tant de services à tous peut sûrement réclamer quelque droit de prendre intérêt à ceux qu’il a si bien servis. Quant à sir George Templemore, vous vous êtes probablement mépris en attachant trop d’importance à un sentiment créé tout naturellement par les dangers que nous avons courus ensemble. Il est sincèrement et vivement attaché à ma cousine, Grace Van Courtlandt.
— Qu’il le soit à présent, je le crois parfaitement ; mais qu’un autre aimant l’ait retenu ici quand il devait se rendre dans le Canada, c’est ce dont je suis sûr. Nous nous sommes traités réciproquement avec générosité, miss Effingham, et nous ne nous sommes rien caché pendant cette longue nuit d’inquiétude, quand nous pensions que le jour suivant verrait notre captivité. Templemore a trop d’honneur et de franchise pour nier qu’il ait d’abord désiré de vous obtenir pour épouse, et je crois même qu’il avouerait qu’il n’a tenu qu’à vous de l’être.
— C’est un acte d’humiliation qui ne lui est pas imposé ; mais de telles allusions sont aujourd’hui plus qu’inutiles, et elles pourraient faire peine à ma cousine si elle les entendait.
— Je connais mal le caractère de mon ami, s’il laisse à miss Grace le moindre doute sur ce sujet. Cinq minutes de franchise en ce moment peuvent prévenir des années de méfiance.
— Et avoueriez-vous une première faiblesse de cette sorte, monsieur Powis, à la femme dont vous seriez décidé à faire votre épouse ?
— Je ne dois pas me citer pour autorité pour ou contre une telle franchise puisque je n’ai jamais aimé qu’une fois, mais avec une sincérité et une ferveur qui ne peuvent jamais admettre de rivalité. — Miss Effingham, il y aurait quelque chose de pire que de l’affectation ; — ce serait presque me jouer d’un être qui est sacré à mes yeux, si je ne m’expliquais pas complètement en ce moment, quoique ce que je vais dire me soit arraché par les circonstances, et que je sache à peine dans quel but je vais parler ainsi. Me permettez-vous de continuer ?
— Vous n’avez pas besoin de cette permission, monsieur Powis ; vous êtes le maître de vos secrets.
Comme tous les hommes agités par de fortes passions, Paul était inconséquent et loin d’être juste. Ève le sentit, même pendant que son esprit cherchait des excuses ingénieuses pour pallier la faiblesse du jeune homme. Cependant l’idée qu’elle allait entendre une déclaration, qui peut-être ne devrait jamais être faite, était un poids sur son cœur, et c’est ce qui fit qu’elle lui parla avec plus de froideur qu’elle n’en éprouvait réellement. Cependant, comme elle n’ajouta rien à ce peu de mots, Paul vit qu’il lui devenait indispensable de s’expliquer.
— Je ne vous retiendrai ni ne vous fatiguerai longtemps, miss Effingham, lui dit-il, en vous faisant l’histoire de ces premières impressions, qui de jour en jour sont devenues plus profondes, et qui ont fini par être inséparables de mon existence. Vous savez que c’est à Vienne que nous nous sommes vus pour la première fois. Un Autrichien de haut rang, à qui des circonstances heureuses m’avaient fait connaître, m’avait introduit dans la meilleure société de cette capitale, et je vous y trouvai l’objet de l’admiration de tous ceux qui vous connaissaient. Mon premier sentiment fut l’orgueil de voir une de mes jeunes compatriotes, — vous étiez alors presque encore une enfant, miss Effingham, — devenue le plus grand attrait d’une métropole célèbre par la grâce et la beauté de ses femmes.
— Votre partialité nationale vous avait rendu un juge injuste envers les autres, monsieur Powis, dit Ève en l’interrompant, quoique le ton passionné du jeune homme fût une bien douce musique pour ses oreilles. Que pouvait offrir une jeune Américaine n’ayant reçu qu’une demi-éducation et effrayée du grand monde où elle se trouvait, pour être comparée aux femmes accomplies de l’Autriche ?
