Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 13

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Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 232-237).
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CHAPITRE XIII.

DES ÉVANGILES.

Dès que les sociétés de demi-juifs demi-chrétiens se furent insensiblement établies dans le bas peuple à Jérusalem, à Antioche, à Éphèse, à Corinthe, dans Alexandrie, quelque temps après Vespasien, chacun de ces petits troupeaux voulut faire son Évangile. On en compta cinquante-quatre[1], et il y en eut beaucoup davantage. Tous se contredisent, comme on le sait, et cela ne pouvait être autrement, puisque tous étaient forgés dans des lieux différents. Tous conviennent seulement que leur Jésus était fils de Maria ou Mirja, et qu’il fut pendu : et tous lui attribuent d’ailleurs autant de prodiges qu’il y en a dans les Métamorphoses d’Ovide.

Luc lui dresse une généalogie absolument différente de celle que Matthieu lui forge ; et aucun d’eux ne songe à faire la généalogie de Marie, de laquelle seule on le fait naître. L’enthousiaste Pascal s’écrie : « Cela ne s’est pas fait de concert. » Non, sans doute, chacun a écrit des extravagances à sa fantaisie pour sa petite société. De là vient qu’un évangéliste prétend que le petit Jésus fut élevé en Égypte ; un autre dit qu’il fut toujours élevé à Bethléem ; celui-ci le fait aller une seule fois à Jérusalem, celui-là trois fois. L’un fait arriver trois mages que nous nommons les trois rois, conduits par une étoile nouvelle, et fait égorger tous les petits enfants du pays par le premier Hérode, qui était alors près de sa fin[2]. L’autre passe sous silence et l’étoile, et les mages, et le massacre des innocents.

On a été obligé enfin, pour expliquer cette foule de contradictions, de faire une concordance ; et cette concordance est encore moins concordante que ce qu’on a voulu concorder. Presque tous ces Évangiles, que les chrétiens ne communiquaient qu’à leurs petits troupeaux, ont été visiblement forgés après la prise de Jérusalem : on en a une preuve bien sensible dans celui qui est attribué à Matthieu. Ce livre[3] met dans la bouche de Jésus ces paroles aux Juifs : « Vous rendrez compte de tout le sang répandu depuis le juste Abel jusqu’à Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel, »

Un faussaire se découvre toujours par quelque endroit. Il y eut, pendant le siége de Jérusalem, un Zacharie, fils d’un Barachie[4], assassiné entre le temple et l’autel par la faction des zélés. Par là l’imposture est facilement découverte ; mais pour la découvrir alors, il eût fallu lire toute la Bible. Les Grecs et les Romains ne la lisaient guère : ces fadaises et les Évangiles leur étaient entièrement inconnus ; on pouvait mentir impunément.

Une preuve évidente que l’Évangile attribué à Matthieu n’a été écrit que très-longtemps après lui, par quelque malheureux demi-juif demi-chrétien helléniste, c’est ce passage fameux : « S’il n’écoute pas l’Église[5], qu’il soit à vos yeux comme un païen et un publicain. » Il n’y avait point d’Église du temps de Jésus et de Matthieu. Ce mot église est grec. L’assemblée du peuple d’Athènes s’appelait ecclesia. Cette expression ne fut adoptée par les chrétiens que dans la suite des temps, quand il y eut quelque forme de gouvernement. Il est donc clair qu’un faussaire prit le nom de Matthieu pour écrire cet Évangile en très-mauvais grec. J’avoue qu’il serait assez comique que Matthieu, qui avait été publicain, comparât les païens aux publicains. Mais quelque soit l’auteur de cette comparaison ridicule, ce ne peut être qu’un écervelé de la boue du peuple qui regarde un chevalier romain, chargé de recouvrer les impôts établis par le gouvernement, comme un homme abominable. Cette idée seule est destructive de toute administration, et non-seulement indigne d’un homme inspiré de Dieu, mais indigne du laquais d’un honnête citoyen.

Il y a deux Évangiles de l’enfance[6] : le premier nous raconte qu’un jeune gueux donna une tape sur le derrière au petit Jésus son camarade, et que le petit Jésus le fit mourir sur-le-champ, ϰαὶ παραχρῆμα πεσὼν ἀπέθανεν (kai parachrêma pesôn apethanen). Une autre fois il faisait des petits oiseaux de terre glaise, et ils s’envolaient. La manière dont il apprenait son alphabet était encore tout à fait divine. Ces contes ne sont pas plus ridicules que ceux de l’enlèvement de Jésus par le diable, de la transfiguration sur le Thabor, de l’eau changée en vin, des diables envoyés dans un troupeau de cochons. Aussi cet Évangile de l’enfance fut longtemps en vénération.

