Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/4

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IV

DE LA VARIABILITÉ DANS L’ESPÈCE

(EXPÉRIENCES DE M. DECAISNE)

D’où viennent les races ? Des variétés de l’espèce, me dira-t-on. Oui, sans doute ; mais qui s’en est assuré ? Qui l’a vu ? Qui a pris l’espèce, si je puis ainsi dire, en flagrant délit de variation ?

« Les naturalistes, dit M. Decaisne, ont signalé un assez grand nombre de variétés, surtout dans les arbres fruitiers où elles étaient plus apparentes ; mais on en chercherait vainement l’origine dans leurs écrits, et quoiqu’ils laissent vaguement supposer qu’elles sont ou peuvent être le produit de la culture, aucun d’eux ne dit positivement que telle variété nouvelle est née de telle autre[1]. »

« On s’étonnera peut-être, ajoute M. Decaisne, qu’une telle question soit encore à résoudre, car si elle a de l’importance pour la pratique agricole, elle n’en a pas moins pour la science elle-même. »

M. Decaisne a raison : elle en a pour la science, et beaucoup.


Pour arriver donc à la résoudre scientifiquement, c’est-à-dire expérimentalement, et d’une manière définitive, il a fait un nombreux semis de graines de poirier. Ces graines ont levé ; les arbres se sont développés ; ils ont fructifié, et, dès la première génération, leur variabilité s’est manifestée.

Les quatre variétés que M. Decaisne avait choisies pour son expérience étaient des variétés bien déterminées.

Or, l’un de ces poiriers a donné quatre variétés nouvelles ; le second en a donné neuf ; le troisième en a donné trois et le quatrième six.

Et ce n’est pas seulement par le fruit que ces arbres diffèrent ; ils diffèrent en tout : par la précocité, par le port, par la forme des feuilles. « Autant d’arbres, autant d’aspects différents : les uns sont épineux, les autres sont sans épines ; ceux-ci ont le bois grêle, ceux-là l’ont gros et trapu. — Rien n’aurait été plus facile, dit M. Decaisne, que de faire de ces jeunes arbres presque autant d’espèces nouvelles, si l’on n’avait pas su d’où ils provenaient. »

Il n’est pas jusqu’à la sève qui ne varie dans le poirier : ce qui le prouve, c’est que plusieurs variétés ne reprennent que sur le poirier franc et ne reprennent pas sur le cognassier.

La variabilité, en un mot, est inépuisable : c’est une infinité de nuances sur un fond commun ; c’est une unité subsistante sous mille modifications diverses.

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.

« On connaît déjà, dit M. Decaisne, les étonnantes transformations qui ont été récemment observées au Muséum, dans certains groupes de végétaux. Les faits que je signale sont de même ordre, et conduisent à des conclusions semblables, qui sont, d’une part, l’apparition contemporaine de races nouvelles, et en définitive l’unité spécifique de toutes les races et variétés d’une même espèce. »


« Je regarde, dit M. Naudin, toutes ces faibles espèces, énumérées sous le nom de races et de variétés comme des formes dérivées d’un premier type spécifique, et ayant par conséquent une origine commune. Je vais plus loin : les espèces, même les mieux caractérisées, sont, pour moi, autant de formes secondaires, relativement à un type plus ancien qui les contenait toutes virtuellement, comme elles-mêmes contiennent toutes les variétés auxquelles elles donnent naissance sous nos yeux, lorsque nous les soumettons à la culture. »

Buffon avait eu une vue à peu près semblable et s’y complaisait. Il tirait tous les animaux quadrupèdes d’un petit nombre de familles, ou souches principales. « En comparant, dit-il, tous les animaux et les rappelant chacun à leur genre, nous trouverons que les deux cents espèces de quadrupèdes qui nous sont connues peuvent se réduire à un petit nombre de familles ou souches, desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres soient issues[2]. »

Il réduit donc tous les quadrupèdes à quinze genres ou familles. Ces genres sont celui des solipèdes : le cheval, le zèbre, l’âne, etc. ; celui des grands pieds-fourchus à cornes creuses, le bœuf, le buffle, etc. ; celui des petits pieds-fourchus à cornes creuses, les brebis, les chèvres, etc. ; celui des pieds-fourchus à cornes pleines, l’élan, le renne, le cerf, le daim, l’axis, le chevreuil, etc.

Il est inutile d’aller plus loin : Buffon passe ainsi en revue ces quinze genres ou familles ; et cela posé, il fait naître, dans chaque genre, d’un seul animal donné tous les autres animaux du genre : du cheval ou de l’âne, par exemple tous les solipèdes ; du bœuf ou du buffle, tous les grands pieds-fourchus ; de la chèvre ou de la brebis, tous les petits pieds-fourchus ; etc.