— Ce qu’elle pouvait offrir, miss Effingham ? une beauté transcendante, — une supériorité de connaissances dont elle ne se doutait pas ; — la simplicité, la modestie de son esprit et la pureté de son cœur. — Vous possédiez tout cela, non seulement à mes yeux, mais à ceux des autres. J’en suis sûr, car c’est un sujet sur lequel j’aime trop à réfléchir pour m’y être mépris.
Une fusée passa sur leurs têtes en ce moment, et quoiqu’ils fussent trop occupés de leur entretien pour y faire attention, sa lueur passagère suffit pour permettre à Paul de voir les joues enflammées et les yeux en pleurs d’Ève Effingham, qui fixait sur lui ses regards avec un plaisir et une reconnaissance que causaient les éloges qu’il lui donnait, et dont elle ne pouvait retenir les signes en dépit de tous ses efforts.
— Nous laisserons à d’autres cette comparaison, monsieur Powis, dit-elle ; bornons-nous à des objets moins douteux.
— Si je ne dois vous parler que de ce qui ne laisse aucun doute, je vous parlerai donc de mon long, sincère, ardent et perpétuel attachement. Je vous adorais à Vienne, miss Effingham, quoique ce fût de loin, comme on pourrait adorer le soleil ; car, quoique votre excellent père m’admît dans sa société et m’honorât même, je crois, de quelque estime, j’avais peu d’occasions d’apprécier toute la valeur du joyau qui était contenu dans un si bel écrin ; mais quand je vous revis en Suisse l’été suivant, ce fut alors que je commençai véritablement à vous aimer. Ce fut alors que j’appris à connaître la justesse de votre jugement, la candeur de votre âme, les richesses de votre esprit et la délicatesse de tous vos sentiments. Je ne dirai pas que toutes ces qualités ne fussent pas encore rehaussées aux yeux d’un jeune homme par l’extrême beauté de celle qui les possédait ; mais je dirai que, de ces deux avantages mis ensemble dans la balance, j’aurais mille fois préféré le premier, quoique le second vous plaçât au-dessus de tout votre sexe.
— C’est présenter la flatterie sous sa forme la plus séduisante, monsieur Powis.
— Peut-être la manière brève et incohérente dont je m’exprime mérite ce reproche, quoique rien ne puisse être plus éloigné de mon intention que de flatter ou d’exagérer. J’ai seulement dessein de vous tracer un tableau fidèle de l’état de mes sentiments et des progrès de mon amour.
Ève sourit légèrement, mais avec une douceur exquise, comme Paul l’aurait vu, si l’obscurité lui eût permis de faire plus qu’entrevoir les traits aimables de miss Effingham.
— Dois-je écouter de tels éloges, monsieur Powis, éloges qui ne peuvent servir qu’à augmenter l’opinion déjà peut-être trop bonne que j’ai de moi-même ?
— Personne que vous ne parlerait ainsi ; mais votre question me fait sentir que j’ai perdu cet empire sur moi-même dont je me suis glorifié si longtemps. Nul homme ne doit faire confidence à une femme de son attachement pour elle, à moins qu’il ne soit préparé à faire suivre cet aveu de l’offre de sa main, et ma situation ne me le permet pas.
Ève ne tressaillit pas avec un mouvement dramatique ; elle ne prit point un air de surprise affectée ou de dignité blessée ; mais elle jeta sur son amant un regard plein de sérénité, avec une expression si éloquente et si naturelle d’intérêt et d’étonnement, que si Paul eût pu la voir distinctement, il aurait probablement surmonté toute difficulté, et lui aurait fait à l’instant même l’offre dont il venait de parler, malgré les obstacles qu’il semblait croire insurmontables. — Et cependant, continua-t-il, je me suis avancé tellement, quoique sans en avoir eu le projet, que je crois vous devoir, et peut-être me devoir à moi-même, d’ajouter que le souhait le plus ardent de mon cœur, l’objet de tous mes rêves et de toutes mes pensées, se concentrent dans le désir d’obtenir votre main.
