Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre I
EXPÉDITION DE CYRUS
ET
RETRAITE DES DIX MILLE[1].
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER[2].
Darius et Parysatis eurent deux fils ; l’aîné, Artaxercès, le plus jeune, Cyrus. Darius étant tombé malade et sentant sa fin approcher voulut avoir près de lui ses deux fils. L’aîné se trouvait là ; Cyrus fut mandé par son père des gouvernements dont il l’avait fait satrape, en le nommant aussi général de toutes les troupes campées dans la plaine du Castole. Cyrus vint donc, accompagné de Tissapherne, qu’il croyait son ami, et suivi de trois cents hoplites grecs que commandait Xénias de Parrhasie.
Darius meurt[3] : Artaxercès lui succède[4]. Alors Tissapherne accuse Cyrus auprès de son frère de tramer contre lui. Artaxercès le croit, et fait arrêter Cyrus, pour le mettre a mort. Leur mère, à force d’instances, fléchit le roi, et obtient que Cyrus soit renvoyé dans son gouvernement[5]. Cyrus, tout ému du danger et de l’affront, s’en va et songe aux moyens de ne plus dépendre de son frère, mais, s’il peut, de régner à sa place. Parysatis, leur mère, favorisait Cyrus, qu’elle chérissait plus que le roi régnant Artaxercès. D’ailleurs, quiconque venait de chez le roi auprès de Cyrus, il le changeait si bien, qu’au départ on avait plus d’amitié pour lui que pour le roi ; et il mettait tous ses soins à ce que les Barbares qui étaient à son service devinssent de bons soldats et dévoués à sa personne.
En même temps, il lève des troupes grecques le plus secrètement possible, afin de prendre le roi tout à fait au dépourvu. Voici comment eut lieu cette levée. Dans toutes les villes où il entretenait garnison, il ordonna aux commandants d’enrôler le plus grand nombre possible des meilleurs soldats du Péloponèse, sous prétexte que Tissapherne en voulait à ses places. En effet, les villes ioniennes avaient été jadis à Tissapherne, le roi lui en ayant fait présent ; mais toutes, sauf Milet, s’étaient rangées du parti de Cyrus. Or, à Milet, Tissapherne, pressentant que les habitants avaient également l’intention de passer à Cyrus, fit mourir les uns et bannit les autres. Cyrus accueille les bannis, assemble une armée, assiége Milet par terre et par mer, et tâche d’y faire rentrer ceux qui en avaient été exilés. C’était pour lui un nouveau prétexte de lever des troupes. Puis il envoie prier le roi de lui dominer ces places, à lui, son frère, plutôt qu’à Tissapherne. Leur mère appuie cette demande, en sorte qu’Artaxercès, loin de soupçonner le piége qu’on lui tend, se figure que Cyrus ne fait tous ces armements dispendieux que contre Tissapherne. Il n’est pas même fâché de les voir en guerre, Cyrus lui envoyant les tributs prélevés sur les villes que Tissapherne avait eues en son pouvoir.
Une autre armée se levait pour Cyrus dans la Chersonèse, vis-à-vis d’Abydos ; et voici comment. Cléarque était un réfugié lacédémonien. Cyrus, s’étant mis en rapport avec lui, le prit en affection, et lui donna dix mille dariques[6]. Cléarque emploie cette somme à lever des troupes, se met en campagne, sort de la Chersonèse, marche contre les Thraces qui habitent au-dessus de l’Hellespont, et rend de si grands services aux Grecs, que les villes de l’Hellespont se cotisent afin de lui envoyer des vivres pour ses armées. C’était là un second corps de troupes entretenues secrètement pour le service de Cyrus.
Aristippe de Thessalie était son hôte. Persécuté dans sa patrie par les gens du parti opposé, il vient trouver Cyrus, lui demande environ deux mille mercenaires, avec trois mois de paye, pour être en état de triompher de ses adversaires politiques. Cyrus lui donne jusqu’à quatre mille hommes, avec une paye de six mois, et le prie de ne point s’accommoder avec ses adversaires, qu’ils n’en aient conféré tous deux. Ce fut un troisième corps entretenu secrètement en Thessalie.
Proxène de Béotie, son ami, reçut ordre de lui d’arriver avec le plus d’hommes possible, sous prétexte de marcher contre les Pisidiens, vu que ces Pisidiens infestaient son territoire. Sophénète de Stymphale et Socrate d’Achaïe, ses hôtes, reçoivent également l’ordre d’arriver avec le plus d’hommes possible, comme pour faire la guerre à Tissapherne avec les bannis de Milet. Tous exécutent ce qu’il a prescrit.
CHAPITRE II.
Quand il croit le moment venu de s’avancer vers les hauts pays, il prétexte qu’il veut chasser complétement les Pisidiens de son territoire ; et il rassemble, en vue de ce faux projet, toutes les troupes grecques et barbares de la contrée. Il ordonne à Cléarque de venir avec toutes ses forces ; à Aristippe, de s’arranger avec ceux de sa patrie et de renvoyer l’armée qu’il a ; à l’Arcadien Xénias, qui dans les garnisons commandait les troupes étrangères, de venir le joindre avec tous ses hommes, sauf ceux qui seraient nécessaires pour la garde des citadelles. Il rappelle de devant Milet les troupes de siége, et ordonne aux bannis de se joindre à elles, leur promettant que, s’il réussit dans l’expédition qu’il médite, il ne désarmera point qu’il ne les ait rétablis dans leur patrie. Ils obéissent avec plaisir, car ils avaient confiance en lui, prennent les armes et le joignent à Sardes. Xénias, après avoir fait sa levée dans les villes, arrive à Sardes avec près de quatre mille hoplites ; Proxène entre, suivi de quinze cents hoplites et de cinq cents gymnètes ; Sophénète de Stymphale amène mille hoplites, et Socrate d’Achaïe, cinq cents ; Pasion de Mégare, sept cents hoplites et autant de peltastes. Pasion et Socrate venaient du siége de Milet. Telles sont les troupes qui joignent Cyrus à Sardes.
Tissapherne, observant cela, et jugeant ces préparatifs trop considérables pour une expédition contre les Pisidiens, va trouver le roi le plus vite possible, suivi de cinq cents cavaliers. Le roi, instruit par Tissapherne de l’armement de Cyrus, se met en état de défense.
Cependant Cyrus, à la tête des troupes que j’ai dites, part de Sardes, traverse la Lydie, fait, en trois étapes, vingt-deux parasanges[7], et arrive au fleuve Méandre. La largeur de ce cours d’eau est de deux plèthres[8] ; il était traversé par un pont de sept bateaux. Cyrus le passe, fait une étape de huit parasanges à travers la Phrygie, et arrive à Colosses, ville peuplée, riche et grande[9]. Il y reste sept jours. Ménon, le Thessalien, l’y joint avec mille hoplites et cinq cents peltastes, Dolopes, Éniens et Olynthiens. De là, il fait en trois étapes vingt parasanges, et arrive à Célènes[10], ville de Phrygie, peuplée, grande et riche. Cyrus y avait un palais et un grand parc, rempli de bêtes sauvages, qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer, lui et ses chevaux. Au travers du parc coule le Méandre, dont les sources se trouvent dans le palais même : il coule ensuite à travers la ville de Célènes. Il existe encore à Célènes un autre palais fortifié du grand roi, aux sources mêmes du Marsyas, sous la citadelle. Le Marsyas traverse aussi la ville et se jette dans le Méandre : sa largeur est de vingt-cinq pieds. C’est là. dit-on, qu’Apollon, vainqueur de Marsyas, qui était entré en concurrence de talent avec lui, l’écorcha vif et suspendit sa peau dans l’antre d’où sortent les sources. Voilà pourquoi le fleuve s’appelle Marsyas[11]. Xercès, à son retour de Grèce, après sa défaite et sa fuite du combat, fit, dit-on, bâtir le palais et la citadelle de Célènes. Cyrus y séjourne trente jours. Cléarque, banni de Lacédémone, s’y rend avec mille hoplites, huit cents peltastes thraces et deux cents archers crétois. En même temps Sosias de Syracuse et Sophénite d’Arcadie arrivent, l’un avec trois cents, l’autre avec mille hoplites. Cyrus fait dans son parc la revue et le dénombrement des Grecs ; ils montaient en tout à onze mille hoplites et environ deux mille peltastes.
Reprenant sa marche, il fait en deux étapes dix parasanges, et arrive à Peltes, ville populeuse ; il y séjourne trois jours, pendant lesquels Xénias, d’Arcadie, célèbre les Lycées[12] par des sacrifices et des jeux : les prix étaient des étrilles d’or[13]. Cyrus, en personne, assiste à ces jeux. De là, en deux étapes il fait douze parasanges, jusqu’à l’Agora des Céraniens, ville bien peuplée, la dernière du territoire de la Mysie. Puis il fait trente parasanges en trois étapes, et arrive à Caystropédium, ville peuplée, où il demeure cinq jours. Il était dû plus de trois mois de paye aux soldats, qui venaient souvent réclamer à la porte de Cyrus. Celui-ci les renvoyait avec des espérances, et il était évidemment chagrin ; car il n’était pas dans sa nature de ne pas payer quand il avait de quoi. Sur ces entrefaites, Épyaxa, femme de Syennésis, roi de Cilicie, vient trouver Cyrus et lui fait, dit-on, présent de fortes sommes. Cyrus fait aussitôt payer à son armée la solde de quatre mois. Cette reine avait une garde de Ciliciens et d’Aspendiens : le bruit courut que Cyrus avait obtenu ses faveurs.
