Excursion aux Antilles françaises/La Martinique
LA MARTINIQUE
CHAPITRE I.
Quand un navire a franchi le canal de Sainte-Lucie pour aller à Fort-de-France, ou celui de la Dominique, passage dangereux, aux lames courtes et pressées, s’il se rend à Saint-Pierre, un aspect des plus pittoresques séduit le regard du voyageur, et grave dans son esprit une impression qui ne saurait plus s’effacer.
Sous un ciel d’une pureté merveilleuse, dont celui de l’Italie peut seul donner une idée, au milieu d’une mer diaprée de mille couleurs et que l’on croirait toujours calme et tranquille, si le mot du poète : « perfide comme l’onde », ne revenait à la mémoire, la Martinique se dresse brusquement, semblable à une sirène qui étale sa chevelure humide en restant à moitié dans l’eau. L’île, généralement très escarpée sous le vent, est couverte d’une végétation vigoureuse, d’un vert foncé, tranchant avec crudité sur le cadre azuré qui l’environne. Quand on y descendit pour la première fois, elle était tellement boisée, les arbres de ses forêts étaient si touffus qu’on ne pouvait apercevoir la terre.
La situation géographique exacte de la Martinique est entre 14° 23′ 43″ et 14° 52′ 47″ de latitude nord, — 63° 6′ 19″ et 63° 31′ 34″ de longitude ouest.
Elle fut découverte par Christophe Colomb à son quatrième voyage, en novembre 1493, le jour de la fête de saint Martin ; c’est de cette circonstance qu’elle a tiré son nom.
Quand on approche de la Martinique, le premier point qui attire le regard est le sommet du Vauclin. Puis surgissent les pitons du Carbet, la Caravelle, pointe avancée qui ouvre la baie du Galion et de la Trinité, et enfin la montagne Pelée, géant de la chaîne centrale. Peu après, les yeux distinguent les cultures variées, les champs immenses de cannes à sucre, les bouquets de palmiers et de cocotiers aux panaches élégants. Puis se déroulent les côtes sous le vent, minées par la mer qui s’y brise en grondant. Quelques bâtiments légers animent ce tableau : goëlettes paresseusement appuyées sur une hanche, pirogues minces et élancées que conduisent hardiment des nègres, presque tous marins de naissance.
L’ensemble de l’île forme deux péninsules réunies par un isthme. Sa superficie totale est de 98.000 hectares.
Le sol semble être le produit d’anciennes éruptions volcaniques des montagnes de l’intérieur.
La montagne Pelée atteint environ 1.650 m. ; les pitons du Carbet 1.207 m. Les Roches Carrées, le Vauclin, le Cratère du Marin et le Morne la Plaine sont des volcans éteints. Le cratère de la montagne Pelée s’est ranimé au mois d’août 1851.
À la base de ces monts, s’élèvent des collines de lave maintenant recouvertes de bois et que l’on appelle Mornes.
L’île mesure environ seize lieues de long et quarante-cinq de circuit. La côte, aux découpures profondes, généralement élevée au-dessus de la mer, est d’un abord dangereux ; cependant un certain nombre de ports et de havres offrent un asile sûr aux navires de moyen tonnage. Les principaux sont : la rade de Fort-de-France, le port de la Trinité, les havres du Robert, du Vauclin et du François, la baie du Marin, la rade de Saint-Pierre, la case Pilote, la case au Navire et la Grande-Anse.
L’île est arrosée par soixante-quinze rivières, à peu près desséchées pendant les chaleurs, mais qui, pendant la saison des pluies, deviennent de véritables torrents.
Les principaux cours d’eau sont, au vent de l’île : le Lorrain, qui à son embouchure se divise en deux bras : le Lorrain et le Masse, le Galion, la Capote, qui reçoit la Falaise, le Macouba, la Grande-Anse et la Sainte-Marie.
Sous le vent de l’île : la rivière Pilote qui, ainsi que la rivière Salée, est navigable ; la Lézarde, la Jambette, la rivière de Monsieur, celle de Madame, qui passe à Fort-de-France ; le Carbet, la rivière du Fort-Saint-Pierre et la Case-Navire.
Les pluies torrentielles, qui inondent la région montagneuse surtout, produisent souvent un phénomène terrible que les habitants appellent descente. Les premières pluies forment des amas d’eau considérable dans les immenses cuvettes naturelles des rochers ; quand surviennent les secondes pluies, les pierres qui formaient un barrage sont emportées, et la masse des eaux se précipite, entraînant pêle-mêle des arbres arrachés, des quartiers de roches déracinés, jusqu’à ce qu’un accident de terrain, arrêtant ces débris, forme une nouvelle digue qui contient un instant les eaux bouillonnantes. Mais que les pluies augmentent, et alors rien ne peut plus retenir le flot menaçant ; il s’élance impétueux, se jette dans quelque cours d’eau qu’il grossit démesurément, et ce torrent furieux, sortant de son lit, dévaste en quelques heures tout un pays.
Ce terrible phénomène se produit presque exclusivement pendant l’hivernage. Il n’y a aux Antilles que deux saisons : celle que nous venons de nommer, qui dure de la mi-juillet à la mi-octobre, et la saison fraîche, qui occupe le reste du temps. Cette dernière, pendant laquelle la température varie de 21 à 29°, suivant les heures de la journée, est la plus favorable à l’acclimatation des Européens. Pendant l’hivernage, le thermomètre marque de 25 à 37 degrés. C’est l’époque où les maladies exercent leurs plus cruels ravages, tant celles qui sont plus spéciales aux pays chauds, comme le choléra, la cachexie alcoolique, la fièvre paludéenne et la terrible fièvre jaune, — que le Père Dutertre appelait le coup de barre — que celles qui se rencontrent malheureusement partout : la dyssenterie, l’hépatite, les fièvres éruptives, la fièvre typhoïde et même la phthisie ; cette dernière, qu’on ne devrait pas rencontrer aux Antilles, y devient presque toujours galopante.
L’hivernage est aussi la saison des pluies torrentielles, des violents orages, celle enfin où se produisent le plus fréquemment les phénomènes désastreux qui bouleversent trop fréquemment les Antilles. Nous citerons, pour aller du moins mauvais au pire, d’abord les raz de marée, houles monstrueuses produites par la collision de deux courants opposés, qui se jettent avec violence sur la terre, enlevant quelquefois les plus gros navires, pour les transporter au milieu d’une ville et les y abandonner en se retirant. Viennent ensuite les coups de vent qui emportent les toitures des maisons, parfois les renversent, dévastent les plantations, et causent enfin des ravages de toute nature dont il est impossible de se faire une idée en Europe ; nous mentionnerons entre autres le coup de vent de 1825, qui détruisit de fond en comble le Grand-Bourg de Marie-Galante et qui fit plusieurs centaines de victimes.
