Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/3

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III

DU LIVRE DE M. DARWIN

(Suite.)

Je ne reviendrai pas sur le système de M. Darwin. Ce système est d’une contexture fort singulière : à côté des choses les plus vulgaires et les plus connues, se trouvent les idées les plus déliées et les plus subtiles. Je ne puis le lire sans me rappeler involontairement ces paroles de Fontenelle, dans l’Éloge de Malebranche : « Il s’y trouve un mélange adroit de quantité de choses moins abstraites qui, étant facilement entendues, encouragent le lecteur à s’appliquer aux autres, le flattent de pouvoir tout entendre et peut-être lui persuadent qu’il entend tout à peu près. »


On m’annonce un traité sur l’origine des espèces. J’ouvre le livre, et, sur l’origine des espèces, je ne trouve rien. Il s’agit seulement de leur transformation. Et, pour cette transformation, on imagine une élection naturelle que, pour plus de ménagement, on me dit être inconsciente, sans s’apercevoir que le contre-sens littéral est précisément là : élection inconsciente.

Suit un très-long chapitre sur les variations des animaux domestiques. Les animaux domestiques sont les exemples les plus sûrs de la variabilité des espèces, mais ils sont aussi l’exemple le plus sûr de leur immutabilité, de leur fixité.

Ne confondez donc pas toujours la variabilité avec la mutabilité : il faut bien deux noms pour distinguer deux phénomènes. La variabilité est la subdivision de l’espèce en variétés ; la mutabilité est la transformation des espèces les unes en les autres. Nous voyons tous les jours des variétés nouvelles dans nos animaux domestiques ; nous n’avons jamais vu un animal domestique se transformer en un autre : un cheval, en bœuf ; une brebis, en chèvre, etc.


J’ai déjà dit ce qu’il faut penser de l’élection naturelle. Ou l’élection naturelle n’est rien, ou c’est la nature ; mais la nature douée d’élection, mais la nature personnifiée : dernière erreur du dernier siècle ; le xixe ne fait plus de personnifications.


Je passe à l’instinct. C’est ici le comble.

L’instinct est inné, essentiellement inné ; et ce n’est pas seulement la faculté-instinct qui est innée, elle aurait cela de commun avec toutes les autres facultés, avec l’intelligence même qui comme faculté est innée. Ce qui est particulier à l’instinct, c’est que c’est tel ou tel acte très-compliqué, très-déterminé, qui est inné : la toile de l’araignée, la cellule de l’abeille, etc.

M. Darwin veut que l’instinct ne soit que le résultat de petites conséquences contingentes[1].

« Si l’on peut prouver, dit-il, que les instincts varient quelquefois, si peu que ce soit, dès lors je ne vois aucune difficulté à ce que l’élection naturelle conserve et accumule continuellement toute variation d’instinct, sans qu’il soit possible de poser une limite fixe où son action doive nécessairement s’arrêter. Telle serait donc, selon moi, l’origine de tous les instincts les plus compliqués, les plus merveilleux[2]. »

On ne peut prendre cela au sérieux : l’élection naturelle élisant un instinct !

La poésie a ses licences, mais
Celle-ci passe un peu les bornes que j’y mets.

M. Darwin nous dit : « Je ne puis croire qu’une fausse théorie nous explique, comme le fait la loi d’élection naturelle, les diverses grandes séries de faits dont j’ai parlé[3]. » Admirable naïveté ! M. Darwin s’est-il jamais aperçu qu’une explication verbale, qu’une explication purement de mots, comme l’élection naturelle, ait jamais contrarié quelqu’un ? Buffon a-t-il été gêné par les molécules organiques ? Lamarck par la génération spontanée, et Maupertuis lui-même par les attractions organiques, quoiqu’il ne fût pas un Buffon, ni même un Lamarck ?

« On peut se demander, dit M. Darwin, pourquoi presque tous les plus éminents naturalistes ont rejeté cette idée de la mutabilité des espèces ?[4] » Eh ! mon Dieu ! par une raison bien simple : parce qu’ils n’ont jamais vu d’espèce se transformer, et que vous ne leur en montrez point.

« On peut se demander, dit encore M. Darwin, jusqu’où s’étend la doctrine des modifications de l’espèce. La question est difficile à résoudre, parce que plus les formes que nous avons à considérer sont distinctes, et plus nos arguments manquent de force[5]. »

Vous prenez mal la question : ce n’est pas par les formes que vous la résoudrez, c’est par la fécondité ; je vous l’ai déjà dit.