Ève baissa les yeux, l’expression de sa physionomie changea, et un tremblement léger, mais irrésistible, agita tous ses membres. Après quelques instants de silence, elle appela à son aide toute sa résolution, et dit d’une voix dont la fermeté l’étonna elle-même.
— Powis, à quoi tend tout cela ?
— Vous pouvez bien me faire cette question, miss Effingham ; vous en avez le droit. Accordez-moi, je vous prie, quelques instants pour recueillir mes idées, et je tâcherai de m’acquitter de mon devoir d’une manière moins incohérente que je ne l’ai fait depuis dix minutes.
Ils marchèrent une couple de minutes en silence. Ève était toujours plongée dans le plus grand étonnement, et il commençait à s’y joindre une crainte vague et indéfinie dont elle n’aurait pu dire la cause. Pendant ce temps, Paul cherchait à calmer le tumulte qui s’était élevé dans son cœur, et enfin il reprit la parole.
— Les circonstances m’ont toujours privé du bonheur d’éprouver la tendresse et la sympathie de votre sexe, miss Effingham, et m’ont jeté plus exclusivement dans la société du mien. Ma mère mourut à l’instant de ma naissance, et sa mort rompit subitement un des liens les plus chers qui nous attachent à la vie. Je ne suis pas certain que je ne m’exagère pas cette perte, par suite des privations que j’ai souffertes ; mais depuis l’instant où j’ai commencé à sentir, j’ai toujours éprouvé le besoin inexprimable de l’amour tendre, patient et désintéressé d’une mère. Vous aussi, si je ne me trompe, vous avez fait d’aussi bonne heure une perte semblable à la mienne.
Un soupir profond et pénible échappa à Ève, et Paul cessa de penser à ses propres chagrins pour s’occuper de ceux dont il venait de réveiller le souvenir.
— J’ai été trop égoïste, ma chère miss Effingham, s’écria-t-il ; j’ai abusé de votre patience ; je vous ai fatiguée de l’histoire de chagrins qui ne peuvent avoir d’intérêt, — pour vous, pour une jeune personne aussi heureuse que vous l’êtes.
— Non, non, Powis, vous êtes injuste envers moi et envers vous-même. Moi aussi, j’ai perdu ma mère dans ma première enfance, et je n’en ai jamais connu la tendresse. — Continuez, je suis plus calme ; oubliez un instant de faiblesse.
Paul continua ; mais cette courte interruption, pendant laquelle leurs chagrins s’étaient confondus par suite d’une infortune commune à tous deux, toucha dans son cœur une nouvelle corde sensible, et dissipa la réserve qui se serait opposée aux progrès de leur confiance.
— Privé de celle que la nature m’aurait rendue si chère, je fus abandonné pendant mon enfance aux soins de mercenaires, et en cela du moins, mon sort a été plus cruel que le vôtre, car l’excellente femme qui a été chargée du soin de vos premières années avait presque pour vous l’amour d’une mère, quoiqu’elle n’eût pas les qualités d’une femme de votre condition.
— Mais il nous est resté un père à tous deux, monsieur Powis. Mon tendre et digne père a été tout pour moi ; sans lui, j’aurais été véritablement malheureuse, et avec lui, malgré ces pleurs rebelles, pleurs que je dois attribuer à la contagion de votre chagrin, rien n’a manqué à mon bonheur.
M. Effingham mérite bien tout ce que vous dites ; mais moi, je n’ai jamais connu mon père.
— Vous n’avez pas connu votre père ! s’écria Ève, le son de sa voix annonçant une vive compassion au sort d’un malheureux orphelin plutôt qu’une surprise ordinaire.
— Il s’était séparé de ma mère avant ma naissance ; et où il mourut bientôt après, ou il ne jugea jamais que son fils méritât la peine qu’il prît quelque intérêt à lui, ou qu’il se procurât quelque information sur son sort.
— Et il n’a jamais connu ce fils ! s’écria Ève avec une ferveur et une franchise qui firent disparaître toute la réserve qui était le résultat de la modestie de son sexe, ou de sa timidité naturelle.
