Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 33

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Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 286-288).
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CHAPITRE XXXIII.

CONSIDÉRATIONS SUR JULIEN.

Julien, stoïcien de pratique, et d’une vertu supérieure à celle de sa secte même, était platonicien de théorie : son esprit sublime avait embrassé la sublime idée de Platon, prise des anciens Chaldéens, que Dieu existant de toute éternité avait créé des êtres de toute éternité. Ce Dieu immuable, pur, immortel, ne put former que des êtres semblables à lui, des images de sa splendeur, auxquels il ordonna de créer les substances mortelles : ainsi Dieu fit les dieux, et les dieux firent les hommes.

Ce magnifique système n’était pas prouvé ; mais une telle imagination vaut sans doute mieux qu’un jardin dans lequel on a établi les sources du Nil et de l’Euphrate, qui sont à huit cents grandes lieues l’une de l’autre ; un arbre qui donne la connaissance du bien et du mal ; une femme tirée de la côte d’un homme ; un serpent qui parle, un chérubin qui garde la porte ; et toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable, empruntée des Phéniciens. Aussi faut-il, voir, dans Cyrille, avec quelle éloquence Julien confondit ces absurdités. Cyrille eut assez d’orgueil pour rapporter les raisons de Julien, et pour croire lui répondre.

Julien daigne faire voir combien il répugne à la nature de Dieu d’avoir mis dans le jardin d’Éden des fruits qui donnaient la connaissance du bien et du mal, et d’avoir défendu d’en manger. Il fallait, au contraire, comme nous l’avons déjà remarqué[1], recommander à l’homme de se nourrir de ce fruit nécessaire. La distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, était le lait dont Dieu devait nourrir des créatures sorties de ses mains. Il aurait mieux valu leur crever les deux yeux que leur boucher l’entendement.

Si le rédacteur de ce roman asiatique de la Genèse avait eu la moindre étincelle d’esprit, il aurait supposé deux arbres dans le paradis : les fruits de l’un nourrissaient l’âme, et faisaient connaître et aimer la justice ; les fruits de l’autre enflammaient le cœur de passions funestes. L’homme négligea l’arbre de la science, et s’attacha à celui de la cupidité.

Voilà du moins une allégorie juste, une image sensible du fréquent abus que les hommes font de leur raison. Je m’étonne que Julien ne l’ait pas proposée ; mais il dédaignait trop ce livre pour descendre à le corriger.

C’est avec très-grande raison que Julien méprise ce fameux Décalogue que les Juifs regardaient comme un code divin : c’était, en effet, une plaisante législation, en comparaison des lois romaines, de défendre le vol, l’adultère et l’homicide. Chez quel peuple barbare la nature n’a-t-elle pas dicté ces lois avec beaucoup plus d’étendue ? Quelle pitié de faire descendre Dieu au milieu des éclairs et des tonnerres, sur une petite montagne pelée, pour enseigner qu’il ne faut pas être voleur ! encore peut-on dire que ce n’était pas à ce Dieu qui avait ordonné aux Juifs de voler les Égyptiens, et qui leur proposait l’usure avec les étrangers comme leur plus digne récompense, et qui avait récompensé le voleur Jacob ; que ce n’était pas, dis-je, à ce Dieu, de défendre le larcin.

C’est avec beaucoup de sagacité que ce digne empereur détruit les prétendues prophéties juives, sur lesquelles les christicoles appuyaient leurs rêveries, et la verge de Juda qui ne manquerait point entre les jambes, et la fille ou la femme qui fera un enfant, et surtout ces paroles attribuées à Moïse[2], lesquelles regardent Josué, et qu’on applique si mal à propos à Jésus : « Dieu vous suscitera un prophète semblable à moi. » Certainement un prophète semblable à Moïse ne veut pas dire Dieu et fils de Dieu. Rien n’est si palpable, rien n’est si fort à la portée des esprits les plus grossiers.

Mais Julien croyait, ou feignait de croire, par politique, aux divinations, aux augures, à l’efficacité des sacrifices : car enfin les peuples n’étaient pas philosophes ; il fallait opter entre la démence des christicoles et celle des païens.

Je pense que si ce grand homme eût vécu, il eût, avec le temps, dégagé la religion des superstitions les plus grossières, et qu’il eût accoutumé les Romains à reconnaître un Dieu formateur des dieux et des hommes, et à lui adresser tous les hommages.

Mais Cyrille et Grégoire, et les autres prêtres chrétiens, profitèrent de la nécessité où il semblait être de professer publiquement la religion païenne, pour le décrier chez les fanatiques. Les ariens et les athanasiens se réunirent contre lui, et le plus grand homme qui peut-être ait jamais été devint inutile au monde.

  1. Tome XI, page 29, à la note ; tome XXV, page 134 ; et, dans le présent volume, page 175.
  2. Deutéronome, XVIII, 18.