Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/14

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XIV.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 257-263).
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XIV.


EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD,

PAR M. H. DE LAMOTHE[1].
1873. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIV

Premier aspect de Winnipeg. — Saint-Boniface. — Mon hôte Provencher. — La société française à Winnipeg. — Accueil cordial. — L’archevêque de Saint-Boniface. — Visite à Saint-Norbert. — Le P. Ritchot. — Nomenclature géographique et confusion des langues. — Louis Riel. — Apparition de points noirs à l’horizon politique.


Une rivière de cent vingt à cent cinquante mètres de large, aux eaux d’un blanc sale, serpentant à travers une prairie sans fin, entre deux berges argileuses d’une vingtaine de pieds d’élévation ; de l’autre côté de ce cours d’eau, un amas de constructions en bois ou en brique éparses çà et là, le long d’avenues rectilignes aussi larges que boueuses, jusqu’à une petite distance du confluent d’une autre rivière moins large des deux tiers que la première ; près de ce confluent — de cette « fourche », comme on dit là-bas — un mur en maçonnerie percé de meurtrières, cachant à demi un vaste ensemble de bâtisses peu élevées : tels étaient les principaux traits du paysage qui s’offrit à nos yeux, lorsque le 6 septembre au matin nous quittâmes l’hospitalière demeure de M. Buchanan.

Le plus grand des deux cours d’eau était la Rivière Rouge, ainsi nommée, non d’après la couleur de ses eaux, mais à cause des combats sanglants que Sioux et Saulteux se livraient jadis sur ses bords ; son tributaire était l’Assiniboine ; les maisons en bois constituaient la ville ou plutôt l’embryon de ville qu’on a baptisé du nom de Winnipeg ; et le mur bastionné entourait les bâtiments du Fort Garry, propriété de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Fort Garry. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Quant à la future ville canadienne et métisse française de Saint-Boniface où nous venions de passer la nuit, elle ne se composait guère alors que de quelques constructions largement espacées sur la rive droite de la Rivière Rouge. Du moins on y voyait des arbres dont la rive opposée est à peu près dépourvue, et parmi les édifices, quelques-uns étaient de beaucoup supérieurs à tout ce que possédait la « capitale » voisine. Tels étaient l’église catholique, l’archevêché, le pensionnat des sœurs, monuments bien modestes sans doute, mais dont la maçonnerie avait pourtant fort grand air au milieu des baraques en bois du voisinage. Il est bien entendu que ce tableau s’applique uniquement à 1873, année de ma visite, car si j’en crois les journaux de ce jeune pays, qu’un ami complaisant m’envoie de temps à autre, Winnipeg et Saint-Boniface font des pas de géant.

Saint-Boniface. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

En attendant qu’un pont réunisse les cités jumelles, leurs communications dépendent du bac établi sur la Rivière Rouge. Dès les premiers pas que je fis pour m’y rendre, je dus constater l’absence regrettable de tout macadam ou pavage dans les avenues de Saint-Boniface. L’un et l’autre sont remplacés fort désavantageusement par le terreau des Prairies que les roues des voitures, le piétinement des hommes et des animaux ont privé de sa parure de gazon, et que la moindre averse a bientôt transformé en ce cinquième élément dont nous avons déjà fait la connaissance à la Pointe des Chênes. Ce fut donc en pataugeant dans la boue la plus gluante que M. Pethers et moi fîmes dans Winnipeg une entrée fort peu triomphale.

Winnipeg. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Mon premier soin, après avoir fait choix d’un gîte, fut de me mettre à la recherche du commissaire des affaires indiennes pour qui j’avais en portefeuille une demi-douzaine de lettres de recommandation écrites par des amis communs de Paris, Québec, Montréal et Ottawa. Dans une capitale de deux mille habitants une telle recherche n’avait rien de bien compliqué. Aussi ne tardai-je pas à rencontrer ce haut fonctionnaire. Il me surprit fort en m’annonçant que la nouvelle de mon arrivée m’avait devancé de plusieurs jours et qu’il entendait me recevoir avec tous les honneurs dus à ma qualité de voyageur français et d’ami de ses nombreux amis. Vingt minutes plus tard mon léger bagage quittait l’hôtel Davis pour venir s’installer en compagnie de son maître au domicile de l’hospitalier commissaire.

