Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Conclusion

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Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 298-300).
CONCLUSION.

Je conclus que tout homme sensé, tout homme de bien, doit avoir la secte chrétienne en horreur. Le grand nom de théiste, qu’on ne révère pas assez[1], est le seul nom qu’on doive prendre. Le seul Évangile qu’on doive lire, c’est le grand livre de la nature, écrit de la main de Dieu, et scellé de son cachet. La seule religion qu’on doive professer est celle d’adorer Dieu et d’être honnête homme. Il est aussi impossible que cette religion pure et éternelle produise du mal qu’il était impossible que le fanatisme chrétien n’en fît pas.

On ne pourra jamais faire dire à la religion naturelle : Je suis venue apporter[2], non pas la paix, mais le glaive. Au lieu que c’est la première confession de foi qu’on met dans la bouche du Juif qu’on a nommé le Christ.

Les hommes sont bien aveugles et bien malheureux de préférer une secte absurde, sanguinaire, soutenue par des bourreaux, et entourée de bûchers ; une secte qui ne peut être approuvée que par ceux à qui elle donne du pouvoir et des richesses ; une secte particulière qui n’est reçue que dans une petite partie du monde ; à une religion simple et universelle qui, de l’aveu même des christicoles, était la religion du genre humain du temps de Seth, d’Énoch, de Noé. Si la religion de leurs premiers patriarches est vraie, certes la secte de Jésus est fausse. Les souverains se sont soumis à cette secte, croyant qu’ils en seraient plus chers à leurs peuples, en se chargeant eux-mêmes du joug que leurs peuples portaient. Ils n’ont pas vu qu’ils se faisaient les premiers esclaves des prêtres, et ils n’ont pu encore parvenir dans la moitié de l’Europe à se rendre indépendants.

Et quel roi, je vous prie, quel magistrat, quel père de famille, n’aimera pas mieux être le maître chez lui que d’être l’esclave d’un prêtre ?

Quoi ! le nombre innombrable des citoyens molestés, excommuniés, réduits à la mendicité, égorgés, jetés à la voirie, le nombre des princes détrônés et assassinés, n’a pas encore ouvert les yeux des hommes ! Et si on les entr’ouvre, on n’a pas encore renversé cette idole funeste !

Que mettrons-nous à la place ? dites-vous. Quoi ! un animal féroce a sucé le sang de mes proches : je vous dis de vous défaire de cette bête, et vous me demandez ce qu’on mettra à sa place ! Vous me le demandez ! vous, cent fois plus odieux que les pontifes païens, qui se contentaient tranquillement de leurs cérémonies et de leurs sacrifices, qui ne prétendaient point enchaîner les esprits par des dogmes, qui ne disputèrent jamais aux magistrats leur puissance, qui n’introduisirent point la discorde chez les hommes. Vous avez le front de demander ce qu’il faut mettre à la place de vos fables ! Je vous réponds : Dieu, la vérité, la vertu, des lois, des peines, et des récompenses. Prêchez la probité, et non le dogme. Soyez les prêtres de Dieu, et non d’un homme.

Après avoir pesé devant Dieu le christianisme dans les balances de la vérité, il faut le peser dans celles de la politique. Telle est la misérable condition humaine que le vrai n’est pas toujours avantageux. Il y aurait du danger et peu de raison à vouloir faire tout d’un coup du christianisme ce qu’on a fait du papisme. Je tiens que, dans notre île, on doit laisser subsister la hiérarchie établie par un acte de parlement, en la soumettant toujours à la législation civile, et en l’empêchant de nuire. Il serait sans doute à désirer que l’idole fût renversée, et qu’on offrît à Dieu des hommages plus purs ; mais le peuple n’en est pas encore digne. Il suffit, pour le présent, que notre Église soit contenue dans ses bornes. Plus les laïques seront éclairés, moins les prêtres pourront faire de mal. Tâchons de les éclairer eux-mêmes, de les faire rougir de leurs erreurs, et de les amener peu à peu jusqu’à être citoyens[3].


  1. N.B. Ces paroles sont prises des Caractéristiques de lord Shaftesbury. (Note de Voltaire, 1767.)
  2. Matthieu, XV, 34.
  3. Il n’est pas possible à l’esprit humain, quelque dépravé qu’il puisse être, de répondre un mot raisonnable à tout ce qu’a dit milord Bolingbroke. Moi-même, avec un des plus grands mathématiciens de notre île, j’ai essayé d’imaginer ce que les christicoles pourraient alléguer de plausible, et je ne l’ai pu trouver. Ce livre est un foudre qui écrase la superstition. Tout ce que nos divines (divine, en anglais, signifie théologien) ont à faire, c’est de ne prêcher jamais que la morale, et de rendre à jamais le papisme exécrable à toutes les nations. Par là, ils seront chers à la nôtre. Qu’ils fassent adorer un Dieu, et qu’ils fassent détester une secte abominable fondée sur l’imposture, la persécution, la rapine, et le carnage ; une secte l’ennemie des rois et des peuples, et surtout l’ennemie de notre constitution, de cette constitution la plus heureuse de l’univers. Il a été donné à milord Bolingbroke de détruire des démences théologiques, comme il a été donné à Newton d’anéantir les erreurs physiques. Puisse bientôt l’Europe entière s’éclairer à cette lumière ! Amen. À Londres, le 18 mars 1767. Mallet. (Note de Voltaire. 1771.) — Mallet était mort en 1765.