Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/5

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V

DE L’HYBRIDATION DANS LES VÉGÉTAUX

(EXPÉRIENCES DE M. NAUDIN)

Le plus grand fait de l’histoire naturelle est celui de la fixité des espèces. Si l’espèce changeait, l’hybridation serait assurément le moyen le plus direct et le plus efficace d’opérer ce changement. Point du tout, l’hybridation est le moyen qui met le plus complétement dans son jour la fixité de l’espèce.


De tous les travaux qui ont été faits sur l’hybridation des végétaux, aucun n’a jamais été fait avec plus de soin, et surtout avec plus de persévérance que celui de M. Naudin ; et, comme on va le voir, la persévérance devait jouer ici un grand rôle. M. Naudin, aide-naturaliste au Muséum d’histoire naturelle, étudie les hybrides des végétaux depuis huit ans. Il suit, depuis huit ans, les générations successives de ceux des hybrides qui sont fertiles. Cette continuité d’observation lui a permis de voir ce que nul autre observateur n’avait complétement vu avant lui : le retour naturel et spontané, après un certain nombre de générations, des hybrides au type primitif de l’une ou de l’autre des deux espèces productrices. Si les hybrides se perpétuaient indéfiniment, les hybrides formeraient des espèces, autant d’espèces nouvelles qu’il se produirait d’hybrides.


Il n’en est rien. « À partir de la seconde génération, dit M. Naudin, la physionomie des hybrides se modifie de la manière la plus remarquable. Dans bien des cas, à l’uniformité si parfaite de la première génération succède une bigarrure de formes, les unes se rapprochant du type spécifique du père, les autres de celui de la mère, quelques-unes rentrant subitement et entièrement dans l’un ou dans l’autre. D’autres fois, cet acheminement vers les types producteurs se fait par degrés et lentement, et quelquefois on voit toute la collection des hybrides incliner du même côté. C’est qu’effectivement c’est à la seconde génération que, dans la grande majorité des cas (et peut-être dans tous), commence cette dissolution de formes hybrides, entrevue déjà par beaucoup d’observateurs, mise en doute par d’autres, et qui me paraît aujourd’hui hors de toute contestation[1]. »

M. Naudin continue : « Le retour des hybrides aux formes des espèces parentes n’est pas toujours aussi brusque que celui que nous avons observé dans les primevères, les petunias, le linaria purpureo-vulgaris, etc. Souvent il se fait par gradations insensibles, et exige, pour être complet, une série peut-être assez longue de générations[2]. »

Mais enfin, quelques hybrides font-ils exception à la loi commune du retour aux formes de leurs ascendants ? se fixent-ils et donnent-ils lieu à des espèces nouvelles ?

« Ce que je puis affirmer, dit M. Naudin, c’est qu’aucun des hybrides que j’ai obtenus n’a manifesté la moindre tendance à faire souche d’espèce… Ce qui est démontré ici, c’est qu’au moins dans les troisième, quatrième et cinquième générations, les formes des hybrides n’ont rien de fixe et qu’elles se modifient d’une génération à l’autre, dans le sens des types spécifiques qui les ont produits[3]. »


Kœlreuter, le premier qui, en portant le pollen d’une espèce sur le pistil d’une autre espèce, ait produit artificiellement des hybrides dans les végétaux, et qui, par là, ait mis hors de doute la grande découverte des sexes des plantes, et tout ce qui s’ensuit : leur fécondation, leur ovulation, etc. ; Kœlreuter partageait en deux classes tous les hybrides : les uns d’une stérilité absolue, les autres d’une stérilité partielle : les uns stériles tout à la fois par les étamines totalement dénuées de pollen, et par l’ovaire, puisqu’ils ne peuvent être fécondés par le pollen de leurs ascendants, les autres stériles seulement par le pollen ou seulement par l’ovaire. Ces deux classes d’hybrides, proposées par Kœlreuter, sont aujourd’hui pleinement établies et confirmées.

Mais ce que Kœlreuter n’avait pas vu, et ce que démontre complétement le beau travail de M. Naudin, c’est que, s’il y a des hybrides absolument ou imparfaitement stériles, il y en a aussi, et peut-être en plus grand nombre, qui sont fertiles. On peut les diviser encore en deux classes : les uns qui le sont par l’ovaire seulement, les autres qui le sont à la fois par l’ovaire et par le pollen ; les uns qui sont fertiles par eux-mêmes, les autres qui ne le sont que par le pollen de leurs ascendants.