Une rue de Winnipeg. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

C’était jouer de bonheur : du premier coup je tombais sur l’hôte le plus accommodant, le plus gai, le moins gêné et le moins gênant qui se pût trouver dans toute l’étendue de la Confédération canadienne, de la pointe de Gaspé aux fiords de la Colombie britannique. J. N. Provencher était presque un confrère : journaliste à vingt ans, il n’avait pas tardé à conquérir un certain renom dans la presse canadienne ; toutefois il est permis de croire que la fatalité lui a fait manquer sa vocation. Il aurait dû naître entre Garonne et Pyrénées, et au lieu d’élaborer de solennels « Premiers Montréal » dans la grave Minerve de l’endroit, devenir un des plus gais coryphées de quelque joyeuse rédaction du boulevard. Un beau jour, en récompense de ses services dans la presse, Provencher fut envoyé à la Rivière Rouge avec le premier gouverneur parti d’Ottawa pour administrer les territoires nouvellement annexés à la « Puissance ».

Dans cette expédition, qu’arrêta court l’opposition des métis, Provencher avait payé de sa personne : on lui devait une compensation, il l’obtint, et fut nommé agent d’émigration du Canada en France. Je l’ai déjà dit, il était né pour le boulevard ; aussi s’y naturalisa-t-il avec une surprenante facilité ; il ne me démentira point si j’affirme qu’il a voué un culte fervent au souvenir de son séjour à Paris. Il y a eu des amis en foule et des aventures à souhait.

M. Provencher. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Tout en sacrifiant au plaisir de la capitale, Provencher a trouvé le temps d’adresser d’excellents rapports à son gouvernement et de participer à la réouverture d’un courant d’émigration française vers le Canada. Je crois qu’il aurait volontiers prolongé son séjour parmi nous ; mais un beau matin il reçut un ordre de départ, accompagné de sa nomination de commissaire des affaires indiennes dans la province de Manitoba. Tomber de Paris à Winnipeg était bien dur : il se résigna pourtant et repassa l’Atlantique, non sans emporter dans ses bagages ce fond de philosophie sans souci qui permet de vivre gaiement n’importe où, comme si tout était vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. La verve des caricaturistes montréalais s’est quelquefois exercée à ses dépens ; il a fait aussitôt photographier les caricatures et il les distribue à ses amis de préférence à son portrait authentique.

Sans vouloir aucunement flatter mon nouvel hôte, je mentirais si je ne comptais point les quelques semaines qu’il m’a fait passer à Winnipeg parmi les plus amusantes et les mieux remplies de ma vie nomade. Il est vrai qu’il croyait à la vertu apéritive des cocktails et qu’il adorait les calembours, mais nos divergences de vue sur ces deux points importants n’empêchèrent jamais la plus parfaite harmonie de régner entre les hôtes du commissariat des sauvages.

Moins de huit jours après, j’avais fait connaissance avec toute la société canadienne-française de Winnipeg, petit cénacle composé d’officiers du bataillon de miliciens volontaires en garnison au Fort Garry, de fonctionnaires des gouvernements fédéral et provincial et de quelques commerçants venus du Canada. Plusieurs ont amené leur famille, et tout éloignée que soit du monde civilisé la nouvelle capitale, on y peut assister à des réunions plus agréables et plus animées que dans bien des petites villes de nos provinces. Bientôt je fus au courant de tout ce qu’il m’importait d’apprendre sur la politique locale et sur toutes les choses du pays ; je ne tardai pas à devenir un franc Manitobain, et l’écho lointain des nouvelles du vieux monde, qu’apportait deux fois par semaine le « stage » ou diligence venant des États-Unis par Pembina, finissait par m’intéresser beaucoup moins que les vicissitudes de ce minuscule pays, destiné à devenir le berceau d’un grand peuple.

À Québec et à Montréal, on m’avait remis des titres « d’introduction » pour l’un des membres canadiens-français du cabinet provincial, le secrétaire de l’intérieur. Venu de Montréal après l’annexion, M. Royal — encore un ancien journaliste doublé d’un avocat — est à tous égards une individualité fort remarquable. Son habileté reconnue, sa connaissance des usages et des traditions parlementaires de la Grande-Bretagne et du Canada, en ont fait le chef politique incontesté de la population de langue française. Il est l’homme de la période légale, de la lutte pacifique, comme son prédécesseur Louis Riel avait été celui de la résistance à main armée. Parmi les personnes qui me firent également un excellent accueil, je citerai M. Donald Smith, gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson ; M. A. Girard, l’un des deux représentants de la province au Sénat fédéral ; M. Dubuc, député au Parlement local ; M. Jones, du chemin de fer du Pacifique, etc., etc.