Tout cela, à le prendre rigoureusement, n’est évidemment que pure conjecture. Nous étudions ce qui est, et nous ne savons point ce qui a été dans des temps plus ou moins anciens, temps que chacun se figure, d’ailleurs, comme il lui plaît. Assurément l’âne ne vient pas plus du cheval que le bœuf du buffle. Mais que Buffon était devenu grand zoologiste, j’entends zoologiste classificateur ! On se rappelle tout le mal qu’il avait commencé par dire des méthodes ; mais ici quel sentiment des vrais rapports dans la constitution savante de ces genres ! Cuvier, guidé par toutes les lumières de l’anatomie comparée, n’eût pas mieux fait. C’est la méthode naturelle dans toute sa pureté et toute sa grandeur ; et qu’il y a loin de Buffon, naturaliste si consommé au moment où il finit son livre, à Buffon commençant son livre et ne sachant pas un mot d’histoire naturelle ! Alors il se moque de Linné, il ne veut d’autre ordre, pour classer les animaux, que celui qui résulte des rapports d’utilité ou de familiarité qu’ils ont avec nous, « et cela, dit-il, parce qu’il nous est plus facile, plus agréable et plus utile de considérer les choses par rapport à nous, que sous un autre point de vue. »


Il range donc les animaux, selon qu’ils sont plus utiles ou plus familiers : le cheval, le bœuf, le chien, le cochon, la chèvre, etc. Il poursuit son œuvre ; et arrivé aux singes, il les distribue en ordres, en familles, en genres, comme le meilleur et le plus exercé classificateur. Enfin, il vient à ce beau chapitre sur la Dégénération des animaux par lequel il termine son Histoire des quadrupèdes ; et c’est là qu’il nous étonne par le sentiment profond des rapports naturels, sentiment auquel l’avaient conduit l’habitude de voir et son esprit éminemment perfectible.


Mais il ne devait pas s’arrêter là. Longtemps après son Histoire des quadrupèdes, et à l’époque où il écrivait son Supplément, il revient sur la parenté des animaux, et là il avoue que cette parenté tient à des rapports plus mystérieux et d’un ordre plus délicat que ceux qu’il avait supposés d’abord.

« La parenté des espèces, dit-il, est un des mystères profonds de la nature que l’homme ne pourra sonder qu’à force d’expériences aussi réitérées que longues et difficiles. Comment pourra-t-on reconnaître autrement que par l’union mille et mille fois tentée des animaux d’espèce différente leur degré de parenté ? L’âne est-il plus près du cheval que du zèbre ? Le loup est-il plus près du chien que le renard et le chacal ? »

Mes expériences répondent déjà à la dernière de ces questions. Le loup et le chacal sont plus près du chien que le renard ; car l’union du loup et du chacal avec le chien est toujours féconde et celle de ce même chien avec le renard est toujours stérile. Il y a donc entre le chacal, le loup et le chien un degré de consanguinité, un lien de sang plus intime qu’entre ces trois animaux et le renard. De plus, la parenté, la consanguinité est plus étroite avec le chacal et le chien qu’entre le loup et le chien, puisque les métis nés de l’union du loup et du chien ne donnent que trois générations successives, et que les métis nés du chien et du chacal en donnent jusqu’à quatre.


Je reviens à M. Naudin, et je laisse, de son travail, tout ce qui ne tient pas uniquement à l’expérience. La méthode expérimentale est inexorable pour les conjectures. Le mérite le plus particulier, et, si je puis ainsi dire, le plus original, de MM. Decaisne et Naudin est de n’avoir laissé de place, dans leurs travaux, que pour les faits.

De tels travaux sont inappréciables. Ici, rien de supposé, rien d’omis. « Ne rien supposer et ne rien omettre, a dit un grand philosophe de nos jours[3], c’est toute la méthode. » Qu’est-ce que l’espèce ? Que sont les races ? Que sont les hybrides ? J’ose dire qu’avant MM. Naudin et Decaisne, on n’avait, sur ces graves questions, aucune idée arrêtée. Sans doute, au fond de ces graves questions, il y a et il y aura toujours un profond mystère. Pourquoi l’espèce est-elle fixe ? Pourquoi, étant, comme elle l’est, variable à l’infini, ne varie-t-elle jamais assez pour changer de nature, pour changer d’espèce, pour passer d’une espèce à une autre espèce ? Pourquoi y a-t-il entre les différentes espèces une ligne de démarcation éternelle et infranchissable ? Un homme d’infiniment d’esprit[4] a dit qu’il ne fallait pas demander pourquoi une chose est ainsi, lorsque, si elle était autrement, on pourrait faire la même question.


Je reviens à MM. Decaisne et Naudin et à leurs expériences.

Le temps des Jussieu a été, pour le Jardin des Plantes, un temps de gloire : ils ont donné la méthode aux naturalistes.

Aujourd’hui, le temps est venu des expériences, j’entends des grandes expériences et qui touchent aux questions vitales et fondamentales de la science : MM. Decaisne et Naudin commencent.

  1. Voyez le Compte rendu des séances de l’Académie, t. LVII, p. 6.
  2. Voyez le chapitre sur la Dégénération des animaux.
  3. M. Cousin.
  4. Saint Augustin. Nec in ea re debet esse quœstio, ubi quidquid esset, quœstio esset.