Le plus redoutable de beaucoup entre ces phénomènes est sans contredit le tremblement de terre. Il ne se produit pas dans une saison plutôt que dans une autre, on peut toujours l’attendre, et il ne se passe point d’année où l’on ne ressente quelques secousses qui causent des dégâts plus ou moins graves.
Nous les décrirons dans la partie de cet ouvrage relative à la Guadeloupe, parce que c’est cette île qu’ils ont le plus éprouvée. Nous nous contenterons de signaler ici, puisque nous sommes à la Martinique, celui de 1737 auquel on attribue la destruction de tous les cacaoyers, qui étaient jusqu’alors une des principales exploitations agricoles de l’île.
Quant à la pluie, la quantité moyenne qui en tombe annuellement est de 217 centimètres au niveau de la mer. La différence entre les années pluvieuses et les années sèches est d’environ 33 centimètres.
Malgré cette eau, qui est véritablement un bienfait de la nature, la température moyenne de la Martinique, à l’ombre et à deux mètres au-dessus du niveau de la mer, n’atteint pas moins de 26° centigrades ; elle monte quelquefois jusqu’à 35° et son minimum est rarement inférieur à 25°. En revanche, au sommet des montagnes les plus élevées (le Carbet et la montagne Pelée), pendant les mois de février et d’avril, elle descend souvent jusqu’à 18°, même aux heures où le soleil est le plus ardent.
Mais il n’est pas facile, on le comprendra, d’aller, à une altitude aussi considérable, jouir de cette fraîcheur bienfaisante. Aussi, les jours paraissent-ils horriblement longs dans cette atmosphère surélevée. Et de fait, ils le sont vraiment, car ils ne durent jamais moins de onze heures en décembre où ils sont le plus courts, et en juin ils atteignent jusqu’à douze heures et demie. C’est donc avec bonheur que les habitants des villes saluent l’arrivée de la nuit.
Les nuits de la Martinique sont admirables. À un jour qui fuit sans crépuscule succède brusquement une obscurité profonde. Bientôt l’immense voile bleu du ciel se pique d’innombrables étoiles d’un éclat extraordinaire, formant entre elles des constellations bizarres, inconnues du vieux continent. Alors la brise se lève fraîche et parfumée et permet d’oublier un instant les souffrances d’un jour trop ardent. C’est l’heure où la vie est douce, où les créoles se livrent, sur les longues galeries[1], aux joyeuses causeries et au doux far niente.
Sur les bords de la mer et dans toute la partie élevée, le climat de la Martinique est suffisamment sain ; mais il n’en est pas de même dans les régions inférieures, où l’humidité est excessive. Des plaines et des bas-fonds marécageux, s’élèvent dans les airs des buées de vapeurs, et ces tristes nuages portent dans leurs flancs les germes des dyssenteries et des fièvres si justement redoutées.
Les premiers colons donnaient un nom horrible au brouillard compact et nauséabond qui les couvre souvent vers le milieu de la nuit : ils l’appelaient le drap mortuaire des savanes.
Nous avons dépeint l’aspect général de l’île, indiqué sa situation géographique, décrit ses montagnes et ses rivières, son climat et ses saisons, il ne nous reste plus qu’à donner à nos lecteurs une idée exacte des deux principales villes de la Martinique, Saint-Pierre et Fort-de-France.
Fort-de-France, autrefois Fort-Royal, prend son nom du fort qui la domine et en défend rapproche. Il s’élève au fond d’une baie profonde qui constitue une rade sûre et d’un accès facile.
La ville, assez jolie, est surtout remarquable par le cachet colonial que lui donnent ses grandes rues larges, tirées au cordeau et bordées de maisons généralement en bois et à un seul étage : précautions indispensables contre les tremblements de terre.
Les fenêtres qui éclairent ces maisons sont dépourvues de vitres et ne sont closes que par des jalousies, qui permettent d’établir des courants d’air continuels pendant la chaleur du jour, et qui, la nuit, laissent pénétrer la brise fraîche de la mer.
Fort-de-France est la ville administrative, c’est là qu’est le siège du gouvernement, du tribunal et de toutes les autorités civiles et militaires de l’île. Sa population est d’environ 24.000 habitants.
À sept lieues à l’ouest de Fort-de-France, s’élève la jolie ville de Saint-Pierre, dont les premières maisons, qui s’étendent jusqu’à l’Océan, sont baignées par les vagues.
Saint-Pierre se divise en trois paroisses ou quartiers : le Fort, le Centre et le Mouillage.
Le Fort, situé du côté opposé à la mer, monte rapidement jusqu’à une éminence appelée Tivoli ; sa position élevée et les ombrages qui défendent ses habitations contre les ardeurs du soleil, tout en les laissant exposées à la brise de mer, en ont fait un endroit très recherché de ceux que leurs affaires n’appellent pas journellement sur les quais, où est le centre de la ville commerciale.
Des hauteurs de Tivoli, on embrasse un coup d’œil merveilleux ; à gauche : les campagnes couvertes de riches cultures, et qui s’étendent jusqu’au Prêcheur, le morne calebasse toujours couronné de verdure, la savane et le jardin des plantes ; à droite : la paroisse du Mouillage et les pitons du Carbet qui ferment l’horizon du côté de la terre ; à ses pieds : la rade remplie de navires ; au loin, la mer resplendissante, sur laquelle se détachent les voiles blanches de nombreux bateaux.
La paroisse du Mouillage s’étend le long de la mer et de là monte en amphithéâtre jusqu’au morne taillé à pic qui domine la ville.
Les quais et les rues du bord de la mer sont occupés par les commissionnaires, les commerçants et les magasins où sont exposées les marchandises venant de France.
La place Bertin, sur le port, plantée de tamarins qui l’ombragent, est le lieu de réunion de tous les négociants de la ville ; c’est là que se tient la Bourse.
Les rues perpendiculaires à la mer sont montueuses, raides et presque impraticables : dans certains endroits même, elles se terminent en escaliers. Les voies parallèles sont bordées de chaque côté de larges dalles qui remplacent les trottoirs ; des ruisseaux profonds, où court une eau vive, entretiennent les rues dans un état de fraîcheur et de propreté indispensables sous ce climat brûlant. Du reste, l’eau est répandue dans la ville en abondance, et presque toutes les maisons sont pourvues de fontaines.
Aucun édifice public à signaler, à part le théâtre, qui, sans être un monument remarquable, est moins laid cependant qu’on ne pourrait s’y attendre ; il est, du reste, dans une position exceptionnelle, et on y jouit d’une vue magnifique, car le regard embrasse la ville, le Trou-Vaillant et la savane immense qui se déploie jusqu’au bout de l’horizon.