Le second livre de l’enfance n’est pas moins curieux. Marie, emmenant son fils en Égypte, rencontre des filles désolées de ce que leur frère avait été changé en mulet : Marie et le petit ne manquèrent pas de rendre à ce mulet sa forme d’homme, et l’on ne sait si ce malheureux gagna au marché. Chemin faisant, la famille errante rencontre deux voleurs, l’un nommé Dumachus, et l’autre Titus[7]. Dumachus voulait absolument voler la sainte Vierge, et lui faire pis. Titus prit le parti de Marie, et donna quarante drachmes à Dumachus pour l’engager à laisser passer la famille sans lui faire de mal. Jésus déclara à la sainte Vierge que Dumachus serait le mauvais larron, et Titus le bon larron ; qu’ils seraient un jour pendus avec lui, que Titus irait en paradis, et Dumachus à tous les diables.

L’Évangile selon saint Jacques, frère aîné de Jésus, ou, selon Pierre Barjone, Évangile reconnu et vanté par Tertullien et par Origène, fut encore en plus grande recommandation. On l’appelait protevangelion, premier Évangile. C’est peut-être le premier qui ait parlé de la nouvelle étoile, de l’arrivée des mages, et des petits enfants que le premier Hérode fit égorger.

Il y a encore une espèce d’Évangile, ou d’Actes de Jean, dans lequel on fait danser Jésus avec ses apôtres la veille de sa mort ; et la chose est d’autant plus vraisemblable que les thérapeutes étaient en effet dans l’usage de danser en rond, ce qui doit plaire beaucoup au Père céleste[8].

Pourquoi le chrétien le plus scrupuleux rit-il aujourd’hui sans remords de tous ces Évangiles, de tous ces Actes, qui ne sont plus dans le canon, et n’ose-t-il rire de ceux qui sont adoptés par l’Église ? Ce sont à peu près les mêmes contes ; mais le fanatique adore sous un nom ce qui lui paraît le comble du ridicule sous un autre.

Enfin on choisit quatre Évangiles ; et la grande raison, au rapport de saint Irénée, c’est qu’il n’y a que quatre vents cardinaux ; c’est que Dieu est assis sur les chérubins, et que les chérubins ont quatre formes. Saint Jérôme ou Hiéronyme, dans sa préface sur l’Évangile de Marc, ajoute aux quatre vents et aux quatre animaux les quatre anneaux qui servaient aux bâtons sur lesquels on portait le coffre appelé l’arche.

Théophile d’Antioche prouve que le Lazare ayant été mort pendant quatre jours, on ne pouvait conséquemment admettre que quatre Évangiles. Saint Cyprien prouve la même chose par les quatre fleuves qui arrosaient le paradis terrestre. Il faudrait être bien impie pour ne pas se rendre à de telles raisons.

Mais avant qu’on eût donné quelque préférence à ces quatre Évangiles, les Pères des deux premiers siècles ne citaient presque jamais que les Évangiles nommés aujourd’hui apocryphes. C’est une preuve incontestable que nos quatre Évangiles ne sont pas de ceux à qui on les attribue.

Je veux qu’ils en soient ; je veux, par exemple, que Luc ait écrit celui qui est sous son nom. Je dirais à Luc : Comment oses-tu avancer que Jésus naquit sous le gouvernement de Cyrinus ou Quirinus, tandis qu’il est avéré que Quirinus ne fut gouverneur de Syrie que plus de dix ans après ? Comment as-tu le front de dire qu’Auguste avait ordonné le dénombrement de toute la terre, et que Marie alla à Bethléem pour se faire dénombrer ? Le dénombrement de toute la terre ! Quelle expression ! Tu as ouï dire qu’Auguste avait un livre de raison qui contenait le détail des forces de l’empire et de ses .finances ; mais un dénombrement de tous les sujets de l’empire ! c’est à. quoi il ne pensa jamais ; encore moins un dénombrement de la terre entière ; aucun écrivain romain, ou grec, ou barbare, n’a jamais dit cette extravagance. Te voilà donc convaincu par toi-même du plus énorme mensonge ; et il faudra qu’on adore ton livre !