Il fait ensuite en deux étapes dix parasanges, et arrive à Thymbrium, ville peuplée. On y voit une fontaine, portant le nom de Midas, roi de Phrygie, et dans laquelle on dit que Midas saisit le satyre, en y mêlant du vin[14] De là, il fait dix parasanges en deux étapes, et arrive à Tyriéum, ville peuplée, où il demeure trois jours. On dit qu’en cet endroit la reine de Cilicie pria Cyrus de lui montrer son armée en bataille. Il y consent, et passe dans la plaine une revue des Grecs et des Barbares. Il ordonne aux Grecs de se ranger et de se tenir en bataille, selon leur usage, et aux chefs d’ordonner chacun leur troupe. On les range sur quatre de hauteur. Ménon occupe l’aile droite avec les siennes ; Cléarque la gauche avec ses soldats ; les autres généraux, le centre. Cyrus voit d’abord défiler les Barbares, qui passent sous ses yeux par escadrons et par bataillons ; puis il passe devant la ligne des Grecs, monté sur un char, et la reine de Cilicie dans une litière. Les soldats grecs avaient tous des casques d’airain, des tuniques de pourpre[15], des cnémides et des boucliers bien luisants.
Quand Cyrus a passé devant toute la ligne, il arrête son char devant le centre de la phalange, envoie Pigrès, son interprète, auprès des généraux grecs, et leur ordonne de porter les piques en avant et de faire avancer toute la colonne. Cet ordre est transmis aux soldats. Au signal de la trompette, les piques sont portées en avant et la colonne se met en marche ; puis le pas s’accélère avec des cris, et les soldats, par un mouvement spontané, se mettent à courir vers leurs tentes. Bon nombre de Barbares sont effrayés, notamment la reine de Cilicie, qui saute à bas de sa litière ; et les vivandières, laissant là leurs denrées, prennent la fuite, tandis que les Grecs rentrent en riant dans leurs tentes. La Cilicienne, voyant la belle tenue et la discipline de l’armée, est ravie, et Cyrus enchanté de l’effroi que les troupes grecques ont causé aux Barbares.
Il fait ensuite vingt parasanges en trois étapes, et arrive à Iconium, dernière ville de la Phrygie. Il y reste trois jours. De là, il traverse la Lycaonie, parcourant trente parasanges en cinq étapes. Il permet aux Grecs de piller cette contrée, comme étant pays ennemi. Il renvoie ensuite Épyaxa en Cilicie par le chemin le plus court, lui donnant pour escorte les troupes de Ménon de Thessalie, commandées par Ménon lui-même. Cyrus, avec le reste de ses forces, traverse la Cappadoce, fait vingt-cinq parasanges en quatre étapes, et arrive à Dana[16], ville peuplée, grande et riche. Il y séjourne trois jours.
Là, Cyrus fait mettre à mort un Perse, Mégapherne, porte-enseigne royal, et un autre officier subalterne, accusés par lui de haute trahison. On essaye ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y conduit, quoique accessible aux charrois, est roide, impraticable à une armée qui trouve la moindre résistance. On disait même que Syennésis était sur les hauteurs, pour défendre le passage. Cyrus reste donc un jour dans la plaine. Le lendemain, un messager vient lui dire que Syennésis a quitté les hauteurs à la nouvelle que le corps de Ménon était entré en Cilicie après avoir passé les montagnes, et sur le bruit que des trirèmes longeaient la côte d’Ionie pour se rendre en Cilicie, sous la conduite de Tamos, chef de la flotte unie des Lacédémoniens et de Cyrus. Cyrus donc monte sur les hauteurs sans obstacle, et s’empare[17] des tentes sous lesquelles campaient les Ciliciens. De là, il descend dans une plaine, grande, belle, bien arrosée, pleine d’arbres de toute espèce et de vigne ; elle produit beaucoup de sésame, de méline, de millet, de froment et d’orge. Elle est fortifiée par une ceinture de montagnes élevées, qui s’étendent de la mer à la mer.
CHAPITRE III.
Cyrus descend, traverse cette plaine, fait, en quatre étapes, vingt-cinq parasanges, et arrive à Tarse, ville de Cilicie, grande et riche. Là se trouvait le palais de Syennésis, roi des Ciliciens. Au travers de la ville coule un fleuve, nommé Cydnus, large de deux plèthres. Les habitants de la ville s’enfuient avec Syennésis, dans un lieu fortifié, sur les montagnes, excepté les hôteliers. Il reste aussi les gens de la côte, habitants de Soli et d’Issus. Épyaxa, femme de Syennésis, était arrivée à Tarse, cinq jours avant Cyrus. Dans le trajet des montagnes qui conduisent à la plaine, deux des loches de Ménon avaient péri. Les uns disaient que, s’étant mis à piller, ils furent taillés en pièces par les Ciliciens ; et d’autres que, restés en arrière et ne pouvant retrouver ni le corps d’armée, ni les routes, ils s’étaient égarés et avaient péri. Ces loches étaient de cent hoplites. Les autres, arrivés à Tarse, pillèrent la ville, furieux de la perte de leurs compagnons, et n’épargnèrent point le palais. Cyrus, à peine entré dans la ville, mande à lui Syennésis. Celui-ci répond qu’il ne s’est jamais remis entre les mains de plus fort que lui, et il ne consent à se rendre auprès de Cyrus que sur les instances de sa femme et après avoir reçu des sûretés. Après quoi, les deux princes étant entrés en conférence, Syennésis fournit à Cyrus de grandes sommes d’argent pour ses troupes, et Cyrus lui fait les présents d’honneur qu’offrent les rois de Perse : un cheval ayant un frein d’or, un collier, des bracelets de même métal, un cimeterre à poignée d’or et une robe perse. Il lui promet aussi que son pays ne sera plus pillé, et lui permet de reprendre, où qu’ils se rencontrent, les esclaves qu’on lui a enlevés.
Cyrus et son armée restent là vingt jours ; les soldats refusent d’aller plus loin. Ils commençaient, en effet, à soupçonner qu’on les menait contre le roi, et déclaraient qu’ils ne s’étaient point engagés pour cela. Cléarque, le premier, veut contraindre ses soldats à marcher en avant ; mais ils lui jettent des pierres, à lui et à ses équipages, au moment où il se met en marche. Cléarque courut alors grand risque d’être lapidé. Peu de temps après, voyant qu’il est impossible d’agir de force, il convoque ses troupes ; et d’abord, fondant en larmes, il demeure quelque temps silencieux ; tous le regardent étonnés et sans mot dire. Alors il leur parle en ces termes : « Soldats, ne soyez pas surpris que je sois peiné des circonstances présentes. Cyrus était mon hôte. Banni de ma patrie, j’ai trouvé chez lui un accueil honorable, et, de plus, il m’a donné dix mille dariques. Cette somme, je ne l’ai point gardée pour mon usage particulier, ni employée à mes plaisirs ; je l’ai dépensée pour vous. Et d’abord, j’ai fait la guerre aux Thraces, et avec vous j’ai vengé la Grèce, en les chassant de la Chersonèse, quand ils voulaient arracher cette contrée aux colons grecs. Cyrus m’ayant mandé, je vous prends avec moi, je pars, pour lui venir en aide au besoin, et reconnaître ses services. Puisque vous ne voulez plus me suivre, il faut, ou que vous trahissant je reste l’ami de Cyrus, ou que, mentant à Cyrus, je demeure avec vous. M’arrêté-je au parti le plus juste, je ne sais ; mais j’opte pour vous ; et avec vous, quoi qu’il advienne, je suis prêt à le subir. Non ; personne ne dira qu’ayant conduit des Grecs chez des Barbares, j’ai trahi les Grecs et leur ai préféré l’amitié des étrangers. Ainsi, puisque vous refusez de m’obéir et de me suivre, c’est moi qui vous suivrai, et, quoi qu’il arrive, je le supporterai ; car je vous considère comme ma patrie, mes amis, mes compagnons d’armes. Avec vous, je serai respecté partout où j’irai ; séparé de vous, je suis incapable, je le sens, ou d’aider un ami ou de repousser un ennemi. J’irai donc partout où vous irez, soyez-en convaincus. »
Ainsi parle Cléarque ; tous les soldats, les siens et les autres, lui entendant dire qu’il ne veut point marcher contre le roi, le couvrent d’applaudissements. Plus de deux mille de ceux de Xénias et de Pasion, prenant armes et bagages, passent dans le camp de Cléarque. Cyrus, inquiet et peiné de cet incident, fait mander Cléarque. Celui-ci refuse d’aller le trouver, mais, à l’insu des soldats, il envoie un messager lui dire de se rassurer et que tout finirait pour le mieux : il le prie, en même temps, de l’envoyer chercher une seconde fois, et il refuse encore d’y aller. Après quoi, il convoque ses soldats, ceux qui venaient de se joindre à lui, et qui veut l’entendre, puis il leur dit : « Soldats, Cyrus en est évidemment avec nous au point où nous en sommes avec lui ; nous ne sommes plus ses soldats puisque nous ne le suivons pas, et il ne nous fournit plus de paye. Il se croit lésé par nous, je le sais ; aussi, lorsqu’il me mande, je ne veux point y aller ; surtout à cause de la honte que je sens au fond de ma conscience de l’avoir entièrement trompé. En second lieu, je crains qu’il ne me fasse arrêter et qu’il ne me punisse des torts qu’il croit avoir à me reprocher. Ce n’est donc pas le moment de nous endormir et de nous abandonner, mais de délibérer sur ce qu’il convient de faire en ces conjonctures. Si nous restons ici, il faut aviser, selon moi, aux moyens d’y demeurer en toute sûreté ; s’il nous plaît de partir, il faut voir à nous retirer en toute sûreté et à nous procurer des vivres : car, sans vivres, le général et le simple soldat ne sont bons à rien. Cyrus est un homme précieux quand on est son ami, et un rude ennemi, quand on l’a pour adversaire. D’ailleurs il a de l’infanterie, une cavalerie, une flotte, que nous voyons, que nous connaissons tous, puisque nous sommes établis auprès de lui. Il est donc temps de dire ce que chacun croira le meilleur. » Cela dit, il se tut.