Les appartements sont généralement peu meublés ; le rez-de-chaussée, que l’on nomme aussi galerie et qui rappelle le parloir anglais, est le lieu de réunion ; on n’y trouve guère que des canapés, meuble très apprécié des créoles.
Dans les chambres à coucher sont de larges lits à colonnes, disposés pour recevoir les moustiquaires.
Le jardin des plantes est admirablement situé et il offre aux yeux étonnés de l’Européen la collection la plus complète de toutes les plantes tropicales ; une végétation vigoureuse produit des ombrages épais ; d’abondantes cascades ménagées avec art répandent autour d’elles une délicieuse fraîcheur, et des oiseaux au plumage multicolore, inconnus sur notre continent, viennent égayer la verdure des feuilles aux formes étranges des cannes à sucre, des bananiers, des palmiers et des gigantesques mimosas.
Malheureusement, sous ces feuilles si belles, sous ces fruits aux couleurs si engageantes, sous la mousse que foulent nos pieds, se cachent des serpents, hôtes dangereux, dont nous parlerons tout à l’heure.
Fort-de-France et Saint-Pierre sont, à proprement parler, les seules villes de la Martinique ; le Vauclin, le Prêcheur, le Carbet, etc., ne sont que des bourgs ou des villages sans importance. La population totale de l’île est d’environ 160.000 habitants.
Telle est, fidèlement décrite, cette île de la Martinique, que l’on a cru devoir surnommer la reine des Antilles françaises, titre à la fois mérité et injuste, car la Martinique y a tous les droits, il est vrai, mais sa sœur la Guadeloupe porte comme elle une triple couronne de richesse, de poésie et de beauté.
CHAPITRE II.
LA POPULATION ET LES MŒURS.
La population se compose des mêmes éléments, à peu de chose près, dans toutes les Antilles françaises ; si nous plaçons sous la rubrique Martinique un aperçu des différents types qui la constituent, c’est que dans cette île la question des couleurs a subsisté plus vivace qu’ailleurs, et parfois encore y passionne les esprits. À vrai dire, nous n’abordons point ce chapitre sans quelque appréhension, tant nous savons chatouilleux les épidermes de toutes couleurs de nos excellents compatriotes ; mais notre bonne foi et notre impartialité nous mettront, il faut l’espérer, à l’abri de toute récrimination.
D’une façon générale, on distingue aux Antilles ceux qui sont blancs et ceux qui ne le sont pas.
Les blancs se divisent en Européens et en créoles. C’est tout à fait à tort que l’on emploie, en France, ce dernier mot, pour désigner indifféremment tous les habitants des îles. On peut dire, il est vrai, un nègre créole, pour distinguer un noir né aux Antilles, d’un Africain, par exemple ; mais, prise seule, cette expression un créole ne s’applique avec justesse qu’à l’individu né aux colonies de parents appartenant à la race caucasienne. — Les Européens s’assimilent très vite aux créoles en adoptant leurs mœurs, leurs habitudes, et même leurs idées.
Tout le reste de la population se rattache à une des catégories que nous allons indiquer. Elles sont très nombreuses, mais on ne rencontre en réalité, outre les blancs, que trois types originaux : les Africains, les Indiens et les Chinois. Quant aux habitants primitifs de l’île, les Caraïbes, ils ont complètement disparu. Les violences et les cruautés inséparables, paraît-il, de toute conquête, ont détruit la vaillante race de ces hommes au teint cuivré qui, forts et braves, actifs et adroits, nous prêteraient un concours précieux, aujourd’hui que la grande culture dépérit dans nos colonies. Ils étaient, il est vrai, polygames et anthropophages ; mais il eût été possible de les ramener à des mœurs plus rationnelles, et la destruction est à coup sûr le plus déplorable moyen de civilisation.
Les quatre races que nous avons indiquées, en se mariant entre elles ou en se croisant, donnent les résultats suivants :
Les blancs, entre eux, donnent les créoles.
Les Africains, entre eux, produisent ceux que, après deux ou trois générations, on appelle nègres des colonies.
Le croisement de la race blanche avec la race indienne donne naissance au métis ou métif ; avec la race noire, au mulâtre.
Celui-ci, à son tour, toujours avec le blanc, engendre les quarterons ; si c’est avec le nègre qu’il se croise, il produira le câpre.
Enfin, le nègre, en s’alliant avec les derniers descendants des Caraïbes, produit le griffe.
Ces nombreuses variétés ne diffèrent guère entre elles que par la nature des cheveux plus ou moins crépus, et par la couleur de l’épiderme plus ou moins foncé suivant le nombre de générations qui séparent l’individu du blanc.
Le créole est généralement bien fait, de taille moyenne, mais de constitution peu robuste, ruinée qu’elle est par une anémie quasi-héréditaire. Ses principales qualités sont la générosité et la bravoure.
Avant 1848, chaque planteur tenait table ouverte sur son habitation ; quiconque y entrait était certain d’y trouver l’hospitalité la plus cordiale et en même temps la plus luxueuse : maison, chevaux, esclaves, argent même, tout était mis immédiatement à sa disposition, et l’étranger, qui croyait n’être venu chez un colon que pour quelques heures, y demeurait parfois plusieurs semaines.
Nous avons parlé de bravoure. Les luttes acharnées dont il est question dans la partie historique de cette étude témoignent suffisamment du courage des créoles.
À un autre point de vue, nous n’étonnerons personne en disant qu’aux Antilles on a la tête chaude. Les duels y sont fréquents et se terminent rarement par de simples égratignures ; ils ont souvent lieu à la carabine de précision, à courte distance.
En revanche, le créole a de nombreux défauts : il est orgueilleux, vantard et frivole ; enfin l’on pourrait appliquer presque à chaque habitant cette expression pittoresque fréquemment usitée là-bas : « Il marche avec un pistolet dans sa poche pour tuer celui qui a inventé le travail ».
Quant aux femmes créoles, nous ne saurions trouver de termes assez flatteurs pour louer leur beauté, leur grâce et leur douceur. Les perfections les plus communes chez elles sont la richesse de la chevelure, la blancheur mate du teint, la finesse des mains et des pieds, l’éclat du regard.
Les Africains sont des hommes de moyenne taille, vigoureusement découplés et d’une force musculaire peu commune. Par contre, ils ont les traits grossiers : le front, bas et fuyant, est recouvert d’une forêt de cheveux crépus ; sa seule qualité est d’avoir la dureté de la pierre ; les yeux sont petits et bridés ; l’os nasal extérieur n’existe presque pas, et l’on n’aperçoit, comme appareil olfactif, que deux énormes trous noirs. N’en déplaise aux romanciers qui gratifient généralement leurs personnages nègres de lèvres rouges comme du corail, elles sont d’un noir violacé ; épaisses, lippues, n’étant point cachées par la barbe, qui fait presque absolument défaut, elles donnent à l’Africain une bouche repoussante.