— Miss Effingham, — chère miss Effingham — ma chère Ève ! que dois-je conclure d’une chaleur si généreuse ? Ne me laissez pas dans l’erreur ! Je puis supporter ma misère solitaire ; je puis braver les souffrances d’une existence isolée, mais je ne pourrais vivre si j’étais trompé dans l’espoir que votre bouche même a fait naître.
— Vous m’apprenez l’importance de la circonspection, Powis, et nous en reviendrons à votre histoire et à vos confidences, dont je serai la dépositaire fidèle. Quant à présent, du moins, je vous prie d’oublier toute autre chose.
— Un ordre donné avec tant de bonté est si encourageant… Vous offensé-je chère miss Effingham ?
Ève passa sa belle main sous le bras de Paul, lui montrant, par la manière dont elle fit ce mouvement si simple, sa véracité et sa confiance modeste en son honneur, et elle lui dit d’un ton plus enjoué :
— Vous oubliez la substance de cet ordre à l’instant même où vous voudriez me faire supposer que vous êtes le plus disposé à y obéir.
— Eh bien ! donc, miss Effingham, vous serez obéie plus implicitement. — Pourquoi mon père quitta-t-il ma mère sitôt après leur union, c’est ce que je n’ai jamais su. Il paraît qu’ils ne vécurent ensemble que quelques mois, quoique j’aie la consolation de savoir que ma mère n’avait aucun reproche à se faire. Pendant bien des années, j’ai souffert des tourments continuels sur le point le plus sensible pour un homme, — le doute sur ce qu’il doit penser de sa mère ; mais ce mystère s’est heureusement éclairci pendant mon dernier voyage en Angleterre. Il est vrai que lady Dunluce, comme sœur de ma mère, aurait pu avoir de l’indulgence pour ses fautes ; mais une dernière lettre de mon père, écrite seulement un mois avant la mort de ma mère, non seulement ne laisse aucun doute sur sa conduite irréprochable comme épouse, mais rend aussi le plus ample témoignage à la douceur de son caractère. C’est une pièce bien précieuse pour un fils, miss Effingham !
Ève ne répondit rien ; mais Paul crut sentir une légère pression faite sur son bras par la main qui s’y était jusqu’alors si légèrement appuyée, qu’il osait à peine le remuer de peur de perdre la certitude précieuse de sa présence.
— J’ai d’autres lettres de mon père à ma mère, continua-t-il ; mais aucune n’est aussi consolante pour mon cœur que celle-ci. D’après leur ton général, je ne puis me persuader qu’il l’ait jamais véritablement aimée. Il est cruel à un homme de tromper une femme sur un point semblable, miss Effingham.
— Bien cruel, en vérité ! dit Ève d’un ton ferme. La mort même serait préférable à une telle illusion.
— Je crois que mon père s’est trompé lui-même, comme il a trompé ma mère ; car il règne dans quelques-unes de ses lettres une étrange incohérence et une sorte d’obscurité.
— Votre mère était-elle riche ? demanda Ève innocemment ; car, étant elle-même une riche héritière, on lui avait appris de bonne heure à exercer sa vigilance sur ce sujet délicat, afin d’éviter les pièges que pourraient lui tendre des hommes intéressés et trompeurs.
— Pas le moins du monde ; elle n’avait guère pour elle que sa haute naissance et sa beauté. J’ai eu son portrait, et il prouvait suffisamment ce dernier point. Mais c’est cette miniature que les Arabes m’ont volée, comme vous pouvez vous le rappeler, et je ne l’ai pas revue depuis ce temps. Quant à la fortune, ma mère possédait seulement une honnête aisance, rien de plus.
La pression sur le bras de Paul devint plus sensible tandis qu’il parlait de la miniature, et il se hasarda à toucher le bras de sa compagne, comme pour l’appuyer plus sûrement sur le sien.
— M. Powis n’avait donc pas l’esprit mercenaire ? Et c’est déjà beaucoup, dit Ève d’un ton distrait et comme si elle eût à peine su ce qu’elle disait.