L’archevêque catholique romain de Saint-Boniface, Mgr Taché, frère du ministre de l’agriculture et de l’immigration à Ottawa, ne se trouvait point alors à la Rivière Rouge. Je l’avais vu à Montréal et à Ottawa, où il avait été rétablir une santé ébranlée par vingt et quelques années de missions dans le Nord-Ouest. Ce prélat, dont l’influence est énorme sur toute la population canadienne et métisse française, ainsi que sur une bonne partie des Indiens de son immense diocèse, est un de ces hommes vraiment supérieurs dont la rencontre laisse une impression profonde. Si notre nationalité, représentée hier encore par douze ou quinze mille métis sans cohésion, sans instruction, sans vues d’avenir, parvient à se maintenir entre la rivière Winnipeg et les Rocheuses, l’histoire dira dans quelle large mesure l’archevêque de Saint-Boniface aura contribué à ce résultat. Ce qu’il a conçu, tenté, opéré pour l’amélioration morale et matérielle du pays au temps où gouvernait la Compagnie de la baie d’Hudson, ce qu’il a dépensé d’énergie pendant et après les troubles occasionnés par l’annexion pour maintenir sur le terrain de la légalité une résistance que des provocations insensées pouvaient d’un moment à l’autre faire dégénérer en lutte ouverte, tout cela demanderait plus d’espace que n’en comporte ce travail. Mgr Taché a d’ailleurs pour collaborateurs des hommes remarquables. Tels sont, entre autres, Mgr Grandin, un oblat français, aujourd’hui évêque de Saint-Albert ; le P. Lacombe, auteur de travaux sur divers idiomes indiens ; Mgr Faraud, vicaire apostolique du fleuve Mackenzie ; le P. Petitot, du même vicariat, l’un des derniers lauréats de la Société de géographie de Paris, etc., etc.

Mgr Taché et le P. Lacombe. — Dessin de E. Roujat, d’après une photographie.

Quelques jours après mon arrivée, j’eus l’occasion de lier connaissance avec l’un des membres les plus marquants du clergé canadien du pays. Messire Ritchot, curé de Saint-Norbert, appelé aussi quelquefois le P. Ritchot, bien qu’il n’appartienne à aucune congrégation régulière, est connu dans toute la « Puissance » grâce au rôle qu’il a joué dans les événements de 1869-1870 ; aussi m’en avait-on parlé à Québec et à Ottawa. La paroisse de Saint-Norbert, ou plutôt le centre de la longue ligne d’habitations qui la composent, n’étant qu’à 15 ou 18 kilomètres de Winnipeg, nous nous y rendîmes un beau matin en voiture, Provencher et moi. Après avoir passé l’Assiniboine sur une sorte de pont-radeau en bois, on suit à travers la Prairie la mince lisière de bois qui borde la Rivière Rouge. De loin en loin, nous rencontrons une habitation entourée de clôtures à claire-voie. Les lots de terre des anciens colons font tous front sur la rivière, sur une étendue de 150 à 200 mètres ; leur profondeur est uniformément de deux milles (3 200 mètres), ce qui donne une surface de 450 à 600 hectares par propriété. En outre, les métis revendiquent le droit exclusif de couper le foin sur deux autres milles de profondeur en arrière de leur lot, et la question a fini, je crois, par être tranchée en leur faveur. C’est environ un sixième de la province qui a été ainsi réservé aux anciens habitants par l’acte de Manitoba (1870). Ce sixième se compose de deux bandes de terrains de quatre milles de largeur le long des deux rives de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine. Le reste du pays a été régulièrement divisé en townships, rangs et lots d’une régularité géométrique, destinés aux nouveaux colons.

Charge de Provencher[2]. — Dessin de Lafosse, d’après une gravure américaine.