Les nègres des colonies, descendants des Africains, sont leur reproduction affaiblie, et le type va s’adoucissant à chaque génération nouvelle. Aujourd’hui il faut les diviser en deux catégories : d’une part, ceux qui sont restés la classe inférieure : domestiques, petits artisans, etc. ; d’autre part, ceux qui, pouvant mettre à profit les bienfaits de l’éducation, franchissent rapidement tous les degrés de l’échelle sociale, et semblent avoir adopté pour devise le « quo non ascendam » de Fouquet. Il ne faudrait pas conclure du portrait peu flatteur que nous avons tracé de leurs pères que les nègres sont inintelligents : loin de là ! leur boîte crânienne, énorme, contient un cerveau que la culture peut rendre puissant ; et comme ils sont doués d’une volonté particulièrement tenace, presque tous ceux qui reçoivent de l’instruction deviennent des hommes supérieurs.
Quant aux nègres de la première catégorie, il semble que l’esprit du bien et celui du mal se livrent en eux un combat perpétuel. Ils sont menteurs, voleurs, vaniteux (farandoleurs), et paresseux ; la locution « travailler comme un nègre » a certainement été trouvée par un homme qui n’avait jamais quitté la France. Aux heures mauvaises, il se réveille en eux on ne sait quelle haine féroce du blanc. En revanche, ils constituent, comme cultivateurs, des auxiliaires précieux, doux et remplis de bonne volonté ; comme domestiques, ceux qui se mêlent d’être bons et dévoués sont vraiment remarquables, et il n’est pas rare de rencontrer encore dans les familles créoles des serviteurs que leurs qualités ont fait élever pour ainsi dire au rang de membres de la famille.
Le portrait moral que nous venons de tracer du nègre des colonies peut s’appliquer également bien au mulâtre, son rival d’hier, son allié aujourd’hui.
Issus du blanc et du noir, les mulâtres présentent à des degrés divers les qualités et les défauts des deux races, en accentuant, comme il arrive presque toujours, de préférence les mauvais côtés. Placés, à tous les points de vue, dans une position meilleure que celle des nègres, ils ont moins souffert que ces derniers, et pourtant ils ont gardé de l’ancien état de choses des souvenirs plus vivaces, une aversion plus profonde contre le blanc : aux jours de guerre civile, ce sont eux, toujours, qui ont montré le plus d’acharnement et de cruauté. Quelles sont les raisons de cette apparente anomalie ? Nous en voyons deux. La première, c’est que, plus rapproché du blanc, le mulâtre s’est jugé plutôt son égal et a entamé de très bonne heure une lutte où il était soutenu par l’envie et la jalousie. La seconde, c’est que le mulâtre, esprit plus délié que le descendant de l’Africain, était mieux capable de ressentir toutes les injures qui pouvaient lui être faites, et dont sa naissance même était la première.
Arrivons maintenant à ceux qui ne se rencontrent dans nos colonies que comme immigrants.
Le nom d’Indien n’appartient en propre qu’aux habitants des Indes Orientales. C’est en cherchant un chemin direct pour parvenir à ces contrées que l’on trouva le Nouveau-Monde, et il en résulta que les navigateurs, croyant être arrivés au terme de leur voyage, appliquèrent, à tort, cette dénomination aux aborigènes de l’Amérique. Ce n’est pas de ceux-ci qu’il est question. Nos Indiens viennent bien des Indes. Ils sont grands, minces, élancés, avec des attaches légères et des traits d’une finesse extrême.
Leurs cheveux plats sont longs et rudes, et d’un noir terne. Ils sont en général doux et adroits, soumis, obséquieux même. Ils forment une caste distincte qui se mêle peu aux autres habitants et constituent ainsi un élément à part, un noyau nouveau de population. En revanche, ils sont très vicieux. Quand ils ont ou croient avoir un motif de haine, ils se montrent extrêmement rancuniers et vindicatifs, incendiant au moindre prétexte les magasins de chauffage appelés cases à bagasse. Sur dix crimes jugés par la cour d’assises, neuf sont commis par des Indiens. Cet assemblage bizarre de qualités et de défauts fait qu’ils ont dans nos colonies des partisans et des détracteurs acharnés.
Il ne nous reste plus à parler que des Chinois.
Les fils du Céleste-Empire sont généralement bien pris dans leur petite taille. Avec leur tête de forme conique, leur figure triangulaire au teint jaune, leurs yeux obliques, leurs sourcils droits et élevés, leur nez écrasé, leur lèvre supérieure faisant saillie sur l’autre, ils paraissent étranges, un peu effrayants, promenant en silence, au milieu de nos nègres méfiants, leur appendice capillaire vrai ou postiche.
Nous ne voulons pas juger le peuple chinois d’après les quelques convois qui sont arrivés aux colonies. Ils étaient en effet toujours composés d’individus ramassés dans les tavernes et les cloaques de leurs villes natales. D’une façon générale, on accusait les Chinois d’être voleurs et perfides ; mais nous devons dire aussi qu’ils étaient industrieux, laborieux et économes. Quoi qu’il en soit, on a dû renoncer à l’importation de l’élément chinois, et les Célestiaux deviennent de plus en plus rares aux Antilles. Ceux qu’on y rencontre aujourd’hui sont petits commerçants.
Poussons un peu plus avant l’étude des rapports qu’ont entre eux les éléments si divers de cette population bigarrée. Il faut d’abord éliminer les Indiens et les Chinois, qui demeurent à peu près indifférents aux affaires d’un pays qui n’est pas le leur. Il reste en présence : les blancs, les nègres et les mulâtres. Leurs relations ne sont malheureusement pas amicales et fraternelles comme devraient l’être celles des enfants d’une même patrie. Loin de là, blancs d’un côté, nègres et mulâtres de l’autre, forment deux camps absolument opposés, et les rapports sont parfois tellement tendus qu’ils se brisent avec une violence dont on est loin de se douter en France. Tout récemment encore, en 1882, la ville de Saint-Pierre a été bouleversée par des troubles qui ont gravement compromis la sécurité publique. Deux maisons ont été détruites de fond en comble, plusieurs personnes se sont trouvées en danger de mort.
L’esprit dans lequel est conçu cet ouvrage ne nous permet pas de nous aventurer sur le terrain de la politique ; nous nous contentons d’indiquer l’état des esprits, et surtout de signaler les causes les plus vraies, les plus sérieuses des dissentiments entre les blancs et leurs antagonistes, qu’on groupe le plus souvent sous l’appellation générique de gens de couleurs[2] ; causes bien connues des habitants du pays, mais extrêmement délicates à déduire.