Sur ce point, plusieurs se levèrent, les uns spontanément, pour dire ce qu’ils pensaient ; les autres, stylés par Cléarque, pour démontrer quelle difficulté il y aurait à rester ou à s’en aller sans l’agrément de Cyrus. Un d’entre eux, feignant d’être fort pressé de se rendre en Grèce, dit que, si Cléarque refusait de les ramener, il fallait au plus tôt élire d’autres chefs, acheter des vivres, puisqu’il y avait un marché dans le camp des Barbares, et plier bagage ; qu’ensuite on irait demander des vaisseaux à Cyrus, ou, en cas de refus, un guide qui conduisît les Grecs par des pays amis. « S’il ne nous donne pas même de guide, mettons-nous aussitôt en ordre de bataille, envoyons un détachement qui s’empare des hauteurs, et ne nous laissons prévenir ni par Cyrus, ni par les Ciliciens, sur lesquels nous avons fait bon nombre de prisonniers, et dont nous avons pillé les effets. » Ainsi parla ce soldat ; Cléarque dit ce peu de mots : « Quant à me mettre à la tête d’une semblable expédition, qu’aucun de vous ne m’en parle : je vois maintes raisons de n’en rien faire ; mais l’homme que vous aurez choisi pour chef, je lui obéirai de tout cœur. Vous savez que je sais me soumettre aussi bien que personne. »
Alors un autre se lève, fait remarquer la simplicité de celui qui conseille de demander des vaisseaux à Cyrus, comme si celui-ci n’en avait pas besoin pour son retour, et fait observer combien il serait naïf de demander un guide à celui « dont nous ruinons, dit-il, l’entreprise. Si nous nous fions à un guide que nous aura donné Cyrus, qui nous empêche de prier Cyrus de s’emparer pour nous des hauteurs ? Pour ma part, j’hésiterais à monter sur les vaisseaux qu’il fournirait, de peur qu’il ne voulût nous couler avec ses trirèmes. Je craindrais de suivre le guide qu’il nous donnerait, de peur qu’il ne nous engageât dans quelque pas d’où il fût impossible de sortir. Je voudrais, si je pars contre le gré de Cyrus, m’en aller à son insu, ce qui n’est pas possible. Je dis donc que tout cela n’est que folies. Je suis d’avis qu’on envoie des hommes à Cyrus, des gens capables, avec Cléarque, pour lui demander ce qu’il veut faire de nous. S’il s’agit d’une expédition du genre de celle où il a déjà employé des troupes étrangères, suivons-le et ne nous montrons pas plus lâches que celles qui sont allées avec lui dans les hauts pays. Si c’est une entreprise plus considérable, plus pénible, plus périlleuse, il faut ou qu’il nous détermine à le suivre, ou que, convaincu par nous, il consente d’amitié à nous laisser partir. Par là, si nous le suivons, il trouvera en nous des amis, des gens de cœur ; si nous partons, notre retraite ne sera point inquiétée. Quoi qu’il réponde à cette proposition, qu’on le redise ici ; après l’avoir entendu, nous délibérerons. »
Cet avis prévalut. On choisit des hommes qu’on lui envoie avec Cléarque, et qui demandent à Cyrus ses projets d’expédition. Il répond qu’il a appris qu’Abrocomas, son ennemi, est à la distance de douze étapes aux bords de l’Euphrate ; qu’il veut donc les mener contre lui et le punir s’il l’y rencontre ; mais s’il a fui, « nous délibérerons alors sur ce qu’il faudra faire. » Ces mots entendus, les envoyés les rapportent aux soldats : ceux-ci soupçonnent qu’on les conduit contre le roi : cependant ils se décident à suivre. Comme ils demandent une paye plus forte, Cyrus leur promet de leur donner à tous une moitié en sus, et de leur compter à chacun par mois trois demi-dariques au lieu d’une darique.
Marchait-il réellement contre le roi, personne jusque-là ne l’avait entendu dire nettement.
CHAPITRE IV.
De là Cyrus fait dix parasanges en deux étapes et arrive au fleuve Psarus, large de trois plèthres. Ensuite, après une marche de cinq parasanges, on arrive aux bords du Pyramus, large d’un stade. De là, on fait quinze parasanges en deux étapes et l’on arrive à Issus, dernière ville de la Cilicie sur la mer, peuplée, grande et riche. On y séjourne trois jours, pendant lesquels se joignent à Cyrus, en arrivant du Péloponèse, trente-cinq vaisseaux commandés par Pythagore de Lacédémone. Tamus d’Égypte les conduisait depuis Éphèse, ayant avec lui vingt-cinq autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville amie de Tissapherne, et servi Cyrus contre ce dernier. Chirisophe de Lacédémone se trouvait également sur ces vaisseaux, mandé par Cyrus et suivi de sept cents hoplites avec lesquels il servit dans l’armée. Les vaisseaux vinrent mouiller près de la tente de Cyrus. Là des mercenaires grecs quittent Abrocomas pour passer à Cyrus ; ils étaient quatre cents hoplites qui s’unissent à lui pour marcher contre le roi.
D’Issus il arrive en une étape de cinq parasanges aux Pyles de Cilicie et de Syrie[18]. Ce sont deux murailles : celle qui est située en deçà, en avant de la Cilicie, était gardée par Syennésis et un corps de Ciliciens ; celle qui est située au delà et du côté de la Syrie, était, dit-on, gardée par le roi en personne. Entre les deux coule un fleuve nommé Karsus, large d’un plèthre. L’espace entier qui est entre les deux murailles est de trois stades. Il n’est pas facile de le forcer. Le passage est étroit ; les murailles descendent jusqu’à la mer, et elles sont couronnées de rochers à pic. C’est dans chacune de ces murailles que s’ouvrent les Pyles. Pour se frayer un passage, Cyrus fait venir sa flotte, afin de débarquer des hoplites en deçà et au delà des Pyles, et de passer, en dépit des ennemis qui pouvaient garder les Pyles syriennes. Cyrus s’attendait à la résistance d’Abrocomas, qui avait un corps nombreux ; mais Abrocomas n’en fit rien. Dès qu’il sut que Cyrus était en Cilicie, il se retira de la Phénicie, et marcha vers le roi avec une armée qu’on évaluait à trente myriades.
De là Cyrus fait une marche de cinq parasanges, et l’on arrive à Myriandre, ville habitée par les Phéniciens, près de la mer : c’est un lieu de commerce et de mouillage pour un grand nombre de vaisseaux. On s’y arrête sept jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie et Pasion de Mégare s’embarquent avec ce qu’ils avaient de plus précieux, et se retirent piqués, suivant l’opinion la plus commune, de ce que Cyrus laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s’étaient joints à lui pour retourner en Grèce et ne point marcher contre le roi. Aussitôt qu’ils eurent disparu, le bruit courut que Cyrus les faisait poursuivre par des trirèmes : quelques-uns souhaitaient qu’on les arrêtât comme traîtres ; d’autres en avaient pitié, s’ils étaient pris.
Cyrus convoque les généraux et dit : « Xénias et Pasion nous ont abandonnés : mais qu’ils sachent qu’ils ne se sont point sauvés comme des esclaves fugitifs. Je sais où ils vont, et ils ne m’ont point échappé. J’ai des trirèmes et je puis prendre leur bâtiment ; mais, j’en atteste les dieux, je ne les poursuivrai point. Il ne sera pas dit que, quand un homme est avec moi, j’en use, et que, quand il veut s’en aller, je le prends, le maltraite et pille son avoir. Qu’ils s’en aillent donc, mais qu’ils n’ignorent pas qu’ils se conduisent plus mal envers nous que nous envers eux. Il y a mieux : j’ai en mon pouvoir leurs enfants et leurs femmes qu’on garde à Tralles ; mais je ne les en priverai point ; ils les recevront comme prix des bons services qu’ils m’ont jadis rendus. » Ainsi parla Cyrus ; et les Grecs qui n’avaient pas beaucoup de cœur pour l’expédition, en apprenant la belle action de Cyrus, le suivirent avec plus de plaisir et de cœur.
Cyrus fait ensuite vingt parasanges en quatre étapes, et arrive au fleuve Chalus, large d’un plèthre et rempli de grands poissons prives ; les Syriens les regardent comme des dieux et ne permettent point qu’on leur fasse du mal, non plus qu’aux colombes[19]. Les villages où l’on dressa les tentes étaient à Parysatis : c’était un don pour sa ceinture[20]. De là, il fait trente parasanges en cinq étapes jusqu’aux sources du fleuve Dardés, large d’un plèthre. Là était le palais de Bélésis, gouverneur de la Syrie, avec un parc très-grand, très-beau, et produisant tout ce que donne chaque saison. Cyrus fait raser le parc et fait brûler le palais. Il fait ensuite quinze parasanges en trois étapes et arrive aux bords de l’Euphrate, large de quatre stades. En cet endroit est bâtie une ville grande et riche nommée Thapsaque. On y demeure cinq jours. Cyrus, ayant mandé les généraux grecs, leur dit qu’il marche contre le grand roi sur Babylone, et les prie de l’annoncer à leurs soldats, en les engageant à le suivre. Les généraux convoquent une assemblée et annoncent cette nouvelle. Les soldats s’emportent contre leurs chefs, et prétendent que, sachant depuis longtemps ce projet, ils l’ont tenu caché. Ils refusent de marcher en avant, si on ne leur donne pas autant qu’aux Grecs qui ont jadis accompagné Cyrus dans son voyage auprès de son père ; et cela, quand il ne s’agissait pas de se battre, mais d’escorter Cyrus que son père avait appelé. Les généraux : font leur rapport à Cyrus : celui-ci promet de donner à chaque homme cinq mines d’argent à leur arrivée à Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu’à ce qu’ils soient de retour en Ionie. Ces promesses gagnent presque tous les Grecs ; mais Ménon, avant qu’on fût certain de ce que feraient les autres soldats, s’ils suivraient Cyrus ou non, convoque séparément les siens et dit : « Soldats, si vous m’en croyez, sans péril, sans fatigue, vous vous ferez mieux venir de Cyrus que tous les autres soldats. Que vous ordonné-je de faire ? Cyrus prie les Grecs de le suivre contre le roi. Moi, je vous dis donc qu’il nous faut passer l’Euphrate, avant qu’on sache au juste ce que les autres Grecs répondront à Cyrus. S’ils se décident à le suivre, on vous regardera comme les instigateurs, étant passés les premiers ; Cyrus vous saura gré de votre zèle, il vous payera, et il sait payer mieux que personne : si les autres ne se décident point, nous reviendrons tous sur nos pas ; et vous, étant les seuls qui ayez obéi, il vous emploiera, comme des gens dévoués, à la tête des garnisons et des loches. De quoi que ce soit que vous le priiez, j’en suis sûr, vous trouverez un ami dans Cyrus. »
Ces mots entendus, ils obéissent et traversent, avant la réponse des autres corps. Cyrus les voyant passés en est ravi, et leur fait dire par Glos[21] : « J’avais déjà lieu, soldats, de me louer de vous ; mais vous aurez aussi à vous louer de moi, je l’ai à cœur, ou bien croyez que je ne suis plus Cyrus. » À ces mots, les soldats, remplis de grandes espérances, lui souhaitent un plein succès. Ménon même dit-on, reçoit de lui de magnifiques présents. Cela fait, Cyrus traverse le fleuve, suivi de tout le reste de l’armée. Dans ce passage du fleuve, personne ne fut mouillé plus haut que la poitrine. Les habitants de Thapsaque disaient que jamais ce fleuve n’avait été guéable avant ce jour, sans bateau. Or, Abrocomas, qui avait précédé Cyrus, avait brûlé les bateaux pour empêcher le passage. On crut donc qu’il y avait là quelque chose de divin, et qu’évidemment le fleuve s’était retiré devant Cyrus, comme devant son futur roi.