M. Darwin continue : « Aucune distinction absolue n’a été et ne peut être établie entre les espèces et les variétés[6]. » Je vous ai déjà dit que vous vous trompiez : une distinction absolue sépare les variétés d’avec les espèces mais pour ne pas revenir sur la raison que j’ai amplement donnée, la fécondité, voici un fait :

Les races humaines sont distinctes, et assurément bien tranchées, et depuis bien des siècles. En voit-on aucune qui tourne à l’autre, qui passe ou qui soit passée à l’autre ?

Buffon dit avec éloquence : « Lorsque, après des siècles écoulés, des continents traversés et des générations déjà dégénérées par l’influence des différentes terres, l’homme a voulu s’habituer dans des climats extrêmes, et peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles qu’il y aurait lieu de croire que le nègre, le Lapon et le blanc forment des espèces différentes, si l’on n’était assuré que ce blanc, ce Lapon et ce nègre, si dissemblables entre eux, peuvent cependant s’unir ensemble et propager en commun la grande et unique famille du genre humain. Ainsi leurs taches ne sont pas originelles ; leurs dissemblances n’étant qu’extérieures, ces altérations de nature ne sont que superficielles ; et il est certain que tous ne font que le même homme[7]. »


Je reviens à M. Darwin. Après tant et de si belles choses, il s’arrête content et satisfait. « Celui qui a quelque disposition, dit-il, à attacher plus de poids à des difficultés inexpliquées, qu’à l’explication d’un certain nombre de faits, rejettera certainement ma théorie. Un petit nombre de naturalistes, doués d’une intelligence ouverte, peuvent être influencés par cet ouvrage[8]. »

Laissons-donc cet ouvrage aux intelligences ouvertes.

Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis.

Pour nous délasser un peu de tant d’inutiles subtilités, venons à quelques naturalistes, désintéressés de tout système et ne cherchant que la vérité.

J’ai déjà cité Cuvier et ses belles observations sur les animaux de l’ancienne Égypte.

« J’ai examiné, dit-il, avec le plus grand soin, les figures d’animaux et d’oiseaux gravés sur les nombreux obélisques venus d’Égypte dans l’ancienne Rome. Toutes ces figures sont pour l’ensemble, qui seul a pu être l’objet de l’attention des artistes, d’une ressemblance parfaite avec les espèces telles que nous les voyons aujourd’hui…

« On a eu soin de recueillir dans les tombeaux et dans les temples de la haute et de la basse Égypte le plus qu’on a pu de momies d’animaux. On a rapporté des chats, des ibis, des oiseaux de proie, des chiens, des singes, des crocodiles, etc., embaumés, et l’on n’aperçoit certainement pas plus de différence entre ces êtres et ceux que nous voyons, qu’entre les momies humaines et les squelettes d’hommes d’aujourd’hui. On pouvait en trouver entre les momies d’ibis et l’ibis tel que le décrivaient jusqu’à ce jour les naturalistes ; mais j’ai levé tous les doutes dans un mémoire sur cet oiseau, où j’ai montré qu’il est encore maintenant le même que du temps des Pharaons. Je sais bien que je ne cite là que des individus de deux ou trois mille ans, mais c’est toujours remonter aussi loin que possible[9]. »

Les momies d’Égypte sont des témoins aussi authentiques qu’irréprochables (selon la belle expression de Buffon à propos des ossements fossiles) de l’état où se trouvaient les animaux il y a trois mille ans. Et de cet état si ancien, les animaux actuels ne diffèrent point. L’élection naturelle de M. Darwin n’y a rien changé.

Mais voici quelque chose d’un autre genre et peut-être encore plus curieux.

Rien n’est plus intéressant que le beau travail de M. Roulin sur les animaux transportés de l’Ancien continent dans le Nouveau, lors de la conquête de l’Amérique : le porc, le cheval, l’âne, la brebis, la chèvre, la vache, le chien et le chat.

Tous ces animaux ont plus ou moins quitté leur livrée de servage et repris leurs premiers vêtements de nature et de liberté.