Les blancs étaient autrefois les maîtres absolus du pays et n’estimaient nègres ou mulâtres qu’à leur valeur vénale, c’est-à-dire qu’ils ne les estimaient point du tout, les considérant purement et simplement comme des bêtes de somme susceptibles de produire un revenu plus ou moins élevé. De fait, les esclaves, sans état civil, sans famille, propriété absolue du maître qui les avait payés, dégradés souvent par les châtiments corporels et les traitements les plus vils, n’étaient guère en état d’inspirer la considération ; et le seul sentiment qu’ils pussent éveiller dans l’âme, même des meilleurs, était celui d’une pitié un peu méprisante.
Les temps et les choses ont bien changé. Un des plus beaux titres de gloire des hommes de 1848, c’est, à coup sûr, l’émancipation des esclaves. Nous nous sommes déjà permis de dire que ce grand acte de l’affranchissement a été accompli avec une précipitation regrettable ; nous ajouterons ici, après avoir rendu un nouvel hommage aux nobles sentiments qui ont inspiré cette mesure, que cette précipitation est expliquée, sinon tout à fait excusée, par les entraînements de la lutte et de la victoire. Le principe a triomphé, et les colonies n’ont pas péri, il est vrai ; mais nous défions quiconque les a habitées et les connaît, de nier que leurs intérêts, dont la mère-patrie est si profondément solidaire, n’aient été en un jour gravement compromis, sinon tout à fait perdus.
Quoi qu’il en soit, la folie des premières heures de liberté une fois apaisée, les plus intelligents des nègres et des mulâtres envisagèrent froidement la situation, et, de ce jour, ils se proposèrent, avec la ténacité qui leur est propre, d’atteindre deux buts essentiels : l’instruction et la fortune. Nous ne les suivrons pas dans les longues et difficiles étapes qu’ils ont eu à franchir ; il nous suffit de constater qu’aujourd’hui beaucoup ont obtenu le résultat tant désiré.
Les blancs n’ont fait d’abord que rire des efforts de leurs esclaves d’hier. Ils ont persisté dans leur mépris, sans daigner s’apercevoir que le vieux monde créole s’était écroulé, et qu’un jour prochain viendrait où le sol de l’île, comme aussi les situations honorifiques, appartiendraient à ceux qui sauraient les conquérir et les garder.
Ils se sont abandonnés, comme par le passé, aux engourdissements d’une vie paresseuse et facile, dissipant avec insouciance les restes de leurs fortunes à peu près détruites, et un beau jour ils se sont réveillés plus faibles que les déshérités de la veille. Voici donc une première cause de discorde : chez les uns, orgueil immodéré, inspiré par les positions conquises ; chez les autres, colère et désespoir de les avoir laissé conquérir.
L’exercice des droits politiques est venu compliquer la situation. Les gens de couleur, nègres et mulâtres, sont naturellement très attachés au régime qui leur a rendu leur dignité d’homme ; les créoles, au contraire, par essence et par tradition, sont conservateurs ; or, comme les premiers sont dix fois, vingt fois plus nombreux que les seconds, la victoire leur est toujours restée sur le champ de bataille des élections, et aujourd’hui les blancs ne prennent même plus la peine de voter, se dérobant, par avance, à une lutte où ils sont sûrs d’être vaincus.
Voilà un second motif très sérieux pour qu’il n’y ait pas, entre blancs et gens de couleur, une sympathie très vive. Quand on voit cette antipathie se transformer parfois en haine, haine violente, implacable, on s’étonne, on s’inquiète, et l’on se dit qu’il doit y avoir une autre cause à ce déplorable état des esprits ; on la cherche et on ne la trouve pas. Ceux-là seuls la connaissent, qui ont longtemps habité et pratiqué les colonies.
Aux Antilles françaises, la question de la femme, dont personne ne parle, est la question qui, au fond, passionne le plus les esprits.
Beaucoup de nègres et de mulâtres, avons-nous dit, ont acquis la richesse et l’instruction ; ils retournent aujourd’hui dans leur pays natal, après de brillantes études, faites en France, comme médecins, comme avocats, comme magistrats ; quelques-uns deviennent gouverneurs de l’île où leur grand-père a reçu le fouet. Honneur aux travailleurs courageux, dont le succès a récompensé les efforts !
Malheureusement il manque une chose essentielle pour que la population des colonies soit homogène, unie et parfaitement heureuse : c’est que les nouveaux venus soient vraiment acceptés par la société créole. On les estime à leur valeur, on les salue dans la rue, on les reçoit dans quelques maisons, mais seulement dans des maisons de fonctionnaires, et enfin — là est la grosse question, — il n’y a pas dix créoles qui consentiraient à donner leur fille en mariage à un nègre ou à un mulâtre. De leur côté, les jolies créoles éprouvent une horreur incroyable, qui semble instinctive, pour tout ce qui est de sang mêlé, même à un degré très faible. Or, s’unir à elles, est justement l’ambition éternelle des nègres et des mulâtres. Ils se présentent, mais ils sont éconduits, et les échecs répétés leur inspirent contre les blancs une haine profonde, dont rien ne saurait faire comprendre la violence aux lecteurs européens.
Il y a quelques années, un gouverneur de la Martinique eut l’idée désastreuse, — et pourtant elle lui avait été inspirée par un vieux créole très expérimenté, qu’aveuglait sans doute son grand désir de conciliation ! — de donner à Saint-Pierre un bal magnifique, où il convia, en même temps que les blancs, les principaux d’entre les nègres et les mulâtres. Qu’arriva-t-il ? C’est qu’à peine entrés dans l’immense salle du bal, les arrivants formèrent trois camps bien distincts, noirs et blancs aux deux extrémités, mulâtres entre les deux ; les jeunes filles créoles avaient eu le soin de promettre, longtemps à l’avance, toutes leurs danses à leurs frères, cousins et amis ; et nous renonçons à peindre le sourire dédaigneux avec lequel elles annonçaient la nouvelle aux cavaliers bronzés qui s’aventuraient à leur adresser une invitation.
Il ne résulta de cette fête que des provocations, des duels et un redoublement de haine.
Mais, diront les Européens, ce sont les créoles qui ont tort ; pourquoi cet ostracisme dont ils frappent leurs compatriotes de sang mêlé ? Eh quoi ! voici un homme de bonne éducation, instruit, médecin distingué ou magistrat de talent, et, parce qu’il a sous l’épiderme quelques molécules colorantes de plus ou de moins, vous aimeriez mieux, suivant l’expression de l’un d’entre vous, enterrer votre fille vivante que de la lui accorder en mariage ! c’est de la folie pure.