Au reste, la fertilité des hybrides par le pollen est de tous les degrés. On trouve des hybrides, depuis le cas extrême où l’hybride n’est fertile que par l’ovaire, jusqu’à celui où tout son pollen est aussi parfait que celui des espèces les mieux établies.


Je ne puis suivre ici M. Naudin dans les détails, et je le regrette, car ici chaque détail a sa signification propre. Cela nous mènerait trop loin. Jamais expériences ne furent mieux conduites, jamais relation d’expériences n’a été présentée avec plus d’ordre, plus de méthode, plus de vraie philosophie, jamais surtout on n’a fait mieux sentir cette grande vérité : qu’une plante hybride est un individu où se trouvent réunies, par un mélange artificiel, deux natures, « qui se contrarient mutuellement et sont sans cesse en lutte pour se dégager l’une de l’autre[4]. »

Et maintenant, que résulte-t-il de tout cela par rapport à l’espèce ? Que l’espèce est essentielle, qu’elle est fixe, et que les hybrides eux-mêmes, mélange imparfait de deux natures diverses, tendent sans cesse à se démêler et à revenir, par un retour forcé, à une nature propre et exclusive. Des lois secrètes, primitives, fatales, conservent donc les espèces, en empêchent la multiplication, et les maintiennent éternellement distinctes.

Cette distinction éternelle des espèces est, à la fois, la plus grande merveille et le plus grand mystère de la nature.

Chaque espèce a sa finalité, comme dit M. Naudin.


L’espèce, qui ne varie pas, varie pourtant assez pour produire des races. Comment cela ?

« Une expérience, plus que vingt fois séculaire, dit M. Naudin, a établi ce fait d’une extrême importance, que les végétaux, assujettis à la culture, se modifient de diverses manières et donnent naissance à des formes nouvelles, qui acquièrent, à la longue, soit par sélection artificielle, soit naturellement, une certaine stabilité, et se reproduisent même assez souvent avec la même fidélité que les types spécifiques originels[5].

« Il ne saurait donc y avoir de doute, dit encore M. Naudin, sur la propriété inhérente aux espèces naturelles de se subdiviser en formes secondaires, lesquelles acquièrent avec le temps, lorsqu’elles sont préservées de tout croisement avec les autres espèces, toute la stabilité de caractères des espèces les plus anciennes[6]. »

D’accord, mais c’est ici que commence, avec M. Naudin, la difficulté.


« Je regarde, dit-il, toutes ces faibles espèces énumérées sous le nom de races et de variétés comme des formes dérivées d’un premier type spécifique, et ayant, par conséquent, une origine commune. Je vais plus loin : les espèces elles-mêmes les mieux caractérisées sont, pour moi, autant de formes secondaires relativement à un type plus ancien qui les contenait toutes virtuellement, comme elles-mêmes contiennent toutes les variétés auxquelles elles donnent naissance sous nos yeux, lorsque nous les soumettons à la culture[7]. »

« Au fond, dit-il enfin, il n’y a ici que deux systèmes possibles : ou les espèces ont été créées primordialement, telles qu’elles sont aujourd’hui, sans autre parenté qu’une parenté métaphorique ; ou bien elles se tiennent par un lien d’origine, sont réellement parentes les unes avec les autres et descendent d’ancêtres communs[8]. »


Évidemment, les choses n’ont pu se passer que de l’une ou de l’autre de ces deux façons. Mais de laquelle ? C’est là toute la question.

En d’autres termes, et à parler tout simplement, les espèces sont-elles parentes, ou ne le sont-elles pas ?

Je l’ai déjà dit et je le répète : on ne juge de la parenté que par la fécondité. — Toutes les variétés d’une même espèce sont fécondes entre elles d’une fécondité continue ; les espèces d’un même genre n’ont entre elles qu’une fécondité bornée.

Et quant à la stabilité propre de telle ou telle variété (car, pour les espèces, la stabilité est toujours absolue), comment la déterminer autrement que par l’expérience ? Depuis que nous avons l’art des expériences, nous ne nous arrêtons plus à des conjectures.

  1. Mémoire manuscrit couronné par l’Académie, p. 188.
  2. Mémoire manuscrit, p. 197.
  3. Mémoire manuscrit, p. 201.
  4. Mémoire manuscrit, p. 190.
  5. Mémoire manuscrit, p. 216.
  6. Ibid., p. 217.
  7. Mémoire manuscrit, p. 218.
  8. Mémoire manuscrit, p. 218.