On fait ensuite à travers la Syrie cinquante parasanges en neuf étapes, et l’on arrive sur les bords de l’Araxe. Il y avait en cet endroit de nombreux villages remplis de blé et de vin. On y demeure trois jours et l’on y fait des provisions.
CHAPITRE V.
Il traverse ensuite l’Arabie, ayant l’Euphrate à droite, et fait en cinq étapes, dans un désert, trente-cinq parasanges. La terre, en ce pays, est une vaste plaine, unie comme une mer et pleine d’absinthe. Tout ce qu’il y croît de plantes ou de roseaux est aromatique, mais il n’y a point d’ombres. Les animaux sont de nombreux, ânes sauvages, et beaucoup d’autruches fort grandes, des outardes, des gazelles. Les cavaliers poursuivaient parfois ces animaux. Les ânes, quand on les poursuivait, gagnaient de vitesse et s’arrêtaient ; car ils couraient beaucoup plus vite que le cheval ; puis, quand le cheval approchait, ils recommençaient le même manége, en sorte qu’on ne pouvait les prendre à moins que les cavaliers, s’échelonnant par distance, ne leur fissent la chasse avec des relais. La chair de ceux qu’on prit ressemblait à celle du cerf, mais plus délicate. Personne ne prit d’autruche. Ceux des cavaliers qui en poursuivirent, y renoncèrent bientôt : l’oiseau se dérobait par la fuite, en courant à toutes jambes, en élevant ses ailes dont il usait comme d’une voile. Quant aux outardes, en les faisant lever promptement, il est facile de les prendre : elles ont le vol court, comme les perdrix, et sont bientôt rendues : leur chair était délicieuse.
Après avoir traversé cette plaine, on arrive au fleuve Mascas, large d’un plèthre. Là se trouve une ville déserte, grande, nommée Corsote. Elle est arrosée par le fleuve Mascas, qui en fait le tour. On reste là trois jours et l’armée s’y ravitaille. Après quoi on fait en treize étapes quatre-vingt-dix parasanges dans le désert, ayant toujours l’Euphrate à droite, et l’on arrive aux Pyles. Dans ces marches, beaucoup de bêtes de somme moururent de faim : il n’y avait ni fourrage, ni arbres ; tout le pays était nu. Les habitants déterrent le long du fleuve des pierres à meule qu’ils façonnent et transportent à Babylone : ils les y vendent, et de cet échange achètent du blé, dont ils vivent. L’armée manqua de vivres et ne put en acheter qu’au marché lydien, dans le camp barbare de Cyrus. La capithe[22] de farine de froment ou d’orge, coûtait quatre sigles[23]. Or, le sigle vaut sept oboles attiques[24] et demie, et la capithe contient deux chénices[25] attiques. Les soldats ne se soutenaient donc qu’en mangeant de la viande. On faisait de ces longues marches, quand on voulait camper à la portée de l’eau et du fourrage. On arrive un jour à un passage resserré, plein de boue, impraticable aux charrois. Cyrus s’y arrête avec les premiers et les plus riches de sa suite, et charge Glos et Pigrès de prendre avec eux un détachement de barbares pour faire avancer les chariots. Comme ils lui semblent agir avec lenteur, il ordonne d’un air de colère aux seigneurs perses qui l’entourent de se mettre aussi aux chariots. On vit alors un bel exemple de discipline. Chacun à l’instant jette son surtout de pourpre, à la place où il se trouve, se met à courir comme s’il s’agissait d’un prix, et descend un coteau rapide, malgré les riches tuniques et les hauts-de-chausses brodés : quelques-uns avait des colliers au cou, des anneaux aux doigts ; en un clin d’œil ils sautent tous dans la boue, plus vite qu’on ne peut se le figurer, enlèvent les chariots et les dégagent.
En somme, on voyait que Cyrus pressait sa marche et ne s’arrêtait que pour prendre des vivres ou pour tout autre motif urgent. Il pensait que plus il se presserait, moins le roi serait préparé à combattre, et que plus il irait lentement, plus l’armée du roi se renforcerait : car tout homme qui réfléchit voit que l’empire du grand roi est puissant par l’étendue du pays et par la population, mais que la longueur des distances et la dispersion des forces le rendent faible contre quiconque lui ferait la guerre avec promptitude.
Sur l’autre rive de l’Euphrate, et vis-à-vis du camp établi dans le désert, était une ville riche et grande, nommée Karmande. Les soldats y allaient acheter des vivres en se faisant des radeaux de la manière suivante : ils prenaient les peaux qui leur servaient de couvertures, les remplissaient de foin léger, puis les joignaient et les cousaient si serré que l’eau ne pouvait mouiller l’herbe sèche : ils traversaient là-dessus, et se procuraient des vivres, du vin fait de l’espèce de gland que produit le palmier[26], et de la graine de millet : ce pays en abonde.
En ce lieu survint une dispute entre deux soldats, l’un à Ménon, l’autre à Cléarque : Cléarque, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le frappe ; le soldat, de retour à son camp, raconte la chose : à son récit, les soldats se fâchent et deviennent furieux contre Cléarque. Le même jour, Cléarque, étant allé au passage du fleuve pour y surveiller le marché, revenait à cheval vers sa tente, en traversant le camp de Ménon. Il n’avait avec lui que quelques hommes. Cyrus n’était pas encore arrivé, mais il était en route. Un des soldats de Ménon, qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jette sa hache, et le manque ; un autre lui lance une pierre ; un troisième en fait autant ; puis un grand nombre attirés par les cris. Cléarque se sauve dans son quartier, crie sur-le-champ aux armes, ordonne aux hoplites de rester en bataille, les boucliers placés devant leurs genoux ; pour lui, suivi des Thraces et des cavaliers qui étaient dans son camp, au nombre de plus de quarante, Thraces aussi pour la plupart, il marche droit à la troupe de Ménon, qui, frappée d’étonnement, ainsi que Ménon lui-même, court aux armes ; quelques-uns restent en place, ne sachant que résoudre. Alors Proxène, qui finit par arriver à la tête d’une compagnie d’hoplites, fait avancer ses hommes entre les deux partis, commande de mettre bas les armes, et supplie Cléarque de pas agir comme il allait le faire. Cléarque, qui avait failli être lapidé, est furieux d’entendre Proxène parler si tranquillement de son affront. Il le presse de lui laisser le champ libre. Cependant Cyrus arrive, apprend la nouvelle, saisit ses armes, arrive entre les deux troupes, suivi de quelques-uns de ses fidèles, et s’écrie : « Cléarque, Proxène, et vous Grecs ici présents, vous ne savez pas ce que vous faites, si vous vous battez entre vous ; songez-y, dès ce jour ma perte est décidée, et la vôtre suivra de près la mienne. Mes affaires tournant mal, tous les Barbares que vous voyez ici seront pour moi des ennemis plus dangereux que ceux qui sont auprès du roi. » En entendant ces mots, Cléarque revient à lui, les deux partis s’apaisent, et l’on met bas les armes.
CHAPITRE VI.
En avançant, on trouve des pas de chevaux et du fumier, et l’on conjecture qu’il a passé par là près de deux mille chevaux. Ce détachement prenait les devants, brûlant les fourrages et tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Orontas, Perse du sang royal, qui passait pour un des plus habiles guerriers de sa nation, et qui jadis avait pris les armes contre Cyrus, forme le projet de le trahir. Il lui dit que, s’il veut lui donner mille chevaux, il se fait fort de surprendre et de massacrer le corps de troupes qui brûle le pays, ou d’en ramener de nombreux prisonniers, d’empêcher les incendies, et de faire que l’ennemi ne puisse rapporter au roi ce qu’il aura vu de l’armée de Cyrus. Cyrus, l’entendant ainsi parler, juge le projet avantageux, et lui ordonne de prendre un détachement de chaque troupe placée sous les ordres d’un chef.