Ce raisonnement paraît tout d’abord d’une justesse indiscutable. Mais, pour comprendre les sentiments des créoles, il est bon de connaître et de peser les considérations suivantes. Voici un homme nègre ou mulâtre, d’une parfaite honorabilité ; très bien ! il est de plus, dîtes-vous, médecin de talent, ou magistrat distingué, ou commerçant d’une probité à toute épreuve : de mieux en mieux. Malheureusement il n’est pas seul au monde : il sort d’une famille nouvellement constituée, où un état civil régulier, la fidélité aux principes de la morale et de l’honneur, etc., sont d’introduction trop récente. Il traîne comme un boulet, l’infortuné ! ou un oncle qui aura été condamné pour vol sur une habitation, ou une cousine qui court les rues de la ville portant sur un madras crasseux un trait chargé de morue fraîche ou salée, ou quelque parente moins avouable encore. Combien y a-t-il d’habitants de Lyon, de Marseille, de Paris, qui repousseraient avec horreur tout projet d’union dans les conditions que nous venons de dire ! Personne plus que nous ne désire la fusion des races : elle est logique, indispensable, et elle se fera ; mais ceux qui la veulent immédiate, instantanée, sont des utopistes ou des ignorants. Il faut attendre qu’un demi-siècle, et plus, ait effacé dans nos colonies jusqu’aux derniers vestiges d’un esclavage et d’une dégradation qui étaient la honte de l’humanité.
À part ces rivalités, la vie est tout à fait paisible et douce à la Martinique. Les dames sortent peu, préférant rester à l’abri d’un soleil de feu dans les maisons rendues aussi fraîches que possible ; c’est avec peine qu’elles se décident à dépouiller le large peignoir créole, et à quitter la berceuse ou le hamac aux balancements qui endorment. Les hommes ne vont à leurs affaires, en général, que jusqu’à onze heures du matin, et à partir de trois heures de l’après-midi ; dans l’intervalle, ils s’abandonnent aux douceurs de la sieste. Leur costume est des plus simples et ne se compose que de vêtements de coutil ou de nankin. La coiffure universellement portée, par le gouverneur comme par le dernier nègre de l’île, est le panama aux larges bords.
Le seul costume pittoresque est celui des négresses. Il se compose d’une chemise brodée très fine, d’une jupe aux bandes de couleurs voyantes, attachée très haut, à la manière des robes premier empire, d’un madras jaune, vert et rouge, posé au sommet de la tête de la manière la plus originale, le tout surchargé d’épingles d’or, de broches, de pendeloques de toute nature. Elles sont d’une propreté remarquable, et ne prennent pas moins de trois ou quatre bains par jour. Elles sont presque constamment armées d’une brosse à dents qu’elles agitent vivement dans leur bouche, préalablement remplie de tabac en poudre.
Ce sont là, en effet, deux des traits caractéristiques du caractère nègre : l’amour de la propreté et celui des couleurs éclatantes.
Les mœurs sont douces, et la religion catholique est universellement pratiquée. Cela n’empêche pas les nègres d’être extraordinairement superstitieux. Ils ont une multitude d’amulettes ou de gris-gris ; ils croient aux mauvais sorts, — aux sorciers, volants, soucouyans ou soucougnans, — aux philtres ou quimbois, — aux revenants, qu’ils appellent des zombis.
On s’est habitué, en France, sur la foi de romanciers peu soucieux de l’exactitude, à croire que le nègre des Antilles parle une sorte de langage télégraphique dont voici un échantillon : nègre dire à blanc li vouloir tafia. La vérité est que le patois créole est presque une langue, langue absolument incompréhensible à qui n’en a pas l’habitude. Elle est faite de mots empruntés à presque tous les idiomes connus : anglais, espagnol, hollandais, danois, etc. Les mots français qui s’y rencontrent sont presque tous méconnaissables à force d’être défigurés ; quelques-uns sont tirés du langage particulier à telle ou telle province. Parmi ces derniers, nous en citerons un bien joli, qui est une sorte d’onomatopée imitative du chant des oiseaux au matin. La pointe du jour, en vieux langage bas-breton, s’appelait la piperette ; les nègres en ont fait le pipirit chantant.
CHAPITRE III.
La mer des Antilles est riche en animaux de toutes sortes, gros et petits. On y trouve quelques baleines dont, malheureusement, la pêche est négligée par les Français et est devenue le monopole presque exclusif des Américains. On y rencontre aussi des requins, des marsouins, et une espèce d’énorme brochet de mer. On y pêche le thon, la raie, le rouget, le balaou, l’orphi, dont la mâchoire forme à elle seule le quart de la longueur ; la bonite, la dorade, ce poisson aux formes élégantes et aux couleurs diaprées qui changent mille fois dès qu’on l’a retiré de l’eau. La galère, cette vessie qui semble inanimée, y sécrète son poison violent ; le poisson volant y prend ses ébats, trop souvent interrompus par la dent vorace d’un congénère peu scrupuleux, ou vient quelquefois, trahi par ses forces au milieu d’un bond mal calculé, tomber et expirer sur le pont d’un navire mouillé dans la rade.
À la Martinique, les huîtres et les écrevisses sont abondantes et savoureuses. Les crabes n’y manquent pas non plus.
Signalons encore les tortues de mer, dont la chair est un aliment délicat, la carapace une matière industrielle précieuse, et les petites tortues de terre, assez insignifiantes, qu’on nomme molokoies.
Les animaux domestiqués sont les mêmes qu’en France, et les animaux sauvages sont peu nombreux. Ce sont le manicou, l’agouti et le rat musqué.
Le rat musqué, remarquable par la petite poche qu’il possède et qui sécrète une liqueur fortement imprégnée d’odeur de musc, est connu de nos lecteurs ; son espèce est du reste répandue à profusion dans l’Amérique du Nord.
L’agouti est un rongeur, de la famille des caviens, dont on connaît trois espèces : l’agouti simple, l’agouchi et l’agouti huppé. Les agoutis sont de jolis animaux, de la taille et presque de la forme de nos lapins. Ils vivent dans les bois, mais ne se creusent pas de terriers préférant se retirer dans les troncs d’arbres creux. Ils se nourrissent d’écorces et de fruits ; on les considère comme un gibier précieux, car ils fournissent des rôtis succulents, fort appréciés des gourmets.
Le manicou est un animal du genre sarigue à oreilles bicolores. Il a le museau assez semblable à celui du sanglier, la queue raide et assez étendue, le poil rude et long, de couleur brun fauve. Les petits séjournent, pendant cinquante jours après leur naissance, dans la poche que le manicou femelle porte comme la sarigue. C’est un ennemi dangereux pour les oiseaux et les habitants des basses-cours.
Les rats ordinaires pullulent à la Martinique et la canne à sucre est leur aliment favori ; aussi leur fait-on une guerre acharnée avec des Bull-terriers. Il y avait même autrefois une prime par queue présentée. Les serpents en détruisent aussi de grandes quantités.