Mais qui a fabriqué ces quatre Évangiles ? n’est-il pas très-probable que ce sont des chrétiens hellénistes, puisque l’Ancien Testament n’y est presque jamais cité que suivant la version des Septante, version inconnue en Judée ? Les apôtres ne savaient pas plus le grec que Jésus ne l’avait su. Comment auraient-ils cité les Septante ? Il n’y a que le miracle de la Pentecôte qui ait pu enseigner le grec à des Juifs ignorants.

Quelle foule de contrariétés et d’impostures est restée dans ces quatre Évangiles ! N’y en eût-il qu’une seule, elle suffirait pour démontrer que c’est un ouvrage de ténèbres. N’y eût-il que le conte qu’on trouve dans Luc, que Jésus naquit sous le gouvernement de Cyrinus, lorsque Auguste fit faire le dénombrement de tout l’empire, cette seule fausseté ne suffirait-elle pas pour faire jeter le livre avec mépris ? 1° Il n’y eut jamais de tel dénombrement, et aucun auteur n’en parle. 2° Cyrinus ne fut gouverneur de Syrie que dix ans après l’époque de la naissance de ce Jésus. Autant de mots, autant d’erreurs dans les Évangiles. Et c’est ainsi qu’on réussit avec le peuple.

  1. Voyez, ci-après, la Collection d’anciens évangiles.
  2. Le massacre des innocents est assurément le comble de l’ineptie, aussi bien que le conte des trois mages conduits par une étoile. Comment Hérode, qui se mourait alors, pouvait-il craindre que le fils d’un charpentier, qui venait de naître dans un village, le détrônât ? Hérode tenait son royaume des Romains. Il aurait donc fallu que cet enfant eût fait la guerre à l’empire. Une telle crainte peut-elle tomber dans la tête d’un homme qui n’est pas absolument fou ? Est-il possible qu’on ait proposé à la crédulité humaine de pareilles bêtises qui sont si au-dessous de Robert le Diable et de Jean de Paris ? L’homme est donc une espèce bien méprisable, puisqu’elle est ainsi gouvernée. (Note de Voltaire, 1771.)
  3. Matthieu, XXIII, 35.
  4. Matthieu, XXIII, 35.
  5. Matthieu, XVIII, 17.
  6. Voyez, ci-après, la Collection d’anciens évangiles.
  7. Voilà de plaisants noms pour des Égyptiens. (Note de Voltaire, 1771.)
  8. Il n’est point dit dans saint Matthieu que Jésus-Christ dansa avec ses apôtres, mais il est dit dans saint Matthieu, chap. XXVI, v. 30 : « Ils chantèrent un hymne, et allèrent au mont Olivet. »

    Il est vrai que dans cet hymne on trouve ce couplet : « Je veux chanter, dansez tous de joie. » Ce qui fait voir qu’en effet on mêla la danse au chant, comme dans toutes les cérémonies religieuses de ce temps-là. Saint Augustin rapporte cette chanson dans sa Lettre à Cérétius.

    Il est fort indifférent de savoir si en effet cette chanson rapportée par Augustin fut chantée ou non, la voici :

    Je veux délier, et je veux être délié.
    Je veux sauver, et je veux être sauvé.
    Je veux engendrer, et je veux être engendré.
    Je veux chanter, dansez tous de joie.
    Je veux pleurer, frappez-vous tous de douleur.
    Je veux orner, et je veux être orné.
    Je suis la lampe pour vous qui me voyez.
    Je suis la porte pour vous qui y frappez.
    Vous qui voyez ce que je fais, ne dites point ce que je fais.
    J’ai joué tout cela dans ce discours, et je n’ai point du tout été joué.

    Voilà une étrange chanson ; elle est peu digne de l’Être suprême. Ce petit cantique n’est autre chose que ce qu’on appelle du persiflage en France, et du nonsense chez nous. Il n’est point du tout prouvé que Jésus ait chanté après avoir fait la pâque ; mais il est prouvé, par tous les Évangiles, qu’il fit la pâque à la juive, et non pas à la chrétienne. Et nous dirons ici en passant ce que milord Bolingbroke insinue ailleurs, qu’on ne trouve dans la vie de Jésus-Christ aucune action, aucun dogme, aucun rite, aucun discours qui ait le moindre rapport au christianisme d’aujourd’hui, et encore moins au christianisme de Rome qu’à tous les autres. (Note de Voltaire.) — Toute cette note est de 1771, sauf la première phrase du dernier alinéa, qui fut ajoutée en 1775. Voltaire cite encore ailleurs la chanson rapportée par saint Augustin ; voyez tome XVII, page 62.