Orontas, croyant les cavaliers tout prêts à marcher, écrit au roi qu’il vient à lui avec le plus de cavaliers possible, et le prie d’ordonner aux siens de le recevoir en ami. Il lui rappelait dans la lettre le souvenir de son ancien attachement et de sa fidélité. Il donne cette lettre à un homme sûr, il le croyait du moins ; mais celui-ci ne l’a pas plus tôt entre les mains qu’il la communique à Cyrus. Cyrus la lit, fait arrêter Orontas, mande dans sa tente sept des principaux seigneurs de Perse, et ordonne aux généraux grecs de convoquer leurs hoplites et de venir en armes autour de sa tente[27]. Ainsi font-ils, amenant près de trois mille hoplites. Il appelle également au conseil Cléarque, qui lui paraissait, ainsi qu’à tous les autres, celui des Grecs qui jouissait de la plus grande considération. Au sortir du conseil, Cléarque raconta à ses amis comment s’était passé le jugement d’Orontas, car on n’en faisait pas mystère. Cyrus, dit-il, commença par ce discours : « Je vous ai convoqués, mes amis, pour délibérer avec vous et pour traiter de la manière la plus juste aux yeux des dieux et des hommes Orontas que voici. Et d’abord, mon père me l’a donné jadis pour être soumis à mes ordres. Mais lui, obéissant, dit-il, aux injonctions de mon frère, il a pris les armes contre moi, et s’est emparé de la citadelle de Sardes. Alors je lui ai fait la guerre de manière à lui faire désirer la fin des hostilités. Je pris sa main et lui donnai la mienne[28]. » Après ces premiers mots : « Orontas, continua Cyrus, t’ai-je fait quelque tort ? — Aucun tort, » répondit Orontas. Alors Cyrus : « Cependant, plus tard, comme tu l’avoues toi-même, sans avoir eu à te plaindre de moi, ne t’es-tu pas ligué avec les Mysiens, et n’as-tu pas ravagé mon pays autant que tu l’as pu ? » Orontas en convint.
« Et quand tu eus reconnu ton impuissance, reprit Cyrus, n’es-tu pas venu à l’autel de Diane m’assurer de ton repentir ? Puis, après m’avoir attendri, ne m’as-tu pas donné ta foi, et n’as-tu pas reçu la mienne ? » Orontas en convint également. « Quel tort fai-je donc fait, continua Cyrus, pour qu’on te prenne une troisième fois à tramer contre moi ? » Orontas avouant qu’il n’avait éprouvé aucun tort : « Tu avoues donc, lui demanda Cyrus, que tu es injuste envers moi ? — Il le faut bien, dit Orontas. — Mais pourrais-tu, demanda Cyrus, devenant l’ennemi de mon frère, rester pour moi un ami fidèle ? — Je le resterais, Cyrus, répondit Orontas, que tu ne le croirais pas. »
Alors Cyrus s’adressant à ceux qui étaient présents : « Ce que cet homme a fait, dit-il, il l’avoue. À toi donc, Cléarque, de parler le premier : dis-nous, que t’en semble ? » Alors Cléarque. « Mon avis, dit-il, c’est de nous défaire de cet homme le plus tôt possible, afin de n’avoir plus à nous en défier, et de pouvoir à notre aise, lui puni, faire du bien à ceux qui veulent être nos amis. » Cléarque racontait que les autres s’étaient rangés à son opinion. Alors, sur un ordre de Cyrus, tout le monde et les parents mêmes d’Orontas se lèvent et le prennent par la ceinture : c’était le condamner à mort[29] ; puis il est emmené par ceux qui en avaient l’ordre. En le voyant partir, les gens qui avaient coutume de se prosterner au-devant de lui le firent encore, bien que sachant qu’il allait au supplice. On le conduisit à la tente d’Artapatès, le plus dévoué des porte-sceptres de Cyrus, et depuis, jamais personne ne revit Orontas, ni vivant, ni mort. Personne ne put dire, pour l’avoir vu, comment il avait péri. Chacun fit ses conjectures : nulle part on ne vit trace de son tombeau.
CHAPITRE VII.
De là on fait à travers la Babylonie douze parasanges en trois étapes. À la troisième étape, vers minuit, Cyrus passe au milieu de la plaine une revue des Grecs et des Barbares. Il présumait que le lendemain, au point du jour, le roi viendrait, avec son armée, lui présenter la bataille. Il charge Cléarque du commandement de l’aile droite, et Ménon le Thessalien de l’aile gauche : pour lui, il range ses propres troupes. Après la revue, au petit jour, des transfuges venant de l’armée royale apportent à Cyrus des nouvelles de la situation militaire du roi. Cyrus convoque les stratéges et les lochages grecs, délibère avec eux sur le plan de la bataille, et les exhorte par ces paroles encourageantes : « Grecs, si je vous prends à mon service, ce n’est pas que je manque de Barbares prêts à combattre pour moi ; mais je crois que vous valez mieux, que vous êtes plus forts qu’une grande quantité de Barbares et voilà pourquoi je vous ai pris pour cette affaire. Montrez donc que vous êtes des hommes dignes de la liberté que vous possédez, et que je vous trouve heureux d’avoir. Car, sachez-le bien, pour cette liberté je donnerais toutes mes richesses et bien d’autres encore. Pour que vous connaissiez à quel combat vous marchez, je vais vous le dire. Une foule nombreuse, de grands cris, voilà comment vos ennemis se présentent. Si contre cela vous tenez fermes, je rougirai, j’en suis sûr, quand vous verrez quels hommes produit mon pays. Pour vous, qui êtes des hommes, conduisez-vous en gens de cœur ; et je renverrai dans votre patrie ceux qui le voudront, en leur faisant un sort que chacun enviera : mais j’espère faire en sorte que bon nombre préfèrent ce que je leur offre ici à ce qu’ils trouveraient chez eux. »
À ces mots Gaulitès, banni de Samos, et dévoué à Cyrus : « Cependant, Cyrus, dit-il, il y en a qui prétendent que tu fais beaucoup de promesses aujourd’hui, parce que tu es dans un danger imminent, mais que, si tout va bien, tu n’auras plus de mémoire. D’autres disent que, quand même tu aurais souvenance et bonne volonté, tu ne pourrais donner tout ce que tu promets. » Alors Cyrus répondit : « L’empire de mes pères s’étend, vers le midi, jusqu’à des pays que la chaleur rend inhabitables aux hommes ; du côté de l’ourse, jusqu’à des terres glacées ; tout ce qui est au milieu a pour satrapes les amis de mon frère. Si nous sommes vainqueurs, il faut bien que vous, qui êtes nos amis, en deveniez les maîtres ; si bien que j’ai moins peur, en cas de succès, de n’avoir pas assez à donner à chacun de mes amis, que de manquer d’amis à qui je donne. En outre, à vous, Grecs, je donne à chacun une couronne d’or. »
Ceux qui entendirent ces paroles sentirent redoubler leur ardeur et racontèrent le fait aux autres. Les généraux et même quelques Grecs vont trouver Cyrus, désirant savoir ce qu’ils auraient au cas où ils seraient vainqueurs. Il les renvoie tous, le cœur rempli d’espérances. Tous ceux qui s’entretenaient avec lui, quels qu’ils fussent, l’engageaient à ne pas combattre, mais à se tenir à l’arrière-garde. Ce fut dans cette circonstance que Cléarque lui fit à peu près cette question : « Penses-tu, Cyrus, que ton frère veuille combattre ? — Par Jupiter, dit Cyrus, s’il est fils de Darius et de Parysatis et mon frère, ce n’est pas sans coup férir que je prendrai sa place. »
Pendant que les soldats s’armaient, on fit le recensement des Grecs : dix mille quatre cents hoplites et deux mille cinq cents peltastes ; avec Cyrus, dix myriades de Barbares et environ vingt chars armés de faux. L’armée des ennemis était, dit-on, de cent vingt myriades, avec deux cents chars armés de faux, sans compter six mille cavaliers commandés par Artaxercès et rangés devant le roi. À la tête des corps de l’armée royale étaient quatre chefs, stratéges ou généraux, ayant chacun sous ses ordres trente myriades, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas, Arbacès. Mais il ne se trouva à la bataille que quatre-vingt-six myriades et cent cinquante chars armés de faux, Abrocomas n’étant arrivé de la Phénicie que cinq jours après l’action. Cyrus, avant la bataille, apprit tous ces détails des transfuges ennemis, venus de l’armée du grand roi ; et, après le combat, ils furent confirmés par les prisonniers[30].
Cyrus fait ensuite trois parasanges en une étape, marchant en ordre de bataille avec toutes ses troupes, grecques et barbares : il pensait, en effet, que le roi l’attaquerait ce jour-là. Vers le milieu de cette marche, il rencontra un fossé creusé de main d’homme, fossé profond, d’une largeur de cinq brasses et d’une profondeur de trois. Il s’étendait, en remontant dans la plaine d’une longueur de douze parasanges, jusqu’au mur de la Médie. Il y a dans cette plaine quatre canaux qui dérivent du Tigre : ils sont très-profonds, larges d’un plèthre et portant des bateaux chargés de blé. Ils se jettent dans l’Euphrate et ont de l’un à l’autre la distance d’un parasange : on les passe sur des ponts.
Près de l’Euphrate, entre le fleuve et le fossé, était un passage étroit d’environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se retrancher, lorsqu’il avait appris que Cyrus marchait contre lui. Cyrus et son armée passent le défilé et se trouvent au delà du fossé. Le roi ne se présente point ce jour-là pour combattre ; mais on remarque beaucoup de traces de chevaux et d’hommes battant en retraite. Cyrus alors fait venir le devin Silanus d’Ambracie, et lui donne trois mille dariques, parce que, onze jours auparavant, il lui avait annoncé, pendant qu’il sacrifiait, que le roi ne combattrait pas de dix jours. Or Cyrus lui avait dit : « Il n’y aura pas du tout de combat, s’il n’y en a pas dans l’espace de ces dix jours ; si donc tu dis vrai, je te promets dix talents. » C’était cet or qu’il lui comptait, les dix jours étant expirés.
