Exégèse des Lieux Communs/036

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Mercure de France (p. 75-81).

XXXVI

L’excès en tout est un défaut.


Il peut même arriver qu’on soit trop bourgeois, ce qui semble paradoxal. Voici, pour le démontrer, une histoire extrêmement simple où j’eus un rôle peu honorable et qui arriva dans ma jeunesse.

M. Robert, petit rentier retiré des huiles, n’était pas heureux. Il aurait dû l’être pourtant. L’effort de toute une carrière de déloyauté commerciale avait été, en sa personne, rémunéré d’une équitable opulence par un juste sort.

Une maison dénuée, grâce au ciel, de tout profil architectural, attestait, sur la grande rue, l’importance financière de cet homme récompensé. La blancheur inexorable du crépi rendait ophtalmique et faisait mourir la végétation.

Par la porte cochère, on apercevait un jardin bouilli, calciné, sinistre, d’où le goût du maître avait proscrit la nature. Tout s’y passait en rocailles et plomberie d’agrément. Un amour espiègle en simili bronze tenait un jet d’eau, peu abondant, au centre d’un bassin exécuté par le même cyclope, où des poissons rouges malheureux avaient l’air de suer.

Quelques géraniums hydrophobes se groupaient çà et là, au pied de quelques tilleuls qui avaient renoncé à toute fraîcheur. On voyait aussi des miroirs sphériques de diverses couleurs, un jeu de tonneau d’un vert d’asperge pisseux, un berceau de vigne vierge et de glycines complètement grillées dont la seule imagination d’un brûlé vivant aurait pu implorer l’ombrage. Enfin, la niche, couleur d’azur, d’un chien arrivé au dernier degré de l’alopécie galeuse, commis à la surveillance du paysage. Un mur de geôle crénelé de culs de bouteilles barrait l’horizon. Ce séjour enchanteur était la gloire de M. Robert.

Des raisons plus hautes le conviaient à la joie parfaite. Il était membre du Conseil municipal, grandement estimé pour l’abondance et la fluidité de ses vues, appelé, disait-on, par le cri public à de plus augustes emplois. Pour surcroît de bonheur, sa femme était morte, l’attendant désormais au ciel, après l’avoir, trente ans, cocufié sur terre.

Pourquoi fallut-il qu’un ver sans pardon rongeât intérieurement ce beau fruit ? M. Robert avait un voisin qui empoisonnait sa vie et le réduisait au désespoir. C’était un graveur, homme de désordre et de concupiscence, qu’il ne pouvait rencontrer sans frémir et dont la seule présence l’affolait.

Ce graveur, toujours débraillé, toujours coiffé d’un panier à figues venu de l’Asie Mineure, toujours fumant à l’extrémité d’un roseau, dans un tronc de merisier d’un poids excessif, se livrait, en outre du burin, à des exercices photographiques de l’espèce la moins innocente, s’il fallait en juger par ses acolytes ordinaires : un gros aide fortement trapu qu’aucun propriétaire n’eût aimé à rencontrer au coin d’un bois, le jour d’échéance de ses locations, et un escogriffe d’opérateur sombre aux yeux de nitrate, noueux comme un cep, qui ressemblait, sous le vélum noir de son appareil, à quelque bourreau masqué.

— Tout cela, disait M. Robert, n’était pas très catholique.

Des femmes, probablement impudiques, venaient presque tous les jours, Dieu savait pour quels offices ! Et il n’y avait pas moyen de ne pas les voir, car M. Robert n’était pas entièrement clos de murailles et son jardin n’était dérisoirement séparé de celui du graveur que par une simple claire-voie qui ne cachait rien.

Combien de fois sa demoiselle, une jeune bique pointue et sentimentale, pure comme la violette, avait-elle entrevu, en passant, des scènes orgiaques dont le souvenir la troublait ! Elle avait vu, j’ose le dire, ces odieux voisins, mâles et femelles, dépoitraillés sans vergogne, sous prétexte d’art, et buvant, au dehors, des apéritifs en poussant des cris sauvages. Cela devenait d’autant plus intolérable qu’ils avaient l’air de narguer, éclatant de rire aussitôt qu’apparaissait le père ou la fille.