— M. Powis ! c’était l’homme le plus noble et le plus désintéressé. Jamais il n’a existé un être plus généreux et moins égoïste que Francis Powis.
— Je croyais que vous n’aviez jamais connu votre père ? s’écria Ève avec surprise.
— Non sans doute ; mais je vois quelle est votre erreur : vous supposez que mon père se nommait Powis ; il s’appelait Assheton.
Il lui expliqua alors la manière dont il avait été adopté dans son enfance par un M. Powis, dont il avait pris le nom en se trouvant complètement abandonné par son père, et de la fortune duquel il avait hérité à la mort de son bienfaisant protecteur.
— Je conservai le nom d’Assheton jusqu’au moment où M. Powis me conduisit en France. Alors il m’engagea à prendre le sien, ce que je fis d’autant plus volontiers qu’il croyait s’être assuré que mon père était mort, et qu’il avait légué la totalité d’une fortune considérable à ses neveux et nièces sans dire un seul mot de moi dans son testament, et comme s’il paraissait même vouloir nier son mariage.
— Il y a dans tout cela, monsieur Powis, quelque chose de si extraordinaire et de si inexplicable, qu’il me semble que vous avez à vous reprocher de ne pas avoir cherché à vous procurer des renseignements plus exacts sur toutes ces circonstances. D’après tout ce que vous venez de dire, il paraît que vous auriez pu le faire.
— Pendant longtemps, pendant bien des années remplies d’amertume, je n’osais prendre des informations de peur d’apprendre quelque chose qui fût injurieux à la mémoire de ma mère. D’une autre part, mon long service dans la marine m’a tenu presque constamment sur la mer. Enfin le dernier voyage et la maladie de mon digne protecteur ne me laissèrent pas même le désir de chercher des renseignements dans ma propre famille. La fierté offensée de M. Powis, qui fut justement blessé de la manière cavalière dont les parents de ma mère contribuèrent à me rendre étranger à cette partie de ma famille, mit un terme à toutes relations entre nous. — Ils affectèrent même de douter du fait que mon père eût jamais été marié.
— Mais en avez-vous des preuves ? demanda Ève avec vivacité.
— Des preuves incontestables. Ma tante, lady Dunluce, était présente au mariage et je possède le certificat remis à ma mère par le ministre qui l’a prononcé. N’est-il pas bien étrange, miss Effingham, qu’avec toutes ces preuves de ma légitimité, lady Dunluce elle-même et toute sa famille aient manifesté des doutes jusqu’à une époque encore très-récente ?
— Cela est inexplicable, puisque votre tante avait été présente à la cérémonie.
— Cela est très-vrai ; mais quelques circonstances, aidées peut-être par le vif désir de son mari d’obtenir pour sa femme un titre dont elle était héritière si je n’y avais pas des droits légitimes, les portèrent à croire que mon père était déjà marié à l’époque où il avait épousé ma mère. Mais, grâce au ciel ! je suis heureusement aussi délivré de ce soupçon.
— Pauvre Powis ! dit Ève avec une compassion que sa voix indiquait encore plus que ses paroles ; vous avez réellement beaucoup souffert pour un homme si jeune !
— J’ai appris à supporter la douleur, ma chère miss Effingham ; et j’ai été si longtemps un être isolé, à qui personne ne prenait aucun intérêt…
— Ne dites pas cela ! — Nous du moins, nous avons toujours pris intérêt à vous ; nous vous avons toujours estimé, et à présent nous avons appris…
— Appris quoi ?
— À vous aimer ! répondit Ève d’une voix si ferme qu’elle en fut surprise ensuite ; mais elle sentit qu’un être dans la situation où Paul se trouvait devait être traité avec une franchise bien différente de la réserve que son sexe est dans l’usage de montrer dans de pareilles occasions.