Comme le roi ne s’était point opposé à ce que l’armée de Cyrus passât le fossé[31], Cyrus crut, ainsi que beaucoup d’autres, qu’il ne pensait plus à combattre ; aussi, le lendemain, marcha-t-il avec moins de précaution. Le troisième jour, Cyrus s’avance, assis sur son char, avec peu de soldats devant lui, la plupart des troupes marchant en désordre, et beaucoup de soldats faisant porter leurs armes sur des chariots et sur des bêtes de somme.
CHAPITRE VIII.
C’était environ l’heure où l’agora est remplie, et l’on approchait du lieu où l’on voulait asseoir le camp, lorsque Patégyas, seigneur perse, un des fidèles de Cyrus, paraît arrivant bride abattue, le cheval en sueur, et criant aussitôt à tous ceux qu’il rencontre, en langue barbare et grecque, que le roi s’avance avec une nombreuse armée, tout prêt à engager le combat. De là, grand tumulte : les Grecs et tous les autres s’attendent à être chargés avant de s’être formés. Cyrus saute de son char, endosse sa cuirasse, monte à cheval, saisit en main des javelots, et ordonne à tous de s’armer et de prendre chacun son rang.
On se forme à la hâte : Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate : Proxène le joint, suivi des autres généraux ; Ménon et son corps sont à l’aile gauche. Dans l’armée barbare, les cavaliers paphlagoniens, au nombre de mille environ, se placent à la droite auprès de Cléarque. Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupe la gauche avec le reste des Barbares. Cyrus se place au centre avec six cents cavaliers environ, tous revêtus de grandes cuirasses, le casque en tête, à l’exception de Cyrus. Cyrus, tête nue, se tient prêt au combat. On dit, en effet, que l’usage des Perses est d’avoir la tête nue quand ils affrontent les dangers de la guerre[33]. Tous les chevaux de la troupe de Cyrus ont la tête et le poitrail bardés de fer ; les cavaliers sont armés de sabres à la grecque.
Cependant arrive le milieu du jour, et les ennemis ne se montrent pas ; mais quand survient l’après-midi, on aperçoit une poussière semblable à un nuage blanc, qui bientôt se noircit et couvre la plaine. Lorsqu’ils sont plus près, on voit briller l’airain, puis les piques et les rangs se dessinent. C’était la cavalerie à cuirasses blanches appartenant à l’aile gauche de l’ennemi. Tissapherne était, disait-on, à la tête. Viennent ensuite les gerrophores, puis les hoplites, ayant des boucliers de bois tombant jusqu’aux pieds. On disait que c’étaient des Égyptiens. Après eux, viennent d’autres cavaliers, d’autres archers, rangés tous par nation, et chaque nation marchant formée en colonne pleine. En avant, à de grandes distances, étaient des chars armés de faux attachées à l’essieu, les unes s’étendant obliquement à droite, à gauche ; les autres placées sous le siége, dirigées vers la terre, pour couper tout sur leur passage. Le plan était de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre.
Ce que Cyrus avait dit aux Grecs, dans son allocution, de ne pas s’effrayer des cris des Barbares, se trouva démenti. Point de cris, mais le plus profond silence ; une marche tranquille, égale et lente. Alors Cyrus, passant le long de la ligne avec Pigrès, son interprète, et trois ou quatre officiers, crie à Cléarque de conduire sa troupe au centre même des ennemis, où devait être le roi. « Si nous y sommes vainqueurs, dit-il, tout est à nous. » Cléarque, voyant le corps placé au centre, et apprenant de Cyrus que le roi était au delà de la gauche des Grecs, attendu que ses troupes étaient si nombreuses, que son centre dépassait l’aile gauche de Cyrus, Cléarque, dis-je, ne voulut pas détacher son aile droite des bords du fleuve, de peur d’être enveloppé par les deux flancs ; mais il répondit à Cyrus qu’il veillerait à ce que tout allât bien.
Cependant l’armée barbare s’avance en bon ordre. Le corps des Grecs, demeurant à la même place, se complète de soldats arrivant encore à leurs rangs. Cyrus, passant à cheval[34] le long de la ligne et à peu de distance du front, regardait de loin les deux armées, les yeux dirigés tantôt sur les ennemis, tantôt sur ses troupes, lorsqu’un des soldats de l’armée grecque, Xénophon d’Athènes[35] pique pour le rejoindre et lui demande s’il a quelque ordre à donner. Cyrus s’arrête, et lui commande de publier que les entrailles des victimes présagent un heureux succès. Cela dit, il entend un bruit qui court par les rangs et demande ce que c’est. Xénophon lui dit que c’est le mot d’ordre qui passe pour la seconde fois. Cyrus s’étonne qu’on l’ait donné, et demande quel est ce mot d’ordre. Xénophon répond : « Jupiter sauveur et Victoire. » Cyrus l’entendant : « Eh bien ! je l’accepte, dit-il ; que cela soit ! » Il se porte ensuite au poste qu’il a choisi. Il n’y avait plus que trois ou quatre stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantent un péan et s’ébranlent pour aller à l’ennemi.
Une partie de la phalange s’avance comme une mer houleuse ; le reste suit au pas de course pour s’aligner, et bientôt tous les Grecs, faisant retentir leur cri ordinaire : « Héléleu ! » en l’honneur d’Ényalius, arrivent en courant. On dit qu’en même temps ils frappaient leurs boucliers de leurs piques, afin d’effrayer les chevaux. Avant qu’on soit à la portée du trait, la cavalerie barbare détourne ses chevaux et s’enfuit ; les Grecs la poursuivent de toutes leurs forces, et se crient les uns aux autres de ne pas courir en désordre, mais de suivre en rang. D’autre part, les chars sont entraînés les uns au travers des ennemis, les autres à travers la ligne des Grecs : ils sont vides de conducteurs. Les Grecs, les voyant venir de loin, ouvrent leurs rangs : il n’y eut qu’un soldat qui, regardant avec étonnement, comme dans un hippodrome, se laissa heurter ; et même, dit-on, il n’en reçut aucun mal. Pas un seul autre Grec ne fut blessé dans cette bataille, si ce n’est un soldat de l’aile gauche, atteint d’une flèche, dit-on.
Cyrus, voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant eux, se sent plein de joie : déjà il est salué roi par ceux qui l’entourent ; cependant il ne s’emporte point à poursuivre ; mais il tient serrée sa troupe de six cents cavaliers et observe les mouvements du roi. Il savait qu’il était au milieu de l’armée perse. Tous les chefs des Barbares occupent ainsi le centre de leurs troupes, croyant qu’ils y sont plus en sûreté, parce qu’ils sont couverts des deux côtés, et que, s’ils ont à donner un ordre, il ne leur faut que la moitié du temps pour le transmettre à l’armée. Le roi donc, placé ainsi au centre de son armée, dépassait pourtant la gauche de Cyrus. Aussi, ne voyant d’ennemis ni en face de lui, ni devant ceux qui le couvraient, il fait un mouvement de conversion comme pour envelopper l’autre armée. Cyrus, craignant qu’il ne prenne les Grecs à dos et ne les taille en pièces, pique à lui, et, chargeant avec ses six cents cavaliers, replie tout ce qui est devant le roi et met en fuite les six mille hommes : on dit même qu’il tue de sa propre main Artaxercès, qui les commandait[36].
La déroute une fois commencée, les six cents cavaliers de Cyrus se dispersent et s’élancent à sa poursuite, sauf quelques-uns qui demeurent auprès de lui, presque tous uniquement ceux qu’on appelle commensaux. Étant au milieu d’eux, il aperçoit le roi et le groupe qui l’entoure ; il ne peut se contenir : « Je vois l’homme, » s’écrie-t-il ; il se précipite sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse, comme l’atteste le médecin Ctésias, qui prétend avoir guéri la blessure ; mais au moment même où il porte le coup, on ne sait qui l’atteint au-dessus de l’œil d’un javelot lancé avec force[37]. Dans ce combat entre le roi, Cyrus et ceux de leur suite, on sait combien il périt de monde autour du roi, par le témoignage de Ctésias, qui était auprès de lui. Cyrus y fut tué, et, sur son corps, huit de ses premiers officiers. Artapatès, dit-on, le plus dévoué de ses porte-sceptres, voyant Cyrus à terre, saute de son cheval et se jette sur le corps de son maître : le roi, assure-t-on, l’y fait égorger ; d’autres disent qu’il s’égorgea lui-même, après avoir tiré son cimeterre : car il en avait un à poignée d’or, et portait un collier, des bracelets et autres ornements, ainsi que les premiers des Perses : Cyrus l’avait en estime pour son dévouement et sa fidélité.
CHAPITRE IX.
Ainsi finit Cyrus, de tous les Perses qui vécurent après Cyrus l’ancien, le cœur le plus royal, le plus digne de régner, de l’aveu de ceux qui le pratiquèrent. Dès son enfance, élevé avec son frère et d’autres enfants, il eut sur tous une supériorité incontestable ; car tous les fils des Perses de distinction sont élevés aux portes du roi : là on apprend à être réservé ; jamais on n’entend, jamais on ne voit rien de honteux : les enfants remarquent ou ils entendent dire que tels sont honorés par le roi, et que tels autres encourent sa disgrâce, de sorte que dès leur enfance ils apprennent à commander et à obéir.
Cyrus parut avoir plus de disposition à s’instruire que tous ceux de son âge : les gens d’une naissance inférieure n’obéissaient pas aussi scrupuleusement que lui aux vieillards : il aimait beaucoup les chevaux et les maniait avec la plus grande adresse : on le regardait dans les exercices guerriers, le tir à l’arc et le jet du javelot, comme un jouteur passionné et infatigable. Quand son âge le lui permit, il devint grand amateur de chasse et avide des dangers que l’on court à la poursuite des bêtes fauves. Un ours, un jour, s’étant jeté sur lui, il n’en fut point effrayé ; il le combattit, et l’ours l’ayant fait tomber de cheval, il en reçut des blessures, dont il lui resta des cicatrices ; mais il finit par le tuer, et combla de faveurs celui qui le premier vint à son secours.