Le presbytère de Saint-Norbert se cache sur la rive gauche de la Rivière Rouge, au milieu d’un joli massif de trembles et de bouleaux presque tous plantés il y a une dizaine d’années par le P. Ritchot. Non loin de là, sur un pont de bois branlant, on franchit la rivière Sale, petit cours d’eau dont les changements de nom semblent avoir été imaginés tout exprès pour dérouter un cartographe. Primitivement, les explorateurs français l’appelèrent très-justement la rivière Salée, à cause des nombreuses sources saumâtres qui l’alimentent. De ce nom, les Anglais firent « Salt River », qui en est la traduction exacte. Plus tard, vinrent de nouveaux Canadiens-Français, qui, dans leur ignorance de l’anglais, changèrent Salt River en Rivière Sale ; puis des Anglais non moins érudits retraduisirent encore par à peu près l’appellation nouvelle, et le cours d’eau devint, dans leur langue, Stinking River — la Rivière Puante.

Nous fûmes reçus cordialement par le P. Ritchot et ses charmantes nièces, venues depuis un an de leur paroisse du bas Canada. Il nous retint à déjeuner. Il est difficile d’imaginer une physionomie plus énergique que la sienne. En Espagne il eût dignement figuré en tête de quelque « guerilla ». Comme patriote, il est peu radical ; les transactions, les habiletés, les sous-entendus ne sont pas son fort. Quand les intérêts de ses chers métis sont en jeu, il monterait volontiers à cheval pour soutenir leurs droits envers et contre tous. Aussi jouit-il d’une grande popularité parmi eux.

Un troisième convive survint, grand jeune homme aux allures dégagées, à la figure ouverte, intelligente et sympathique ; le P. Ritchot me présenta, selon la formule sacramentelle, « M. Louis Riel, ancien président du gouvernement provisoire de Manitoba. » J’avais devant moi l’homme qui avait tenu un moment tout le Nord-Ouest sous son autorité et dont la constance avait valu à la population française la part d’influence dont elle jouit dans la nouvelle province. Mais, par une application du sic vos non vobis du poëte, le premier auteur de ces conquêtes était le dernier à en pouvoir bénéficier. L’exécution d’un Canadien-Anglais accomplie sous son administration, les délais apportés à la proclamation de l’amnistie générale promise au nom de la couronne d’Angleterre, lui faisaient une situation à part, pleine d’équivoques et d’insécurité, et d’autant plus dangereuse, qu’il comptait depuis peu parmi ses ennemis le chef du département de la justice provinciale. Louis Riel, vieilli depuis, harassé, fatigué, malade, avait alors une figure sympathique. Il ne coule dans ses veines qu’un quart de sang indien : à moins d’être prévenu d’avance, on ne devinerait jamais en lui un métis. Nous causâmes du passé, du présent et de l’avenir de son pays, et j’ai conservé de notre entrevue le meilleur souvenir.

Rentré à Winnipeg, je ne restai pas oisif ; les parties de plaisir se succédaient sans relâche avec arrêt devant de rares maisons de traitants. Un jour c’était une chasse aux poules de Prairie, les Prairie chickens des Anglais (Tetras Phasianellus), qui abondent dans les hautes herbes près de Fort Garry.

Mission de traitant. — Dessin de A. Dupuy, d’après une photographie.

Un autre jour c’était un dîner à Silver Heights, résidence d’été de M. Donald Smith, le loyal et hospitalier gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson. Je m’y rencontrai avec M. Mac-Tavish de la même Compagnie, neveu du dernier gouverneur, et avec lord Dunraven, un pair du Royaume-Uni qui commençait en ce moment un grand voyage de chasse et d’instruction dans les Prairies de l’Ouest.

Quoique Winnipeg fût, à proprement parler, le terme de mon voyage, on tenait à me faire voir complétement le pays. Provencher parlait déjà d’organiser une excursion jusqu’au fort Alexandre sur le lac Winnipeg, d’autres m’engageaient à remonter le long de l’Assiniboine jusqu’à Portage la Prairie, centre des nouveaux établissements fondés par les émigrants d’Ontario. Mais vers ce moment mon étoile commença à pâlir, et la bonne chance qui avait secondé jusque-là toutes mes entreprises dessina un mouvement de retraite des plus prononcés. L’automne, ordinairement fort beau dans ces régions, ne fut cette année, à partir de la mi-septembre, qu’une succession d’averses qui rendirent les routes de la Prairie presque impraticables aux voitures.

  1. Suite. — Voy. t. XXX, p. 97, 113, 129 ; t. XXXV, p. 225 et 241.
  2. Cette charge représente Provencher en compagnie d’émigrants français et d’Indiens des « réserves » : les émigrants pleurent de son départ, les Indiens se réjouissent de l’arrivée de leur maître payeur.