Malheureusement, l’auxiliaire est pire que l’ennemi, et nous voici amenés à parler de ce qui constitue une véritable plaie à la Martinique.
On y rencontre une grande quantité de reptiles venimeux de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Les plus communs sont les trigonocéphales, dénomination générale sous laquelle se rangent cinq ou six espèces de serpents à la tête triangulaire, extrêmement dangereux, parmi lesquels se distingue surtout la vipère fer de lance. Sa piqûre est mortelle, et presque sans remède. On prétend que les nègres charmeurs ou panseurs s’enduisent les mains et le corps d’un jus qu’ils tirent de la racine du citronnier mâchée ; mais nous ne conseillerions à personne d’expérimenter la vertu plus ou moins réelle de ce spécifique. Le moyen le plus efficace que nous ayons vu employer par les nègres consiste à sucer immédiatement la plaie ; mais le danger n’en est pas moins très grand, car la moindre écorchure dans la bouche de l’opérateur suffit pour provoquer un empoisonnement presque foudroyant. Par malheur, ce n’est pas seulement dans les campagnes que l’on est exposé aux morsures fatales. Au mois d’août 1876, nous avons vu tuer dans une des rues les mieux fréquentées de Saint-Pierre, où il y a plusieurs pensionnats de jeunes filles, une femelle pleine de vingt-cinq serpenteaux.
Nous lisons dans le Propagateur de la Martinique du 28 octobre de la même année : « On n’a jamais vu tant de serpents ni si gros, et si l’on ne se décide à leur faire une guerre sérieuse, ce n’est pas seulement dans les bois, dans les champs de cannes, sur les grands chemins que ces immondes et malfaisantes bêtes seront redoutables, non elles envahiront nos villes en maîtres, et on se rangera sur leur passage, en leur tirant le chapeau à distance, comme aux grands seigneurs d’autrefois. »
Viennent alors des citations de nombreux accidents, suivis de mort. Nous aimons mieux ne rapporter ici que l’aventure suivante, qui s’est terminée d’une façon moins tragique :
« Il y a quelques jours, M. Gr… directeur par intérim du Jardin des Plantes, venait de faire visite à un voisin, M. Ma… avec ses deux enfants, et un jeune homme tenant un fanal, car la nuit commençait. Tout à coup, sur l’avenue qui a deux mètres environ de largeur, il aperçut un serpent qui barrait totalement le passage, sans qu’il fût possible de distinguer la tête de la queue, les extrémités étant dans les herbes des deux côtés. Sachant que les coups sont plus terribles près de la tête, il frappa là où il la croyait. Malheureusement, il avait frappé la queue ; aussitôt, le monstre se redressa, cherchant à s’élancer sur lui. Le jeune homme qui portait le fanal s’étant éloigné, le pauvre père resta dans l’obscurité, poussant ses deux filles derrière lui de la main gauche, et de la droite s’escrimant avec son bâton contre le reptile, qui finit par disparaître, et qui est mort peut-être, mais qui peut-être aussi est vivant, bien que le bâton soit taché de sang. Or, la maison qu’habite M. Ma… est à cinquante pas du repaire du monstre, et il y a cinq ou six petits enfants qui jouent là, toute la journée, etc… »
En résumé, la Martinique paie chaque année un tribut de victimes à ces Minotaures. Tout le monde n’est pas mordu, c’est évident, mais tout le monde supporte mille vexations diverses à cause de cet ennemi redoutable. Il vous prive des promenades nocturnes, vous empêche de poser le pied dans les herbes ou de vous asseoir dans les champs, vous oblige à tenir toujours le milieu de la route, vous empoisonne le plaisir si grand des bains de rivière, car il est bien avéré que le serpent se cache sous les pierres pour pêcher ; on hésite même, quand on a l’innocente fantaisie de cueillir une fleur ou un fruit, car le serpent aime à se cacher sur les arbres et les arbustes, depuis les jours primitifs du Paradis terrestre. Enfin l’on ne peut même pas goûter en paix les douceurs du sommeil, car la colonie abonde en récits, à faire dresser les cheveux sur la tête, sur le danger qu’ont couru des enfants dans leur lit, couchés sur des serpents qui les auraient mordus au moindre mouvement, si la tendresse maternelle n’avait trouvé le moyen, presque miraculeux, de les enlever sans toucher à l’horrible bête endormie. Est-ce vivre cela ?
Nos lecteurs se demanderont comment les habitants de la Martinique n’ont pas fait cesser immédiatement un état de choses aussi déplorable. Si un département français avait le malheur d’être ainsi infesté de monstres, on voterait immédiatement une prime considérable par chaque tête de serpent détruit, et de plus on y acclimaterait d’autres animaux destinés à détruire les premiers. Quoi de plus facile que de transporter à la Martinique quelques couples de ces vaillants oiseaux du cap qu’on nomme indifféremment secrétaires ou serpentaires ! Secrétaires parce qu’ils ont un bouquet de plumes occipitales s’allongeant en arrière de la tête et simulant assez bien la plume que les commis aux écritures ont l’habitude de mettre sur l’oreille droite ; serpentaires, à cause de la guerre acharnée qu’ils font aux reptiles. Démarche lente et majestueuse, œil brillant de l’oiseau de proie, bec recourbé servi par de puissants ressorts, corps de vautour monté sur de longues pattes, tel est ce magnifique échassier. Dès que le secrétaire aperçoit un serpent, il fond sur lui et le fixe au sol de ses griffes puissantes ; le reptile se redresse, siffle, lui mord les pattes ; mais il ne peut entamer sa peau rugueuse, et il est bientôt haché en quelques coups de bec. Le serpentaire est en outre un grand destructeur de rongeurs, et il aurait encore droit de cité, à ce titre, dans les champs de cannes à sucre. Pourquoi donc les habitants de la Martinique n’en font-ils pas immédiatement venir une centaine ?
Nous avions promis une preuve irréfutable de la paresse, de l’incurie des créoles, nous ne pouvons en donner de meilleure, puisque nous les montrons ici laissant en danger chaque jour, et par pure apathie, non seulement leur propre vie, dont ils peuvent faire bon marché, mais encore celle de leurs femmes, de leurs enfants, sans parler de celles de malheureux cultivateurs à leur service. C’est là une indifférence qui ne tend à rien moins qu’à rendre inhabitable un des plus beaux pays du monde.
Mais nous nous sommes assez étendu sur ce triste sujet, laissons de côté les reptiles et parlons des oiseaux.