Envoyé par son père en qualité de satrape dans la Lydie, la grande Phrygie et la Cappadoce, et de commandant général de toutes les troupes qui devaient s’assembler dans le Castole, il montra d’abord qu’il se faisait un devoir sacré de ne jamais tromper dans les traités, les contrats, les simples promesses. Aussi avait-il la confiance des villes qui lui étaient soumises, la confiance des particuliers ; aussi, quand un ennemi traitait avec Cyrus, avait-il l’assurance de n’éprouver de lui aucuns mauvais traitements. En conséquence, lorsqu’il fit la guerre à Tissapherne, toutes les villes, sauf Milet, aimèrent mieux obéir à Cyrus qu’au satrape ; et encore les Milésiens ne le craignaient-ils que parce qu’il ne voulait point abandonner les bannis. En effet, il prouva, comme il l’avait dit, qu’il ne les livrerait point, ayant été leur ami, et cela lors même que leur nombre diminuerait et que leurs affaires iraient plus mal.
On le voyait toujours, après un bon ou un mauvais procédé, essayer d’avoir le dessus, et l’on rapportait de lui ce souhait, qu’il désirait vivre assez longtemps pour surpasser en bienfaits et en vengeance ses amis ou ses ennemis. Aussi tout le monde voulait-il lui confier, à lui plutôt qu’à tel autre homme de notre temps, sa fortune, sa ville, sa personne. On ne pourra pas dire non plus qu’il se soit laissé duper par les scélérats et les malfaiteurs ; il les punissait avec la dernière sévérité. On voyait souvent sur les grandes routes des hommes auxquels il manquait les pieds, les mains, les yeux ; de sorte que, dans le gouvernement de Cyrus, tout Grec ou barbare qui ne faisait de tort à personne pouvait voyager sans crainte, aller où il voulait, et porter ce qu’il lui plaisait. C’est un fait reconnu qu’il honorait tout particulièrement ceux qui se montraient braves à la guerre. La première qu’il soutint fut contre les Pisidiens et les Mysiens ; il dirigeait l’armée en personne dans ce pays ; ceux qu’il vit affronter résolûment les dangers, il leur donna le gouvernement des provinces conquises, et les honora d’autres présents ; de sorte qu’on regarda la bravoure comme un moyen d’être très-heureux, et la lâcheté comme un titre à l’esclavage. Aussi était-ce à qui courrait au danger, dès qu’on espérait être vu de Cyrus.
En fait de justice, si quelqu’un lui paraissait vouloir se distinguer par la sienne, il faisait tout pour le rendre plus riche que ceux qui recherchaient d’injustes profits. C’est ainsi que toute son administration était dirigée par l’équité et qu’il avait une véritable armée. En effet, les stratéges et les lochages venaient à lui par mer, non point en vue du gain, mais parce qu’ils savaient qu’il était plus avantageux d’obéir bravement à Cyrus que de toucher une solde mensuelle. Quand on exécutait ponctuellement ses ordres, il ne laissait jamais ce zèle sans récompense : aussi dit-on que Cyrus eut en tout genre les meilleurs agents.
Quand il voyait un intendant se distinguer par son économie et sa justice, améliorant le pays qui lui était confié, en augmentant les revenus, loin de lui rien enlever, il lui donnait plus encore ; de sorte qu’on travaillait avec joie, qu’on acquérait avec sécurité, et qu’on ne cachait point à Cyrus ce qu’on avait acquis. On ne remarquait point qu’il enviât les richesses avouées, mais il essayait de faire main-basse sur les trésors cachés. Tous les amis qu’il s’était créés, dont il connaissait l’affection et qu’il regardait comme des auxiliaires capables pour ce qu’il voulait entreprendre, il excellait, de l’aveu de tous, à se les ménager par de bons offices ; et, comme il y avait des cas où il pensait avoir besoin lui-même de l’aide de ses amis, il essayait d’être pour ses amis un aide excellent dès qu’il leur connaissait un désir.
Il n’est pas un homme, je pense, qui ait reçu plus de présents que lui, et pour plusieurs raisons : personne aussi ne les a mieux distribués à ses amis, consultant les goûts et les besoins urgents de chacun. Lui envoyait-on de riches habillements qui servissent à la guerre ou à la parure, il disait que son corps ne pouvait les porter tous, mais que des amis bien parés étaient le plus bel ornement d’un homme. Qu’il ait vaincu ses amis en munificence, cela n’est point étonnant, puisqu’il était plus puissant qu’eux ; mais qu’en attentions, en désir d’obliger, il les ait surpassés, c’est ce qui me semble plus admirable. Souvent Cyrus leur envoyait des vases à demi pleins de vin, quand il en recevait du bon, disant que depuis longtemps il n’en avait pas bu de meilleur. « Je t’en envoie donc et te prie de le boire aujourd’hui avec tes meilleurs amis, » Souvent il envoyait des moitiés d’oie, de pain et d’autres mets pareils, et chargeait le porteur de dire : « Cyrus les a trouvés excellents ; aussi veut-il que tu en goûtes. » Quand le fourrage était rare, et qu’à force de valets et de soins il avait pu s’en procurer, il faisait dire à ses amis d’envoyer prendre de ce fourrage pour leurs chevaux de monture, afin que le jeûne ne les empêchât pas de porter ses amis. Quand il se présentait quelque part, et que beaucoup de regards devaient se fixer sur lui, il appelait ses amis et s’entretenait gravement avec eux, afin de montrer ceux qu’il avait en estime.
Pour ma part, d’après ce que j’entends dire, je juge que personne n’a jamais été l’objet d’une affection plus vive parmi les Grecs et les Barbares. En voici une preuve : quoique Cyrus fût sujet du roi, personne ne le quitta pour Artaxercès. Orontas seul l’essaya, et il reconnut bientôt que l’homme qu’il avait pris pour confident lui était moins dévoué qu’à Cyrus. Au contraire, quand les deux princes devinrent ennemis, beaucoup de gens du roi passèrent du côté de Cyrus ; et parmi eux des hommes que le roi aimait réellement, mais qui croyaient que leur bravoure serait mieux récompensée par Cyrus que par le roi. La mort de Cyrus fournit encore une plus grande preuve et qu’il était personnellement bon, et qu’il savait distinguer sûrement les hommes fidèles, dévoués, constants. Quand Cyrus fut tué, tous ses commensaux périrent en combattant à ses côtés. Ariée seul lui survécut, parce qu’il commandait alors la cavalerie de l’aile gauche. Dès qu’il apprit que Cyrus était tombé, il s’enfuit avec les troupes barbares placées sous ses ordres.
CHAPITRE X.
On coupa, sur le lieu même, la tête et la main droite de Cyrus. Le roi et sa troupe, poursuivant les fuyards, entrent dans le camp de Cyrus. Ariée et ses gens ne font aucune résistance : ils s’enfuient du camp à l’étape d’où ils étaient partis, et qui était, dit-on, à quatre parasanges. Le roi et sa troupe mettent tout au pillage et prennent la maîtresse de Cyrus, une Phocéenne que l’on disait sage et belle[39]. Une Milésienne, plus jeune que l’autre[40], prise par les soldats du roi, s’enfuit nue du côté des Grecs, qui étaient commis à la garde des armes avec les skeuophores ; ils se forment pour résister, tuent bon nombre des pillards, et perdent aussi quelques-uns des leurs ; mais ils ne quittent point leur poste, et sauvent non-seulement la jeune femme, mais tout ce qui se trouve dans leur quartier, hommes et bagages.
Il y avait alors entre le roi et les Grecs une distance d’environ trente stades : les uns poursuivant ce qui était devant eux comme s’ils avaient tout vaincu ; les autres pillant, comme s’ils étaient tous vainqueurs. Mais les Grecs, s’aperçoivent que le roi avec sa troupe tombait sur les skeuophores, et le roi apprenant par Tissapherne que les Grecs, après avoir repoussé l’aile qui était en face d’eux, s’avançaient à la poursuite des fuyards, rallie ses gens et reforme sa troupe. Cléarque, de son côté, appelle Proxène, qui se trouvait le plus près de lui, et ils délibèrent s’ils enverront un détachement, ou bien s’ils iront tous défendre le camp.
Sur ce point, le roi se montre prêt à tomber sur leurs derrières. Les Grecs font volte-face, disposés à le recevoir, s’il s’avance de ce côté. Mais le roi prend une autre direction et revient sur ses pas par le chemin qu’il a suivi, quand il dépassait l’aile gauche. Il emmenait avec lui et les déserteurs qui avaient passé aux Grecs pendant la bataille, et Tissapherne avec ses troupes. Ce Tissapherne n’avait pas fui à la première rencontre : au contraire, il avait pénétré le long du fleuve, à travers les peltastes grecs, sans y tuer personne, tandis que les Grecs, qui s’étaient ouverts, frappaient et dardaient sa cavalerie. À la tête de ces peltastes était Épisthène d’Amphipolis, qui passait pour un homme de prudence. Tissapherne donc, ayant le dessous, s’était retiré, et, parvenu au camp des Grecs, il y avait rencontré le roi ; de sorte qu’ils revenaient avec leurs troupes réunies.
Quand ils furent à la hauteur de l’aile gauche des Grecs, ceux-ci, craignant qu’on ne les prît en flanc, et qu’enveloppés de toutes parts on ne les taillât en pièces, voulurent étendre leur aile et l’adosser au fleuve. Tandis qu’ils délibèrent, le roi, reprenant la même position, vient se placer devant leur phalange, comme il était au commencement de la bataille. Les Grecs, voyant les Barbares près d’eux et rangés en ligne, chantent de nouveau le péan, et chargent avec encore plus d’ardeur qu’auparavant. De leur côté, les Barbares ne les attendent pas et s’enfuient plus vite encore que la première fois ; les Grecs les poursuivent jusqu’à un village où ils s’arrêtent : ce village était dominé par une colline au pied de laquelle la troupe du roi avait fait volte-face ; il n’y avait pas d’infanterie, mais la colline était pleine de cavaliers, à ne pouvoir distinguer ce qui se passait : on prétendait voir l’étendard du roi, une aigle d’or au haut d’une pique, les ailes déployées.