« Errant tout le jour dans les bois, les porcs ont perdu presque toutes les marques de la servitude : les oreilles se sont redressées, la tête s’est élargie, relevée à la partie supérieure ; la couleur est redevenue constante ; elle est entièrement noire. Les jeunes individus, sur une robe un peu moins obscure, portent en lignes fauves la livrée comme les marcassins[10]. »

« Les chevaux, dit encore M. Roulin, sont presque entièrement abandonnés à eux-mêmes : on les rassemble seulement de temps en temps pour les empêcher de devenir tout à fait sauvages. Par suite de cette vie indépendante, un caractère appartenant à l’espèce non réduite, la constance de couleur, commence à se remontrer ; le bai-châtain est non-seulement la couleur dominante, mais presque l’unique couleur[11]. »

M. Roulin finit par cette observation générale : « Les habitudes d’indépendance amènent aussi leurs changements qui paraissent tendre à faire remonter les espèces domestiques vers les espèces sauvages qui en sont la souche[12]. »

Et maintenant qu’est-ce que cet invincible penchant des espèces à remonter toujours vers leurs souches ? Qu’est-ce que cette reversion toujours imminente, sinon le dernier et définitif indice de leur fixité ?

Évidemment, elles tendent plutôt à se recommencer elles-mêmes qu’à passer à d’autres. C’est tout juste le contraire de ce que pense M. Darwin.

Je finis, et c’est finir bien différemment de lui. Il conclut à la mutabilité et je conclus à la fixité. C’est qu’il suivait un système et que j’ai suivi les faits.


Le livre de M. Darwin est devenu l’objet d’un engouement général.

Déjà, depuis plusieurs années, le public était provoqué de ce côté-là. Lamarck avait commencé. Lamarck admettait sans difficulté, comme nous avons vu, que les espèces changent, qu’elles passent des inférieures aux supérieures, qu’elles sont dans un mouvement, et, pour parler comme M. Darwin, dans un progrès perpétuel.

À Lamarck succéda Geoffroy Saint-Hilaire : il n’était pas fait pour rasseoir les esprits ; la doctrine de la mutabilité ne fit que s’accroître de plus belle ; on s’y habitua.

Enfin l’ouvrage de M. Darwin a paru. On ne peut qu’être frappé du talent de l’auteur. Mais que d’idées obscures, que d’idées fausses ! Quel jargon métaphysique jeté mal à propos dans l’histoire naturelle, qui tombe dans le galimatias dès qu’elle sort des idées claires, des idées justes. Quel langage prétentieux et vide ! Quelles personnifications puériles et surannées ! Ô lucidité ! Ô solidité de l’esprit français, que devenez-vous ?


Je laisse M. Darwin.

Je reviens à la question même de l’Origine des espèces.

Je l’ai déjà dit, pour les êtres organisés, il n’y a que deux origines possibles : la génération spontanée ou la main de Dieu.

La génération spontanée ! mais comment l’admettre ? Tout la repousse.

Ce n’est que dans les siècles de la plus affreuse ignorance qu’on a pu l’admettre pour les animaux supérieurs, pour l’homme. Aristote ne l’a jamais admise qu’à son corps défendant, même pour les animaux inférieurs, même pour les insectes.

Il reconnaît que la plupart des insectes : les araignées, les sauterelles, les criquets, les cigales, les scorpions, etc., naissent d’un œuf et viennent de parents de la même espèce. C’est qu’il avait étudié la génération de ceux-là. Pour les autres, l’observation lui manque, et ici ce n’est que par l’observation seule qu’on arrive à la vérité.

La question de la génération spontanée est une question expérimentale, et ce n’est que lorsque l’on a su faire des expériences que les tentatives, faites pour la résoudre, ont eu une valeur réelle.

Redi a commencé. Le xviie siècle n’a rien, en ce genre, de plus beau que les admirables expériences de Redi sur la génération des insectes. Personne n’ose dire, depuis Redi, que les insectes viennent de génération spontanée[13].

On le disait encore, il y a quelques années, des vers parasites : depuis M. Van Beneden, on ne le dit plus[14].

On le disait, il y a quelques jours à peine, des infusoires : depuis M. Balbiani on ne le dit plus[15].

On ne le dit plus du tout, et pour aucun animal, depuis M. Pasteur.

M. Pasteur a vidé la question.

En effet, d’où les animalcules, prétendu produit de la génération spontanée, peuvent-ils venir ?