L’abominable photographe, un certain jour, n’avait-il pas eu l’audace de braquer sur eux son objectif, leur adressant, le lendemain, les deux portraits accompagnés d’une demande carabinée d’envoyer Mlle Armandine pour des études d’ensemble. Ce message inqualifiable, qu’Armandine avait lu, malheureusement, contenait des hypothèses d’une indécence inouïe… et le plus fort c’était que l’avocat de l’ex-huilier, homme sérieux pourtant, consulté sur l’heure, avait haussé les épaules avec un gros rire en lui donnant le conseil d’en rester là, de ne pas donner d’importance à une sotte fumisterie.

Enfin, pour tout dire, le graveur au panier à figues en était arrivé, dans l’insolence, à le tutoyer, lui, M. Robert, qui avait toujours fait honneur à sa signature, qui avait toujours payé recta, lui tapant sur le ventre au milieu de la rue et l’appelant « mon vieux Macaire ». Le digne homme ne dormait plus, perdait pied dans le torrent des tribulations.

Ce graveur était donc son cauchemar et il eût tout fait pour en être délivré. C’est assez dire qu’il l’épiait avec attention, espérant qu’un jour ou l’autre il surprendrait quelque manigance criminelle. En supposant qu’il exécutât réellement de la gravure dans sa caverne, comme il s’en vantait, cet art prétendu pouvait très bien servir à cacher d’horribles combinaisons. Car enfin on ne ferait jamais croire à un honnête homme qu’il fallait tant de compagnes et de compagnons, tant d’allées et venues et tant de micmacs pour gratter un morceau de cuivre. Il devait y avoir quelque chose.

Un beau matin, il n’en douta plus. Comme il se glissait vers la porte, étouffant ses pas, selon sa coutume, depuis qu’il « veillait au grain », la voix trop connue de l’énigmatique voisin se fit entendre à travers le mur contre lequel il fut obligé de s’appuyer dans son angoisse et, distinctement, lui parvinrent ces paroles chargées de terreur :

Le cadavre commence à blanchir.

D’autres mots furent prononcés qu’il ne put saisir, mais ceux-là suffisaient bien et il savait ce qui lui restait à faire. Toutefois ses jambes se dérobaient ; il se sentait froid comme s’il eût été lui-même le cadavre et, pendant quelques minutes, il lui fallut s’éponger et se ravigoter l’âme. Enfin ! il ne s’était pas trompé. Le voisin était bien réellement une sombre canaille, un malfaiteur des plus dangereux dont la justice des hommes allait le débarrasser. Bénissant, pour la première fois de sa vie, la Providence, il s’élança vers la caserne de gendarmerie.

Informé par lui d’un massacre, le brigadier de service accourut aussitôt avec trois hommes. On entra sans cérémonie chez le graveur, malgré les yeux ronds de son ouvrier sur lequel on mit d’abord le grappin…

— Où est ton patron ? lui demanda d’une voix dure le suppôt des lois.

— Eh ! ben, quoi ? il est dans la chambre noire. Vous allez le voir dans deux minutes. Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous n’allez pas nous prendre pour des brigands, peut-être ?

— Assez causé ! dit le brigadier, tu t’expliqueras devant le juge d’instruction. Ouvre cette porte.

— Zut ! répondit l’homme, je ne veux pas me brouiller avec mon patron pour vous faire plaisir. Adressez-vous à lui-même, si vous êtes pressé. Vous verrez bien ce qu’il vous dira.

Le gendarme, dégaînant, s’avança vers le lieu terrible.

— Ah ! ça, dites donc, cria le personnage invisible vous n’allez pas me foutre la paix, vous autres ? Qu’est-ce que c’est donc que tout ce potin ? Je vous dis que le cadavre sera superbe.

C’en était trop. Le juste soldat menaça d’enfoncer la porte. Il fallut alors s’exécuter et M. Robert confondu vit sortir de l’ombre son bourreau, coiffé du panier à figues et la pipe au bec, tenant du bout des doigts le cliché photographique d’un tableau fameux signifiant la mort de César ou de tout autre tyran.