— Aimer ! s’écria Paul laissant échapper le bras d’Ève ; ah ! miss Effingham ! — Ève ! — sans ce nous…
— Je veux dire mon père, — mon cousin John, — moi-même. — Un tel sentiment ne peut guérir une blessure comme la mienne ! Un amour partagé, même avec des hommes tels que votre excellent père et votre digne cousin, ne peut me rendre heureux. Mais comment, moi qui porte un nom auquel je n’ai pas de droit légal, moi qui ne me connais pas un seul parent paternel, comment pourrais-je aspirer à votre main ?
Les détours de l’allée qu’ils suivaient les avaient amenés près d’une fenêtre de la maison, d’où sortait une forte lumière qui tomba sur les traits d’Ève tandis qu’elle levait les yeux sur ceux de son compagnon, les joues couvertes des couleurs de la pudeur et de la tendresse qui luttaient ensemble, lutte qui rendait sa beauté doublement attrayante. Elle sourit, et ce sourire était un encouragement auquel il était impossible de se méprendre.
— Puis-je en croire mes sens ? — Voulez-vous, pouvez-vous — écouter la prière d’un homme comme moi ? s’écria Powis en passant rapidement devant la fenêtre, de peur que quelque interruption ne détruisît ses espérances.
— Y a-t-il une raison suffisante pour que je le refuse, Powis ?
— Ma malheureuse situation relativement à la famille de mon père, — mon manque de fortune, en comparaison de la vôtre, — le fait que, sous tous les rapports, je ne suis pas digne de vous.
— Votre malheureuse situation relativement à vos parents ne serait pour nous qu’un nouveau motif pour vous aimer davantage. — Vous ne manquez de fortune que par comparaison ; et qu’importe quand on en a déjà suffisamment ? — Et quant à votre dernière raison, je crois qu’elle disparaîtra quand vous connaîtrez mieux celle que vous avez si inconsidérément préférée à toutes les autres.
— Ève ! — chère Ève ! s’écria Paul lui saisissant les deux mains et l’arrêtant à l’entrée d’une allée plus ombragée que les autres, et où le peu de clarté que répandaient les étoiles suffisait à peine pour qu’il pût distinguer ses traits. — Vous ne me laisserez pas dans le doute sur un sujet de cette nature. Suis-je réellement assez heureux pour que…
— Si la foi et l’affection d’un cœur qui est tout à vous peuvent vous rendre heureux, Powis, vos malheurs finiront.
— Mais votre père ! s’écria Paul avec inquiétude.
— Est ici pour confirmer ce que sa fille vient de dire, dit M. Effingham sortant d’un bosquet, et appuyant la main affectueusement sur l’épaule de Powis. — Savoir que vous vous entendez enfin si bien l’un l’autre, Powis, écarte de mon esprit une des plus grandes inquiétudes que j’aie jamais éprouvées. Mon cousin John, comme il le devait, m’a fait part de tout ce que vous lui avez dit de votre vie passée, et il n’y a plus rien à révéler. Il y a bien des années que nous vous connaissons, et nous vous recevons dans notre famille avec le même plaisir que nous recevrions une faveur spéciale de la Providence.
— Monsieur Effingham ! — mon cher Monsieur ! — s’écria Paul, qui, partagé entre la surprise et la joie pouvait à peine respirer, — cela surpasse toutes mes espérances. — Et cette généreuse franchise dans votre aimable fille !
Les mains de Paul avaient passé de celles de la fille dans celles du père, sans qu’il sût comment. Les dégageant à la hâte, il se retourna pour parler à Ève ; mais elle était partie. Pendant le court intervalle entre le discours de son père et la réponse de Paul, elle avait trouvé le moyen de disparaître, les laissant tête à tête. Le jeune homme aurait voulu la suivre ; mais la tête plus froide de M. Effingham jugea que, sous tous les rapports, ce moment était favorable pour une conversation particulière qu’il désirait avoir avec le gendre qu’il venait d’accepter, et fort peu propice pour un entretien, — du moins pour un entretien très-raisonnable, — entre les deux amants. Il prit donc le bras du jeune homme, et le fit entrer dans une allée plus écartée. Une demi-heure de conversation confidentielle mit le calme dans l’esprit de l’un et de l’autre, et rendit Paul Powis le plus heureux des hommes.