De l’air ? mais, de l’air pur, on ne tire rien. Des liqueurs putrescibles qu’on y expose ? mais (et c’est là l’expérience propre de M. Pasteur) M. Pasteur a prouvé « qu’il est toujours possible de prélever, en un lieu déterminé, un volume notable, mais limité, d’air ordinaire n’ayant subi aucune espèce de modification physique ou chimique, et tout à fait impropre néanmoins à provoquer une altération quelconque dans une liqueur éminemment putrescible[16]. »

Évidemment, ou il n’y a point de génération spontanée, ou il doit y avoir des animaux générés, des animaux produits, partout où se trouvent à la fois de l’air et des liqueurs putrescibles.

La génération spontanée n’est donc pas.


Des deux origines que j’ai posées pour tout être organisé, il n’en reste donc qu’une : la main de Dieu.

Mais dès qu’on remonte à la main de Dieu, tout change. Ce n’est plus une vaine nature, une nature personnifiée, et que chacun personnifie comme il lui plaît, que l’on a en face, mais un art, et un grand art. On passe des systèmes puérils des hommes à la réalité des choses ; et, dès qu’on en est là, on voit bien vite ce que l’on sait, ce qu’on peut savoir, ce qu’on ignore : il n’y a plus d’illusion possible.

J’admire toujours la clairvoyance d’un des esprits les plus justes qu’il y ait eu, et des plus profonds même, quoique sous les formes les plus piquantes : de Voltaire.

« Freind. Et si je vous disais qu’il n’y a point de nature, et que dans nous, autour de nous, et à cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune exception.

Birton. Comment ! tout est art ? en voici bien d’une autre !

Freind. Presque personne n’y prend garde ; cependant rien n’est plus vrai. Portez vos yeux sur vous-même ; examinez avec quel art étonnant, et jamais assez connu, tout y est construit. Les secours dans le corps sont si artificieusement préparés de tous côtés, qu’il n’y a pas une seule veine qui n’ait ses valvules, ses écluses, pour ouvrir au sang ses passages : depuis la racine des cheveux jusqu’aux orteils des pieds, tout est art, tout est préparation, moyen et fin[17]… »

Un autre esprit, souverainement juste aussi, Cuvier, portait sur la nature le même coup d’œil vaste et sûr.

« L’histoire naturelle, dit-il, a un principe rationnel qui lui est particulier, et qu’elle emploie avec avantage en beaucoup d’occasions : c’est celui des conditions d’existence, vulgairement nommé des causes finales. Comme rien ne peut exister s’il ne réunit les conditions qui rendent son existence possible, les différentes parties de chaque être doivent être coordonnées de manière à rendre possible l’être total, non-seulement en lui-même, mais dans ses rapports avec ceux qui l’entourent ; et l’analyse de ces conditions conduit souvent à des lois générales tout aussi démontrées que celles qui dérivent du calcul et de l’expérience[18]. »

C’est le principe des conditions d’existence qui a conduit Cuvier à la reconstruction de toutes les espèces fossiles, et qui nous a valu la paléontologie.

Or, quand on est venu là, quand on a pénétré aussi avant dans l’organisation des êtres vivants, peut-on s’amuser encore à quelque petit système, et s’imaginer que l’élection naturelle de M. Darwin suffit pour y rendre raison de tout ?

  1. Page 350.
  2. Page 300.
  3. Page 664.
  4. Page 665.
  5. Page 668.
  6. Page 665.
  7. Voyez le chapitre sur la Dégénération des animaux.
  8. Page 667.
  9. Discours sur les révolutions de la surface du globe.
  10. Recherches sur les changements observés dans les animaux domestiques transportés de l’ancien dans le nouveau continent. (Mémoires de l’Institut, t. VI, p. 326.)
  11. Ibid., p. 336.
  12. Ibid., p. 352.
  13. Esperienze intorno alla generazione d’egl’insetti. 1668.
  14. Du mode et du développement des vers intestinaux et de leur transmission d’un animal à l’autre. 1853.
  15. Mémoire sur les phénomènes sexuels des infusoires. 1862.
  16. Comptes rendus, t. LVII, p. 724.
  17. Histoire de Jenni, t. XXXIV, p. 388 (édition de Beuchot).
  18. Le Règne animal, t. I, p. 5.