On retrouve d’abord à la Martinique presque tous les oiseaux de France. Ceux qui sont particuliers, sinon à l’île même, du moins aux Antilles françaises, sont les suivants : les gobe-mouches, qui se rapprochent beaucoup de l’ibis ; les hérons crabiers ; quelques flamands, mais assez rares : les frégates, oiseaux dont les ailes atteignent jusqu’à huit pieds d’envergure. Pendant l’hivernage, des vols considérables de pluviers viennent s’abattre dans l’île, et deviennent aussitôt la cible des chasseurs ; ils ne sont pourtant qu’un butin peu désirable, harassés et amaigris déjà par les fatigues d’une route parfois très longue et toujours très tourmentée. Citons encore les colibris et les oiseaux-mouches, ces joyaux animés de l’écrin des Antilles, si proches parents entre eux que les mêmes compliments et les mêmes reproches peuvent s’adresser aux uns et aux autres. Ce sont les plus petits des oiseaux. L’émeraude, le rubis, la topaze, a dit Buffon, brillent sur leurs habits. Ils ne les souillent jamais de la poussière de la terre, et, dans leur vie aérienne, on les voit à peine toucher le gazon par instants. Ils sont toujours en l’air, et vivent du nectar des fleurs que leur permet de pomper l’organisation particulière de leur langue. Mais leur petite taille et leur grâce brillante ne les empêchent pas d’avoir un naturel des plus emportés ; ils se battent entre eux avec acharnement et ne cessent de becqueter le chasseur qui s’en est rendu maître. Enfin, le plus remarquable de tous est peut-être l’oiseau moqueur, car à un plumage aussi magnifique il joint une voix qui n’est pas sans agrément. Sa robe est d’or, de pourpre et d’azur, et il semble poursuivre le voyageur égaré dans les bois d’accords qu’il module d’un ton vraiment railleur.
Viennent ensuite les insectes, qui sont innombrables à la Martinique, et des plus incommodes. Ce sont d’abord les abeilles, presque toutes à l’état sauvage. Aussitôt après le coucher du soleil, les maringouins, placés sur les pointes des hautes herbes, commencent un concert assourdissant. Plus insupportables encore sont leurs frères les moustiques.
Dans l’intérieur des habitations, nous trouvons les ravets, insectes coléoptères, longs à peu près d’un pouce, dont l’odeur forte est encore plus désagréable que celle de la punaise. Ils volent audacieusement de tous côtés, pénètrent dans les armoires et les bibliothèques, rongent le linge et les livres, vont partout se multipliant, infectes et dégoûtants. Les variétés de fourmis sont si nombreuses que le moindre aliment oublié sur une table est immédiatement pris d’assaut, et sur les habitations il faut parfois se défendre d’envahissements subits qui prennent les proportions de véritables invasions.
Nous ne saurions oublier le scorpion, la bête à mille pieds, hideux scolopendre dont la piqûre occasionne une brûlure cuisante, suivie d’inflammation et souvent de fièvre. La chique, qui s’introduit sous la peau, y dépose une grande abondance d’œufs qui éclosent presque instantanément, et qu’on ne saurait, sans danger, négliger d’extraire aussitôt.
Terminons par un insecte plus gracieux, la luciole, qui, dans le patois créole, répond au doux nom de la belle ou clindindin. Ses yeux phosphorescents projettent une clarté verdâtre, d’un effet saisissant quand elle voltige le soir dans les jardins.
La végétation de la Martinique, comme d’ailleurs celle de la Guadeloupe, est d’une richesse et d’une vigueur étonnantes. C’est en nous occupant de cette dernière colonie que nous étudierons le règne végétal aux Antilles. Nous ferons seulement exception pour le café, non point parce que la Martinique en produit plus que sa voisine (on verra plus loin la vérité à ce sujet, qui surprendra bien des gens), mais uniquement parce que cette île est la première où l’on introduisit la plante précieuse, et que c’est de là qu’elle se répandit dans les colonies voisines.
C’est des plateaux de l’Abyssinie qu’est originaire la plante à laquelle nous devons cette liqueur délicieuse, qui donne de l’énergie, stimule l’esprit et le pousse à la gaieté, qui « manquait à Virgile et qu’adorait Voltaire ».
Lorsque le commandant Clédieu quitta la France en 1727, Jussieux lui remit trois petits plants de café pour les introduire à la Martinique. La traversée fut pénible et longue ; quelques jours avant d’atteindre le but du voyage, l’eau manqua abord, et l’on fut obligé de réduire à la demi-ration matelots et passagers. Clédieu préféra souffrir de la soif que de laisser mourir les plantes qui lui avaient été confiées, et il se priva de sa ration d’eau pour les arroser. Cependant, sur trois plants, il eut la douleur d’en voir mourir deux pendant le voyage ; il ne put en sauver qu’un seul. C’est ce petit pied de café, cultivé avec soin par lui, qui produisit à la longue toutes les riches plantations des Antilles. Que de richesse et de bien-être dans ce seul arbuste confié aux soins d’un homme intelligent ! Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui la négligence et la paresse des planteurs laissent dépérir cette plante précieuse au point qu’elle ne tardera pas à disparaître complètement de la Martinique ?
L’auteur du mal, qu’une longue incurie a rendu presque irrémédiable, est un simple puceron, qu’à l’origine il eût peut-être été facile de combattre victorieusement. On a bien fait quelques tentatives, mais comme on n’a pas remporté du premier coup un succès éclatant, on a tout abandonné ; et on a préféré se livrer exclusivement à la culture de la canne à sucre, peut-être à cause de l’espèce d’idée aristocratique qui s’attache là-bas au titre de sucrier.
Le café Martinique continue à jouir à Paris et dans le monde entier d’une réputation hors ligne. Combien peu de personnes pourtant peuvent se vanter d’avoir dégusté une tasse de ce café au goût exquis, au parfum délicieux ! Le nombre en est bien petit en France, et dans la colonie même, seuls les gourmets acharnés parviennent à se procurer une provision de cette précieuse fève, qui tend à disparaître tout à fait. L’immense majorité de la population boit du café importé des colonies voisines ; quant aux consommateurs de la métropole, on leur sert sous le nom de café Martinique du café de toutes les provenances, excepté de la vraie.
Le café que l’on rencontre dans les différents marchés avec l’étiquette Martinique — (nous pourrions en dire autant du rhum) — est en réalité du café Guadeloupe.
En Fouance et dans Paris, tout patout, dans boutique
Yo qua faire passé pour Café Martinique,
— (Qui pas dans moune encor), — Café Guadiloupien
Qui sel qua validé et qui tout partout plein. »
Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Martinique bénéficie de la réputation de produits qui ne sont pas les siens ; le fait date de l’époque déjà lointaine où, de par la volonté de la métropole, toutes les autres îles reconnaissaient la suzeraineté de « la reine des Antilles ». Elle seule commerçait directement avec l’Europe, et les denrées des colonies voisines, en passant par ses ports, prenaient assez naturellement son nom, qu’on leur a conservé par la force de la routine.