Les Grecs s’étant dirigés sur cette position, les cavaliers abandonnent la colline, mais en filant cette fois par pelotons, les uns d’un côté, les autres d’un autre : la colline se dégarnit peu à peu ; enfin tout disparaît. Aussi Cléarque ne gravit-il point la colline avec sa troupe ; il fait halte au pied et il envoie sur la colline Lycius de Syracuse et un autre chef, avec ordre de voir ce qui se passe en bas et de le lui rapporter. Lycius y fait une pointe et revient rapporter que l’ennemi fuit à toutes brides. Or, ceci se passait presque au coucher du soleil. Les Grecs s’arrêtent et posent leurs armes à terre pour prendre du repos. Cependant ils s’étonnent de ne pas voir du tout Cyrus, ni personne de sa part, car ils ignoraient qu’il fût mort ; ils conjecturaient qu’il était à la poursuite de l’ennemi ou qu’il s’était avancé pour prendre quelque position. Ils délibérèrent donc entre eux si l’on ferait venir les équipages pour rester où ils étaient, ou si l’on retournerait au camp. Ils résolurent d’y retourner, et l’on arriva aux tentes vers l’heure du souper. Telle fut la fin de cette journée.
Les Grecs trouvèrent la plupart de leurs effets pillés, ainsi que les provisions de manger et de boire. Les caissons pleins de farine et de vin dont Cyrus s’était pourvu, afin de les distribuer aux Grecs s’il survenait quelque grande disette dans leur armée, et qu’on évaluait au nombre de trois cents, avaient été également pillés par les troupes du roi : cela fit que la plupart des Grecs ne purent souper, et ils n’avaient pas dîné ; car, avant qu’on envoyât le soldat prendre son repas, le roi avait paru. C’est donc ainsi qu’ils passèrent la nuit.
- ↑ Le véritable titre de l’ouvrage de Xénophon est Anabase, c’est-à-dire Marche ascendante ou Expédition dans la haute Asie.
- ↑ Nous avons profité, pour quelques-unes de ces notes, des observations du comte de la Luzerne, ministre de la marine sous Louis XVI, et traducteur anonyme de cet ouvrage de Xénophon.
- ↑ À Babylone, en 404 avant J. C, après un règne de dix-neuf ans.
- ↑ Ctésias, Indic., xlix et liii, appelle ce prince Arsacas ou Arsace, et Plutarque, Artaxercès, chap. i, lui donne le nom d’Arsicas. Il prit, à son avènement, le nom d’Artaxercès, auquel l’histoire ajoute celui de Mnémon, à cause de sa prodigieuse mémoire.
- ↑ Cf. Plutarque, Artax., ii et iii.
- ↑ Environ 180 500 francs.
- ↑ La parasange correspond à la lieue ancienne, c’est-à-dire à 4 kilomètres.
- ↑ Plus de 62 mètres. Le plèthre est de plus de 30 mètres.
- ↑ Au confluent du Méandre et du Lycus.
- ↑ Cette ville, si peuplée du temps de Xénophon, avait perdu sa splendeur du temps d’Alexandre.
- ↑ Cf. Quinte Curce, III, i, et Maxime de Tyr, Diss., VIII. Sur la légende mythologique d’Apollon et du satyre Marsyas, voyez une belle page d’Otfried Müller, Prolégomènes d’une mythologie scientifique, pages 110 et suivantes.
- ↑ Autrement les Lupercales, fêtes de Pan. Voy. Pausanias, liv. VIII ; Ovide, Fastes, II, V. 207.
- ↑ C’était un meuble de bain.
- ↑ Voy. Ovide, Métamorph., XI, v. 90 et suivants.
- ↑ On croit que ces tuniques étaient des espèces de gilets, qui ne descendaient pas au-dessous de la ceinture.
- ↑ Ce nom est corrompu. D’Anville croit qu’il s’agit ici de la ville de Tyane.
- ↑ Je lis εἷλε, il prit, avec Muret et Weiske, au lieu de εἶδε, il vit, adopté par L. Dindorf.
- ↑ Il y a deux défilés qui séparent la Cilicie de la Syrie ; le premier, plus éloigné de la mer, avait le nom de Pyles (portes) Amaniques ; le second s’appelait Portes de la Cilicie : c’est de ce dernier que parle ici Xénophon.
- ↑ Voy. Lucien, De la déesse syrienne, 14 et 45. — Cf. le même auteur, De l’astrologie, 7.
- ↑ « Cicéron contre Verrès, liv. III, chap. xxxiii, dit que les rois des Perses et des Syriens sont dans l’usage d’avoir plusieurs femmes, et que des villes sont attribuées à ces princesses pour fournir les unes, leur ceinture, redimiculum, d’autres leur voile, d’autres leurs colliers, d’autres les ornements de leur tête. Hérodote, Euterpe, chap. xcviii, parle d’une ville d’Égypte donnée à perpétuité aux reines de ce pays pour leur chaussure. Il ajoute que cet ouvrage subsiste depuis la conquête de l’Égypte par les Perses. Athénée, liv. I, chap. xxv, cite la même ville comme donnée successivement par tous les souverains de ce pays, soit Perses, soit Égyptiens, aux reines d’Égypte. Plusieurs autres nous apprennent que Xerxès fit don à Thémistocle, lorsqu’il se réfugia en Asie, de trois villes dont l’une devait fournir le pain, une autre le vin et la troisième les mets de sa table. Mais le passage de Platon, Alcibiade Ier, p. 123, confirme encore plus positivement la conjecture de Muret et de Lengerman. Platon assure que l’on tenait d’un homme digne de foi, qui avait été à la cour de Perse, qu’il avait employé un jour presque entier à traverser un pays vaste et fertile, que les habitants appelaient la ceinture de la reine (c’est probablement celui dont parle ici Xénophon, car il se trouve sur la route d’un Grec allant à Babylone) ; qu’un autre territoire s’appelait le voile de la reine, et qu’enfin différents lieu, beaux et d’un grand revenu, portaient chacun le nom de divers ornements de cette princesse, auxquels ils étaient affectés. Tel était l’usage des Perses. » De la Luzerne.
- ↑ Fils de Tamus, et plus tard amiral de la flotte d’Artaxercès.
- ↑ Plus de 2 litres.
- ↑ Le sigle était d’un peu plus de 1 franc.
- ↑ L’obole valait environ 15 centimes.
- ↑ La chénice contenait un peu plus de 1 litre.
- ↑ La dalle.
- ↑ « Voici un conseil de guerre, assemblé 401 ans avant l’ère vulgaire, pour juger du crime de désertion. » De la Luzerne.
- ↑ « L’usage de se donner la main en témoignage d’amitié n’est pas d’une date moderne. On verra plus d’une fois, dans la suite de cet ouvrage, que ce signe, garant de l’alliance et de la réconciliation, était regardé comme un serment sacré. » De la Luzerne.
- ↑ C’est ainsi que Darius prit Charidème par la ceinture, pour marquer qu’il le condamnait à mourir. Voy. Diodore de Sicile, XVII, xxx.
- ↑ Il y a dissidence entre les témoignages de Xénophon, de Ctésias et de Plutarque sur le nombre respectif des deux armées mises en présence à Cunaxa. M. Duruy, dans une note de son Histoire grecque, page 420 de l’édition de 1851, semble appuyer l’assertion de Xénophon, confirmée déjà par le comte de la Luzerne.
- ↑ Plutarque, Vie d’Artaxercès, nous apprend la cause de cette conduite d’Artaxercès : il voulait se retirer dans la province de Perse, et y attendre que toutes ses forces fussent réunies pour combattre Cyrus.
- ↑ « Plusieurs historiens, dit Plutarque, ont raconté cette bataille ; mais Xénophon, entre autres, la décrit si vivement, qu’on croit y assister et non la lire, et qu’il passionne ses lecteurs comme s’ils étaient au milieu du péril, tant il la rend avec vérité et énergie. » Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 528. On trouvera dans la traduction du comte de la Luzerne un plan fort clair de la bataille de Cunaxa. Ce judicieux écrivain fait observer que c’est fa première bataille considérable dont un militaire, qui s’y est trouvé, nous ait donné la relation.
- ↑ On regarde généralement cette phrase comme une scholie qui s’est introduite dans le texte. Il est vrai qu’elle est d’une froideur extrême au milieu de la vivacité du récit.
- ↑ On sait par Ctésias le nom du cheval que montait Cyrus dans celle mémorable journée ; il s’appelait Pasacas, était fougueux et facile à s’emporter.
- ↑ C’est notre historien lui-même. Comme il n’avait aucune fonction militaire, il pouvait se tenir à distance en qualité de spectateur.
- ↑ Voy. dans Plutarque le récit du combat de Cyrus et d’Artaxercès. Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 630.
- ↑ Plutarque, d’après Ctésias, complète, à l’endroit cité, les détails relatifs à la mort de Cyrus, sur laquelle Xénophon glisse avec une concision un peu rapide. Il est vrai que Ctésias est tombé dans une prolixité qui a fait dire spirituellement à Plutarque que « son récit est un poignard émoussé, dont il tue Cyrus à grand’peine.
- ↑ On retrouvera dans l’Éducation de Cyrus quelques-uns des traits de telle physionomie, si admirablement esquissée par Xénophon, sous l’empire d’une affection sincère et d’une profonde estime.
- ↑ Elle s’appelait d’abord Milto ou Myrto, nom qu’elle avait échangé pour celui d’Aspasie. Voy. le portrait flatteur qu’en a tracé Élien, Hist. diverses, XII, I. Cf. Plutarque, Vie d’Artaxercès, vers la fin.
- ↑ On ignore le nom de cette Milésienne.